Glisse­ments                                         

   

 

Sur un rythme stakhanoviste (trois livres en trois mois : Entre dans la même col­lec­tion en mars, ce livre aujourd’hui, et Deux à paraître le 10 juin chez Tin­bad), le poète Philippe Jaf­feux aligne les défis au monde poé­tique d’aujourd’hui : com­ment, à chaque livre, rejouer tout l’espace de la page ? Com­ment, à l’intérieur de cha­cun de ses livres, rejouer son livre à chaque page ? Et com­ment, sur chaque page, rejouer son livre à chaque phrase ? Tel est l’incroyable pari épistémique que Jaf­feux gagne : trois coups de dés ; autant de « vic­toires » poétiques.

Je ne vois guère que dans le ciné­ma struc­turel améri­cain des équiv­a­lents formels à ce tra­vail de la langue : Paul Shar­its, Michael Snow, Hol­lis Framp­ton, Tony Con­rad, Ernie Gehr, etc. On sait qu’au lieu de tra­vailler avec des plans (comme le fait le ciné­ma nar­ratif), ou avec des pho­togrammes (comme Peter Kubel­ka), ces cinéastes ont tra­vail­lé à par­tir de kinèmes (terme forgé par le cinéaste alle­mand Wern­er Nekes à la fin des années 60, sig­nifi­ant un court ensem­ble de pho­togrammes : 3 ou 4) ; de l’addition ou de la fric­tion de ces kinèmes, ils ont inven­té un ciné­ma qui ne devait rien à la nar­ra­tion, mais tout à la struc­ture, réin­ven­tée pour chaque film. Jaf­feux, qui déforme les phonèmes d’une nou­velle façon à chaque page de ce Glisse­ments, invente donc, à lui tout seul, la poésie struc­turelle (terme non trou­vé sur Inter­net par votre servi­teur). À côté de cet impres­sion­nant tra­vail sur la struc­ture du poème, les jeux de mots oulip­i­ens sim­plistes d’un récent pléiadisé, « enlever le e » (in La Dis­pari­tion), ne se servir que d’une seule voyelle, juste­ment le « e » (in Les Reve­nentes), son­nent comme des jeux d’enfants, puisque la for­mule nar­ra­tive prin­ci­pale y restait intouchée. On est mal­lar­méen ou on ne l’est pas…

Mais quid de ce titre, Glisse­ments ? À chaque page, Jaf­feux invente de nou­velles fric­tions entre les phonèmes : un coup (de dés) des let­tres (traitées alors comme des pho­togrammes) tombent (glis­sent), comme ici :

 

            L’im ge d’une force neuve résiste  ux impul­sions d’une  ttente

                   a                                           a                                a 

 

Ailleurs, des let­tres se penchent en avant, tout en devenant capitales :

 

                                   huppE s’adresse à l’action d’une vitesse afin

            de délim­iter la nature irre­spon­s­able d’une force plas­tique

          xéniquE

 

Plus loin, le texte se dis­loque sous l’effet de nou­velles fric­tions, plus fortes :

 

            L’alp   habet   se p   enche   au‑d   essus   d’un   e mul

            ittud   e de trous   qui   libèr   ent l   e ver   t   ige

 

 

Ou bien, l’écriture retourne à son orig­ine pre­mière, quand tous les phonèmes étaient col­lés alors (c’est en lisant à voix haute qu’aux tout pre­miers siè­cles de notre ère on péné­trait le sens de textes dépourvus eux aus­si de ponc­tu­a­tion et même d’intervalles entre les mots[1]), comme ici :

 

Lerêve­dun­fouhante­unelignequichas­sedesin­ter­valle­sir­réels

 

Celui qui ne se lira pas ce pas­sage à voix haute n’y retrou­vera pas ses petits… Elle est retrou­vée ! quoi ? L’écriture des orig­ines… Il faut être « fou » comme un Jaf­feux pour avoir osé s’imaginer qu’un tel retour serait se situer de fac­to à l’extrême avant-garde de notre bel aujourd’hui.

Par Guil­laume Basquin


[1] In Guil­laume Basquin,  (L)ivre de papi­er, éd. Tin­bad, 2016.

 

   

*

 

Pénètre l’in­ter­valle

 

 

 

Entre : pré­po­si­tion, indique que quelque chose se situe dans l’e­space qui sépare des choses ou des êtres.

Entre : 2ème per­son­ne du sin­guli­er du verbe entr­er à l’im­pératif présent.

Voici pour ma brève intro­duc­tion à pro­pos du titre du dernier livre de Philippe Jaf­feux, Entre, aux édi­tions Lanskine.

