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Heike Fiedler : Se promener entre les mots, comme on se promène dans une forêt sans connaître toutes les plantes

Entretien pour la revue géorgienne Akhali Saunje réalisé par B. Chabradzé

Heike Fiedler est une auteure et artiste sonore et visuelle multilingue dont le travail explore, par le biais de l'improvisation électroacoustique, la frontière ténue entre le langage et le son. Née en Allemagne en 1963, elle vit et travaille à Genève depuis 1987.

Son travail se décline dans différents registres : performances, interventions en milieu urbain, réalisations visuelles et sonores, installations. Elle a publié plusieurs recueils de poèmes (Langues de mehr, 2010 et Sie will mehr, 2013, éditions spoken script ; En attendant le poème, éditions des sables, Genève, prévu pour mai 2020), un récit autobiographique (Mondes d’enfa()ce, Zoé, 2015), des histoires courtes, un flip-book. Cette année, sortira son premier roman (Dans l'intervalle des turbulences, Encre Fraîche, Genève, 2020). Elle est également traductrice et auteure de nombreuses autres publications (revues, blogs, sites). Elle participe aux festivals de poésie et de littérature dans le monde entier, parfois aux festivals de musique et à des expositions collectives. Elle anime des ateliers d’écriture dans le domaine de la poésie contemporaine, conceptuelle et improvisée.

Chabradzé : Bonjour Heike Fiedler. Je suis heureux de pouvoir m’entretenir avec vous. J’ai eu le plaisir de traduire vos poèmes en géorgien pour le festival littéraire international de Tbilissi qui, malheureusement, a été reporté pour des raisons compréhensibles. Traduire vos textes a été un grand plaisir, d’autant plus que ce type de poésie est relativement nouveau pour moi. J’ai traduit plusieurs auteurs-compositeurs, parmi eux Léo Ferré, chez qui le son est un élément essentiel, inséparable du texte, considérant que « toute poésie destinée à n'être que lue et enfermée dans sa typographie n'est pas finie ». Mais vous allez bien plus loin. Vous ne vous contentez pas de sonorisation simple des textes, mais recherchez des sons à l’intérieur des mots mêmes. Plus encore, vous superposez le son, le texte et l'image et étendez ainsi le sens conventionnel du « texte ». Vous allez au-delà des mots, de la signification verbale du langage. Vous faites voir ce qu’on entend et faites entendre ce qu’on voit. Vous retournez les mots comme un habit pour nous en montrer la doublure. Les lettres se déplacent dans vos mots comme si, lassées par leur ordre habituel, elles se révoltaient pour reprendre leur liberté... Comment en êtes-vous arrivée à l’emploi de telles méthodes ? Quand et pourquoi avez-vous commencé à faire de la poésie de cette sorte ?
Heike Fiedler : Sans trop me perdre dans des détails, je résumerais le quand et pourquoi de ma pratique ainsi : j’ai découvert la poésie visuelle, quand j’étais adolescente, je vivais encore en Allemagne. Je ne me rappelle plus ni comment ni de qui, mais je me rappelle avoir écrit mon premier acrostiche à l’occasion du premier Smogalarm à Düsseldorf, à l’âge de seize ans. Rétrospectivement, je considère ce moment comme un fait déclencheur pour ma sensibilisation à la matérialité des mots.
Huit ans plus tard, j’ai découvert la poésie sonore lors d’un festival à Genève, où je faisais mes études en lettres, avant de rejoindre le groupe de programmation de ces événements de poésie sonore en 1998 et durant une quinzaine d’années. Ainsi, j’ai pu observer et rencontrer beaucoup de poètes qui pratiquaient la poésie sur scène. J’ai découvert l’importance de la voix, de la respiration et du corps comme outil de transmission du texte poétique. Ces univers rentraient en résonance avec le fait que je pratique la musique depuis mon enfance, d’avoir fait du théâtre. J’ai alors commencé à faire des expérimentations poétiques, j’ai pris des cours de musique électroacoustique, je me suis initiée au montage vidéo. Je me disais que si la voix transporte le texte poétique dans l’espace, cela devait être possible avec la poésie visuelle également.
Je me suis appropriée des outils permettant de projeter son et image en temps réel en autodidacte, ce qui n’est pas le cas pour la littérature, que j’ai étudiée. Entre poésie et mon intérêt pour la musique électroacoustique, j’ai compose mes poèmes en réalisant des mixages, des substitutions, des superpositions, des fondus enchaînés ou cross-fades, pour le dire autrement. Je m’enregistrais, je commençais à performer publiquement, j’avais crée un trio de poésie sonore composé de Marina Salzmann, Alexa Montani et de moi-même.
Voilà en gros le quand et le comment de ma pratique, que j’aimerais expliquer encore un peu. Je crée moi-même les éléments que j’utilise, que ce soit du texte, de l’image ou du son. Le texte poétique écrit habituellement sur une page imprimé, connaît son extension en le spatialisant durant la performance. C’est dans l’interaction ou l’interconnexion entre les médias que j’utilise, qu’une sorte de texte augmenté émerge dans la mise en réseau entre ces éléments et dans un processus qui rappelle la synesthésie, c’est-à-dire la perception simultanée d’un événement par plusieurs sens. Je mélange et traite les éléments en temps réel, tout en improvisant, via un midi contrôler, sans vouloir le contrôler vraiment. Ainsi, malgré les préparations laborieuses et précises, il y a toujours de la place pour le hasard, pour l’inattendu qui s’installe dans l’interaction entre texte, image et son. En évoquant le hasard, ma réponse se termine avec un clin d’œil sur Stéphane Mallarmé, qui avait révolutionné la poésie avec son texte Un coup de dés jamais n’abolira le hasard.

