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Franck Villain, Saisi par l’hiver

Il faut le rappeler en exergue : long poème-journal, écrit du 11.12.2016 au 20.03.2017, dans une volonté de renaître, le recueil de Franck Villain est encore tout emprunt de la tragédie de Fukushima que le poète a vécu au plus près, résidant au Japon le 11 mars 2011.

Souvenons-nous que le crépuscule frappe. Obéissant à une rythmique immuable, celle des époques humaines, le soleil crie trop blanc avant de se refermer sur la vie. C’est le métier du poète que de, sans cesse, se repositionner, lui trop sensible aux forces telluriques, d’autant plus lorsqu’elles sont sismiques. C’est alors qu’on se demande que faire de ce corps engourdi ? Que faire sinon l’unir au printemps, le laisser bourgeonner à nouveau après que la terrible saison de l’hiver soit passée ? Un hiver et des pas « froids de ne plus sentir », blancheur de la page, « blanc mouvant de l’œil » contre ce vert du renouveau qui continue de tamponner l’intérieur de l’œil comme un souvenir, persistance rétinienne.

C’est dans les Cévennes que Franck Villain s’est établi, entre le mont Bouquet et Lussan, comme l’indiquent les parenthèses en fin de textes. Non loin de là, la centrale de Tricastin pèse comme un spectre du passé mortel sur la mémoire que l’on ne peut effacer. C’est là, dans la chambre (« ta chambre »), où l’air ne semble plus circuler que tu réapprendras à vivre : « comme une enfance / dans la ruade des / mots / cette joie de / découvrir ». L’écriture comme une convalescence, piochant ci et là, un mot, une parole prononcée par le voisin ou tout le délicat bruissement d’un buisson apparemment inerte. Vaincre la mélancolie car « l’eau coule dans les veines de la Terre, et tu as soif du sol des chemins ».

Franck Villain, Saisi par l'hiver, illustré par Nicolas Poignon, Po & Psy, Erres, 2020, 92 pages, 15 €.

Jour après jour, la douleur s’émousse, dans sa retraite le poète prend le temps de laisser planer les ombres, dans la blancheur omniprésente. Il sait qu’au bout du chemin se trouve le salut, parce que « polir la violence est un art quotidien » et que c’est la seule solution pour laver son cœur.




Erwann Rougé, Le Perdant

Comme une bouffée d'air qui traverserait la page et l'esprit, il faut se figurer ce mouvement, cette variation qui marque de son empreinte les territoires. Et les hommes également. Un battement : la marée. Et particulièrement, la basse, appelée « Le Perdant » qui est le thème de ce recueil d'Erwann Rougé. En observateur méticuleux du phénomène, l'auteur recense les odeurs, les sons, les couleurs, la faune qui peuple ce état du vide dont la renaissance est la finalité.

Si l'on sait que c'est l'attraction de la lune, corps céleste perturbateur, qui déforme les masses liquides du globe et fait chavirer les plages ; ce que l'on appréhende moins, c'est le monde en suspens qui se découvre alors que le sable s'étale à l'air libre, « l'étendue presque douloureuse de cette folie », la douceur d'un paysage sculpté dans le sel résurgent, mais aussi amoncellement de noms d'oiseaux, brèches et silence. La sécheresse se retrouve étrangement liée à l'humidité dans cet univers aussi bien fugace que « toujours recommencé ». Panique dans l'atmosphère, dans le ciel, « un noir qui se défait du bleu ». La rive se dérobe sous les orteils, recourbés sur « le point mort de la laisse ». On se sent oiseau peut-être, égaré dans « débris d'os blancs et de bois blanchis » que la mer recouvrait jusqu'à lors. 

La sauvagerie si entière d'un tel spectacle ne peut que conduire à la métempsychose, c'est inévitable. Et c'est par son cri que l'épervier prend possession de nous, tandis que le poète, grâce au pouvoir de l'écriture, se plaît à croire que c'est lui qui prend possession du rapace. Instantanément, c'est la ruine de tout ce qui fait l'homme, « quelque chose qui retourne à une simplicité , à une évidence enfouie, juste avant de parler », une dégringolade dans l'animalité la plus vive, la plus archaïque.

Erwan Rougé, Le Perdant, Editions Unes, 148 pages, 15 €.

Ce que l'on perçoit : la mort. Ou peut-être bien la peur. Mais la mort est « calme infini de l'eau ». En tout cas, c'était quelque chose de rugueux sans l'être tout à fait, frais, et intraitable. Quelle est cette vigueur alors, qui donne à l'homme le pouvoir de continuer sa marche ? Une certaine forme de continuité, et l'opportunité de choisir, de porter son regard sur autre chose. L’œil s'en va plus loin, une lumière, le son des corbeaux.

