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Jean-Claude Leroy, ÇA contre ÇA

Poète discret, ayant tout de même publié une quinzaine de livres, Jean-Claude Leroy nous livre ici un recueil au titre énigmatique, partant d’une équation à double inconnue. La première section en guise de préambule affiche comme un romantisme moderne contre la raison qui assume la dérive annoncée de cette ère nouvelle avec ses tropismes malsains. « Des catapultes pour envoyer au loin les évidences / des attachements irrésolus qui secrètent / quand le cœur gros balance entre renaître et renier / quand l’hystérie sert de message public / aux désirs contradictoires d’une aveugle volonté. » ÇA contre ÇA (dès la seconde section ainsi titrée) évoque l’échelle de valeurs que figurent nouveaux fondements et critères de notre société.

Jean-Claude Leroy, Ça contre ça, Rougerie éditeur, 64 pages, 12 euros.

Tout est interchangeable car tout se vaut dans la mesure où rien ne vaut plus rien. Le poète n’a pas vocation à critiquer mieux ni davantage ce qui y porte si facilement de nos jours chez tout un chacun tant le spectacle du monde est aussi terrible qu’absurde à maints égards, tant un nouvel hédonisme pour certains tient dans l’espoir de survie, mais ses mots visent à créer un décalage avec la parole quotidienne noyée sous elle-même. En outre, s’il relève les travers et les illusions de notre temps, jusqu’aux contradictions grossières du discours dominant, le ton dépasse évidemment celui de la révolte instinctive et emportée. Il prône plutôt « la mutation des ego/aux prises avec une fatale aventure googueulisée » devant l’infantilisation, la gamification, la surinformation stérile du monde, symptômes d’un paradigme sur sa fin. Dans la mesure où l’esprit individuel se construit où « le feu te prend par tous les bouts (…) otage parmi les otages/soldats parmi les soldats/rampouille sophistiquée ou citoyen soumis/toujours prêt à élire des bien présentants/ou à cerner un bouc émissaire/plutôt qu’assumer un combat intérieur», comment interroger celui-ci sur ce qui lui reste de cohérent, d’unique, de critique, sinon par l’éloquence frontale, l’ironie dramatique dont le poète se sert pour mettre ses mots en scène. Car la banalisation de l’événement grave, crucial, comme la mort de l’individu, le tue deux fois et ne pourrait se passer de commentaire. Ainsi « - qui a tué la mort de Rémi Fraisse » ? Réponse : « ni exécutant ni décideur/tout juste la police industrielle, l’industrie de l’industrie ».Eclairagesur cette actualité qui s’offre au quotidien en holocauste au travers des amplificateurs, vouée comme tant de choses à la dématérialisation. Peut-on alors, juste pour sauver les meubles, échanger son corps contre sa tête « si le mot "homme" se passe de l’homme » ? Le « ça » pulsionnel de la psyché chez Freud répond au seul principe de plaisir, à la satisfaction immédiate et inconditionnelle des besoins biologiques ; ajoutons, assumés comme jamais auparavant selon une norme universelle. Avant nihilisme et repli sur soi ambiants, le poète, né dans les 60’s, a vu la société changer peu à peu à partir de nouveaux centres d’intérêts ; et le cynisme désabusé est le nouveau langage qui les porte. Juste retour des choses, il tente de rattraper son innocence perdue, muée désormais en une désaffection grinçante telle que chère à Diogène vis-à-vis des préoccupations matérielles : « je guette la panne universelle/et que cesse la sociét’écran et l’enfer statistique ». Même l’ironie sur le mode hyperbolique menant à une impasse, porte en elle, envers et contre tout, ce qui reste d’accomplissement possible (« j’avale un cachet d’iode/le droit de voir ÇA plus longtemps »). « ÇA » apparaît comme substance ayant nourri de contradictions, d’incohérences, de bouleversements  l’humanité, aussi autodestructrice, suicidaire que résistante, organisatrice de son sauvetage, en quête d’une nouvelle raison de vivre. Douleur contre réminiscences d’un paradis perdu, savoir-être contre innocence désabusée, une guerre s’est déclarée depuis longtemps à l’intérieur de chacun. Et si  la lutte reste hasardeuse envers cet ennemi invisible qui y réside, « il faudra bien s’approcher de ce soi qui manque à la figure ». Ou bien, s’agit-il en amont d’une dérive exogène à même d’exempter l’homme de ses erreurs de comportement fatales ? « Qui donc marrionnettise l’univers/et ce sentiment de solitude ? » ose le poète ouvrant une porte sur un mysticisme de secours tant le monde est devenu impensable selon toute logique. « Je suis au cœur d’un conflit entre ÇA et ÇA », poursuit-il au nom de la communauté, dans cette impossibilité de rendre leur valeur aux choses, déjà indicibles, innommables (dans les deux acceptions). Jean-Claude Leroy, assume, en poète et philosophe que le fatum n’effraie pas, le réel synonyme de combat qui commence en soi-même ; en mettant sur la balance (geste simple) d’un côté le prix des choses, et de l’autre leur valeur, confondus de nos jours. Sa philosophie, dès le début du livre, prend racine dans l’éternité terrestre, la seule éternité possible, à vivre dans les meilleures conditions, selon un nouveau principe de causalité qu’on dira salutaire sinon salvateur, où « pas de repos si pas de réel » , dans « un bien mourir qui ressuscite ». 

