Benedikt Livchits, parcelles d’un parcours poétique
Poète d’expression russe né à Odessa en 1886 dans une famille juive, Benedikt Livchits est l’une des figures les plus méconnues de l’avant-garde littéraire russe du début du XXe siècle. Auteur de plusieurs recueils de poésie et de deux anthologies de poètes français traduits en russe, il a joué un rôle essentiel de passeur entre les cultures, introduisant notamment Rimbaud, Laforgue et Corbière auprès du public russe.
Victime des purges staliniennes, il est arrêté en 1937 lors de la répression contre les écrivains de Léningrad, accusé à tort d’activités contre-révolutionnaires, puis exécuté en 1938. Réhabilité en 1957, il faudra attendre 1989 pour que l’ensemble de son œuvre soit enfin publié en Russie en un seul volume. À ce jour, seuls ses mémoires, L’Archer à un œil et demi, ont été traduits en français (éditions L’Âge d’Homme).
L’originalité de Livchits réside dans sa trajectoire littéraire singulière : il traverse tous les grands mouvements poétiques russes du tournant du XXe siècle - symbolisme, futurisme, acméisme - sans jamais se laisser complètement posséder par eux. Bien qu’il figure parmi les théoriciens du cubo-futurisme, l’intégralité de son œuvre poétique se distingue par un classicisme et une rigueur à rebours des expérimentations formelles et sémantiques de Maïakovski ou de Khlebnikov.
Les poèmes que nous présentons au lecteur proposent une méditation sur la condition humaine, la vocation du poète, et la possibilité de la beauté dans un monde en crise. Ces poèmes écrits il y a près d’un siècle frappent par leur actualité : la crise de la parole, le sentiment d’exil, la quête de sens dans un monde fragmenté, résonnent fortement avec nos préoccupations contemporaines. Tout en s’inscrivant dans la tradition lyrique russe, Livchits propose une vision singulière, à la fois désespérée et lumineuse, du rôle du poète.

∗∗∗
Нет, ты не младшая сестра
Двух русских муз первосвященных,
Сошедшая на брег Днепра
Для песен боговдохновенных,—
И вас не три, как думал я,
Пока, исполнена земного,
В потоке музыки и слова
Не вознеслась душа моя,—
Но, дольней далека обузы
И в солнце звука облачась,
Ты триединой русской музы
Являешь третью ипостась.
1919
Tu n’es pas la sœur cadette, non
De ces deux muses russes sibyllines,
Tu descends à la rive du Don,
Chanter des chants d’inspiration divine.
Vous n’êtes pas trois, thèse erronée,
Tant que mon âme de ce corps-tombeau,
Dans le flot de la musique et des mots
N’est encore pas ascensionnée,
Mais à ce fardeau charnel étrangère
Et toute drapée de son solaire,
Tu révèles l’hypostase dernière
De la muse russe trinitaire.
1919
∗∗∗
Он мне сказал: «В начале было Слово...»
И только я посмел помыслить; «чье?»,
Как устный меч отсек от мирового
Сознания — сознание мое.
И вот—земля, в ее зеленоватом,
Как издали казалось мне, дыму,
Откуда я на тех, кто был мне братом,
Невидящих очей не подыму.
Как мне дано, живу, пою по слуху,
Но и забывши прежнюю звезду,
К Отцу, и Сыну, и Святому Духу
Я вне земного времени иду.
Декабрь 1919
« Au commencement était le Verbe » m’a-t-il dit.
« A qui est le verbe ? » ai-je à peine osé penser,
Quand une parole, épée de la bouche sortie,
De la conscience du monde m’a expulsé.
Et voilà la terre dans sa verdâtre fumée
(dans laquelle elle semblait de loin s’abîmer),
Voilà la terre où je ne lèverais plus jamais
Mes yeux aveugles sur ceux qui ont su m’aimer.
Je chante à l’oreille et je vis comme il m’est donné
Mais ayant oublié l’étoile révolue,
Vers les trois personnes de la Sainte Trinité,
Hors du temps terrestre, mon chemin continue.
Décembre 1919
∗∗∗
Не обо мне Екклезиаст
И озаренные пророки
Вам поклялись,—и не обдаст,
Когда окончатся все сроки,
Меня ни хлад небытия,
Ни мрак небесныя пустыни:
Пред Господом предстану я
Таким, как жил, каков я ныне.
Расторгнув круг семи планет,
Куда от века был я вброшен,
Не о делах моих, о нет,
Я буду в оный час допрошен.
Но в совершенной тишине
Первоначального эфира,
В прамусикийском слиты сне,
Мимо пройдут все лиры мира.
И если я свой дольний стих
Всегда слагал во славу Божью,
Не опорочив уст моих
Люциферическою ложью, —
На страшном для меня суде,
Приближен к лирному Синаю,
В богоявленной череде
Я лиру милую узнаю.
