Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame

Par |2019-11-21T12:05:30+01:00 6 novembre 2019|Catégories : Christine de Pizan|

C’est la moder­nité de cette auteure mythique qui donne envie de tourn­er les pages de cet ouvrage. Il y avait en elle les prémiss­es d’une George Sand à vouloir vivre — en veuve — de ses œuvres, son écri­t­ure, ses mots.

Il y avait en elle l’invention d’un jeu de rôles sex­ué où elle emprunte d’abord celui de l’homme : « Je suis le ser­vant / Je vous sup­plie hum­ble­ment / Je n’ai d’autre plaisir… », avant de repren­dre son cos­tume féminin, puis de s’autoriser une incur­sion dans le dia­logue amant-dame au moment même de leur sépa­ra­tion ou leurs retrou­vailles. Il y avait en elle une ironie math­é­ma­tique : cent bal­lades divisées en deux dont la moitié défend la loy­auté en amour et l’autre la séduc­tion (d’une cer­taine façon l’inverse). Il y avait en elle le goût taquin de l’anagramme (« Cres­tine » pour « en escrit y ay mis mon nom »).  Le regard – dis­ons archéologique ! — que nous por­tons sur la tra­ver­sée des siè­cles de cette auteure se réin­vente au fil du temps. Une néo-lec­ture peut-elle réin­ven­ter dans la réinvention ?

Amu­sons-nous naïve­ment avec le titre, l’orthographe et le sens engen­dré. Aujourd’hui, le mot « balade » ( avec un seul L) cor­re­spond à une prom­e­nade ou une excur­sion, tan­dis que la « bal­lade » armée de deux L sig­ni­fie une œuvre lit­téraire ou poétique.

Chris­tine de Pizan, Cent bal­lades d’amant et de dame, Gal­li­mard, 2019, présen­ta­tion, édi­tion et tra­duc­tion de Jacque­line Cerquigli­ni-Toulet, édi­tion bilingue

De fait, en ancien français, le mot  « balade » avait alors la sig­ni­fi­ca­tion de notre actuelle « bal­lade », à savoir un cer­tain chem­ine­ment de l’écriture poé­tique !  De quoi se per­dre déjà dans le nom­bre de L. ! Lais­sons notre esprit bague­naud­er en jouant au bal­adin (ou à la baladin.e pour moi ! ) de l’intellect. Lisons ce recueil de Cent bal­lades d’amant et de dame en cher­chant com­ment cette poétesse à l’art si par­ti­c­uli­er instau­re une balade (cad fait déplace ses per­son­nages de lieu en lieu, d’état en état, etc.) dans ses bal­lades. Bref, nous balade ( ! ) — t‑elle au sens con­tem­po­rain voire fig­uré du mot ?

Fouil­lons les cent bal­lades à la recherche de balades divers­es et var­iées ! La dis­tance entre les duet­tistes en amour peut sim­ple­ment être con­crète.  Il y a un « inces­sant bal­let de sépa­ra­tions et de retrou­vailles dû aux obsta­cles qui désunis­sent les amants », pré­cise Jacque­line Cerquili­ni-Toulet, tra­duc­trice et présen­ta­trice du recueil.

Cette sépa­ra­tion au quo­ti­di­en peut ain­si être déplorée par l’amant : « J’ai per­du mon temps / plus d’un mois auprès de gens/qui me mènent obscuré­ment / pour une pénible affaire » (bal­lade 81). L’homme craint cet éloigne­ment réel des corps et des êtres : « Je meurs de douleur,(…) / Quand je vois qu’on éloigne de moi ma dame   /Hélas, que ferai-je si je vois qu’on l’emmène en Gascogne » (lieu de con­fronta­tion entre nobli­aux au XVe siè­cle). Le départ en guerre engen­dre la dis­tance la plus courante ressen­tie par un vir­il guer­ri­er : « Je suis allé dans une con­trée loin­taine » peu aguichante : la nour­ri­t­ure est « rare », le logis « rude » et l’armure « pèse » (bal­lade 50).  La dame réplique en déplo­rant une « longue absence » de son « très doux ami » (bal­lade 55), absence qui la fait même « mourir » au sens fig­uré bien sûr, avec un esprit un tan­ti­net comé­di­en… L’amant revient de guerre ragail­lar­di, « joyeux et plein d’ardeur » (bal­lade 60). Dès lors, il ne craint plus rien « ni froid, ni chaud / ni assaut de château ou de tour / ni la mer » à tra­vers­er. Il attend car­ré­ment que « Dieu » le con­duise au plus vite vers sa belle, ce « parangon de beauté » (répété qua­tre fois). A cette occa­sion, il réitère le souhait fébrile qui ponctue cha­cune des qua­tre stro­phes du poème : « Je désire tant vous voir ».