B.C. : Au risque de me répéter, je dirais que la poésie sonore est une nouveauté pour moi, même si j’en connais les anciens. En effet, cela me fait penser à une tradition de poésie de performance établie par des auteurs comme Henri Chopin, Franz Mon… et même Beckett ou Apollinaire, sans parler des auteurs appartenant au mouvement Dada. En effet, en plus des déconstructions (Nature morte), vous avez aussi des répétitions (Hommage à Eurydice). En répétant un mot, vous montrez qu’il n’est plus le même. Et parfois, à l’inverse, vous trouvez le chemin entre deux mots qui n’avaient pas grand-chose de commun avant. Vous donnez aux mots des sens inhabituels. Vous êtes-vous inspirée de ces auteurs ?
H.F. : Franz Mon, un des représentants des plus importants de la poésie concrète, visuelle et sonore en Allemagne, même s’il n’a jamais voulu être classé dans un schéma poétique quelconque, a été une découverte importante pour moi. Je connais très bien son travail à la fois théorique et pratique, puisqu’il a été le sujet de mon MA en lettres à l’Université de Genève. J’avais pu l’inviter au festival de poésie sonore que nous y organisions et je lui ai rendu visite plusieurs fois à son domicile à Francfort. Il m’a inspirée, je me suis inspirée de lui, de ses réflexions sur la langue, les articulations.
Et en 2004, un peu par hasard, j’avais pris connaissance d’un workshop avec Henri Chopin à la Schule für Dichtung à Vienne, je les avais contactés, mon inscription avait été retenue. Je savais que Chopin enregistrait et mixait les bruits de sa voix avec un Revox, découpait et recollait des bandes, sur lesquelles il s’enregistrait, qu’il réalisait des cut-up, pour ainsi dire. Durant cette semaine, nous avions pu l’expérimenter nous-mêmes en sa présence, tester d’autres technologies encore, sous l’égide de l’animateur de l’atelier. Chopin lui-même était déjà assez âgé. C’était sans doute un moment très important dans mon parcours, tout comme le fait d’avoir étudié le mouvement Dada ou la Beat Generation.
La pratique des répétitions que l’on trouve souvent dans mes textes est par contre le résultat d’une influence qui me vient de la musique concrète que j’adore écouter, tout comme j’ai dévoré les livres qui s’y réfèrent et qui thématisent le son, les déviances instrumentales, l’expérimentation, les découvertes de phénomènes acoustiques, ceci grâce aux développements technologiques. Ces découvertes-là me fascinent encore, en phonologie aussi, cela va de soi.
Mais la répétition est aussi l’expression d’un état méditatif, chamanique. Elle renvoie au rituel, à la méditation, et l’écriture est quelque chose de cet ordre-là, tout en ayant en vue la notion deleuzienne du devenir : devenir-écriture, devenir-répétition. Avec cette perspective, la répétition se soustrait à ce qui est figé. Même ce que nous faisons tous les jours est toujours différent d’une fois à l’autre. C’est à cela que le texte « Hommage à Eurydice » réfère. Tout est mouvement. L’énumération des mots dans ce texte (les mêmes branches les mêmes respirations les mêmes injustices...) n’est pas guidée par une suite logique comme dans les chaînes d’association, ils se succèdent de manière plutôt arbitraire. C’est peut-être moins leur sens qui est inhabituel, que leur enchaînement, d’où la surprise de leur apparition. C’est quelque chose que l’on me dit souvent par rapport à mon écriture, qu’elle soit expérimentale ou linéaire.
B.C. : Vous jouez avec les mots, mais aussi avec les machines, instruments électroacoustiques auxquels s’adaptent vos mots ou des bouts de ces mots. Vous faites sonorement ce qu’on peut faire visuellement. Or, l'ingénierie et la manipulation du son numérique est un métier à part entière. Êtes-vous autodidacte dans ce domaine ? Pratiquez-vous la musique ? Et, bien sûr, comment transportez-vous tous ces instruments ?
H.F. : Si les quelques cours en musique électroacoustique mentionnés plus haut m’ont effectivement aidé à maîtriser l’outil ProTools pour faire des montages sonores, je suis autodidacte pour tout le reste, oui. L’action me pousse à faire des recherches pratiques et comme je me produis sur scène, je cherchais évidemment des outils ou instruments plus adaptés à la performance en temps direct. Ainsi, je me suis acheté un Jamman pour réaliser des boucles, un KaossPad pour faire des loops également et pour réaliser des modulations sonores, puis Ableton Live, un outil qui me permet de jouer à la fois les sons que je prépare à l’avance et que je traite en temps réel. Du côté visuel, je travaille avec modul8, parfois j’y rajoute madmapper, une application qui permet de mapper l’image dans l’espace avec plus de précision. Là aussi, je suis presque autodidacte. Ma spécialité ou spécificité est de mettre ces outils en lien entre eux et avec mes textes, soit en solo, soit en collaboration avec des musicien.ne.s avec lesquel.le.s il m’arrive de collaborer, surtout avec la violoniste Marie Schwab, orientée électroacoustique elle aussi.
Parfois, j’enregistre des bouts de morceaux que je joue sur ma guitare ou ma flûte traversière pour les utiliser lors de mes performances pour les mixer avec mes textes et images durant la lecture. Il m’arrive plus rarement de les jouer sur scène, ce qui m’amène à votre question sur le transport. Je voyage avec mes microphones, mes instruments électroacoustiques, avec des câbles, des adaptateurs d’alimentation, des adaptateurs pour des systèmes électriques différents d’un pays, d’un continent à l’autre. Il faut prévoir à l’avance. Être en contact avec des techniciens sur place, penser aux transformateurs de courant nécessaires pour que le tout tient la route lors de l’action, acheter parfois du matériel nécessaire sur place en compagnie des ingénieurs de son... c’est un univers très complexe qui dépasse le fait de mettre un livre dans sa valise et surtout, c’est plus lourd. Je voyage avec une valise pleine, rien que pour le matériel. Si l’envie me prends d’utiliser une guitare, comme à Cotonou (Bénin) ou à Mexico City par exemple, pour accompagner un texte (il m’arrive souvent de créer en jouant la guitare à la maison), je demande sur place s’il est possible d’en avoir une, simplement.
Je ne suis pas seulement autodidacte, mais aussi autonome en ce qui concerne la mise en place de la palette des instruments que j’utilise : un Jamman, un KaossPad, un Looper RC-202, un mixer, dans lequel je branche mes instruments, quatre micros, dont un DPS. Ça fait beaucoup, mais j’adore utiliser tout cela.