 

On connnaît l’au­teur pour son tra­vail formel. Denis Heudré avait pro­duit une lec­ture cri­tique per­ti­nente à pro­pos de son Alpha­bet (de A à M), par­lant d’Ob­jet Lit­téraire Non Iden­ti­fié. Il notait égale­ment que Jaf­feux écrit hasart et non hasard, orthographe reprise dans cet opus où le mot revient sou­vent. Beau­coup d’é­ty­molo­gies ont été pro­posées dont celle de Guil­laume de Tyr, rap­portée par Lit­tré, « à savoir que le hasard est une sorte de jeu de dés, et que ce jeu fut trou­vé pen­dant le siège d’un château de Syrie nom­mé Hasart, et prit le nom de cette local­ité. ».

On ne peut que songer au poème de Mal­lar­mé, Un coup de dés jamais n’aboli­ra le hasard, poème typographique qui a sus­cité nom­bre d’exégès­es aus­si bien quant aux espaces blancs qu’à une sig­ni­fi­ca­tion ésotérique. Tou­jours est-il que le livre de Jaf­feux nous donne, lui, au moins son secret de fab­ri­ca­tion en fin d’ou­vrage, après le texte : « Entre est ponc­tué à l’aide d’une paire de dés. Les inter­valles entre chaque phrase s’é­ten­dent donc entre deux et douze coups de curseur. Entre est un texte aléa­toire qui est accom­pa­g­né par l’empreinte de trois formes tran­scen­dantes : le cer­cle, le car­ré et le tri­an­gle. » On remar­que d’emblée, ces inter­valles vari­ables, ain­si que les « trous » en quelque sorte dans le texte, sur qua­tre à cinq lignes, don­nant à voir les fig­ures géométriques ci-dessus évo­quées. Ces con­traintes formelles énon­cées – part au moins aus­si impor­tante que le texte lui-même – qu’est-ce qui est dit dans la soix­an­taine de pages de ce dis­posi­tif ? Eh bien, je crois, ce que mon­tre la forme elle-même : l’aléa­toire et une volon­té de renou­vel­er l’écri­t­ure et le rap­port à l’écri­t­ure. « Réjouis­sez-vous de pou­voir être détru­its par un texte illis­i­ble » écrit Jaf­feux (page 13). Jamais de point à la fin des phras­es, l’e­space vari­able (selon le coup de dés) et la majus­cule signeront le début de la phrase suiv­ante. Ou encore : « Il redé­cou­vre le lan­gage d’une lib­erté parce qu’il appar­tient à des let­tres per­dues » (page26). C’est bien de cette lib­erté, para­doxale­ment mise sous con­traintes, fût-ce celles du hasard, qui est l’en­jeu et qu’on trou­vera plus dans les blancs, les let­tres per­dues que dans le con­tenu pure­ment séman­tique des phras­es. « Le hasart choisit des mots qui appa­rais­sent entre des inter­stices injus­ti­fi­ables » (page 51) : qu’on ne peut jus­ti­fi­er (en typogra­phie : align­er ; dans le lan­gage courant en établir le bien fondé). Sur la même page : « Célébrons des inter­valles qui ron­gent un idéal de l’écri­t­ure ».

Le seul mes­sage,  s’il en est un, répété rageuse­ment, serait la célébra­tion de la vacuité. Exemple :

 

« inter­ag­it avec un vide lit­téral        Des courants 
d’in­terlignes rafraîchissent un éven­tail de vibrations

lis­i­bles      Nos ombres sont au ser­vice d’un écart qui 
appar­tient à ta lumière        Un ordi­na­teur corrompu 
se conne    cte avec la ten­sion d’une image  Il relie

la cir­cu          lation de mes silences à la flu­id­ité de 
vos c               ontra­dic­tions        Elles passent devant 
des                     paus­es qui nég­li­gent un tra­vail de

no                        s mots            L’u­nivers d’un

espace con­tem­ple le des­tin de nos illu­mi­na­tions 
»

 

D’autres ten­ta­tives d’abo­li­tion eurent lieu, du fond, de la forme, et de ce qu’on voudra. Jaf­feux se situe dans ces extrêmes qui, s’ils n’emportent pas l’ad­hé­sion facile du grand nom­bre, pour­suit avec cohérence – peut-être bien que ce mot-là ne lui con­viendrait pas – un tra­vail de sape, tou­jours néces­saire quand bien même il ne nous plairait pas.

