Jean-Claude LEROY, Ça con­tre ça

Deux suites (dont une très brève) entourent une troisième. La pre­mière est com­posée de quin­tils en vers non rimés et non comp­tés com­posés de deux dis­tiques et d’un mono­stiche ou d’un ter­cet et d’un dis­tique. La deux­ième, la plus impor­tante, com­prend de longs poèmes écrits en vers très libres tan­dis que la troisième, la plus courte, de trois poèmes seule­ment (un de cinq vers, un de qua­tre et le troisième de deux seule­ment) Si la pre­mière est inti­t­ulée Tu, si la deux­ième ça con­tre ça et la troisième Je, Il, le thème du recueil est bien la psy­ch­analyse, d’autant plus que la deux­ième suite s’ouvre sur un exer­gue de Georg Grod­deck, un frag­ment d’une let­tre adressée à Sig­mund Freud en date du 27 mai 1917 où il est ques­tion du ça

 

Jean-Claude Leroy, Ça con­tre ça, Rougerie édi­teur, 64 pages, 12 euros.

Ce recueil relève d’une gageure : la psy­ch­analyse et la poésie font mau­vais ménage, elles sont comme antin­o­miques ou du moins le parais­sent-elles. Je sais qu’il existe un édi­teur spé­cial­isé, Po&Psy, je sais que cer­tains poètes sont par ailleurs psy­ch­an­a­lystes comme Clau­dine Bohi… Mais je suis d’une dou­ble for­ma­tion uni­ver­si­taire, let­tres et sci­ences de l’éducation (avec une dom­i­nante soci­ologique). J’ai étudié en auto­di­dacte le rôle de l’inconscient dans la pro­duc­tion poé­tique avec les sur­réal­istes. Je me refuse donc à peser le pour et le con­tre de « ça con­tre ça » mais on m’autorisera à relever les pas­sages où le ça affronte le ça  S’il fal­lait citer la total­ité du poème de la page 30, on me par­don­nera de citer les vers des poèmes suiv­ants :  « un ça fer­mé qui t’ouvre les veines » (p 32), «  je suis au cœur d’un con­flit entre  ça et ça / je suis atteint par un ça ou un autre » (p 35), « quand le pre­mier pas / quand le ça » (p 42), « l’objet d’un ça en guerre avec un autre ça » (p 56)… Ce ne sont là que des exem­ples… 

« ça con­tre ça » est un livre orig­i­nal digne d’intérêt, un livre à lire absolument…

 

Olivi­er Deschizeaux, OURS

 

L’ours, quand il n’est pas un planti­grade, désigne un encadré indi­quant les noms et adress­es de l’éditeur et de l’imprimeur ain­si que les noms des col­lab­o­ra­teurs ayant par­ticipé à la fab­ri­ca­tion d’un ouvrage imprimé… Mais le titre du recueil sem­ble avoir été don­né par déri­sion car rien, dans les pre­mières pages  ne par­le de  l’ursidé ni de l’encadré… il donne à lire une poésie rim­bal­di­enne, beat ou sur­réal­iste…

Et sin­gulière­ment, dans Ours, des poèmes en prose. Chaque frag­ment con­sti­tu­tif de ces poèmes présente une forme lap­idaire qui ne va pas sans obscu­rité ni sans absur­dité ou gra­tu­ité appar­ente. Qu’on en juge : « La géhenne du ver­biage divin nous jette à la plèbe, marchands de lions enivrés de svastikas, seuls les faibles auront droit à la force, l’épée sur-joue sa clé­mence en quelques démences altru­istes dépourvues de soie, dont je me fais le drone » (p 49). Il passe sans tran­si­tion au nom ours (p 38). Et pra­tique l’allitération (p 10). Jean-Claude Leroy, autre poète pub­lié par Olivi­er Rougerie, par­le de « griffe anachronique » et de «  délire  sacré » : jamais expres­sions ne m’ont paru aus­si justes, j’adhère pleine­ment, comme j’adhère à ce frag­ment d’un poème : « J’ai vécu cela mille fois déjà, les murs gelés de l’esprit, les tem­pêtes qui s’abattent sur des paupières enfouies dans l’alerte du feu » (p 13).  Mais, pour moi, il y a trop de Dieu, trop d’église(s), trop de liens entre les vivants et le monde des esprits ; et je ne dirai rien des évangiles, des cierges et autres bondieuseries… Mais je me con­sole avec ces « putains du seigneur » (p 36). Je suis sen­si­ble au côté rock de cette poésie… 

Olivi­er Deschizeaux, Ours. Rougerie édi­teur, 62 pages, 12 euros.