Une fois le tout installé, je me branche sur le système son, il y a le sound-check, le check pour la projection des images et c’est prêt. Parfois il y a des pannes, comme à Port-au-Prince en Haïti, car le branchement pour mon mixer s’est écrasé lors du transport et une de mes valises s’était cassée. Ainsi, j’ai pu découvrir le réflexe très admirable des gens sur place qui est de ne pas courir pour acheter du neuf, mais de trouver des lieux de réparation. La valise, par exemple a été recousue, je voyage encore avec.
Ceci dit en passant, je peux me produire sur une grande scène, tout comme dans un appartement ou dans une bibliothèque, au cas il m’arrive de prendre un petit ampli, qui est suffisant pour un plus petit public. Et je lis souvent avec seulement un livre à la main, ce que j’apprécie beaucoup.
B.C. : Vous oscillez dans un même poème entre l'allemand et le français et l'espagnol et l'anglais… et désormais aussi le géorgien, comme dans « All eins » ! Comment passez-vous d’un mot d’une langue à d’autres mots des autres langues ? Comment vous y retrouvez-vous ? Est-ce le sens ou le son qui vous permet ces passages ? Pourriez-vous nous décrire le processus de cette création originale ?
H.F. : Au départ, il y le passage de ma langue d’origine, l’allemand, à la langue française suite au déménagement dans une autre région linguistique, en l’occurrence la Suisse romande. Ensuite, il y a les langues apprises par immersion ou via des études. Peu à peu, étant sensible aux sons des mots, j’ai transformé en système poétique ce que nous, les personnes qui pratiquons plusieurs langues, faisons malgré nous, quand nous parlons : il nous arrive de mélanger les langues, de placer malgré soi un mot dans une autre langue que celle de la conversation qui est en train de se faire.
J’ai commencé à écrire des poésies qui fonctionne selon ce principe. Parfois, je mélange les langues à l’instar de l’écriture automatique, de manière intuitive, d’autres textes sont plus construits. Dans ces cas, c’est clairement la matérialité sonore qui me guide, qui mène d’un mot à l’autre, sans toutefois me détacher complètement du sens, ce qui est de toute manière impossible. Une fois, j’ai été invitée à un colloque universitaire sur le plurilinguisme, dont un des volets fut intitulé « Erfahren oder erzeugt », que l’on pourrait traduire avec Ressenti ou construit. C’est exactement ainsi que je procède : entre ces deux manières de faire et entre le sens et le son.
Prenons le mot rue par exemple et imaginons une personne qui ne parle que le français ou l’allemand. Voilà, une rue est une rue. En tant que germanophone, cela m’évoque le mot rüber, ne pas seulement à cause de la similitude sonore entre la première syllabe de cet adverbe et le mot rue. Il y a aussi une sorte de familiarité sémantique, puisque rüber évoque l’autre côté, le fait de traverser, comme traverser une rue (ou une frontière). Ce n’est qu’un hasard évidemment, à l’instar de Saussure et l’arbitraire du signe, mais c’est à partir de cette découverte-là, que j’ai eu envie de chercher d’autres mots auxquels je pouvais appliquer ce système. J’ai donc cherché des mots français ou allemands plus ou moins homonymes, tout en restant dans une perspective clairement guidée par le sens. Il en résultait le poème Dissens dissonanz, dans lequel j’évoque sonorement le sujet du nomadisme versus la sédentarité, les problèmes que rencontrent les réfugié.e.s : naufrage no frage keine frage etc.
Par rapport au poème que vous citez All eins, il est intéressant de mentionner qu’Allein veut dire seul.e en allemand et en le disant, on entend a line, un mot anglais qui veut dire eine Linie auf Deutsch, all eins, tout ce vaut pour le dire en français. Fragments de langue, de langues différentes. Un jeu que l’on peut faire ad infinitum avec toutes les langues qui existent.
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de connaître chaque langue qui figure dans mes textes plurilingues pour les apprécier. Au contraire : on peut se promener entre les lignes, entre les mots, comme on se promène dans une forêt sans connaître le nom de toutes les plantes qu’on voit.
B.C. : Malgré cette concentration sur les effets, le sens est omniprésent dans vos œuvres. Il s’en dégage une philosophie de partage et de liberté. Chacune de vos performances devient politique, voire même engagée, par sa réalisation. En mélangeant les langues, vous vous ouvrez aux sons différents, à d’autres rythmes. C’est comme si vous visiez l'égalité, l'inclusivité et la cohabitation pacifique. Ce multilinguisme très ouvert et cette ouverture de l’horizon très fluide, sont-ils les reflets de votre vision du monde sans barrière, sans murs, sans crainte de changement, du renouvellement constant ? Quels sont vos thèmes de prédilection dans cet engagement ?
H.F. : Oui, c’est exactement ce que je vise, vous résumez parfaitement mes préoccupations et mes intentions. Traverser les frontières en passant d’une langue à l’autre, métaphore pour le passage, le mouvement, l’ouverture, la rencontre de l’autre. À travers la forme ou le style poétique, c’est un plaidoyer contre l’homophobie, la transphobie, le racisme, pour nommer quelques aspects qui sont inclus dans le terme de l’inclusivité que vous mentionnez. Quant à l’écriture inclusive, je la pratique depuis longtemps déjà, d’abord parce qu’en tant que personne germanophone, cela va de soi d’utiliser les formes du féminin quand il s’agit de parler de professions et parce que la langue évolue avec la société, reflète ses réalités. Le rejet que l’écriture épicène et son usage orale a longtemps subi et subit encore, surtout en francophonie, tout en passant par l’Alliance Française, m’a toujours étonné ou disons : heurté.
Aussi, je considère la poésie plurilingue comme une sorte de traduction de notre vie contemporaine polyglotte, polysémantique.
 B.C. : Vos combinaisons linguistiques sont très construites, parfois très mathématiques. Votre plurilinguisme y joue sans doute beaucoup. Vous fractionnez, déconstruisez les langues. On y découvre les unités qu’on n’avait pas forcément remarquées avant, cachées dans l’ensemble des mots. En combinant différentes langues dans un même texte, vous considérez la langue comme un matériau sonore. Cette démarche interroge le statut de la langue à la manière de Gilles Deleuze. Tout ceci ressemble à un travail de recherches. Est-ce en lien avec votre formation ?