 

« Une écri­t­ure impos­si­ble absorbe le geste d’une dis­tance incon­nue  La grâce d’un
sup­port vole au sec­ours d’une phrase décidée à épuis­er une paire de dés  On touche la
lim­ite d’une ponc­tu­a­tion qui joue avec une dis­pari­tion du hasart 
»

 

Fin du livre sur ce mot fon­da­teur, sem­ble-t-il. Le vor­tex blanc des inter­valles et des fig­ures géométriques, aus­si tran­scen­dantes soient-elles, l’ab­sorbe déjà.

 

Par Jean-Christophe Belleveaux

 

*

 

Deux 

 

 

Il y a un aller- retour entre affir­ma­tion et néga­tion, les con­traires s’y côtoient comme des évi­dences ou des néces­sités : L’intensité de nos extases et sa vir­tu­al­ité trag­ique, de même que le con­cret et l’abstrait cohab­itent comme la joie et la douleur : L’équilibre d’un jour théâ­tral­isé ressent l’aveuglement de sa clarté putresci­ble. Il y est ques­tion d’un per­son­nage qui s’appelle IL appa­rais­sant unique­ment par sa con­science et ses pen­sées. Ce n’est pas un livre que l’on inter­prète bien que chaque phrase détachée soit sujette à réflex­ion, il est plutôt ressen­ti comme un rythme aux accords très réguliers qui lui don­nent un air de ten­dresse, de déjà enten­du mais où.

La grande util­i­sa­tion du pos­ses­sif à la deux­ième et à la troisième per­son­ne assure une présence humaine invis­i­ble mais partout présente. Il s’agit tou­jours de quelque chose en cours qui préex­iste avant le dire qui le rap­porte. Il n’y a ni com­mence­ment ni fin. Sous ce flux de paroles, il y a beau­coup de vérités et de con­stata­tions : Nos paroles sont des images qui recou­vrent une ambiance incom­plète de ses per­cep­tions. Ces pos­ses­sifs créent un échange un dia­logue sous-jacent qui assurent une péren­nité qui laisse l’illusion d’un temps jamais défait, espèce de con­tin­u­um qui est, peut-être, le véri­ta­ble moteur de ce recueil : aller, aller tou­jours dans un présent qui nous rap­proche de l’événement et du IL sym­bol­isant les autres en une seule unité. Ce temps présent partout util­isé est une affir­ma­tion qui nie toute fuite pos­si­ble. L’auteur tient le lecteur sous sa coupe men­tale qui quelque­fois agace notre lec­ture. Le livre fer­mé, nous l’ouvrons à nouveau.

Nos planch­es char­p­en­tent le paysage de notre flot­tai­son sur les ressources d’un théâtre avorté. N’oublions pas, nous sommes au théâtre, théâtre humain où l’action n’y est pas située mais prend racine à l’extérieur dans la vraie vie. C’est un dia­logue par­ti­c­uli­er où les répliques peu­vent être inter­ver­ties parce qu’elles ne sont pas la suite les unes des autres. Serait-ce l’impossibilité de com­mu­ni­quer entre les mots et l’expression de l’égoïsme ambiant et du cha­cun pour soi. Cepen­dant, il existe des ten­ta­tives de présences, des ébauch­es à rechercher dans les pro­fondeurs des répliques. Il existe un rap­port étroit entre la parole, le mot, l’alphabet, la page, le mutisme et le silence sur lequel il faudrait se pencher dans une étude approfondie.

Tout égale tout, serait-ce l’ultime rap­port, l’ultime con­stata­tion, la voix/voie royale vers l’acceptation de la vie, vers la sor­tie du théâtre pour aboutir au grand air de la réal­ité, la dépos­ses­sion de toute chose, l’expression d’une égal­ité qui assur­erait un bien- être à la manière des Epi­curiens ? IL rat­tache le souf­fle de fer à celui de la mer pour renou­vel­er l’air d’une per­mu­ta­tion exacte. Y ver­rait-on l’ultime désir ?

Deux, chiffre de l’amour, du croise­ment, du dia­logue, de l’existence de l’autre comme le laisse sup­pos­er Mon­dri­an dans cette pein­ture de cou­ver­ture épurée où l’essentiel y est dit d’un sim­ple regard. Le livre fer­mé, j’éprouve la même sen­sa­tion par- delà les 230 pages com­prenant 1222 dia­logues par des per­son­nages nom­més N°1 et N°2. Il me sem­ble que ce recueil ne con­tient qu’une seule phrase à vari­antes inlass­able­ment répétées s’approfondissant vers une cer­taine tran­quil­lité qui exclut le doute par la pudeur d’une expres­sion qui garde la mesure juste des pro­pos et qui nous inter­pelle plus par la pen­sée que par l’émotion.

 

Par Jean-Marie Corbusier 

 

*

 

 

 

 

 

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