 

Présentation de l’auteur

Jean-Claude Leroy

Né en 1960 à Mayenne, Jean-Claude Leroy est un écrivain français vivant à Rennes. Photographe de formation, puis tour à tour libraire itinérant, auxiliaire de vie, manœuvre intérimaire, éditeur, il déclare sur le mode plaisant avoir « exercé des métiers divers, surtout l’été ».
Il a publié des poèmes, des nouvelles et des articles dans diverses revues. Ses longs séjours en Inde et en Égypte ont nourri certains de ses écrits.
Au sein de l’association Les Amis de L’Éther Vague (1998-2007), il fut coresponsable, avec Roger Roques, des éditions L’Éther Vague, suite au décès de leur fondateur, Patrice Thierry, survenu en 1998.
Depuis 1996, il anime Tiens, « revue locale d’expression universelle » devenue à partir de 2009 le site Tiens, etc

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures

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Autour de Jean-Claude Leroy, Olivier Deschizeaux, Alain Breton

Jean-Claude LEROY, Ça contre ça

Deux suites (dont une très brève) entourent une troisième. La première est composée de quintils en vers non rimés et non comptés composés de deux distiques et d’un monostiche ou d’un tercet et d’un distique. La deuxième, la plus importante, comprend de longs poèmes écrits en vers très libres tandis que la troisième, la plus courte, de trois poèmes seulement (un de cinq vers, un de quatre et le troisième de deux seulement) Si la première est intitulée Tu, si la deuxième ça contre ça et la troisième Je, Il, le thème du recueil est bien la psychanalyse, d’autant plus que la deuxième suite s’ouvre sur un exergue de Georg Groddeck, un fragment d’une lettre adressée à Sigmund Freud en date du 27 mai 1917 où il est question du ça

 

Jean-Claude Leroy, Ça contre ça, Rougerie éditeur, 64 pages, 12 euros.

Ce recueil relève d’une gageure : la psychanalyse et la poésie font mauvais ménage, elles sont comme antinomiques ou du moins le paraissent-elles. Je sais qu’il existe un éditeur spécialisé, Po&Psy, je sais que certains poètes sont par ailleurs psychanalystes comme Claudine Bohi… Mais je suis d’une double formation universitaire, lettres et sciences de l’éducation (avec une dominante sociologique). J’ai étudié en autodidacte le rôle de l’inconscient dans la production poétique avec les surréalistes. Je me refuse donc à peser le pour et le contre de « ça contre ça » mais on m’autorisera à relever les passages où le ça affronte le ça  S’il fallait citer la totalité du poème de la page 30, on me pardonnera de citer les vers des poèmes suivants :  « un ça fermé qui t’ouvre les veines » (p 32), «  je suis au cœur d’un conflit entre  ça et ça / je suis atteint par un ça ou un autre » (p 35), « quand le premier pas / quand le ça » (p 42), « l’objet d’un ça en guerre avec un autre ça » (p 56)… Ce ne sont là que des exemples… 

« ça contre ça » est un livre original digne d’intérêt, un livre à lire absolument…

 

Olivier Deschizeaux, OURS

 

L’ours, quand il n’est pas un plantigrade, désigne un encadré indiquant les noms et adresses de l’éditeur et de l’imprimeur ainsi que les noms des collaborateurs ayant participé à la fabrication d’un ouvrage imprimé… Mais le titre du recueil semble avoir été donné par dérision car rien, dans les premières pages  ne parle de  l’ursidé ni de l’encadré… il donne à lire une poésie rimbaldienne, beat ou surréaliste…

