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La présence de l’absence dans Lui dit-Elle, pour un absent, d’Anne Perrin

Résumé : le recueil poétique Lui dit-Elle Pour un absent d’Anne Perrin est taraudé par l’absence. Il est considéré comme un acte énonciatif visant toujours l’absent en interrogeant les limites du langage et mettant en question sa puissance d’exprimer l’intériorité. C’est le manque de l’autre, du mot adéquat…qui semble constituer non seulement la matière voire le matériau primitif du recueil mais aussi la condition de l’écriture poétique. 

Cette absence, inhérente à la poésie moderne, se matérialise sous maintes formes sur la plan typographique (point de suspension, le blanc). Ce blanc typographique ne constitue pas une faille du discours, mais il est l’équivalent de la présence de l’absence. Bref, il ne s’agit pas de définir l’absence comme le degré zéro de l’énonciation mais comme une présence qui accepte de conjuguer son mouvement avec celui de l’absence.

Les mots-clés : Présence-Absence-Vide-Blanc-Faille-Ressassement-Creux-Silence-Limites du langages- Rupture-Enonciation-

L’étude de l’absence dans la poésie  relève à priori du paradoxe, car dans le noirci de pages, le lecteur, avide de la trace écrite, ne s’attend pas à trouver des espaces vacants, qu’offre pourtant la poétesse.  Mais il s’avère bien que l’absence  est inhérente à la poésie voire à la littérature : elle hante le poème. Notre présent travail consiste à montrer que le discours poétique se trouve souvent dans l’impasse. Les mots ne peuvent pas exprimer le dedans. Qu’elle soit mode d’articulation ou thème irradiant l’absence dans Lui Dit-Elle Pour un absent habite sur multiples modes les poèmes. Il ne s’agit pas seulement de définir l’absence comme amenuisement du dire, comme un tarissement du langage, et comme le degré zéro du signifiant et de l’énonciation, mais comme une présence qui accepte de conjuguer son mouvement avec celui de l’absence.

Lui Dit-Elle Pour un absent d’Anne Perrin est son premier recueil poétique dont le socle est une rupture qui déclenche un dialogue entre un homme et une femme. Ainsi, Le recueil peut être envisagé comme un exercice de parole. Lui se détache, se décroche et elle s’attache et s’accroche. C’est via la poésie qu’elle tente de retrouver l’absent. Ainsi il s’avère que la présence de l’absence mérite d’être étudiée. Nous nous proposerons de concevoir l'œuvre d’Anne Perrin comme une œuvre de l’absence; une absence qui serait une condition de génération de l'œuvre.

Le verbe « dire » qui constitue la marque du discours du couple séparé, est le siège d’une curieuse ambivalence. En effet, en ouvrant le discours oral et en annonçant qu’une parole va être proférée, ce verbe rend compte non seulement d’une présence  plus ou moins affichée, mais aussi d’une absence voire présence d’une absence « Je me sens disparaitre absolument. J’ai le corps en abimes…Tout s’efface. Je sens que ça m’aspire… Absent de moi-même. Fantôme de mon existence »1.

 

Anne Perrin, Lui dit-elle - Pour un absent, Z4 éditions, 2018, 112 pages, 11 € 90.

Lui se laisse dominer indifféremment par ce sentiment de l’effacement de l’inexistence, due à la séparation. Les poèmes  de Lui et d’Elle abordent avec une puissance toujours renouvelée le thème de la rupture et de l’absence si  bien que cette absence constitue la matrice du recueil. Mais cet absent est fortement présent dans la mémoire de la femme « Je te songe/ Tu me ronges/ Je ne peux oublier/ Ce qui semble du passé »2 en dépit du refus de la réconciliation, de la décision de non-retour qui sont exprimés d’une manière littérale prosaïque « Je ne veux plus rien savoir de ta vie. Je ne veux plus entendre parler de toi. Je veux que tu dégages. Je veux que tu me foutes la paix. Je ne peux plus rien de ce que tu veux. Je ne veux pas que tu t’acharnes. Je ne veux plus que tu m’écrives. JE NE VEUX PLUS. »3. Lui appréhende bien qu’il faut cesser de courir après quelque chose qui appartient déjà au passé. 