C'est dans l'ordre des choses que la manifestation se dissipe, et c'était tout l'implicite de l'expérience. Car si le poète est homme de défi et qu'il veut voir et sentir plus que de raison, le cœur, lui, « touche à la mer ». À l'inverse de l'enfant qui s'ennuie de ne pas voir sa maman arriver et qui court en tous sens, remuant les ombres, ici c'est « un accord sans aucune menace » et la possibilité d'une résolution en douceur. Alors qu'un paysage se refond sous nos pas, tout en boues et dérivations, il faut se frayer un passage, poussé vers la sortie. Dernier acte d'une représentation primitive, le flux s'avance, c'est une dialectique qui n'a pas d'âge.

Poète à la sensibilité délicate, Erwann Rougé approche et examine la limite dans ce recueil pénétré de sagesse. Avec son corps, il récupère les embruns mystiques d'une côte rongée d'écumes, la sienne, celle de la Bretagne qu'il connaît plus qu’intimement, nous laissant l'envie d'y être, de s'y baigner nous aussi, dans le vent frais et salin qui conjure la mort. 

Présentation de l’auteur

Erwann Rougé

Erwann Rougé est né en 1954 à Rennes. Sa poésie est traversée par les paysages de Bretagne et la dispersion de la parole dans l'espace. Son écriture suspendue à une tension de lumière et de chute travaille la porosité des corps et du monde dans une tentative de saisir les brefs passages qui nous mènent, entre intimité et traversées, les uns vers les autres. Outre de nombreux recueils de poèmes, il a aussi travaillé avec de nombreux artistes notamment François Dilasser, Herbert Hundrich, Loïc Le Groumellec, Thierry Le Saëc, Magali Ballet ou Yves Picquet. Le prix Georges Perros lui a été attribué en 2018 pour Le Perdant. 

© Michel Durigneux.

  • Bibliographie

  • Proëlla, éditions Isabelle Sauvage, 2020
  • un reste de ciel (Peinture de Anne-Marie Donaint-Bonave), Atelier de Villemorge, 2018
  • L'enclos du vent (Photographies de Magali Ballet), éditions Isabelle Sauvage, 2017
  • Le perdant, Unes, 2017 (Prix Georges Perros 2018)
  • Haut fail, Unes, 2014
  • Passerelle ; carnet de mer" L'Amourier, 2013
  • Qui sous le blanc se tait, Potentille, 2013
  • Lisières, livre d'artiste avec des photographies de Magali Ballet, éditions Les Mains, 2012
  • Silva, livre d'artiste avec une photographie originale de Magali Ballet, éditions Remarque, 2011
  • Breuil, éd. Al Manar avec des peintures de Marie Alloy, 2011
  • Le Pli de l’air, éditions Apogée, 2009
  • Ineffable vent, Éditions La canopée, gravures de François Dilasser, 2008
  • Paul les oiseaux, Le Dé Bleu, 2005
  • Nous, qui n'oublie pas, La Lettre voléee, 2005
  • Donc cela, Éditions l’Attentive, 2005
  • L'écalure, Wigwam éditions, 2004
  • Le blanc seul, sérigraphies d'Yves Picquet, Double cloche, 2004
  • Nourrir le vent, monotype de Thierry Le Saec, La Canopée, 2004
  • Bruissement d'oubli, éditions Apogée, 2002
  • Serrer la cendre, Éditions Remarque, illustrations de Thierry Le Saëc,
  • Douve, Unes, 2000
  • Le sommeil d'un arbre, Céphéides, 2000
  • Pareil au faucon, Blanc Silex, 1999
  • Le Buisson soleil, Unes, 1998
  • Ô Moîra, Unes, 1997
  • Lèvres sans Voix, Unes, 1995
  • Pour si lents tes yeux, Aréa Livres de Alin Avila, 1994
  • Les forêts, Unes, 1992
  • Corneille, Unes 1986
  • Amour neige d'oubli, Calligrammes, 1983
  • L'oubli, Calligrammes, 1983

Poèmes choisis

Autres lectures

Erwann Rougé, L’enclos du vent 

L’enclos du vent réunit des textes d’Erwann Rougé et des photographies de Magali Ballet. Il paraît aux éditions Isabelle Sauvage dans la belle collection Ligatures qui propose la rencontre entre le poème « tentative [...]

Erwann Rougé, Le Perdant

Comme une bouffée d'air qui traverserait la page et l'esprit, il faut se figurer ce mouvement, cette variation qui marque de son empreinte les territoires. Et les hommes également. Un battement : la marée. [...]