Et singulièrement, dans Ours, des poèmes en prose. Chaque fragment constitutif de ces poèmes présente une forme lapidaire qui ne va pas sans obscurité ni sans absurdité ou gratuité apparente. Qu’on en juge : « La géhenne du verbiage divin nous jette à la plèbe, marchands de lions enivrés de svastikas, seuls les faibles auront droit à la force, l’épée sur-joue sa clémence en quelques démences altruistes dépourvues de soie, dont je me fais le drone » (p 49). Il passe sans transition au nom ours (p 38). Et pratique l’allitération (p 10). Jean-Claude Leroy, autre poète publié par Olivier Rougerie, parle de « griffe anachronique » et de «  délire  sacré » : jamais expressions ne m’ont paru aussi justes, j’adhère pleinement, comme j’adhère à ce fragment d’un poème : « J’ai vécu cela mille fois déjà, les murs gelés de l’esprit, les tempêtes qui s’abattent sur des paupières enfouies dans l’alerte du feu » (p 13).  Mais, pour moi, il y a trop de Dieu, trop d’église(s), trop de liens entre les vivants et le monde des esprits ; et je ne dirai rien des évangiles, des cierges et autres bondieuseries… Mais je me console avec ces « putains du seigneur » (p 36). Je suis sensible au côté rock de cette poésie… 

Olivier Deschizeaux, Ours. Rougerie éditeur, 62 pages, 12 euros.

Le poète ne serait-il qu’un ours mal léché en face de la médiocrité ambiante, face à la mort insoutenable, car la mort apparaît en filigrane (à qui sait lire), tout au long de ce livre : « Chasse à la raison  dans le crâne d’une mère  un peu trop vieille… » (p 28) ou « Maladies déshumanisantes, fleurs de parkinson, filles d’alzheimer, paralysie du cortex, avc malheureux, dégénérescence de l’être né pour mourir. // Dans la hiérarchie de la mort hommes et femmes se partagent le tarot divinatoire. » (p 34). A moins que l’ours du titre ne corresponde à cet « ours édulcoré » de la page 38 ou  à ce fragment de prose (p 51) : « Je suis un ours à l’âme orpheline  depuis que tu n’es plus là… ». Olivier Deschizeaux exprime parfaitement par le langage cette zone de turbulences qu’il vient de traverser ou ces « zones d’ombre » (p 55). Il faut attendre la page 59 du livre (qui n’en compte que 62) pour ce qu’on pressentait devienne une vérité affirmée : la mère du poète est morte ! 

Alain BRETON : INFIMES PRODIGES

 

Qu’y a-t-il de commun entre les œuvres de jeunesse où l’on découvre la poésie et celles de la maturité quand on maîtrise l’outil poétique, le vers ou la prose ? C’est que réunir en un seul volume l’œuvre de toute une vie est chose complexe. Et pourtant, Christophe Dauphin s’y emploie, s’agissant d’Alain Breton que les plus anciens parmi nos lecteurs connaissent pour avoir été l’un des animateurs de Poésie1 … Reste alors à passer en revue les plaquettes constitutives de ce volume (de plus de 460 pages, si l’on ne compte pas la table)…

Alain Breton, Infimes prodiges (Œuvre poétique). Les hommes sans Epaules éditions, plus de 470 pages, 25 euros. 

Les proses de Tout est en ordre, sûrement qui datent de 1979 font comme un fouillis, comme un désordre à l’image du monde et ce n’est pas le portrait de Ray Sugar Robinson qui viendra me démentir… Les poèmes (brefs) de la deuxième suite (parfois réduits à un vers)  sont sertis d’allusions et disent parfaitement la sensualité de cette musique. La troisième suite est écrite en vers…

La deuxième plaquette qui s’appelle ça y est  le monde ! (1990) commence par une suite intitulée Le long du fleuve Orénoque, dédiée à la mère du poète . C’est le récit d’un accouchement distancié, qui ne va pas sans émotion : « J’ai peur de n’avoir été, de n’être / qu’une preuve insoutenable qui saigne / définitivement » (p 50). La deuxième suite, La Terre encercle les oiseaux, commence par ces vers « Ma mère, tu le sais / je suis toujours la grenouille de sang entre tes cuisses  » (p 51) : tout est dit dans ce distique.  La troisième suite, Planètes, est sans doute la plus personnelle, car constellée de souvenirs intimes (comités, dédicaces, jazz, poètes… ) ; mais je préfère les poèmes d’amour ou de tendresse à ceux écrits la gloire du sport : je sais bien que j’ai sans doute tort mais je suis ainsi !

La troisième plaquette est intitulée Juste la terre. Elle s’ouvre sur un poème intitulé Montagnard : pourquoi faut-il qu’il me rappelle les photographies de Henri Didelle ou les poèmes de maints marcheurs. Ça ne manque pas de nostalgie comme ces premiers stylos aux quatre couleurs (p 112). Alain Breton a l’art de la sentence mais cela ne va pas sans mystère : « même si quelques ruelles, de moins savantes, /  embrasent encore, le matin // un chien, un coq, un lézard, / le temps qui compte ses boxes, ses visages  » (p 114).