Il y a dans le recueil deux écritures différentes, comme si Anne Perrin, cette technicienne de théâtre, recourait à cette double écriture qui met en scène deux personnes qui se sont aimées et qui sont séparées. Dans ce contexte Patrick Devaux parle d’un double style, l’un est prosaïque, l’autre est littéraire, poétique

Lui est parti mettant fin à la vie amoureuse du couple et laissant la femme seule, en proie au chagrin et à la douleur.  L’absence pèse beaucoup sur la femme au point qu’elle est habitée par le fantôme et le spectre poétique de son bien-aimé. La rupture est une épreuve qui comporte son lot de souffrances et de vide existentiel. Plus l’amour est intense plus les stigmates de la séparation sont inévitables. Le couple est unique et rien ne peut le remplacer. Quand tout s’écroule, la femme  sombre dans le gouffre infernal de la solitude, éprouve le sentiment d’abandon ; elle n’imagine pas survivre sans l’autre, l’horizon s’obscurcit, la vie perd sa saveur. Cela va sans nous rappeler « Un seul Être vous manque et tout est dépeuplé ». Lors d’une peine d’amour c’est la femme qui est quittée qui subit le choc et tombe dans la détresse.  C’est via la poésie qu’on fait face à la douleur et qu’on peut la surmonter.

La poésie d’Anne Perrin est un jeu entre présence et absence. Il est une sorte de vide que Lui et Elle éprouvent et qui suscite l’envie de la réconciliation. Le manque de l’autre a un impact sur la femme délaissée hantée par ce mouvement-le désir-vers Lui qui lui fait défaut. C’est ce creux qui permet à la poétesse d’écrire.

Le vide induit par l’absence de la personne aimée témoigne aussi en creux d’une forme de présence au monde, une présence qui s’énonce certes à partir de ce qui n’est plus mais où ce qui n’est plus appartient à un passé qui n’est pas dépassé donc qui résiste à l’oubli. L’absence ne multiplie pas la distance au contraire elle conduit à la proximité.

Il y a dans Lui Dit-elle pour un absent un moment où l’on garde le silence, un moment sans mot qui s’oppose à celui de ce verbe « dire ». L’expression de l’inexistence, due à la séparation, résiste à la poétesse, manque toujours au filet du langage « Dans le silence de la nuit. Je voulais te dire quelque chose, un je ne sais quoi »4. La poétesse ne dit pas ce qu’elle voudrait dire. Elle écrit donc en mot et en silence de sorte que la poésie semble être l’expérience de ratage ; la poétesse rate son objet en écrivant car elle ne trouve pas le mot exact qui peint son état d’âme. En effet, ce qu’elle exprime, éprouve à la séparation échappe au dire car cette intériorité  qu’il veut exprimer  échappe aux filets du langage poétique.

 Ce vide,  qui est un cadre pour un discours absent, semble être la condition de l’écriture. Par ce qu’Anne Perrin n’a rien à dire, elle laisse errer sa plume sur la surface blanche de la page. Bref, Il est toujours une part d’indicible, quelque chose d’intraduisible  et de tu dans tout poème. L’absence, dans le processus de création d’une œuvre poétique littéraire, ou, plus en général, artistique joue une fonction primordiale. Elle constitue le soubassement de l’œuvre. Donc elle est inhérente à la poésie voire à la littérature. L’absence est le moteur du poème qui permet à l’écriture de révéler ce qui n’est plus, en transgressant le noirci du recueil. Ainsi nous pensons que la thématique fondamentale dans Lui Dit-Elle Pour un absent, est effectivement ce qui se passe lorsque le langage fait défaut, lorsque le nom est sur le bout de la langue et ne franchit pas les lèvres, lorsque au lieu des vers, on a un trou, un vide qui paradoxalement réfère à une présence blanche5 ou fragile6. Cela nous rappelle la poésie de Pascal Quignard « la main qui écrit est plutôt une main qui fouille le langage qui manque »7 le nom sur le bout de la langue, « Nous sommes une langue qui n’est pas installée dans la bouche mais qui vacille sur le bout de la langue, qui cherche sur les lèvres à jamais ce qui ne s’y trouve pas. Penser, c’est chercher des mots qui font défaut »8.

 Anne Perrin veut dire que l’écriture poétique pactise avec l’absence que les mots signifient et veulent dire ce qui leur manque parce que dès que « ce sens est créé, il est voué à la mort par son approche de l’absence définitive »9 puisque le mot écrit  ne peut jamais atteindre la chose qu’on veut exprimer ; le mot n’existe que dans la mesure où il n’est pas chose, où il est absence de chose. Il parait que tout mot manque sa chose, son objet. Il est toujours quelque chose qui manque.

La poésie d’Anne Perrin ne dit pas toujours. Elle peut se trouver face à une impasse puisque le mot rate la chose qu’il veut nommer de sorte que le discours est toujours réducteur. Dire ou écrire un mot c’est faire disparaitre la chose car le mot représente l’objet dans son absence. Ainsi le langage en général et notamment le langage poétique ne désigne que l’absence. « Les mots, nous le savons, ont le pouvoir de faire disparaitre les choses, de les faire apparaître en tant que disparues, apparence qui n’est que celle d’une disparition, présence qui, à son tour, retourne à l’absence »10. Selon Blanchot, écrire permet de rendre présent ce qui est absent et dont l’écriture prend la place.  Ce qui devient création poétique, ce qui se transforme en poésie, en page écrite, n’existe plus, donc, concrètement, à l’extérieur de cette page, hors des mots que le poète ou la poétesse  a choisis pour reconstruire son recueil.

