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Guillaume Decourt, Le Cargo de Rébétika

 Le titre en lui-même, déjà, Le Cargo de Rébétika, c’est l’art de l’ouverture dans lequel peu sont passés maîtres, on songe à la grande Marguerite : Les Petits Chevaux de Tarquinia, Un barrage contre le Pacifique. On a envie d’ouvrir le livre.

Et puis la quatrième de couverture : « Un homme ; deux femmes ; des autochtones ; un cargo qui n’arrive pas ». C’est une accroche cinématographique. On songe à la bande annonce de La Nuit de l’Iguane de John Huston : « Un homme… trois femmes… une nuit… » Mais il s’agit du résumé du dernier livre de poèmes de Guillaume Decourt.

Si l’écriture de Decourt n’a strictement rien de cinématographique (pas de découpage scénaristique), ce Cargo constitue pourtant une œuvre filmique totale, par la pureté des images, l’inventivité picturale, le rythme narratif et la richesse psychologique des personnages, rien à voir avec ce qu’on nomme aujourd’hui le « vidéo-poème », piètre tentative de transcription du poème alors qu’il est par essence, comme le disait Gracq, « soluble dans la mémoire ».

Guillaume Decourt, Le Cargo de Rébétika, Editions LansKine, Paris, 2017.

Guillaume Decourt, Le Cargo de Rébétika, Editions LansKine, Paris, 2017.

N’imagine-t-on pas le plan-séquence de ce poème XXII :

 Je mangeais une banane sur la dune aux Outrages. Seul. 
J’avais pris mon paratonnerre préhistorique, trouvé
dans un surplus de l’Est.
C’était un temps où j’avais encore le regain nécessaire
pour me mouvoir en période de ponte.
Sur ma carapace on inscrit maintenant des graffitis.

 Et les « moineaux enjoliveurs » qui ponctuent cet épopée de leur « phti tribilibi » ou l’acupuncteur plantant ses aiguilles dans « le palais d’un patient qui ne patientait point » au rythme d’un « tsst tsst » maladif n’évoquent-ils pas les délires Felliniens de la dernière période ? Et l’homme murmurant le nom de la femme aimée « Rébétika !» dans la solitude de son île n’est-il pas le frère du jeune Nur-Ed-Din qui cherche sa compagne Zumurrud dans les Mille et une nuits de Pasolini ?

« Un homme ; deux femmes ; des autochtones ; un cargo qui n’arrive pas », donc.

Un homme, le narrateur, déchiré entre deux femmes, deux amours, condamné au choix qu’il ne peut prendre, Grupetta ou Rébétika, quand il voudrait peut-être Grupetta et Rébétika. Deux femmes aux tempéraments contrastés et dont les prénoms évoquent dans une forme féminisée le grupetto, cet ornement musical dérivé du mordant baroque, et le Rébétiko ce genre musical grec né en Asie mineure. Deux femmes que tout oppose, Grupetta l’extravagante, qui réclame, exige, et Rébétika, la femme marmoréenne, qui incarne le bien-être sûr.

Tous, ainsi que les autochtones (l’acupuncteur, le fauve sale, le tenancier de l’embarcadère, Aristide…) attendent avec espoir l’arrivée d’un cargo de bananes, mythe qui semble souder les affects des personnages et les lier par le sang, alors même qu’ils ne font souvent que se croiser, chacun condamné à sa propre camisole. C’est une sacralisation du bananier (le cargo) qui n’est pas sans évoquer avec humour l’anthropologique « culte du cargo » mélanésien.

Les lieux répondent aux idiosyncrasies des personnages : l’Hôtel de l’Existence dans lequel Grupetta traite l’homme de bouc, la dune aux Outrages sur laquelle l’homme mange une banane dans sa solitude, la fontaine aux Affins autour de laquelle le fauve tourne comme un derviche, et le Tombeau « en forme de dragée » avec « une amande en sa contenance » que lui prépare respectivement Grupetta et Rébétika :

 Le Tombeau, toujours le Tombeau ! Je la couvre
de légumes de mère et d’assurance ligaturée,
rien n’y fait. Ma petite Grupetta,
comment te faire entendre ceci ?
Tu me parles encore d’ancre et de gigot, d’arbalète pubienne ; tu t’accroches
aux tartines d’antan, aux rites des luettes. J’ai perdu aux jeux
de la phalène, je suis un bien mauvais parti, un jour, je te
conterai l’histoire de celle du dernier tour de Piste, de celle qui me fit
comme on se fait dans son entièreté, qui roulait délicatement dans ses doigts
ma barbe de maïs.

 On raconte la fin (tant pis pour les spectateurs). Après maintes péripéties, l’homme fuira ses deux femmes, son île et ses autochtones, il s’en ira seul on ne sait où - une île, encore ? - et se souviendra de ce qui fut. Le recueil se termine sur une berceuse, chanson rimée doucement cynique que le narrateur fredonne en se rappelant ses amours :

Il est tard. Je me trouve bien loin déjà. Qu’êtes-vous devenues mes
petites bougresses ? J’ai trouvé un
métier à tisser, un fusil qui flotte comme un chat dans la mer. Je me rappelle
vaguement cette berceuse : « J’ai perdu mon panama
sur le port », nos « Dam di dou da » ; ces amours astringentes
que vous partageâtes. Vos Tombeaux, les avez-vous bâtis ?
Je cultive la Joie des Apiculteurs.