La quatrième plaquette est intitulée Bivouacs, elle date de 1992. Et une part d’un certain surréalisme est présente, en  2018, cela fait une cinquantaine d’année qu’un certain André Breton est mort… 

Avec Maison-Buffle (1993), Alain Breton est à l’affût de ces infimes prodiges qui donnent son titre à ce volume de mille cauchemars ou de mille rêves. Son réalisme est à l’image de ces nuages qui ne sont que le rapprochement de deux réalités très éloignées …

Le sixième recueil intitulé Messe noire des vagues a été publié en 1999. Ce sont des histoires de pirates en vers ou en prose. La fantaisie y est présente  : «De Zanzibar à Chandernagor […] / […] il faut déterrer / la botte de sept lieues / » (p 179). Histoires de pirates : Alain Breton fait preuve d’une forte maîtrise du vocabulaire de ces contes et histoires, des us et coutumes des boucaniers, des grands mythes…

Le septième recueil intitulé Une chambre avec légende (1999) est marqué par l’amour fou et l’émerveillement, accentués par la brièveté des poèmes qui confinent à des notes prises à la volée : « les tables sous les chaises rejoignent le / cimetière des éléphants » (p 205) font parfois penser à celui qu’écrivait un demi-siècle plus tôt (« Je te vertige, je te hanche ») Henri Pichette.

Dans le recueil suivant (Pour rassurer le fakir, 2000), sous-titré Carnets d’atelier, on peut deviner que ce fut écrit après la visite d’un atelier de peintre. Certes, le mot dessin, la lumière qui pare les corps et la recherche fondamentale sur les peintres le disputent à la présence des sportifs (qui est Attila Zopf ?). Mais très vite, il s’agit plutôt de textes d’ateliers, les sportifs ne sont là que pour le rappeler : le texte (poème) sur Evariste Galois (p 237) n’est là que pour le prouver… Mais la présence de portraits fait penser à l’atelier des peintres, et c’est le début de belles histoires au surréalisme marqué dont l’humour n’est pas absent. A moins qu’il ne s’agisse d’un atelier de textes  (???) dans lequel Alain Breton expérimente des sujets différents ???

Dans Le Chasseur de Rivières (2004), Alain Breton a une vision très précise : « Je ne sais pas changer la litière / des orties » ( p 279) ou « ils te donneront / la prophétie des fanges » (p 282), ce qui ne va pas pas sans une certaine obscurité…

Brûlant sombre (2008) est une ode au jardin traversée par les morts (p 296) ou par le souvenir de Rimbaud (p 298). C’est écrit en dis(ti)ques sauf dans la troisième suite où le lecteur est confronté à la prose…

Des poèmes et des proses de 2011 (qui constituent la partie suivante de l’ouvrage), je relève ces lignes : « … La poésie m’a poussé à faire émerger les problèmes liés à mon identité, la prose m’a permis d’en rire ». Je ne sais pas si ces mots s’appliquent à l’ensemble de l’œuvre complète, mais ils révèlent un bel exemple de clairvoyance. 

Les éperons d’Eden (qui datent de 2014) commencent par une prose qui est une ode au père, Jean Breton. Et ça continue par de brefs poèmes en vers qui, mis bout à bout, font comme un tombeau à la gloire de Jean Breton. C’est émouvant et un bel exemple d’amour filial : ainsi ce poème consacré au tueur de doryphores du jardin de Nibelle (p 362). Cela ne va pas sans quelque aspect obscur (mais c’est sans doute le propre de la poésie) comme dans ces poèmes qui ouvrent la deuxième suite (Une poignée de nuit) : « La mer délassée / sur les lèvres de Pénélope » (p 347). Même si l’on sait ce qu’est la mort tout en ignorant quel sens donner à ce qui est une absence éternelle…

 

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Un livre qui valait bien la peine que s’est donnée Christophe Dauphin. Des caractéristiques de cet ouvrage, je veux signaler que le surréalisme n’est pas mort et le lyrisme contenu.  Un livre nécessaire dû à Paul Farellier (qui en a signé la préface), à ce même Christophe Dauphin et à Paul Sanda. Du texte de Dauphin, je ne dirai rien puisqu’il me fait l’amitié de me citer longuement (p 406 et 407). Si la bibliographie finale dresse bien la liste des ouvrages de poésie d’Alain Breton, on regrettera cependant que ne soient pas reproduites dans ce volume les plaquettes du début (antérieures à 1979) ; ni que soit dit un mot, en passant, sur la pratique du compte d’auteur des éditions St-Germain-des-Prés qui reste à inclure dans l’édition de poésie en général…