H.F. : Deleuze est un philosophe que j’aime vraiment beaucoup. Le premier livre que j’ai lu était Dialogues, co-écrit avec Claire Parnet. C’est un ami qui me l’avait offert. Je suis sortie de cette lecture en écrivant le poème A rose et une rose qui est une construction très sonore et porte le sous-titre Hommage à Gertrude Stein et Gilles Deleuze. Il se réfère à la fois au vers connu A rose is a rose de G. Stein et à l’idée que Deleuze émet au sujet du mot ET qui représente, selon lui, « une sorte de ligne de fuite active ».
On rencontre cette ligne de fuite dans le texte All eins, allein, a line, on retrouve Deleuze dans le poème Dissens dissonanz, évoqué plus haut : « Bien plus, cette science nomade ne cesse pas d’être ‹ barrée ›, inhibée ou interdite par les exigences et les conditions de la science de l’État. » Mille Plateaux, Gilles Deleuze, Félix Guattari).
Et vous avez raison, mes textes plurilingues renvoient à sa perception de la langue maternelle : « L’unité d’une langue est d’abord politique. Il n’y a pas de langue-mère, mais prise de pouvoir par la langue dominante » Deleuze, Gilles, Guattari, Félix, Mille Plateaux, Paris, Les éditions de minuit, 1980, p. 128.
Si j’ai étudié Deleuze en autodidacte, en le lisant et en écoutant ses cours sur CD et plus tard sur internet, j’ai par contre étudié la philosophie analytique du langage. Elle faisait partie de mon parcours de licence à l’Université de Genève. Ainsi, je me suis familiarisée avec les interrogations et concepts philosophiques autour du sens des mots, de leurs significations, en passant par Frege, Davidson ou Dummet. J’aime les approches théoriques, établir des liens entre recherche et pratique, entre écriture et performance.
B.C. : Vous êtes également traductrice. Ces expériences de performeuse vous aident-t-elles dans vos traductions où, souvent, c’est le son, rythme ou calembour qu’il faut transmettre plutôt que le sens littéral des mots ?
H.F. : J’ai réalisé quelques traductions et je trouve que c’est une entreprise passionnante, car il faut constamment se poser les questions que vous évoquez, selon l’auteur ou l’autrice à traduire. Parfois, il faut s’octroyer le droit de mélanger les stratégies. Je pense que ma sensibilité pour les mots, pour les sons, ma pratique d’écrivaine et de poétesse sonore m’aident dans ce processus de traduction. Par ailleurs, il y a des écrivains qui font des poèmes à partir des traductions homophoniques qu’ils/elles réalisent, je pense à Ernst Jandl, à Oskar Pastior et Ulrike Draesner ou encore au mouvement Oulipo. La traduction s’est ouverte aux jeux de langues, les traducteurs/traductrices aujourd’hui s’en réclament, mais ça n’a pas toujours été ainsi.
Je suis curieuse de découvrir quelle stratégie de traduction vous avez choisi pour transférer mes poèmes en géorgien, une langue que je ne connais pas, avec une écriture que je trouve tellement belle et que je me réjouissais pouvoir découvrir lors du festival littéraire international de Tbilissi qui n’a pas pu avoir lieu. J’espère pouvoir la découvrir ultérieurement.
B.C. : À votre question sur la stratégie de traduction que j'ai choisie pour transférer vos poèmes en géorgien, vous avez répondu vous-même. En effet, en raison de la richesse de vos textes, j'ai dû alterner, voire même mélanger, des stratégies, non seulement d'un poème à l'autre, mais parfois dans un même texte. Pour rester bien fidèle aux originaux, rejouer les combinaisons que vous y déployez avec vos déconstructions, ou accentuer certains sons, j'ai dû, par moments et suivant les contextes, vaciller entre les approches linguistiques, littéraire ou encore sémiotique. Les nombreuses ressources phonétiques du géorgien permettent ces variations. Vous faites beaucoup de rencontres cultuelles. Dans le cadre des Rencontres d'ici et d'ailleurs, en partenariat avec Laboratorio Arts Contemporains, vous avez animé des ateliers performance également avec des jeunes dans les pays différents du monde. Je suppose que performer avec le jeune public doit être différent que performer avec des adultes. Comment faites-vous pour les familiariser avec votre technologie ? Avez-vous des méthodes précises pour vous adapter à leurs connaissances ? Ce sont des mots ou des mouvements qui se mettent au premier plan ?
H.F. : Je donne rarement des ateliers de poésie où je demande aux participant.e.s. de se familiariser avec la technologie que j’utilise. C’est une perspective d’avenir, peut-être. Je peux sensibiliser ou familiariser les adultes à la thématique et la pratique de la poésie sonore et de la performance en faisant des excursions dans l’histoire littéraire, sans oublier, cela va de soi, le regard et la distance critique quant à la dominance des hommes blancs. Il est moins adéquat de procéder ainsi avec les enfants. Mes instruments sont par contre faciles à manipuler pour obtenir un effet immédiat en parlant dans un micro par exemple, d’entendre sa voix différemment ou faire des loups et s’entendre en répétition. Cela suscite la curiosité, permet d’établir une relation de manière rapide et spontanée, c’est d’expliquer une facette de la poésie en faisant simplement. Toutefois, et c’est important de le redire, mes ateliers ne sont pas articulés autour de la technologie, mais autour de la poésie, du spoken word. Et au premier plan ne se trouve ni le mot ni le mouvement, mais simplement les mots qui sont en mouvement, à travers la parole, à travers les corps et les mots des participant.e.s dans l’espace. L’aspect du collectif, du partage, est omniprésent : partager les mots, dire ensemble, faire des improvisations, créer des textes nouveaux à partir des écritures individuelles préalablement réalisées, que ce soit au Sri Lanka, au Bénin, en Inde, en Colombie, en Suisse, simplement là, où je donne des ateliers de poésie.
B.C. : En parlant des enfants, je pense à votre livre : Mondes d’enfa()ce, un récit poétique qui joue avec les mots dès son titre, paru chez MiniZoé en 2015. C’est un livre autobiographique dans lequel vous évoquez à la troisième personne votre enfance allemande et votre chemin vers l’écriture. On plonge dans l’Allemagne de l’Ouest après-guerre, mais aussi dans la Suisse, romande. Pourriez-vous nous en dire davantage ?