 On attend qu’un réalisateur, pourquoi pas Godard - mais le dernier Godard, le plus libre -  et pourquoi pas Mocky - mais le dernier Mocky, le plus libre -, prenne le risque d’adapter - et non pas de transcrire ! - à l’écran ce Cargo de Rébétika. On aimerait Morricone pour la mise en musique, avec quelques pincements de cordes nasillardes sur ce début de berceuse qui pourrait servir de bande originale :

J’ai perdu mon panama
sur le port,
cette négligence m’a
fait du tort.
On n’est rien sans couvre-chef
aux abords
des femmes, j’ai des griefs
depuis lors.

 Silence, on tourne de la poésie…

Présentation de l’auteur

Guillaume Decourt

Guillaume Decourt est  né en 1985. Pianiste classique, il a passé son enfance en Israël, en Allemagne et en Belgique ; son adolescence dans les monts du Forez ; puis séjourné longuement à Mayotte et en Nouvelle-Calédonie. Il partage aujourd’hui son temps entre Paris et Athènes. Il a publié cinq livres de poésie : 

  • La Termitière, Polder 151/Gros Textes, 2011 ;  
  • Le Chef-d’œuvre sur la tempe, Le Coudrier, 2013 ; 
  • Un ciel soupape, Sac à Mots, 2013 ;  
  • Diplomatiques, Passage d’encres, 2014 ; 
  • A l’approche, Le Coudrier, 2015 ;
  • Le Cargo de Rébétika, Editions LansKine, Paris, 2017.

Il donne des lectures publiques dans différents festivals et participe également à de nombreuses revues dont L’Atelier du romanNunc,DiérèsePhoenixPlace de la Sorbonne, Arpa, Passage d’encres, Recours au poème, 7 à dire, Les Carnets d’Eucharis, Décharge, La Passe…

© photo Isabelle Poinloup




Guillaume Decourt, Diplo­ma­tiques

Une couverture uniformément grise et un format peu usuel, sans quatrième de couverture ni autre élément protocolaire du paratexte : Diplomatiques, publié dans la collection Trait court de Passage d’encres, propose dès l’abord un univers sémantique qui invoque le dépouillement, la discrétion, la retenue.

Et les textes égrenés aux 29 pages du recueil ne trahissent pas cette attente. Un énonciateur dont la présence s’articule à l’emploi du pronom personnel de la première personne du singulier mène le lecteur dans un univers particulier où l’anecdotique motive des poèmes dont les éléments sémantiques prennent racine dans le vécu du poète. Ainsi ces vers liminaires qui suivent la dédicace « A ma mère » qui ancre dès l’ouverture la trame textuelle dans une réalité identifiable.

(Tel-Aviv)

C’est en Israël que je commençai l’étude
Du piano auprès d’un maître de Tel-Aviv
Un vieux Juif séfarade à la méthode rude
Encore aujourd’hui mon travail des doigts ravive

Quelques restes d’hébreu le goût des falafels
La plage à la bombe pendant l’Intifada
Le téléphérique aux vacances de Noël
Que nous prenions pour l’ascension de Massada

J’aimais la musique mais surtout le clavier
Frapper fort ou bien le plus doucement possible
J’avais un don certain pour la vélocité

Jouer vite et propre m’était presque naturel
Comme pour d’autres le coup de tête ou le dribble
Moi mon père me faisait écouter Brendel

 

Guillaume Decourt, Diplo­ma­tiques, Pas­sage d’Encres, coll. Trait court, Guern, 2015, 32 p. — 5,00 €.

Guillaume Decourt,  Diplo­ma­tiques, Pas­sage d’Encres, coll. Trait court, Guern, 2015, 32 p,  5,00 €.

Dans une forme des plus classiques, le sonnet, qui se mêle à des dispositifs textuels plus modernes, Guillaume Decourt retrace les débuts de son existence dont les étapes sont énumérées grâce à l’évocation d’une chronologie énoncée par un discours narratif qui préserve la fonction référentielle du langage. Les temps dévolus au récit permettent l’évocation de souvenirs qui sont l’occasion de consulter des personnages ayant marqué la jeunesse de l’auteur. Ainsi se mêlent les catégories génériques et la poésie devient espace autobiographique. Cette ambition magnifiquement servie par l’auteur structure le recueil. Le lecteur prend connaissance des étapes marquantes du parcours de vie du poète auteur. Et plus que questionner les frontières des typologies discursives, il semble donc que vacillent les catégorisations auctoriales. Qui parle ? Le poète ? L’auteur ? Peu importe, car nous ressentons une puissante émotion à la lecture de ces textes. Et il semble que les magnifiques fulgurances offertes par cette recollection kaléidoscopique des étapes importantes d’une vie ne soient décuplées par une mise en œuvre poétique qui, loin d’amoindrir la puissance évocatrice du langage, lui confère une dimension toute particulière.

Présentation de l’auteur

Guillaume Decourt

Guillaume Decourt est  né en 1985. Pianiste classique, il a passé son enfance en Israël, en Allemagne et en Belgique ; son adolescence dans les monts du Forez ; puis séjourné longuement à Mayotte et en Nouvelle-Calédonie. Il partage aujourd’hui son temps entre Paris et Athènes. Il a publié cinq livres de poésie : 

  • La Termitière, Polder 151/Gros Textes, 2011 ;  
  • Le Chef-d’œuvre sur la tempe, Le Coudrier, 2013 ; 
  • Un ciel soupape, Sac à Mots, 2013 ;  
  • Diplomatiques, Passage d’encres, 2014 ; 
  • A l’approche, Le Coudrier, 2015 ;
  • Le Cargo de Rébétika, Editions LansKine, Paris, 2017.

Il donne des lectures publiques dans différents festivals et participe également à de nombreuses revues dont L’Atelier du romanNunc,DiérèsePhoenixPlace de la Sorbonne, Arpa, Passage d’encres, Recours au poème, 7 à dire, Les Carnets d’Eucharis, Décharge, La Passe…

© photo Isabelle Poinloup