La «  bal­lade » pizanesque* peut aus­si mar­quer la dis­tance au fig­uré, cad spir­ituelle entre les âmes. Le mâle (en chaleur ? ) sol­licite l’intérêt de sa com­parse fémi­nine qui est le refuge de son cœur : « Que l’attente n’en soit éloignée / car je ne peux plus, ni soir ni mat­inée, / sup­port­er ce mal » (bal­lade 1). En réponse, la dame fort sérieuse révèle son igno­rance en matière amoureuse, dou­blée néan­moins par la capac­ité d’y échap­per par des pen­sées résilientes : « Jamais je ne sus ce qu’est aimer, (…) mes pen­sées sont ailleurs » (bal­lade 2).

Cepen­dant après le temps de l’absence vient néces­saire­ment celui de la présence et du rap­proche­ment.  L’amant et sa dame se retrou­vent ensem­ble, physique­ment avant de nar­rer leur rela­tion (bal­lade 80). Ce « retour » engen­dre la joie de la dame qui invite l’« ami » à venir « par la porte de der­rière », réduisant de plus en plus la dis­tance. Au demeu­rant, les deux amants man­i­fes­tent le même élan : « Ne m’enlacerez-vous pas ? ». Ils ont néan­moins la volon­té de rester cachés ou du moins dis­crets, « sans lumière » ! Mais la présence com­mune induit des atti­tudes et des per­cep­tions, certes évi­dentes aujourd’hui.

La plus remar­quable des bal­lades reste la 32, inti­t­ulée excep­tion­nelle­ment La dame et l’amant et attribuant sans doute une pri­or­ité (?) au féminin.  Le dia­logue croustil­lant de cette ren­con­tre – comme au théâtre — abolit la dis­tance entre lecteur et lec­ture, lui don­nant une puis­sante vérité. Com­ment ne pas citer un pas­sage (comme on cite aujourd’hui un dia­logue d’Audiard) par­mi d’autres : « - Mon doux ami, venez me par­ler. / ‑Très volon­tiers, ma dame, avec joie / ‑Par­lez-moi sans rien me cacher. / — Que vous dirai-je, ma chère et douce dame ? / ‑Si votre cœur est gref­fé en moi ? / — Oui, entière­ment, ma dame, n’en doutez pas. / — En vérité, le mien est en vous égale­ment. / — Grand mer­ci, belle, aimons-nous bien. » Sont-ce des sala­malecs ? Des expres­sions naturelles ? De l’humour (« En gar­dant mon hon­neur voulez-vous m’enlacer », sol­licite la dame) ? Du raf­fine­ment cour­tois poussé à l’extrême ? Ici, le cœur de Madame d’abord « gref­fé » à celui de Mon­sieur se sépare et se fend pour­tant « en deux » (Le lai de dame),  sig­nant la fin des amours et de la vie.

 Il advient qu’une tierce per­son­ne s’introduise dans ce duo des cœurs. Voici que sur­git le mari qui a des soupçons et se mue en « jaloux » (bal­lade 42). L’espace entre les époux dimin­ue (alors que celui entre les amants aug­mente) en instau­rant une tri­an­gu­la­tion : « Et le jaloux me tient/d’une laisse** si courte que, s’il ne me voit/il enrage de colère » ! Un tel souci mas­culin est le pro­pre de nom­bre d’ « amants cour­tois » souf­frant, comme cet amant en titre, de se sépar­er de sa « dame et maîtresse » (bal­lade 49).