Christophe Mahy, Arrière-plans

Alors qu'ils demeurent sous terre, nous n'en finissons pas de méditer sur ce qu'ils furent. Ils nous laissent bien seuls, ceux qui manquent. C'est l’interrogation de Christophe Mahy dans ce recueil à la mélancolie attentive au moindre signe.

Sachant bien qu'on ne ramène pas les morts auprès des vivants, le poète s'escrime pourtant, par le biais de l'écriture, à faire éclore ce qui peut encore persister d'un souvenir en perdition. C'est l’expérience du solitaire d'« un peu de nuit / où pousse drue / l'herbe des cimetières. », souvent vaine, parfois fructueuse. 

Ce ne sont que quelques mots, disséminés, soufflés par les ombres, et qui ne font que perpétuer cette course en rond de l'endeuillé impuissant. Il en restera interdit, et c'est justement là que les morts le mènent. Dans l'insatisfaction de sa position d'inachevé, c'est-à-dire d'« en vie », appliqué dans le relevé des survenances, il n'en consigne pourtant rien de plus qu'un ensemble d'impressions, non pas dérisoires, mais dont la portée se borne vite à l'immensité du sujet. Et il sait la difficulté de son entreprise, aussi sûr que « (…) le vent tient / le poème à distance ».

Christophe Mahy, Arrière-plans, L'Herbe qui tremble, 2020, 128 pages, 15 euros.

On s'étonnera peut-être de ce que l'auteur s'enracine ainsi dans une telle impossibilité conceptuelle. Pourtant, c'est bien le cœur, semble-t-il, de cet ouvrage : une fidélité qui se mue peu à peu en un espoir diffus. En somme, il n'y a qu'à attendre que « (l)e temps lève une frontière / de vous à moi (...) », pour vous revoir. Au terme de cette épreuve, une existence faite d'arrachements successifs, on apprend qu' « il n'y a de périls que l'absence ». S'absenter ou constater une absence, mais également chercher à la contourner, la conjurer, se tenir au plus près « des vergers noirs / que ma fenêtre / dévisage »

Dans le même temps que ces pensées s'articulent, le poète essaie de lutter contre sa pente naturelle, et cette obsession pour ses disparus, sans se désavouer : c'est ce qu'il expose dans une deuxième partie intitulée « Arrière-plans » et qui donne, par ailleurs, son nom à l'ouvrage. Il y trouve refuge dans l'enfance, autre territoire à reconquérir ; s'interroge : « je doute parfois / d'avoir vécu autant / que j'ai pu mourir ». Et se console avec les mots qu'il soupçonne d'être inutiles, mais qui sont tout ce qui reste. Il cherchera également à recouvrer un petit peu de liberté, c'est la fonction d'une introspection : régler les conflits intérieurs, apaiser. Ce qui l'occupait dans la première partie du recueil est maintenant qualifié de « mirage », de « (…) nuits sans mode d'emploi » ou de « bas-fonds du soir ». Ici on tente de renouer avec le réel, le prosaïque. On respire, on atterrit. Puisque la nuit est « vacante », il faut bien l'occuper, « (l)a nuit sans visage / ne dénoue rien / qu'un peu d'ennui ». Et enfin c'est la ville (« (…) ce miroir / que je déserte ») qui devient le décor de cette mémoire qui chavire, dans la pluie, le « flux des automobiles », sur les boulevards. Cette sempiternelle comédie à laquelle les morts ne participent pas, ni en esprit, ni en corps...

Une mémoire qui n'est jamais bien loin, qui résurge comme un spectre sous la plume du poète, « ces feuillets de hasard ». De recherche dirais-je ! Un mausolée, sans le luxe certes, « un long testament / sans héritage ». Sobre mais profond, le legs de Christophe Mahy est composé de ces errements brefs, inserts poétiques qui disent notre incapacité à penser l'illimité. 

Présentation de l’auteur




Il travaille dans la restauration

JACQUES ARAMBURU, MAISON -BUFFLE

On le sait maintenant, Jacques Aramburu est un autre. Celui que l'on prenait donc (et à juste titre puisque c'était indiqué dans sa biographie) pour un employé de restauration, est en réalité un être fictif. Une création d'un autre poète, mieux connu : Alain Breton1. Ces deux auteurs sont-ils pour autant si dissemblables ? Rien n'est moins sûr, considérant qu'Aramburu est le nom de jeune fille de sa grand-mère maternelle. Projection, écart, dissociation, quoi de plus légitime pour un créateur que de faire l'expérience d'un pseudonyme ? Et ce n'est pas comme si c'était la première fois que cela arrivait.