H.F. : J’écris des nouvelles, un premier roman sortira très prochainement, pour dire que j’écris aussi de manière linéaire. Mes textes en prose ne sont pas basés sur les jeux de mots, ni le récit autobiographique que vous évoquez, sauf le titre. C’était presque évident : dans ce livre, j’évoque mon enfance et l’enfance est constituée de mondes différents, y compris la découverte du monde extérieur. Ce sont ces découvertes-là auxquelles l’enfant fait face, qui figurent dans le livre. Le récit est écrit à la troisième personne du singulier, aucun nom propre n’est mentionné, parce que malgré nos expériences individuelles et très intimes, il y a aussi des choses que nous partageons, une sorte d’interchangeabilité entre les générations, même entre les cultures, j’ose dire. Puis il y a ce passage : « Elle est allongée dans l’herbe parmi des êtres qu’elle ne connaît pas. Une langue à droite, une autre à gauche. Ça entre d’un côté, ça ne sort pas de l’autre. Les mots restent à l’intérieur, bien enveloppés. Elle les porte en elle. Elle saute, elle se lève, elle marche. Marcher et sauter, bien secouer, bien brasser. En sortir une langue métisse, la sienne... »
B.C. : Avec vos performances, qui brisent la linéarité sur laquelle notre langage est basé, vous interrogez et critiquez, en quelque sorte, le pouvoir structurel qui représente principalement le pouvoir des hommes. Cet engagement vous serait-il dicté par la réalité dans laquelle, pour occuper la place qu'elles méritent, les femmes artistes doivent souvent, même de nos jours et même en Europe, s'adapter au modèle dominant masculin ? Vous êtes-vous heurtée à de telles barrières durant votre parcours de femme écrivain ? Que signifie pour vous être auteure, performeuse ?
H.F. : Cet engagement est une nécessité et dépasse la question liée à la place des femmes artistes. Il concerne l’ensemble des places que les femmes occupent et les injustices ou inégalités qu’elles y subissent et qui commencent très tôt, dans l’éducation notamment, que ce soit dans l’univers familial ou dans les institutions. Les représentations stéréotypées sont véhiculées à travers les jouets et les livres pour enfants, même à travers les animaux en apparence innocents, du genre papa et maman ours, qui elle est à la maison et s’occupe des enfants ourson. Tout cela va avoir un impact sur la construction sociale du genre, sur les choix professionnels à faire et les inégalités salariales qui en résultent en partie, la pandémie nous le rappelle tous les jours. Quant à l’art, les femmes y sont encore sous-représenté.e.s, dans les universités aussi, bien qu’il y ait une légère amélioration.
Personnellement, j’ai été confronté à des barrières liées au genre, mais souvent, elles ne sont pas tangibles ou concrètement saisissables. Et si vous le verbalisez, c’est que vous hallucinez, puisqu’il n’y a pas de preuves et tout le monde pense généralement d’en être affranchi des comportements sexués, ce qui n’est de loin pas le cas.  Très généralement, je dirais tout simplement ceci : si j’avais été un homme, les efforts personnels à fournir pour survivre dans le monde artistique auraient pu être plus doux, moins combattants, surtout au début. C’est peut-être plus facile pour les jeunes femmes aujourd’hui, mais d’après les échos que j’ai, en donnant des cours dans une école d’art par exemple et en tant que mère de deux filles adultes, beaucoup de choses ne sont pas encore acquises, l’inégalité persiste.
Toutefois, les jeunes femmes sont plus nombreuses qu’autrefois à oser d’envisager des parcours professionnels d’artistes ou d’écrivaines, ce dernier encouragé avec l’apparition des instituts littéraires. Elles sont plus nombreuses à être familiarisées avec les technologies modernes et personne ne met en doute leur capacité, c’est ce que j’espère en tout cas, alors que vingt ans en arrière, il fallait dire 5 cinq fois que vous êtes capable de brancher un câble, avant qu’on vous laisse le faire.
Individuellement, il fallait construire une sorte d’affirmation de soi et les femmes continuent de le faire, collectivement, à travers les manifestations, les grèves, le militantisme féministe. Il faut que nous restions vigilantes, les acquisitions sont fragiles. Les revendications des femmes connaissent une sorte de regain, avec des enjeux différents, ce qui prouve que le combat à mener est encore et toujours nécessaire et important.
Pour revenir à mes débuts, il est vrai que je me suis inspirés d’auteurs majoritairement masculins, je concède, car il y avait peu de femmes actives dans le domaine qui m’intéressait et je les ai découvert seulement ensuite. Je me suis toutefois affranchie de cette influence, en cherchant ma propre voix d’écrivaine et d’artiste. J’étais déjà familiarisé avec la critique littéraire et l’écriture féministe à travers mes études en lettres. J’ai toutefois entrepris une formation universitaire complémentaire en études du genre pour mieux comprendre les mécanismes qui engendrent les inégalités, comment celles-ci se manifestent. En tant qu’auteure et performeure, cela m’a amené inéluctablement à la lecture d’auteures comme Judith Butler, Eika Fischer-Lichte, Peggy Phelan ou Diana Taylor.
B.C. : Quel sont vos projets d'avenir ? Vos lecteurs et vos spectateurs pourront-ils bientôt se réjouir d'un nouveau livre ou d'une nouvelle performance de Heike Fiedler ? Merci de m'avoir accordé cet entretien pour la revue géorgienne Akhali Saunje  !
H.F. : J’ai deux livres qui sortiront avant la fin du printemps : un roman (Dans l'intervalle des turbulences, Encre Fraîche, Genève, 2020) qui est déjà imprimé, relié, qui n’attend la fin du confinement pour sortir et un livre de poésie (En attendant le poème, éditions des sables, Genève, 2020) qui est en train de parcourir les derniers instants avant de se voir matérialiser concrètement. Ce sont deux nouvelles expériences, puisqu’il s’agit de mon premier roman et de mon premier livre de poésie écrit uniquement en français, loin de l’expérimentation, enfin presque ! Il y aura donc une série de lectures à venir, les premières ont dû être annulées pour des raisons de COVID-19. J’ai crée une page internet qui sera à la fois une sorte d’archive et de fenêtre vers des actions à venir en lien avec le roman :
Parallèlement, je continuerais de réaliser des lectures-performances comme j’ai l’habitude de le faire. Des nouveaux textes sont en route, un a été publié récemment, le 21 mars, c’est ici. On m’a posé la question si j’allais faire une performance sur le confinement, je l’envisage, mais je ne le sais pas vraiment.
Merci pour vos questions. Cela m’a fait très plaisir de les lire et d’y répondre.