Но если в мире я нашел
И пел лишь хаос разделенья,
Одни разрозненные звенья
Да праздных радуг произвол, —
К немотствующему туману
Вотще я слухом стану льнуть
И, отрешен от лиры, кану
В прамусикийский Млечный Путь.
1919
Ne croyez ni les prophètes illuminés
Ni ce que l’Ecclésiastes aurait pu vous jurer
A tort à mon sujet, car en vérité,
Quand tous les sabliers se seront écoulés,
Je ne serais plongé ni dans la froideur
Du non-être, ni dans le sombre firmament :
Je paraîtrais debout devant le Seigneur,
Tel que j’étais et tel que je suis à présent.
Brisant le cercle des sept constellations
Où, pendant des siècles, j’ai été rejeté
Ce n’est certes pas de mes propres actions
Que j’aurais à répondre, au jugement dernier.
Mais dans le silence noir le plus complet
De l’éther existant depuis la création,
Les lyres du monde viendront défiler
Dans les rêves proto-musicaux en fusion.
Et si j’ai composé mes humbles suppliques
Toujours à la seule gloire du Créateur,
Et jamais aucun mensonge diabolique
N’a perverti mes lèvres ni sali mon cœur.
A l’heure du jugement qu’on dit dernier,
Aux alentours du Sinaï, montagne lyrique,
Je reconnaîtrais ma lyre bien-aimée
A travers la grande cohue épiphanique.
Mais si, dans ce monde, je n’ai rencontré
Et chanté que le chaos de la désunion,
Et ces quelques chaînes éparses de maillons
Quelques arcs-en ciel oisifs et décentrés,
Je tenterais alors en vain de m’accrocher
Par l’écoute au brouillard glacial et muet
Et arraché à ma lyre, je me noierais
Dans la proto-musicale Voie Lactée.
1919
∗∗∗
Я знаю: в мировом провале,
Где управляет устный меч,
Мои стихи существовали
Не как моя — как Божья речь.
Теперь они в земных наречьях
Заточены, и силюсь я
Воспоминанием извлечь их
Из бездны инобытия.
Пою с травой и с ветром вою,
Одним желанием греша:
Найти хоть звук. где с мировою
Душой слита моя душа.
1919
Je le sais : dans le gouffre de l’univers
Où l’épée du verbe règne et domine
J’ai pu quelque fois composer quelques vers
Parole non pas mienne, mais divine.
Maintenant, dans les dialectes de la terre
Mes poèmes sont hélas emprisonnés
Et par la mémoire, j’œuvre à les extraire
Hors de l’abîme de l’altérité.
Je chante avec l’herbe et hurle avec le vent
Mon seul péché : le désir éternel
De trouver parfois ne serait-ce qu’un chant
Liant mon âme à l’âme universelle.
1919
∗∗∗
Нет, не в одних провалах ясной веры
Люблю земли зеленое руно,
Но к зрелищу бесстрастной планисферы
Ее судеб я охладел давно.
Сегменты. Хорды. Угол. Современность.
Враги воркуют. Ноги на скамье.
Не Марксова ль прибавочная ценность
Простерлась, как madame de Рекамье.
Одни меридианы да широты,
И клятвы муз не слышно никогда:
Душа! Психея! Птенчик желторотый!
Тебе не выброситься из гнезда.
О, только б накануне расставанья
Вобрать наш воздух, как глоток вина,
Чтоб сохранить и там – за гранью сна –
Неполной истины очарованье.
Non, ce n’est pas seulement faute d’une foi claire
Que la toison verte de la terre m’est chère,
Mais le spectacle de l’impassible planisphère
Et son destin depuis fort longtemps m’indiffèrent.
Des segments. Des cordes. Un angle. La modernité.
Les rivaux pépient. Les pieds sur un banc posés.
N’est-ce pas là, telle Madame de Récamier,
La plus-value de Marx sur un lit allongée ?
Rien que des latitudes et rien que des méridiens,
Nul n’a entendu le serment des égéries,
Ô mon âme ! Ô ma Psyché ! Ô béjaune poussin !
Nul ne saura jamais te pousser hors du nid.
La veille de la séparation, si l’on pouvait
Savourer l’air tel une gorgée de rosé
Afin, au-delà du sommeil, de sauvegarder
Le charme discret d’une demi-vérité.
∗∗∗
Как только я под Геликоном
Заслышу звук шагов твоих
И по незыблемым законам
К устам уже восходит стих,
Я не о том скорблю, о муза,
Что глас мой слаб. и не о том,
Что приторная есть обуза
В спокойном дружестве твоем,
Что обаятельного праха
На легких крыльях блекнет цвет,
Что в зрелом слове нет размаха
И неожиданности нет.
Но изрыгающего воду
Слепого льва я помню вид,
И тяготенья к небосводу
Напрасные кариатид.