Elle m'avait plu, dès l'instant où j'ouvrais Maison-Buffle, cette biographie lapidaire, inhabituelle, chargée. Je me plaisais à imaginer Aramburu noircir les pages d'un cahier à la fin de son service, dans le bruit d'une cuisine qui se range et se nettoie. Immergé dans ses souvenirs, timide, seul. À penser à cette maison parfumée de cendres, qui « astique ses plâtres » et sur la poussière de laquelle « la pluie (y) tient / pour faire carrière. »

 

Jacques Aramburu, Maison-Buffle, CHEYNE EDITEUR, 1993

 

On entre comme un seul homme dans cette maison calme, pleine d'aimables fantômes, « (…) les petits peuples du miroir ». Ainsi on pense histoire de famille, et sans doute à raison puisqu'on sait désormais pour la grand-mère basque.

La maison est moins personnifiée qu'hantée. Du buffle, elle retient « les espaces libres. Une armoire qui respire à fond. ». Ce sont des voix qui montent des murs, « Ça danse et ça chante. Ça parle du renard qui est mort. » Maisons à toutes épreuves, je les passe en revue. Celles que j'ai habitées, même momentanément. Celles que j'ai visitées.

C'est là, semble-t-il, le premier objectif de Jacques/Alain : célébrer les âges à travers l'habitat, la datcha, familiale ou pas d'ailleurs. La grosse maison oubliée au fond du bois de nos souvenirs, comme un illumination première : Maison du creux, du peu. / O bel écho, lampe qui ne s'apaise, / échardes nouées, corne sèche. / Dire enfin la maison, / corolle son règne, / enclos à gréer gravats en verve. / Mais qui passe, qui s'installe,/ qui laisse sa langue au lavoir / et la lettre, et la pincée de sel ?

L'ouvrage est scindé en deux parties, inégales par leur taille, et la seconde révèle un dessein différent. On quitte la maison pour se réfugier dans son jardin. « Le pays au mille étés ». C'est toute une époque, comme on dit. C'est le souvenir du temps long, sous un soleil franc. Jamais un monde qui finit, un réquisitoire ou du buccolisme. C'est l'enfance avant tout, la découverte. On commence à comprendre que, pour l'auteur, ce sont les conditions d'une initiation poétique qu'il entreprend de nous conter dans ce livre. Si la maison enseigne, le jardin fait éclore la voix : Que faire d'autre que parler, / que se confondre dans l'été belle race, / que garder les bleus pour soi. / On titube dans un temps si long, / on répète comme son propre effacement, / on essaie de déborder de son ombre, / on entend décroître la Figure.

L'auteur l'affirme : « il n'y a pas de maison sans puits » L'eau coule sous nos pieds. Ainsi ancré depuis si longtemps dans l'esprit du poète, la subjectivité bat le souvenir. Tout est vrai comme dans un rêve. Que dire alors de cette « Nuit des genoux / nuit des torses », sinon qu'une ombre plane sur les corps endormis, l'ombre d'une rixe nocturne ? Au secours de ces visions oniriques, un langage court, ordinaire, et des rapprochements sémantiques subversifs. Mais le jour, ce sont de grands éclats : « pommes cueillies par un halo », « une femme fait un shampoing à la lumière », qui sous-entendent une photosynthèse à venir. Dans un autre livre2, c'est Jacques qui parle encore : « Parfois on jette des lueurs qui deviennent fleurs ou rocs (...) ». La lumière : active, qui imbibe le terreau luxuriant du souvenir.

Nous sommes ici à un carrefour, un moment-clé. Celui-là même où les destins d'Alain Breton et de Jacques Aramburu se séparent. L'un deviendra poète, écrivain ; l'autre, employé de restauration rattrapé par sa mémoire et forcé de prendre la plume pour évoquer avec la plus grande fraîcheur le dessillement qui fut le leur. Ainsi il nomme la première partie de son recueil : « La source qui a eu lieu ».

 

Notes

1.  http://www.leshommessansepaules.com/auteur-Jacques_ARAMBURU-25-1-1-0-1.html
2. Jacques Aramburu, Le Chasseur de rivières, Poèmes pour grandir, Cheyne Editeur, 2004.

Présentation de l’auteur

Jacques Aramburu

Jacques Aramburu est né en 1967, à Fontenay-aux-Roses. Travaille dans la restauration. Intervenant dans les écoles et les collèges. Poète, il est également critique littéraire et lecteur pour Les Hommes sans Epaules.

Poèmes choisis

Autres lectures

Il travaille dans la restauration

JACQUES ARAMBURU, MAISON -BUFFLE On le sait maintenant, Jacques Aramburu est un autre. Celui que l'on prenait donc (et à juste titre puisque c'était indiqué dans sa biographie) pour [...]