Le poète ne serait-il qu’un ours mal léché en face de la médi­ocrité ambiante, face à la mort insouten­able, car la mort appa­raît en fil­igrane (à qui sait lire), tout au long de ce livre : « Chas­se à la rai­son  dans le crâne d’une mère  un peu trop vieille… » (p 28) ou « Mal­adies déshu­man­isantes, fleurs de parkin­son, filles d’alzheimer, paralysie du cor­tex, avc mal­heureux, dégénéres­cence de l’être né pour mourir. // Dans la hiérar­chie de la mort hommes et femmes se parta­gent le tarot div­ina­toire. » (p 34). A moins que l’ours du titre ne cor­re­sponde à cet « ours édul­coré » de la page 38 ou  à ce frag­ment de prose (p 51) : « Je suis un ours à l’âme orphe­line  depuis que tu n’es plus là… ». Olivi­er Deschizeaux exprime par­faite­ment par le lan­gage cette zone de tur­bu­lences qu’il vient de tra­vers­er ou ces « zones d’ombre » (p 55). Il faut atten­dre la page 59 du livre (qui n’en compte que 62) pour ce qu’on pressen­tait devi­enne une vérité affir­mée : la mère du poète est morte ! 

Alain BRETON : INFIMES PRODIGES

 

Qu’y a‑t-il de com­mun entre les œuvres de jeunesse où l’on décou­vre la poésie et celles de la matu­rité quand on maîtrise l’outil poé­tique, le vers ou la prose ? C’est que réu­nir en un seul vol­ume l’œuvre de toute une vie est chose com­plexe. Et pour­tant, Christophe Dauphin s’y emploie, s’agissant d’Alain Bre­ton que les plus anciens par­mi nos lecteurs con­nais­sent pour avoir été l’un des ani­ma­teurs de Poésie1 … Reste alors à pass­er en revue les pla­que­ttes con­sti­tu­tives de ce vol­ume (de plus de 460 pages, si l’on ne compte pas la table)…

Alain Bre­ton, Infimes prodi­ges (Œuvre poé­tique). Les hommes sans Epaules édi­tions, plus de 470 pages, 25 euros. 

Les pros­es de Tout est en ordre, sûre­ment qui datent de 1979 font comme un fouil­lis, comme un désor­dre à l’image du monde et ce n’est pas le por­trait de Ray Sug­ar Robin­son qui vien­dra me démen­tir… Les poèmes (brefs) de la deux­ième suite (par­fois réduits à un vers)  sont ser­tis d’allusions et dis­ent par­faite­ment la sen­su­al­ité de cette musique. La troisième suite est écrite en vers…

La deux­ième pla­que­tte qui s’appelle ça y est  le monde ! (1990) com­mence par une suite inti­t­ulée Le long du fleuve Orénoque, dédiée à la mère du poète . C’est le réc­it d’un accouche­ment dis­tan­cié, qui ne va pas sans émo­tion : « J’ai peur de n’avoir été, de n’être / qu’une preuve insouten­able qui saigne / défini­tive­ment » (p 50). La deux­ième suite, La Terre encer­cle les oiseaux, com­mence par ces vers « Ma mère, tu le sais / je suis tou­jours la grenouille de sang entre tes cuiss­es  » (p 51) : tout est dit dans ce dis­tique.  La troisième suite, Planètes, est sans doute la plus per­son­nelle, car con­stel­lée de sou­venirs intimes (comités, dédi­caces, jazz, poètes… ) ; mais je préfère les poèmes d’amour ou de ten­dresse à ceux écrits la gloire du sport : je sais bien que j’ai sans doute tort mais je suis ainsi !

La troisième pla­que­tte est inti­t­ulée Juste la terre. Elle s’ouvre sur un poème inti­t­ulé Mon­tag­nard : pourquoi faut-il qu’il me rap­pelle les pho­togra­phies de Hen­ri Didelle ou les poèmes de maints marcheurs. Ça ne manque pas de nos­tal­gie comme ces pre­miers sty­los aux qua­tre couleurs (p 112). Alain Bre­ton a l’art de la sen­tence mais cela ne va pas sans mys­tère : « même si quelques ruelles, de moins savantes, /  embrasent encore, le matin // un chien, un coq, un lézard, / le temps qui compte ses box­es, ses vis­ages  » (p 114).