 

Avril 2020, France, Suisse

Heike Fiedler et Marie Swab, 25.AAF, Audio Art Festival, Tu’ es (germ) : do it tu es (fr) : you are. - electroacoustic and visual poetry, electroacoustic violin.

 

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ჰაიკე ფიდლერი

Heike Fiedler

ლექსები

Poèmes

ფრანგულიდან თარგმნა ბაჩანა ჩაბრაძემ

Traduction géorgienne par Boris Bachana Chabradzé

 

Pour Afrin

encore une autre ville
sous les bombes
encore un autre enfant
face au char d’assaut
encore un autre femme
sous l’aviation militaire
encore un autre homme
face aux désastres

encore un poème
contre la guerre
encore un cri
contre l’injustice
encore nos mots
contre les guerres
encore sans fin

cette question
qui s’empare, qui produit
                                      à répétition
les armes de destruction

 

ქალაქ აფრინს

კიდევ ერთი ქალაქი
ბომბებქვეშ
კიდევ ერთი ბავშვი
ტანკის პირისპირ
კიდევ ერთი ქალი
სამხედრო ავიაციის ქვეშ
კიდევ ერთი კაცი
კატასტროფის წინაშე

კიდევ ერთი ლექსი
ომის წინააღმდეგ
კიდევ ერთი ყვირილი
უსამართლობის წინააღმდეგ
ისევ ჩვენი სიტყვები
ომის წინააღმდეგ
ისევ გაუთავებლად
ეს კითხვა
ვინ იგდებს ხელში, ვინ აწარმოებს
                                                  კვლავ და კვლავ
მასობრივი განადგურების იარაღს

 

 

∗∗∗

Le goût

a-t-il
vraiment
changé de
puis ja
mais être
sûre
demain
tout se
ra encore
différent

 

გემო

ნუთუ
მართლა
შეიცვალა მას
შემდეგ იგი ვერას
დროს იტყვი
დარწმუნებით
ხვალ
კვლავ სხვანაირად
იქ
ნება
ყველაფერი

 

 

 

 

* * *

où commencent les choses qui nous dépassent qui nous dépassent qui nous 
Dépassentd qui nous passentdé qui nous assentdép qui nous ssentdépa 
qui nous sentdépas qui nous entdépass qui nous ntdépasse t qui nous dépassent comme

სად იწყება ის რაც ჩვენს ძალებს აღემატება რაც ჩვენს ძალებს ღემატებაა რაც ჩვენს 
ძალებს ემატებააღ რაც ჩვენს ძალებს მატებააღე რაც ჩვენს ძალებს ატებააღემ რაცჩვენს 
ძალებს ტებააღემა რაც ჩვენს ძალებს ებააღემატ რაც ჩვენს ძალებს ბააღემატე რაცჩვენს 
ძალებს ააღემატებ რაც ჩვენს ძალებს აღემატება როგორც

 

 

Graffiti

Molécules libres.

