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Arnaud Beaujeu, Exils et chemins

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Où le chemin commence, les pas sont magnifiques : un tapis d’aiguilles atténue

les voix. Le grand air nous invite, on marche sans un doute, aimantés de nature,

on s’enchante de tout

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Un chemin nous rassure de ses arbres et de ses lumières, de ses cailloux clairs, de

ses joies. Un autre passe dans les bois, parmi de petits tas de pierres – il faut

enjamber le ruisseau pour longer un champ

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A la croisée des voies, le vent nous aveugle. Comme à colin-maillard, on tourne

sur soi. On prend ce chemin-là, sans savoir où il va, s’il y aura un replat, une route

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Celui-ci tourne à gauche, il faut passer un gué, cerné de genêts… Est-ce une

impasse ? Celui-là monte droit, puis casse d’un seul coup ; il se poursuit pourtant

en passant le pont

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Au mitan du parcours, on a la tentation de rebrousser chemin et, en même temps,

ce serait dommage de ne pas aller voir plus loin

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Un chemin ne dit rien. Empierré de matière, il vibre sous les pas et ne s’ouvre

qu’à lui. On revient sur ses pas. Est-ce que l’on s’est perdu ?

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Mieux vaut continuer, reprendre le bon cours, c’est plus beau, plus intéressant en

allant de l’avant. Tout au bout du chemin, il y aura autre chose : peut-être une

aventure, peut-être une autre voie

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Fragile douceur de vivre dans le courant des jours qui sans cesse s’enfuient.

Instants d’être en sursis, bonheur du temps de vivre. Le retour de la vie au plus

profond d’en vivre

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A l’arrivée que reste-t-il : une attente au bord de la mer. La vie continue de

tourner. Les uns remplacent les autres et les vagues continuent sans relâche de

frapper le rivage des années 

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Toujours le même toujours, tout aussi insensé. La vie s’agite en mille couleurs,

mille folies traversées, que le vent balaie une à une, jusqu’à épuisement

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Demain nous irons traverser d’autres folies d’autres chimères, en attendant

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Un exil au bord de la mer agite les rideaux légers. Les carreaux-ciments sont des

pierres inanimées. Un fort se détache en lumière, enlacé d’un bougainvillée. Nous

irons jouer dans la mer au bonheur retrouvé

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Tournent les heures de la journée. Chacune est belle d’une unité de tons et de

couleurs. On passe cette vie dans le bleu dans la joie d’exister pleinement, jusqu’à

n’être plus

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La mer se lève le matin avec tous les noyés, les morts, les trépassés. Elle se réveille

d’un long sommeil pour les ressusciter. Certains font la planche, d’autres nagent

le dos crawlé, puis ils se sèchent au soleil avant de petit-déjeuner

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On se promène souple et léger dans les rumeurs du jour. A peine a-t-on le temps

de se retourner que déjà le soir arrivé

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Etre là, sans trop savoir pourquoi, au milieu des jeux et combats, laisser passer les

jours, ronds et pleins chaque fois, vivre d’amour et d’eau salée, jusqu’au prochain

échouage

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La mer parle la nuit, elle raconte des histoires à dormir debout, elle parle toute la

nuit. Et tous les âges de la vie se retrouvent en ces heures où le soleil luit

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La maison sur la mer aux colonnes d’arbres imaginaires est suspendue dans le

matin éblouissant de vert. Au partage de l’horizon, le bleu ciel répond au bleu

tendre de mer

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Le lieu est un mystère, où souffle légèrement la brise d’un passé enchanté de

lumières, de rires, d’éclats de voix profondes, passagères

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L’ombre appelle la lumière. Leur présence est nourrie de tout un monde

intermédiaire que les souvenirs révèlent imperceptiblement

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Le fantôme d’un sourire s’esquisse soudain, la forme émue d’un corps, la poigne

d’une main. S’y adjoignent peut-être le grain d’une voix flutée, l’éclat d’un œil

malin

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Au gré des rafales, le temps s’accélère, les vagues se renforcent et à coup de

mistral, emportent dans l’instant ces allures éphémères

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Saccage des émotions, les maisons sont restées debout, mais éventrés, les

souvenirs dans les nuits se sont désagrégés comme pauvres errants, l’église est

bouche d’ombre, le toit s’en est allé

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Un matin, les gendarmes sont venus les chercher : il fallait quitter le village,

abandonner les tombes, les arbres, les vergers, il n’y aurait plus de troupeaux, à la

place : des bombes

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Le portail de la grange à présent ne dit plus grand-chose, c’est déjà loin tout ça…

mieux vaut ne pas trop y penser… Mais les rues dévastées continuent de hurler

leur oubli jusque dans les choses, leurs cris s’égarent dans les champs, au pied des

peupliers

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Les femmes ont pleuré leur tout petit, leur village, du fond de leur passé. Grand-

père passait du cirage sur ses souliers. L’été, les ruches bourdonnaient, l’orage

s’éloignait, revenait, sur les soirées ensoleillées

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Ainsi nos existences, bien construites et closes, finissent-elles par s’effilocher.

Ouvertes aux quatre vents, elles ne savent plus grand-chose du passé

Présentation de l’auteur

Arnaud Beaujeu

Agrégé de lettres modernes, docteur en langue et littérature françaises, rattaché au CTEL, Arnaud Beaujeu a publié en 2010 et 2011 deux ouvrages :

  • Matière et lumière dans le théâtre de Samuel Beckett, Peter Lang ;
  • Samuel Beckett : trivial et spirituel, Rodopi.

Membre du comité de rédaction de la revue Nu(e), il a publié plusieurs suites de poèmes dans cette même revue :

  • « D’un regard blanc », n°36 (« Michel Steiner ») ;
  • « La lumière et les mots », n°42 (« Anthologie ») ;
  • « L’été », n°45 (« Pierre Dhainaut ») ;
  • « Bleu ciel », n°48 (« Jean-Michel Maulpoix ») ;
  • « De pierre et d’eau », n°49 (« Bernard Noël ») ;
  • « Autre enfance », n° 52 (« Jokari »))

Et principalement dans les revues Arpa : « Le pays des en-allés », n°102, « la tonnelle », prochainement) ;  Thαumα : « Frères d’amour », n°5 consacré aux oiseaux ; « Autodafé », n°6 consacré au feu ; « En patience » n°10 consacré à la patience ; « même au-delà du raisonnable », (prochainement) et Serta  : « Les mots blancs ».

Il a également publié des articles et entretiens sur et avec les poètes contemporains Bernard Vargaftig, Jean-Pierre Lemaire, Pierre Dhainaut, Marie-Claire Bancquart, Charles Juliet, François Cheng, Béatrice Bonhomme-Villani, etc.

Arnaud Beaujeu