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Soleil hésitant, de Gili Haimovich

Soleil hésitant est un recueil dont la progression a été mûrement réfléchie par l'auteure, la poète israélienne Gili Haimovich, et par la traductrice et poète Marilyne Bertoncini, au cours des deux années de leur collaboration sur cet ouvrage. Il y a dans la poésie de cette oeuvre totalement originale une inventivité peu ordinaire qui lui donne un caractère inédit, une allure étrange qui sans aucun doute m'a déroutée, dans le tout premier temps de ma lecture. Peut-être en raison de cette liberté et profondeur d'écriture qui ne cesse de délocaliser le sens et la forme ?

La poésie de Gili Haimovich voyage. Elle a le goût des couleurs et du sel de la vie. Elle a le goût du Gobi, "où la douceur du poil des chameaux réchauffe les enfants,/où les femelles pleurent quand on les trait" (47), celui des faubourgs de Vijayawāda en Inde où "les femmes voyagent en amazone/ derrière les hommes qui conduisent les vélomoteurs." ((37) Et il y a là-bas, les rickshaws de Tallinn, la plage à Palmachim, et les sorbiers de Kasmu. Il y a la terre d’Estonie dont la beauté et la douceur se sont instillées sous sa peau, goutte à goutte, doucement, avec son eau douce de mer, se déposant à la surface des images de ce très beau chant d’Estonie d’une dizaine de page (26-35), qui bat comme le cœur vivant de ce recueil 

Soleil hésitant, de Gili Haimovich, traduction de l’anglais et préface de Marilyne Bertoncini, Jacques André éd. collection Poésie XXI, 2021, 104 p. 13 euros.

Terre légère,

lumière légère,

la mer est peu salée presque douce,

entre branches, nuages, rochers,, ou n’étaient-ce que des pierres ?

L’Estonie a de longues trainées de crépuscule,

elles durent peut-être cent ans avant de passer.

Mais si vite alors qu’elles glissent derrière moi pour me dire

que je vais le manquer. (26). 

Les mots circulent, absorbent les distances avec légèreté, et nous reviennent, poussés par les odeurs vivantes des mers et par ce souffle si clair et nostalgique qui les charge d’une vigueur et d’un irrésistible élan poétique. Cette poésie foisonne de ces déplacements, allers-et-retours, d’un pays à l’autre, tout autant que d’une considération à l’autre, politique, psychologique, écologique, plus rarement biblique.  Elle est traversée par une énergie qui ne retombe jamais, sous l’impulsion d’un désir de vie qui transcende les réalités et traverse les détails, les choses simples du quotidien, les ambiances de rue, de marché, de carnaval et de fast-food. La poète traverse en songe tout ce réel élémentaire. On dirait qu’elle marche à l’intérieur de ses poèmes. Elle conduit ses liens entre les choses, entremêle les morceaux de rêve, les événements, ordinaires ou plus exceptionnels, le mariage ou la lune de miel, et les fréquentes évocations familiales. Elle compose ainsi son monde poétique au rythme d'inépuisables innovations poétiques, de traits d'humour, quelquefois acides. Son écriture se construit dans cette voie sur de surprenantes analogies entre les êtres, elle-même et le monde, d'où jaillit la force des sentiments, des ressentis et des pensées. Des pensées qui naissent dans les ailes de la libellule, et sonnent comme des vérités profondes. Et les sables sont mouvants, sous cette brume onirique et réaliste dont les frontières imperceptibles ne cessent de tanguer et de casser l’immédiateté des évidences et de l’ordre des choses.
Elle dialogue avec la fenêtre de la chambre, l’œil toujours ouvert : « Notre vie ici est une illusion », /dit la fenêtre de la chambre, l’œil toujours ouvert,/refusant de se fermer, si bien qu’on dort à l’intérieur de cet œil. " (84).
Elle est voiture (18) elle est gazelle ou femme de neige : "J’aurai dû être au moins une gazelle/pour m’échapper à toute vitesse/sans qu’on m’attrape./Ou une bonne-femme de neige, femme/qui fondrait à la chaleur." (46).
Elle s’identifie à l’arbre, se fait arbre, à la fois par ses racines, profondément plantées dans l’humus, et par ses élans vers le ciel, par ce un mouvement existentiel qui enserre et délivre, contient à la fois l’immuable et le fugitif. L’arbre lui communique sa force, mais à son image, ses parties les plus importantes sont à nu (82),  ses branches embrouillées forment un vrai labyrinthe (81). Complice ou confident, il est là tout simplement, comme un témoignage d’abandon (83), il s’efforce de gagner plus de sol (83), dévoilant "ses racines au loin, par-delà les frontières, /de l’autre côté de la grille du terrain de jeu, à travers les fissures du béton".(82). Les arbres tremblent la vie dans ce recueil "comme des personnages animés chantant et dansant dans/un chœur folklorique". (27). Comme ils se brisent, elle se brisa elle, tant de fois. (28)