Затем что в круг высокой воли
И мы с тобой заточены,
И петь и бодрствовать, доколе
Нам это велено, должны.
A l’aval de l’Hélicon inaccessible,
Dès que j’entendrais le bruit de tes pas,
Conformément à une loi inflexible,
Un vers aussitôt aux lèvres montera,
Mais ne crois pas, ô muse, que je me plaigne,
De la triste faiblesse de ma voix,
Ni que le fardeau écœurant ne contraigne
Ton amitié tranquille, loin de là.
Ni que la couleur des débris ravissants
Ne déteigne sur les ailes éthérées,
Ni que le verbe si mûr soit impuissant,
Qu’on n’y trouve plus rien d’inespéré.
J’ai souvenance du spectacle du lion,
Bête aveugle crachant l’eau, vomissant,
Et de ces cariatides à l’abandon,
Elancées au ciel, inutilement.1
Au cercle supérieur de la volonté
Nous sommes toi et moi emprisonnés,
Et nous devons ainsi veiller et chanter
Le long du temps qui nous est ordonné.
∗∗∗
Как душно на рассвете века!
Как набухает грудь у муз!
Как страшно в голос человека
Облечь столетья мертвый груз!
И ты молчишь и медлишь, время,
Лениво кормишь лебедей
И падишахствуешь в гареме
С младой затворницей своей.
Ты все еще в кагульских громах
И в сумраке масонских лож.
И ей внушаешь первый промах
И детских вдохновений дрожь.
Ну, что ж! Быть может, в мире целом
И впрямь вся жизнь возмущена
И будет ей водоразделом
Отечественная война;
Быть может, там, за аркой стройной,
И в самом деле пышет зной,
Когда мелькает в чаще хвойной
Стан лицедейки крепостной.
Но как изжить начало века?
Как негритянской крови груз
В поющий голос человека
Вложить в ответ на оклик муз?
И он в беспамятстве дерзает
На все, на тяги дикий крик,
И клювом лебедя терзает
Гиперборейский Леды лик.
Que l’aube étouffante de ce siècle est pénible !
Et que la poitrine des muses est gonflée !
Et pour une voix humaine, qu’il est terrible
De porter le poids mort du temps écoulé !
Tu gardes le silence et tu paresse, ô temps,
Tu nourris les cygnes d’une main diffuse,
Et tu sultanises dans ton harem persan
La jeune captive que tu tiens recluse.
Or, sous les tonnerres de Cahul, tu demeures
Dans l’obscurité des loges maçonniques.
Déjà tu lui apportes sa première erreur
Et un grand frisson d’inspiration ludique.
Il est possible que, de par le monde entier,
Toute la vie soit devenue chaotique,
Une nouvelle page en est peut-être tournée
Avec la guerre qu’on dit patriotique2 ;
Peut-être qu’un feu ardent crépite et rugit
Vraiment, là-bas, derrière l’arche élancée,
Quand la figure du comédien asservi
Défile dans le bosquet de pinacées.
Comment peut-on esquiver ce siècle naissant ?
Et comment instiller le sang nègre dans
La voix et les strophes de l’homme répondant
A l’appel insistant des muses en chantant ?
Et, encore inconscient, il ose téméraire
Prêt à tout, au cri sauvage du halage,
Et de son bec acéré de cygne, il lacère
De la Leda l’hyperboréen visage.
∗∗∗
Уже непонятны становятся мне голоса
Моих современников. Крови все глуше удары
Под толщею слова. Чуть-чуть накренить
небеса —
И ты переплещешься в рокот гавайской гитары.
Ты сумеречной изойдешь воркотней голубей
И даже ко мне постучишься угодливой сводней,
Но я ничего, ничего не узнаю в тебе,
Что было недавно и громом и славой господней.
И, выпав из времени, заживо окостенев
Над полем чужим, где не мне суждено
потрудиться,
Ты пугалом птичьим раскроешь свой
высохший зев,
Последняя памяти тяжеловесной зарница...
Чуть-чуть накренить эти близкие к нам небеса,
И целого мира сейчас обнажатся устои,
Но как заглушу я чудовищных звезд голоса
И воем гитары заполню пространство пустое?
Нет, музыки сфер мы не в силах ничем
побороть,
И, рокоту голубя даже внимать не умея,
Я тяжбу с тобою за истины черствый ломоть
Опять уношу в запредельные странствия, Гея.
2 мая 1929 Ленинград
Je ne comprends déjà plus les voix contemporaines,
Peu à peu, les battements du sang sont assourdis par
Les mots épais. Si tu inclines les cieux, à peine,
Tu te mêleras au rugissement de la guitare.
Tu viendras au chant des colombes crépusculaire,
Tu frapperas même chez moi, servile maquerelle,
Mais je ne reconnaitrais plus ce qui fut naguère,
Même en toi, la gloire et le tonnerre de l’Eternel.