Saisons. Béton.

Graffiti.

Odeur d’urine.

Réveil, enfants,

Monsieur, Madame,

Monnaie, machines

à billets.

Retour, maison,

dehors, dedans,

Histoire de remplir

le vide.                        

Buvons, buvons.

L’amour est trop beau

pour ne pas s’arrêter

un instant.

გრაფიტი

თავისუფალი მოლეკულები.
წელიწადის დროები. ბეტონი.
გრაფიტი.
შარდის სუნი.

მაღვიძარა, ბავშვები,
ბატონი, ქალბატონი,
ხურდა, ფულის მთვლელი
მანქანები.

დაბრუნება, სახლი,
გარეთ, შიგნით,
უბრალოდ
სიცარიელის შევსება.

შევსვათ, შევსვათ.
სიყვარული ზედმეტად მშვენიერია
იმისთვის, რომ არ შევჩერდეთ
წამით.

 

* * *

plonger dans le noir
derrière mes paupières

la vision penchée
côté sud
like the wind

le regard ne se couvre pas
de mousse verte.

une idée traverse
l’atmosphère
la fenêtre est restée ouverte
sous la pluie

ჩაძირვა სიბნელეში
ქუთუთოებს მიღმა

ხედვა მიმართული
სამხრეთით
Like the wind

მზერა არ იფარება
მწვანე ხავსით.

აზრი კვეთს
ატმოსფეროს
ფანჯარა დარჩა ღია
წვიმაში

 

Ivre

je suis ivre de fatigue ivre de vivre ivre de comme ivre de faire ivre de moi ivre d'être ivre de toi ivre de
marcher ivre de toujours ivre d’écrire ivre d'avoir ivre encore ivre de ne pas ivre de
rester ivre d'aimer ivre de ne pas ivre des chemins ivre des lendemains ivre de boire ivre de
l'incendie ivre incertitudes ivre de nous ivre des mots ivre de l'ombre ivre de tout ivre d'aller
ivre d'avoir ivre de nul part ivre de me tenir ivre dans les airs ivre dans les interstices ivre de
solitude ivre du calme ivre d'écrire ivre de savoir ivre de vouloir ivre de maintenant ivre de
l’instant ivre simplement ivre de rêves ivres de livres ivre du blanc

 

მთვრალი

მთვრალი ვარ დაღლილობით ცხოვრებით მთვრალი როგორც მთვრალი კეთებით
მთვრალი ჩემით მთვრალი ყოფნით მთვრალი შენით მთვრალი სიარულით მთვრალი  მარადი მთვრალი
წერით მთვრალი ყოლით მთვრალი ისევ მთვრალი არათი მთვრალი დარჩენით მთვრალი სიყვარულით მთვრალი
არათი მთვრალი გზებით მთვრალი ხვალინდელი დღეებით მთვრალი სმით მთვრალი ხანძრით მთვრალი
გაურკვევლობებით მთვრალი ჩვენით მთვრალი სიტყვებით მთვრალი ჩრდილით
მთვრალი ყველაფრით მთვრალი წასვლით მთვრალი ყოლით მთვრალი უადგილობით მთვრალი
დგომით მთვრალი ჰაერში მთვრალი ბზარებში მთვრალი მარტოობით მთვრალი სიმშვიდით მთვრალი
წერით მთვრალი ცოდნით მთვრალი ნდომით მთვრალი აწმყოთი მთვრალი წამით მთვრალი
უბრალოდ მთვრალი ოცნებებით მთვრალი წიგნებით მთვრალი თეთრი
ფურცლით მთვრალი

 

* * *

Traverser les parcs.
Convergence.

Nous parmi les arbres,
les montagnes en face.

Une idée de l’hiver,
les vaches
dans le pré devant.

J’accélère,
les mots
me retiennent.

Désolée
pour mon retard

პარკის გადაკვეთა.
თანხვედრა.

ჩვენ ხეებს შორის,
პირისპირ მთები.

ზამთრის იდეა,
ძროხები
წინ მდელოზე.

სიჩქარეს ვუმატებ,
სიტყვები
მაკავებენ.

ბოდიში
დაგვიანებისთვის.

 

Nature morte

Les mots sur la table, dehors

une nuit d’hiver,

une paire de gants, un cendrier

nature morte peu avant minuit

La machine à écrire 

le jour à venir,

quelques roses séchées

l’enfant dort.

Frontières et fils de barbelés

les camps de réfugié.e.s

la mer, les noyé.e.s.

Augmenter le volume radio,

ambiance urbaine, tandis 

que les corps, les humains, 

partout les pays 

uire e re ire en ruines 

ruire struire 

reconstruire 

les mots 

sont la route sur laquelle

nous avançons 

ნატურმორტი

სიტყვები მაგიდაზე, გარეთ
ზამთრის ღამე,
წყვილი ხელთათმანი, საფერფლე
ნატურმორტი შუაღამემდე ოდნავ ადრე

საბეჭდი მანქანა
მომავალი დღე,
რამდენიმე დამჭკნარი ვარდი
ბავშვს სძინავს.

საზღვრები და მავთულხლართები
ლტოლვილთა ბანაკები
ზღვა, დამხრჩვალები.