Marilyne Bertoncini écrit dans sa préface que Gili Haimovich  pratique « une exploration du monde sans concession depuis son corps, son pays et sa culture avec les mots dont elle est chargée , comme « d’une boite de Pandore » écrit-elle. (6)

Il est vrai que la poète travaille la langue depuis son propre corps, qu’elle remplit ses mots de traces d’expériences, créant un matériau métaphorique puissant, qui charge en énergie le psychisme et transforme le réel d’un potentiel de significations multiples. En traductrice expérimentée, Marilyne Bertoncini est entrée pleinement dans l’univers lexical et culturel de ce recueil initialement écrit en hébreu et en anglais, et dans le contexte culturel de l’œuvre de la poète. Elle « fait passer » avec nuance et fidélité la rythmique, la musique des mots, la sonorité et toute l’oralité de sa poésie. Elle la porte ainsi au plus près de l’épaisseur signifiante des poèmes fondée sur des métaphores filées, élaborées à partir de jeux de mots en hébreu ou en anglais,  dont elle a dû recréer subtilement les équivalents dans la langue cible, le français.  Et la tâche fut complexe tant l’intention métaphorique de l’auteure est particulièrement « osée » en certaines interférence du sens et des sons. Métaphores profondément prégnantes dans l‘ensemble du recueil, dont les fantaisies relèvent quelquefois du champ surréaliste. 

Il y a aussi dans l’écriture de Gili Haimovich quelque chose de très enfantin, d’espiègle parfois, qui dit où se trouvent « les vraies choses », et comment elles se jouent de nous la plupart du temps : la séparation, la perte et les exils, ou encore les désillusions qui s’égrènent au fil de ses poèmes, comme l’amour lorsqu’il prend le goût amer de la sécheresse.

Ces voies d’écritures donnent à sa poésie un air de détachement, la transportant dans un langage poétique hybride, au milieu d’un archipel de langues qui ramasse la totalité de ses objets et de ses lieux et ouvre encore sa parole, alors que l’absence se ligue à la force des attentes et des déceptions, et que la soif assèche son être : "Où que j’aille c’est toujours un désert. /J’ai toujours soif/" écrit-elle (52)

C’est par ce recul qu’elle empoigne le présent, le présent du verbe et de sa propre vie :  "Que peux-tu faire d’un horizon sec, et monochrome/comparé au présent coloré qui t’entoure ? (39) …Bien sûr personne n’a jamais atteint les terres promises/ Pourtant on y tient, on s’y dirige/Leur désir ardent ne remplace pas l’absence."(38).

La poète "boite sur son cœur "(97), mais elle voudrait fendre le voile qui "empèse tout, comme les désirs" (96), pourrait même les tarir : "il m’a fallu des siècles/pour comprendre que la lune de miel était factice. /A mesure que la nuit fraichissait/tu prenais le goût d’un désert amer."(68)

Les regrets se calent dans le cours naturel de la vie, une vie pas franchement décevante, mais jamais acquise, "une vie aigre douce recto/verso : On s’est marié dans une langue qui n’est pas la nôtre/dans une cour intérieure louée/à des gens qu’on connaissait peu/ On a eu des invités venus/par pure curiosité. Et pourtant, /on s’est convaincu que c’était exactement ce qu’on voulait. "(68).

Il est vrai que l’âme de la poète est ailleurs, vibrante, vivante. Elle a l’éclat de l’eau claire qui se confond avec cette lumière inédite légère et délicate, et pourtant débordante, de l’Estonie. Ses poèmes avancent ainsi dans les mouvements du sable qui ne cessent de réécrire sous un soleil hésitant ce qui, doit rester éternel.

Sa poésie fait face au néant, rivant le poème à l’essentiel, tout en le portant au-devant des choses. C’est pour cela qu’il trace au fil des pages de ce recueil un si long chemin à l’intérieur d’elle-même, de ses propres contrées intérieures, d’un désir d’être profond. Un chemin perceptible comme autant de passages secrets vers une lumière profondément intime qui se confond avec celle de l’Estonie. Lumière si forte qu’elle en est presque inquiétante : "Que faire de cette richesse/ de lumière en excès" que chante l’Estonie, "que demande cette lumière ?" écrit-elle à plusieurs reprises (27) :

Que veut de moi cette lumière ?

Si douce qu’elle soit, elle n’abandonne pas.

