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Claudia Schvartz : Grand soif de lumière

Poète et éditrice argentine, Claudia Schvartz interroge particulièrement les relations humaines, la fiabilité des conversations et l’interprétation à donner aux sous-entendus, rejoignant en s’y impliquant personnellement les ambiguïtés relevées par Nathalie Sarraute dans Les fruits d’or et dans L’ère du soupçon, à propos du jeu entre conversation et sous-conversation.

Ainsi écrit-elle dans son recueil Alcanfor (p. 74) :

Tomo nota

¿Nota en falso 
O falsa nota?
Ya no sé quién es quién
Dado el paso
Felonía o apariencia 
Echado el dado está

Je prends note

Note fautive 
Ou fausse note ?
Je ne sais toujours pas qui est qui
Une fois franchi le pas
Félonie ou apparence
    Les dés sont jetés

 

Mais les incertitudes à propos de « qui est qui » s’inscrivent dans un cadre plus large : celui du monde lui-même, pris de contradictions entre l’histoire fautive et les fautes à réparer, sans savoir si le temps suffira à modifier l’horizon. L’exigence est minée par le doute :

 

Hay y no hay tiempo
Tiempo hacia el mundo o pequeños tiempos
hacia la descendencia
un futuro que debe
por fuerza tiene que ser distinto
Tantos han sido los fracasos
Algo, alguien tiene que salir limpio

(Poemas impugnados, p. 45)

 

Il y a, il n’y a pas le temps
Du temps pour le monde ou des temps courts
pour les descendants
un futur qui doit
qui se doit d’être différent
Tant de catastrophes se sont produites
Quelqu’un, quelque chose de pur doit en sortir 

 

Cet humanisme trempé dans l'inquiétude et l’amour des êtres au-delà de tout caractérise la poésie de Claudia Schvartz. Une poésie qui s’écrit directement avec l’âme plutôt qu’avec la pensée seule, et qui s’exprime dans la sobriété et la modestie de qui a grand soif de lumière.

 

∗∗∗

Poèmes de Claudia Schvartz

Traduction Jacques Rancourt

HUESITOS

Como aire sobre la hornalla
Este trueno interminable
Ronco soplido
 el calor
Sobre mi espíritu en congoja

Luchaba por encontrar una palabra
que abriera en la dolida expresión
cargada de voluntarioso esfuerzo 
un rostro que pensara con bondad
el incontenible curso de la vida

Sí, muy parecidas
Pero esencialmente opuestas
Huir de mí?
Huir las dos
Acaso es este peso mi existencia?

Confabulaba
gestos contra palabras
Pero no se trataba de hipocresía
Un punto ciego, tal vez
Toda nitidez pasa en el cuerpo
Y requiere estricta línea de tiempo
Poder pensar

Esa tristeza no es fácil de mitigar
Al menos si se abriera una nueva perspectiva
Eso desea quien se duele
Y no tolera la obscena invasión de los sentidos
Ni regresa a los lugares
Donde -un cordial saludo, quizá -
La sorprendiera

Aquella antigua voz
Un peldaño o la rama florida
Que idéntica
Sobre el muro          
Extiende su insistencia estremecida

 

KITKATS

Comme l’air sur le poêle
ce tonnerre sans fin
ce souffle rugueux
cette chaleur
sur mon esprit affligé

Elle s’efforçait de trouver un mot
qui ouvrît dans son expression chagrinée
pleine de bonne volonté
un visage abordant avec bonté
le cours imparable de la vie

Oui, très semblables
mais essentiellement opposées
Me fuir ?
Fuir toutes deux ?
Ma vie serait-telle ce fardeau ?

Elle emmêlait
gestes et paroles
Mais il ne s’agissait pas d’hypocrisie
Un angle aveugle, peut-être
que toute clarté passe par le corps
et que de pouvoir penser
requiert une chronologie bien ordonnée

Cette tristesse n’est pas facile à atténuer
au moins si s’ouvrait une nouvelle perspective 
c’est ce qu’attend la personne qui souffre
sans tolérer l’invasion obscène des sens
ni retourner sur les lieux
où… un salut cordial, peut-être…
la surprendrait

Cette voix ancienne
échelle ou branche fleurie
qui inchangée
sur le mur
vacille avec obstination

 

HEL EGOÍSMO DE LOS SANOS

a la memoria de Cacho Rascovsky

-Nada de música. Ni televisión. Ni radio. No quiero nada. 
Sólo silencio.

-Pero yo podría leerte lo que quieras, le dije. El 
Cantar, si querés. O…

Los grandes ojos se abrieron inmensos. Y sus 
labios. Los dientes pequeños.

-La boca rara, tengo. Seca y áspera. No sé por qué. 
Sed no tengo. Viste la sonda. Pero tengo que comer. 
Muchas veces al día. Me paso el día comiendo. Qué 
cansancio. Otra vez comer…

Había abierto los ojos, tal vez sintiendo la presencia 
de alguien otro en la habitación. En la cama de al 
lado, la presencia de un enfermo silenciaba las 
voces, acercaba los gestos.

-Yo dije que no quería ver a nadie.

-Pero yo no podía dejar de venir. Qué vas a hacer. 
No podía.

-Viene mi hermana y se sienta ahí con todas las 
cosas que sé que tiene que hacer. Una pérdida de 
tiempo. Y me dice que no tiene nada que hacer. 
Pero hace. Me cambia todo de lugar. Arregla. Pero a 
su manera. Cuando se va, así sin lentes, no 
encuentro nada.