რადიოს ხმის აწევა,
ქალაქური გარემო, მაშინ

როცა სხეულები, ადამიანები,
ქვეყნები ყველგან
ელი და ხელახლა ლი ნანგრევებად
ბელი ნებელი
ასაშენებელი

სიტყვები
გზაა, რომელზეც
წინ მივიწევთ

 

* * *

l’asphalte
retient
la chaleur des mots
sur lesquels
nous avançons

* * *

il y a un petit détail
qu’il ne faut pas oublier
c’est le risque
du métier

* * *

dehors le vent mange
le temps mange la vie
tient à une ficelle

* * *

ასფალტი
ინარჩუნებს
სიტყვების მხურვალებას
რომელზეც
წინ მივიწევთ

* * *

არის ერთი პატარა დეტალი
რომელიც არ უნდა დაგვავიწყდეს
ესააპროფესიული რისკი

* * *

გარეთ ქარმა შეჭამა
დრომ შეჭამა სიცოცხლე
რომელიც ბეწვზე ეკიდა

 

Amoureusement poème

durant des heures, ne me force pas, hors temps, vas-y.

ici, le passage d’étoiles, leurs reflets dans les criques, la douceur de forets.

où vas-tu, ainsi, longeant les murs en  béton ?

glisse protection, un clin d'œil dans le vide.

au bord des routes, les fleurs jaune-citron,

les couloirs pour hérissons.

ne pas plus tard qu’hier, cette grande tempête.

chante la chanson, mon enfant !

léger comme un brin, comme ça serait,

quand même pas, c'est tout autrement.

c’est si près et ailleurs en même temps. les rêves

en déroute, la guerre, partout,

véritable désordre, fous nous étions,

auroria.

au petit matin, l'espoir, malgré le chaos.

un jour après l'autre, le monde.

serait-il devenu trop étroit pour l’espoir ?

on continue, en amazone, malgré l'huile sur la mer,

l'oiseau, plus la mer, les poissons, plus la mer.

au fond, les coquillages, vie maritime.

le feu se propage sur les eaux.

se répand à nouveau

les arbres détruits

les écosystèmes.

nos cris dans la plaine,

vomissure, coup sur coup.

il ne reste que les mots,

déchirure et usure,

malgré tout, au loin l’horizon.

nos regards engagés, ne pas,

continuer de dire le bonheur

tombe du ciel tombe toujours  

des nues en passant hurler

                                             je t'aime

შეყვარებულად ლექსი

საათების განმავლობაში, ნუ დამაძალებ, მათ მიღმა კი, რამდენიც გინდა.
აქ ვარსკვლავების მწკრივია, მათი ანარეკლი ყურეებში, ტყეების სინაზე.
სად მიდიხარ, ასე, ბეტონის კედლებს რომ მიუყვები?
გასხლტომა დამზღვევის, თვალის ჩაკვრა სიცარიელეს.

გზების გასწვრივ, ლიმონისფერი-ყვითელი ყვავილები,
დერეფნები ზღარბებისთვის.
გუშინდელ დღემდე, ეს დიდი გრიგალი.

იმღერე სიმღერა, ჩემო ბავშვო!
ღეროსავით მსუბუქი, ასე იქნება,
არა, რა თქმა უნდა, ეს სულ სხვანაირადაა.

ეს ისე ახლოა და სხვაგანაა ერთდროულად, ოცნებები
გარბიან, ომი, ყველგან,
ნამდვილი არეულობა, ჩვენ ყველანი ვიყავით,
ავრორა.

სისხამ დილით, იმედი, ქაოსის მიუხედავად.
დღე დღეს მიჰყვება, მსოფლიო
ნუთუ ზედმეტად ვიწრო გახდა იმედისთვის?

აგრძელებენ, ამაზონზე, ზღვაზე ნავთობის მიუხედავად,
ჩიტი, ზღვა აღარ, თევზები, ზღვა აღარ.
ფსკერზე, ნიჟარები, საზღვაო ცხოვრება.
ცეცხლი ედება წყლებს.

მიმოიბნევა ხელახლა
დამსხვრეული ხეები
ეკოსისტემები.

ჩვენი ყვირილი დაბლობში,
ნარწყევი, თითო-თითოდ.

დარჩა მხოლოდ სიტყვები,
ნახლეჩი და ნაცვეთი,
ყველაფრის მიუხედავად, შორს ჰორიზონტი.

ჩვენი გულმოდგინე მზერა, არა,
კვლავ ვიმეორებდეთ ბედნიერება
ციდან ცვივა ყოველთვის ცვივა
ღრუბლებიდან ღრიალის გავლით
                                                    მიყვარხარ

Carte blanche à Heike Fiedler, Anthologie de la poésie Suisse romande, UNIL, Université de Lausanne.

Présentation de l’auteur

Heike Fiedler

Heike Fiedler est une poète née en 1963 en Allemagne mais qui a fait de la Suisse son pays d'accueil. Sa poésie est donc multilingue en allemand et/ou français, auxquels s'ajoutent parfois l'anglais ou même d'autres langues selon le pays où elle est invitée.

Son travail touche différents registres : performances, interventions en milieu urbain, réalisations visuelles et sonores, publication de flip-book et autres, écriture de poèmes et d’histoires courtes. Elle se produit seule et/ou en constellation, souvent avec des musicien-ne-s venant de la scène de l’improvisation et/ou de l’électroacoustique. Elle a réalisé plusieurs publications (revues, blogs, sites), a participé à des expositions collectives et à de nombreux festivals dans plusieurs pays en Europe et ailleurs. Avec Vincent Barras et Alain Berset, elle a fondé l’association de poésie sonore Roaratorio.

titres de cet auteur aux éditions ZOE

Poèmes choisis

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