Morose et rose miroitent sur le rivage

où mènent ces routes forestières muettes vers la douceur vers l’eau…(33)

 

Ce qu’elle veut cette lumière ? : faire passer le langage poétique au filtre de ses miroitements et mirages, et que la poète, sous le couvert de la nuit, reste toujours vive. (96) La poésie de Gili  est « une poésie mélancolique, qui ne désarme pas », écrit encore Marilyne Bertoncini dans la préface du recueil. Elle nous enseigne « que tout s’apprivoise, par le regard et les mots » (7) : "Parfois la poésie me permet de mieux dormir" (96) et de surmonter le chagrin (38) :

Aussi loin que tu ailles, aussi lasse,

ce savoir ne peut t’être enlevé :

dans chaque promesse

est planté au départ un germe de déception.

Même s’il faut traverser encore un désert pour l’atteindre. (39)

 

Comme une vague tantôt douce et lumineuse, quelquefois plus sombre, le mouvement nostalgique et intrépide de sa poésie, minutieusement déplacée de l’anglais vers le français, nous appelle au voyage, quelquefois, nous submerge. Ses rêves chantent, débordent le réel, irréductibles. Nous étions prêts à entonner avec elle ce chant en hébreu qu’elle nous a donné au festival de poésie des Voix Vives méditerranéennes à Sète, ce mois de juillet 2021. Un chant aérien "comme les ailes d’un merle dans le ciel" (29), un chant qui monte de son ventre, demeure éternelle de son hébreu (11) :

va, bouge, vole ou respire

loin, de ton pays, ton peuple, ta patrie, ta langue maternelle,

et deviens une grande nation, une petite grâce.

Va, bouge, vole disparais ou respire

va des choses mobiles vers un air plus léger. (92)

Présentation de l’auteur

Gili Haimovich

Gili Haimovich est une poète et traductrice israélienne bilingue ayant vécu au Canada. Elle est l'auteur de dix livres de poésie, quatre en anglais et six en hébreu ainsi que d'un livre multilingue de son poème Note. Ses ouvrages les plus récents sont le volume en anglais, Promised Lands (2020) et Lullaby (2021). Elle a remporté le concours international de poésie italienne I colori dell'anima du meilleur poète étranger (2020), le concours international italien Ossi di Seppia (2019) et une bourse d'excellence du ministère de la Culture d'Israël (2015) entre autres prix et bourses. . Ses poèmes sont traduits en 30 langues, dont des traductions de livres en serbe et à venir en français, intitulé Soleil hésitant et traduit par Marilyne Bertoncini, ainsi qu'en bengali. Ses poèmes et traductions sont publiés dans le monde entier dans des anthologies, des festivals et des revues telles que: World Literature Today, Poetry International, International Poetry Review, The Literary Review of Canada, 101Jewish Poems for the Third Millennium, Tok - Writing the New Toronto et New Voices - Écrivains contemporains face à l'Holocauste ainsi que des publications majeures en Israël telles que Les plus beaux poèmes en hébreu - Cent ans de poésie israélienne et Une reine nue - Une anthologie de la poésie de la protestation sociale israélienne.

 




Gili Haimovich : Lines / Des Vers et autres poèmes

Poèmes traduits de l'Hébreu à l'Anglais par l'auteure
et traduction de l'Anglais au Français par Marilyne Bertoncini

 

 

Lines (or: Hebrew-Yiddish-French Poetry Reading)

 

Even when you get to listen to a harp
It’s from the grated side.
This is how you learned to love
even the color green,
through the columns of  the Seine river’s bridges.

To be simply starched like that,
arms arched as well,
like one line
in a ruled notebook.

 

 

Des Vers (ou une lecture en hébreu-yiddish et français)

 

 

Même quand vous écoutez une harpe
C'est du côté où ça gratte.
C'est ainsi que tu appris l'amour
même la couleur verte,
entre les colonnes des ponts de la Seine.

 Etre tout simplement raidie comme ça,
les bras en arches aussi,
comme une seule ligne
dans un cahier réglé.

 

Lines (or: Hebrew-Yiddish-French Poetry Reading) by Gili Haimovich
from her book Landing Lights (Orot Nechita), Iton 77 Publishing House, 2017.
Translated to English by the author.

*

 

A Vein Root

 

No grass cradles you,
no green allures you,
an angry pumping vein
of a muted tree.
Unable to tolerate the underground,
attempting to stand up, you push yourself above it,
between the pavement and the wire fence.
At least it's not a peek-a-boo wooden one,
made of your own species.
Gazing at the freedom of children in the park,     
you don't fall for their sweetness
nor for the one birds’ tweets can offers.
You're just there,
an evidence of neglect,
of how reaching out for more soil
will awaken your senses
to no more than roughness.