La bal­lade con­duit à ce point de non-retour qu’est la mort (bal­lade 3). L’amant, s’il perd son temps sans rien obtenir, lance – presque — des cris d’orfraie : « est-ce juste que l’on me frappe / à mort pour mon amour sans faille ? / Il faut que j’en meure / car c’est à la mort, à la vie ». Sa dame souf­fre déjà : « Ma mort cru­elle, il est temps de mourir : / depuis près d’un an déjà, je suis dans ce mar­tyre» (bal­lade 55).

Ain­si se ter­mine notre prom­e­nade dans cet autre temps amoureux. La nar­ra­tion poé­tique se passe en plusieurs lieux (comme la rue, mai­son, messe, bal). Notre lec­ture – con­trainte par les mots et leur suc­ces­sion —  rôde de la pre­mière à la dernière bal­lade, hésite et pioche ça et là une com­préhen­sion des vies et des rela­tions qui ne ressem­blent nulle­ment à celles d’aujourd’hui. Une explo­ration des âmes libres à tra­vers le papi­er ! Une balade, alors ?

 

Notes

 

* Pizanesque, néol­o­gisme autour de Pizan et non Pisan.

** Notons que la « laisse » — le lien pour toutou — est une image juste, pro­posée par la tra­duc­trice, pour expliciter l’adjectif « courte » qui aujourd’hui ne se suf­fit plus à lui-même.

 

Présentation de l’auteur

Christine de Pizan

Née à Venise vers  1364, Chris­tine de Pizan passe son enfance à la cour de Charles V, où son père, Thomas de Pizan, est l’astrologue offi­ciel. Elle reçoit une édu­ca­tion soignée qui forme son goût pour les let­tres. Mar­iée à un secré­taire du roi, Eti­enne du Cas­tel, elle est veuve dès 1387. Pour sub­venir à ses besoins et à ceux de sa famille, Chris­tine entre­prend d’écrire. Son tal­ent lui vaut l’intérêt de Jean de Berry, de Louis d’Orléans, de la reine Isabeau de Bav­ière, et l’ad­mi­ra­tion de la Cour. Elle rédi­ge des poèmes, des traités moraux, philosophiques, poli­tiques, et même un traité militaire.
Elle devient la pre­mière femme française à vivre de sa plume. Con­nue pour sa prise de posi­tion en faveur des femmes, Chris­tine de Pizan par­ticipe de manière active aux débats intel­lectuels de son époque. Elle s’illustre notam­ment dans le pre­mier débat lit­téraire français, la Querelle du Roman de la Rose. Chris­tine de Pizan sem­ble avoir super­visé ou par­ticipé directe­ment à la copie de man­u­scrits. Le nom­bre de témoins con­servés et la richesse de leur orne­men­ta­tion attes­tent du suc­cès de ses œuvres. Poète et moral­iste, Chris­tine de Pizan se con­sacre égale­ment à l’écri­t­ure de traités poli­tiques, dans lesquels elle se révèle con­seil­lère de princes et ardente avo­cate de la paix. En 1418, la prise de Paris par les Bour­guignons la con­traint à se réfugi­er dans une abbaye,  où elle meurt en 1430.

 

Source : https://gallica.bnf.fr/html/und/manuscrits/christine-de-pizan?mode=desktop

© Crédits pho­tos Por­trait of Chris­tine de Pizan (British Library, Harley MS 4431 f. 4).

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Jane Hervé

Jour­nal­iste aux Nou­velles Lit­téraires, auteure de La femme de lune (édi­tions Gal­li­mard), Née du chaos, et Le soleil ivre  (édi­tions du Guet­teur). Co-auteure de  La femme tatouée et de Neige d’amour avec le pein­tre Michel Jul­liard et co-auteure de pièces de théâtre : La légende de Guritha, femme viking et de Guritha, le retour avec Danièle Saint-Bois. janeherve@free.fr — voir aus­si : http://leguedelange.over-blog.com/
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