Les mots de la poétesse ne se doivent pas servir à désigner quelque chose ni à donner voix à personne, mais ils ont leurs fins en eux –même. Comme le signifiant qui renvoie toujours à un autre signifiant, le ce à quoi la parole réfère –le soi, le vécu, le monde- est évacué ou plutôt évidé. Le dit poétique, ne (re)présente rien mais (se)présente dans son absence. Le recueil  est ce qu’il dit et ce qu’il ne dit pas. L’œuvre poétique, un aveu de manque, n’est qu’absence, ressassement, et silence. 

Il s’avère que ce qui importe dans la poésie d’Anne Perrin, qui est conçue comme une  communication poétique, c’est d’entendre ce qui n’est pas exprimé, car le discours en général et notamment le discours poétique porte en lui tous les mots qu’il ne dit pas, et parce que c’est ce qui échappe aux mots que les mots doivent dire.

La poétesse donne corps à un abstrait dans la mesure où l’absence se matérialise sous maintes formes sur la plan typographique (point de suspension, le blanc). Ce blanc typographique11 ne constitue pas une faille du discours, mais il est l’équivalent de la présence de l’absence. Ecrire l’absence, c’est ne pas noircir la page, c’est désirer la transparence. L’écriture d’Anne Perrin est teintée de blancheur et de transparence. Toutefois il faut souligner que l’écriture « blanche » chez Anne Perrin n’est pas à confondre avec l’écriture blanche et minimaliste que Barthes a utilisée pour qualifier celle de Camus e de Blanchot qui évoque la monotonie, la platitude, le peu de rhétorique, le peu de style et le peu de la manifestation de la subjectivité. Si le blanc domine la trace écrite c’est parce que l’espace creux, les zones vides, semblent être la condition de l’écriture poétique voire de la littérature, et sur le plan énonciatif (les pronoms personnels absents lui et elle).

Il s’avère que dans la poésie d’Anne Perrin il n’y a de prédication que d’absence. Ceci suscite notre curiosité : Quel est le rôle du thème de l’absence dans l’écriture poétique d’Anne Perrin ? L’écriture de l’absence, dans le recueil ne devient pas source de tarissement, mais se fait génératrice, puisqu’elle part de la donnée d’un manque, d’un creux profond et apparemment impossible à colmater, pour déclencher une création poétique qui vise à mettre fin à l’absence, afin de pouvoir, d’une certaine façon, renouer la relation amoureuse. Ainsi La poésie, c'est le vecteur qu'elle utilise pour tenter de le retrouver.

C’est ce qui est absent qui est omniprésent dans les poèmes (il, elle, le mot qui dit la souffrance…). A l’instar d’Orphée, la poétesse évoque ce qui n’est plus. C’est le manque de l’autre, du mot adéquat…qui semble constituer la matière voire le matériau primitif du recueil. La poésie est nostalgique par excellence. La perte, le manque sont essentiels pour créer le poème. Force est de souligner que cesser d’entretenir une relation amoureuse ne signifie pas que tout s’efface car ce qui disparait revient. Rompre avec ce qu’on aime échappe à l’oubli de sorte qu’on ne guérit pas d’une rupture ; ce qui est absent est fortement présent. Il n’y pas d’absence, mais présence de l’absence.

Si on pense l’absence comme une omniprésence, c’est que l’absent n’est pas loin, il est toujours là, il est partout « parce que partout il y a toi »12 car l’oubli est impossible et la mémoire est plus tenace que la disparition. L’absent nous escorte, fait partie de nous non pas parce que le passé survit au présent mais parce que il vit en nous pour l’éternité « Toujours dans la nuit/ Il y aura ce phare/ De ton image/ J’en garderai/ Comme le souvenir/Qui jamais ne s’éteint »13.

Les « absences » appartiennent à la constitution du recueil, dont elles ne peuvent être séparées ou isolées, à moins de prendre le risque de sombrer dans le vide absolu ; ce sont en quelque sorte des absences présentes, même si les marques de leur présence sont indirectes.

Ceci signifie qu’il n’y a d’absence qui ne requière les signes d’une présence, par laquelle elle n’est pas une pure absence.  C’est ce blanc typographique qui nous dit le froid de glace, la vie blanche que la femme séparée mène. Quant aux mots qui échappent aux filets du langage poétique, ils occupent une certaine place non seulement entre les vers et au-delà de ce que ceux-ci énoncent expressément. 