El egoísmo de los sanos- pero no lo dije. Todo lo 
que no fuera silencio o escucharlo, a él, era ruido.

-¿Y ahora qué hora es? ¿Las siete?

-No, todavía falta… recién son las cuatro.

-¡Las cuatro!

 

LÉGOÏSME DES BIEN PORTRANTS

à la mémoire de Cacho Rascovsky

– Pas de musique. Ni télévision. Ni radio. Je ne
veux rien. Juste le silence.

– Mais je pourrais te lire ce que tu veux, lui dis-je.
Le Cantique des Cantiques, si tu veux. Ou...

Ses grands yeux s’écarquillèrent. Ses lèvres aussi.
De si petites dents.

– J’ai la bouche bizarre. Sèche et râpeuse. J’ignore
pourquoi. Je n’ai pas soif. Tu as vu la sonde. Mais il
faut que je mange. Plusieurs fois par jour. Je passe
ma journée à manger. Quelle fatigue. Manger
encore une fois...

Il avait ouvert les yeux, sentant peut-être la présence
de quelqu’un d’autre dans la pièce. Sur le lit d’à
côté, la présence d’un malade faisait baisser les
voix, rapprochait les gestes.

– J’ai dit que je ne voulais voir personne.

– Mais je ne pouvais pas m’empêcher de venir. Que
veux-tu. Je ne pouvais pas.

– Ma sœur arrive et s’assoit ici avec toutes les
choses qu’elle a à faire. Une perte de temps. Et elle
me dit qu’elle n’a rien à faire. Mais elle le fait. Elle
me déplace. Rectifie. Mais à sa manière. Quand elle
s’en va, moi, sans mes lunettes, je ne retrouve rien.

L’égoïsme des gens bien portants – mais je ne l’ai
pas dit, elle. Tout ce qui ne fût pas silence ou de
l’écouter, lui, n’était que bruit.

– Et maintenant quelle heure est-il ? Sept heures ?

– Non, pas encore... quatre heures vient de sonner.

– Ah ! quatre heures !

 

NERVADURAS

El país sin mi padre
Todos sus ecos en el comentario
Hay quién
y quien no

La voz sonríe … a veces
Otras, trae una indecible tristeza
o vibra en violencia insolente
La misma voz, moviendo sus sonidos

Sintió pudor
al hablarme del nene
pudor, tal vez
o temió que envidiara
su inmensa felicidad de ancestro

 Ah, Vida, apasionante vida!

 

NERVURES

Le pays sans mon père
Tous ses échos dans la remarque
Il y en a qui
et d’autres non

La voix sourit... parfois
D’autres fois, elle traîne une tristesse indicible
ou vibre dans une violence insolente
La même voix, changeant de ton

Il resta discret
en me parlant du petit
discret, ou peut-être
craignit-il que j’envie
son immense bonheur de grand-père

Ah, la Vie, passionnante vie !

 

 

Como tantos libros que demoro en leer

Al fin he dado con éste
Y aunque tanto tardé en llegarle
Era libro para mí.
Tal vez su autor tuviera mi edad actual
Y entonces sí los espejos funcionan como puertas
Y quiebran el tiempo lineal en un solo verso
Chispa que acalla todo el resto

Discurrir. Y de pronto
La defendida pena
Es transparente
Y se repliega si la quiero consentir

Ya no sé qué es lo que me enciende
Más bien siento el peso de las cosas
reúno amistades siempre esquivas
soy una lejana amiga de la infancia
…¡ah otra vez sin terminar el verso!

 

Comme tant de livres que je mets du temps à lire

Je suis enfin tombée sur celui-ci
et bien que j’aie tant tardé à le trouver
c’était un livre pour moi.
Peut-être son auteur avait-il mon âge actuel
et alors les miroirs fonctionnent comme des portes
et brisent le temps linéaire en un seul vers
une étincelle qui étouffe tout le reste

Réfléchir. Et aussitôt
le chagrin intime
transparaît
puis s’éloigne si j’y consens

Je ne sais plus ce qui m’excite
je sens mieux le poids des choses
je recueille des amitiés toujours fuyantes
je suis une amie lointaine de l’enfance
… ah une fois de plus sans finir le poème !

 

Lecture en français par des étudiantes du Professorat et du Traductorat de français du Lenguas Vivas Juan R. Fernandez et en espagnol par Claudia Schvartz, traductrice de l'ouvrage publié en Argentine par les éditions Leviatán.

Présentation de l’auteur

Claudia Schvartz

Claudia Schvartz est née le 3 décembre 1952 à Buenos Aires, où elle vit. Ecrivain, traductrice et éditrice (éditions Leviatán, à Buenos Aires), elle est aussi dramaturge et actrice. Auteur notamment d’un recueil de contes pour enfants intitulé Xímbala (1984), d’un essai sur la poète vénézuélienne Miyó Vestrini (Miyó Vestrini o el encierro del espejo,2002), elle a publié en poésie La vida misma (1987), Pampa argentino (1989), Tránsito es nombre (2005), Ávido don (2008, qui a été traduit en français et en portugais), Eólicas (2011) et Alcanfor (2018). Ses poèmes ont été reproduits dans des anthologies en Argentine et à l’étranger. Elle a traduit les poètes Louise Labé, Denise Desautels, Paul Valéry et Antonin Artaud. Elle est enfin l’auteur d’anthologies intitulées Antología de la poesía erótica et Nueva antología del amor.

Poèmes choisis

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