Je suis tombé du temps, je suis l’ossifié vivant
Dans un champ étranger que d’autres doivent labourer,
Tu ouvres ton gosier sec, épouvantail glaçant,
Comme un dernier éclair d’une mémoire saturée…
Incliner à peine ces cieux à portée de main
Pour mettre à nu les fondations du monde sans retard,
Mais comment étouffer la voix des astres inhumains,
Et remplir l’espace vide du cri de la guitare ?
Oui, la musique des sphères nous est invincible
Et je ne peux écouter le grondement des pigeons,
Entre nous se dresse une vérité irascible,
Gaïa, je l’emporterai encor vers d’autres horizons.
2 Mai 1929, Leningrad
∗∗∗
Покуда там готовятся для нас
Одежды тяжкие энциклопедий,
Бежим, мой Друг, бежим сейчас, сейчас,
Вслед обезглавленной Победе!
Куда не спрашивай: не все ль равно?
Все злаки золоты, все овцы тучны.
На площадях кипящее вино
И голос лиры — неразлучны.
О милая, как дивно по волнам
Твоим нестись за облачную овидь
И эту жизнь, дарованную нам.
И проклинать, и славословить!
Все истина—о чем ни запоем,
Когда, гортанное расторгнув пламя,
Мы захлебнемся в голосе твоем,
Уже клокочущем громами.
Куда ни глянь—курчавый произвол
Водоворотов, и в окно ковчега
Ветхозаветным голубем глагол
Опять врывается с разбега.
Масличное дыхание чумы
И паводью воркующая слава,—
Бежим, мой друг, покуда живы мы,
Смертельных радуг водостава!
Бежим, бежим! Уже не в первый раз
Безглавая уводит нас победа
Назад, в самофракийский хризопраз
Развоплотившегося бреда.
Все—только звук: пенорожденный брег,
Жена, любовь, судьба родного края,
И мы, устами истомленных рек
Плывущие, перебирая.
Pendant que pour nous, là-bas, se préparent
De pesants vêtements d’encyclopédies
Fuyons vers la décapitée victoire,
Fuyons tout de suite, mon amie !
Mais que t’importe la destination,
Les épis sont dorés, gras sont les moutons.
Le vin des places est en ébullition,
Et les lyres chantent à l’unisson.
Quel plaisir, ma chère, de naviguer
Tes vagues au-delà de la vision voilée
Et cette vie-là qui nous est donnée,
De la maudire et de la louer !
Tout est vérité – qui dira l’émoi ?
Quand la flamme gutturale sera mourante,
Nous nous étoufferons dans ta voix
De tonnerre bouillonnante.
Tout autour, la tyrannie despotique
Des tourbillons, et dans l’arche de Noé,
Le verbe, vieille colombe biblique
Par la fenêtre, s’est engouffré.
Le souffle gras et poisseux de la peste
Le déluge et son glorieux roucoulement, —
Fuyons donc, tant que nous sommes vivants
Le cours d’eau aux arcs-en-ciel funestes !
Fuyons ! La victoire décapitée
Nous a, souviens-toi, bien des fois ramenés
Vers le roc de Samothrace étêté
Dans un délire désincarné.
Tout n’est que son de l’écume sorti,
Femme, amour, et le destin de la patrie
Et aux bouches des rivières épuisées,
Nous flottons, nous brassons l’eau brisée.
∗∗∗
Еще не кончен путь печальный,
А сердце, снова налегке,
Откалывает пляс охальный
В обросшем мясом костяке.
Ну что ж. стремись навстречу бури
Да здравствует распад, разброд!
Отдай телурию телурий
И водороду — водород.
А я, от века неделимый
И ровный самому себе,
Я изменю лишь облик зримый,
Не изменив своей судьбе.
И там, за гранью ночи явной —
Ехсеlsior! Ехсеlsior! —
Который раз в неравноправный
Вступлю я с жизнью договор.
Ce triste chemin n’est pas encor fini,
Et le cœur retrouvant sa légèreté,
Dans le grand squelette de viande garni,
Se jette dans une danse éhontée.
Eh bien, va à la rencontre du cyclone
Vive le désordre et la destruction
Rend soigneusement le carbone au carbone,
Et rapporte les cations aux cations.
Quant à moi, depuis toujours indivisible,
Egal à moi-même pour l’éternité,
Je change seulement mon aspect visible
Mais ne change jamais de destinée.
Ainsi, je conclurais encore un accord—
Encore inéquitable avec la vie
(Un cri retentit ) Excelsior ! Excelsior ! —
Là-bas au-delà de la claire nuit.
∗∗∗
Notes
Merci à Anastasia Sakhnovskaia-Pankeeva pour sa précieuse relecture.