Conclusion :

L’écriture de l’absence ne se borne pas à démontrer que le sentiment causé par la rupture est inexprimable mais elle  met en question le langage et interroge ses limites. En effet, L’incapacité de dire s’explique d’une part par le fait que ce qui émane de l’intérieur demeure indicible et d’autre part par l’insuffisance et les limites du langage.

Force est de constater aussi qu’il est impossible d’exprimer l’impact de la fêlure causée par la rupture. Car la description du for intérieur brisé par la séparation échappe aux filets du langage poétique. Mais il faut souligner que l’absence est imputée aussi à la nature du langage. Le recueil donc interroge les limites du langage et met en question sa puissance d’exprimer l’intériorité.

Connaître une œuvre poétique, c’est appréhender ce dont elle dit sans le dire. En effet, une analyse véritable doit rencontrer un jamais dit, un non-dit initial. Elle vise l’absence d’œuvre qui est derrière toute œuvre, et la constitue. Si le terme structure a un sens, c’est dans la mesure où il désigne cette absence. L’œuvre existe surtout par ses absences déterminées, par ce qu’elle ne dit pas, par rapport à ce qui n’est pas elle. Mais les poèmes, par incapacité de révéler le for intérieur, cachent, apparemment,  quelque chose, qui se manifeste dans son absence et donc disent sans dire  tout ce qu’ils veulent dire. Le langage particulièrement poétique est d’abord et irréductiblement rapport à autrui comme le soulignait Jacques Derrida. La poésie engage la responsabilité du sujet parlant dans ses rapports avec cet autre qui est absent. On peut envisager ainsi le recueil poétique comme un acte énonciatif visant l’absent. 

Il reste à dire que faire de l’absence le paradigme du recueil semble être un signe de la modernité en poésie. La poésie moderne tend vers son essence, son origine, son amont : le silence voire l’absence qui précède la verve poétique. Ecrire un poème pour ces poètes de l’absence c’est comme a signalé Quignard dans Le vœu du silence, c’est « Parler en se taisant, parler en silence, ouvrir la bouche sans ouvrir la bouche, ne pas desserrer les lèvres et communiquer cependant aux mains le mouvement qui d’ordinaire s’imprime sur les lèvres, s’enfoncer dans le silence tout en demeurant dans le langage, etc. – tout cela c’est en effet ‘écrire’ »14. Il en découle que l’absence signale apparemment une faille dans le langage poétique, mais en réalité avec cette faille, Anne Perrin bâtit une poésie fondée sur une écriture à partir des limites du langage.

Il reste à dire que les poètes modernes ne visent pas dans leurs œuvres la complétude. Ils se servent dans leurs poèmes d’un minimum de mots pour aboutir au maximum de signification. C’est une paresse ou défaillance préméditée en vue d’engrosser le lecteur. Enfin la lecture de l’absence est un autre champ d’investigation qui peut être abordé dans une perspective herméneutique, constitue un projet de recherche qui est ambitieux. 

Notes

[1]Anne Perrin, Lui Dit-Elle Pour un absent, Z4 Editions, p.42

[2] Ibid., p.61.

[3] Ibid., p.39.

[4] Anne Perrin, Lui-Dit Elle Pour un absent, op.cit., p.62

[5] Anne Perrin, Lui-Dit Elle Pour un absent, op.cit., p.54

[6] Ibid., p.43.

[7]Pascal Quignard). Pascal Quignard le solitaire : rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Paris, les Flohic, coll. « Les Singuliers », 2001, p.13.

[8] Ibid., p.102.

[9] Maurice Blanchot, La part du feu, Gallimard, 1949, p.34.

[10] Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, 1955, p.45.

[11] Anne Perrin, Lui Dit-Elle Pour un absent, op.cit., p31, 36, 56,57, 67,73, 88

[12] Anne Perrin, Lui Dit-elle Pour un absent, op.cit., p.58.

[13] Ibid., p.2.

[14] Pascal Quignard, Le vœu du silence, Fata Morgana, 1986, p.28.

Présentation de l’auteur

Anne Perrin

Anne Perrin est née le 15 mars 1966 à Genève. Technicienne de théâtre, assistante de réalisation, auteure et réalisatrice de films, elle obtient son diplôme de l’Ecole Supérieure des Arts Visuels de Genève en 1991. La nouvelle The Nana a été publiée dans un recueil Le dos de la cuiller aux éditions Paulette en novembre 2013, à  Lausanne. 

Bibliographie

Tu la baises, Z4 Editions, coll. Bleu Turquin, octobre 2019, 148 p.-, 14 euros

Cet amour-là, jacques Flament, 2020.

De l'amour ou presque, jacques Flament, 2020.

Lui dit-elle, Pour un absent, Z4 éditions.

Poèmes choisis

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