 

 

La Racine d'une veine

 

Nulle herbe ne te berce,
nul vert ne te tente,
rageuse veine aspirante
d'un arbre muet.
Incapable de supporter le monde souterrain,
tentant de te dresser, tu te hisses par-dessus,
entre pavé et grillage.
Au moins,ce n'est pas l'un de ceux en bois ajouré
comme ceux de ton espèce.
Contemplant la liberté des enfants dans le parc,
tu ne craques pas pour leur douceur,
ni pour celle qu'offriraient les pépiements d'oiseaux.
Tu es simplement là,
témoignage de négligence,
de ce que tenter de gagner de la surface
n'éveillera tes sens
à rien d'autre que la violence.

 

*

 

Wrinkled Page

 

Your body can’t conceal its biography.
Tenderness flies back and forth.
You wished to be a blank page,
a fertile land for trees, passages, a laptop or wife.
Wishing to be loved is shameful.
So instead you prefect your hand writing
and manners.
How blank can a wrinkled page be?
Your body can’t conceal its biography.
Nor contain it.

 

Page froissée

 

Ton corps ne peut pas cacher son histoire.
La tendresse va et vient.
Tu voulais être une page vierge,
une terre fertile pour des arbres, des passages, un ordi ou une épouse.
Vouloir être aimé est une honte.
Alors pour la peine, tu disciplines ton écriture
et tes manières.
Jusqu'à quel point une page froissée est-elle vierge?
Ton corps ne peut pas cacher son histoire.
Ni la contenir.

 

*

 

Perfectly Loving

 

We proved them
that we, the impaired, the not-really-desirable,
love perfectly.
After every one bought into it,
we reveled terrible fights, spat hatred,
for it to seem believable.
Then, we withdrew
from exposing ourselves to anyone who’s not us.
You went on to tickle my temples
and I, to fiddle your testicles.
There,
definitions won’t find us.

 

 

Parfaitement aimant

 

Nous leur avons prouvé,
que nous, les déficients, les pas-vraiment-désirables,
savons aimer parfaitement.
Quand tout le monde a approuvé,
nous nous sommes délectés de terribles combats,
crachant la haine,
pour que ce soit crédible.
Puis, nous avons cessé
de nous exposer à d'autres que nous-mêmes.
Tu as continué de caresser mes tempes
et moi, de jouer avec tes testicules.
Là,
les définitions ne peuvent nous atteindre.

 

*

 

Before the Becoming

 

The people who knew us before our becoming
peel the darkness we carry
in the hollow pockets of our parka.
They witness our novelties,
quietly shaming.
Useful for nothing but heartwarming, 
no confessions can be made
to the people who knew us before our becoming,
the ones we still secretly carry.

As much as I’m peeling your layers of clothes away,
I’m unable to take away our familiarity.
The people that know us much after becoming
let the heat of their body shade our bareness. 

 

 

Avant qu'on n'évolue

 

Les gens qui nous connurent avant qu'on n'évolue
pèlent l'ombre que nous portons
dans les poches vides de nos parkas.
Ils assistent à nos expériences,
nous humilient sans y penser.
Parfaitement inutile mais réconfortant,
aucun aveu ne peut être fait
à ceux qui nous connurent avant qu'on n'évolue,
ceux que nous portons secrètement encore.

Pour autant que je pèle  les couches de tes habits,
je ne parviens pas à  voler notre intimité.
Les gens qui nous connaissent bien après qu'on évolue
font avec la chaleur de leur corps l'ombre de notre nudité.

 

Présentation de l’auteur

Gili Haimovich

Gili Haimovich est une poète et traductrice israélienne bilingue ayant vécu au Canada. Elle est l'auteur de dix livres de poésie, quatre en anglais et six en hébreu ainsi que d'un livre multilingue de son poème Note. Ses ouvrages les plus récents sont le volume en anglais, Promised Lands (2020) et Lullaby (2021). Elle a remporté le concours international de poésie italienne I colori dell'anima du meilleur poète étranger (2020), le concours international italien Ossi di Seppia (2019) et une bourse d'excellence du ministère de la Culture d'Israël (2015) entre autres prix et bourses. . Ses poèmes sont traduits en 30 langues, dont des traductions de livres en serbe et à venir en français, intitulé Soleil hésitant et traduit par Marilyne Bertoncini, ainsi qu'en bengali. Ses poèmes et traductions sont publiés dans le monde entier dans des anthologies, des festivals et des revues telles que: World Literature Today, Poetry International, International Poetry Review, The Literary Review of Canada, 101Jewish Poems for the Third Millennium, Tok - Writing the New Toronto et New Voices - Écrivains contemporains face à l'Holocauste ainsi que des publications majeures en Israël telles que Les plus beaux poèmes en hébreu - Cent ans de poésie israélienne et Une reine nue - Une anthologie de la poésie de la protestation sociale israélienne.