La qua­trième pla­que­tte est inti­t­ulée Bivouacs, elle date de 1992. Et une part d’un cer­tain sur­réal­isme est présente, en  2018, cela fait une cinquan­taine d’année qu’un cer­tain André Bre­ton est mort… 

Avec Mai­son-Buf­fle (1993), Alain Bre­ton est à l’affût de ces infimes prodi­ges qui don­nent son titre à ce vol­ume de mille cauchemars ou de mille rêves. Son réal­isme est à l’image de ces nuages qui ne sont que le rap­proche­ment de deux réal­ités très éloignées …

Le six­ième recueil inti­t­ulé Messe noire des vagues a été pub­lié en 1999. Ce sont des his­toires de pirates en vers ou en prose. La fan­taisie y est présente  : «De Zanz­ibar à Chan­der­nagor […] / […] il faut déter­rer / la botte de sept lieues / » (p 179). His­toires de pirates : Alain Bre­ton fait preuve d’une forte maîtrise du vocab­u­laire de ces con­tes et his­toires, des us et cou­tumes des bou­caniers, des grands mythes…

Le sep­tième recueil inti­t­ulé Une cham­bre avec légende (1999) est mar­qué par l’amour fou et l’émerveillement, accen­tués par la brièveté des poèmes qui con­finent à des notes pris­es à la volée : « les tables sous les chais­es rejoignent le / cimetière des éléphants » (p 205) font par­fois penser à celui qu’écrivait un demi-siè­cle plus tôt (« Je te ver­tige, je te hanche ») Hen­ri Pichette.

Dans le recueil suiv­ant (Pour ras­sur­er le fakir, 2000), sous-titré Car­nets d’atelier, on peut devin­er que ce fut écrit après la vis­ite d’un ate­lier de pein­tre. Certes, le mot dessin, la lumière qui pare les corps et la recherche fon­da­men­tale sur les pein­tres le dis­putent à la présence des sportifs (qui est Atti­la Zopf ?). Mais très vite, il s’agit plutôt de textes d’ateliers, les sportifs ne sont là que pour le rap­pel­er : le texte (poème) sur Evariste Galois (p 237) n’est là que pour le prou­ver… Mais la présence de por­traits fait penser à l’atelier des pein­tres, et c’est le début de belles his­toires au sur­réal­isme mar­qué dont l’humour n’est pas absent. A moins qu’il ne s’agisse d’un ate­lier de textes  (???) dans lequel Alain Bre­ton expéri­mente des sujets différents ???

Dans Le Chas­seur de Riv­ières (2004), Alain Bre­ton a une vision très pré­cise : « Je ne sais pas chang­er la litière / des orties » ( p 279) ou « ils te don­neront / la prophétie des fanges » (p 282), ce qui ne va pas pas sans une cer­taine obscurité…

Brûlant som­bre (2008) est une ode au jardin tra­ver­sée par les morts (p 296) ou par le sou­venir de Rim­baud (p 298). C’est écrit en dis(ti)ques sauf dans la troisième suite où le lecteur est con­fron­té à la prose…

Des poèmes et des pros­es de 2011 (qui con­stituent la par­tie suiv­ante de l’ouvrage), je relève ces lignes : « … La poésie m’a poussé à faire émerg­er les prob­lèmes liés à mon iden­tité, la prose m’a per­mis d’en rire ». Je ne sais pas si ces mots s’appliquent à l’ensemble de l’œuvre com­plète, mais ils révè­lent un bel exem­ple de clair­voy­ance. 

Les éper­ons d’Eden (qui datent de 2014) com­men­cent par une prose qui est une ode au père, Jean Bre­ton. Et ça con­tin­ue par de brefs poèmes en vers qui, mis bout à bout, font comme un tombeau à la gloire de Jean Bre­ton. C’est émou­vant et un bel exem­ple d’amour fil­ial : ain­si ce poème con­sacré au tueur de doryphores du jardin de Nibelle (p 362). Cela ne va pas sans quelque aspect obscur (mais c’est sans doute le pro­pre de la poésie) comme dans ces poèmes qui ouvrent la deux­ième suite (Une poignée de nuit) : « La mer délassée / sur les lèvres de Péné­lope » (p 347). Même si l’on sait ce qu’est la mort tout en igno­rant quel sens don­ner à ce qui est une absence éternelle…

 

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Un livre qui valait bien la peine que s’est don­née Christophe Dauphin. Des car­ac­téris­tiques de cet ouvrage, je veux sig­naler que le sur­réal­isme n’est pas mort et le lyrisme con­tenu.  Un livre néces­saire dû à Paul Farel­li­er (qui en a signé la pré­face), à ce même Christophe Dauphin et à Paul San­da. Du texte de Dauphin, je ne dirai rien puisqu’il me fait l’amitié de me citer longue­ment (p 406 et 407). Si la bib­li­ogra­phie finale dresse bien la liste des ouvrages de poésie d’Alain Bre­ton, on regret­tera cepen­dant que ne soient pas repro­duites dans ce vol­ume les pla­que­ttes du début (antérieures à 1979) ; ni que soit dit un mot, en pas­sant, sur la pra­tique du compte d’auteur des édi­tions St-Ger­main-des-Prés qui reste à inclure dans l’édition de poésie en général…

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.