Claude Louis-Com­bet : “Le nu au transept”.

 

          Com­ment écrire la con­tra­dic­tion entre la foi et la ten­ta­tion, entre le vœu de  chasteté et le désir char­nel ? Com­ment incar­n­er ce qui n’est qu’une abstrac­tion ? Claude Louis-Com­bet imag­ine un dis­posi­tif fic­tion­nel qui lui per­met un réc­it plau­si­ble placé sous le signe de la psy­cholo­gie des pro­fondeurs. Deux vieux amis, ayant con­nu la même édu­ca­tion religieuse, con­tem­plent après avoir dîné, la repro­duc­tion d’une œuvre de Gus­tave Courbet, La Baigneuse à la source, con­tem­pla­tion qui va être le pré­texte pour celui qui est devenu prêtre, de racon­ter à l’autre (qui a aban­don­né le pro­jet d’ac­céder à la prêtrise), un sou­venir remon­tant à sa jeunesse. Réal­ité ou, plus vraisem­blable­ment, fan­tasme ? Peu importe, le dis­posi­tif est effi­cace, servi par la langue pré­cise de Claude Louis-Combet.

          Joseph, le prêtre, fait son ser­vice mil­i­taire à Bourges où il fréquente assidû­ment la cathé­drale pour assis­ter aux offices ou pour se recueil­lir. Jusqu’au jour où, sor­tant de la cathé­drale, il est suivi, dit-il, par une femme entière­ment nue. L’ap­pari­tion va se repro­duire régulière­ment jusqu’à la fin de ses oblig­a­tions mil­i­taires sans que jamais il ne cède à la ten­ta­tion, se repro­duire dans divers lieux de la cathé­drale (un con­fes­sion­nal, une chapelle funéraire avec un gisant, sur une croix…), les scènes éro­tiques vari­ant à chaque fois dans une folle subversion…

          Le texte de Claude Louis-Com­bet n’est que pré­texte à une interrogation/description des pro­fondeurs de l’être croy­ant. On devine qu’il n’y a là nulle gra­tu­ité, nulle com­plai­sance  car la biogra­phie de l’au­teur nous apprend  qu’il a renon­cé à la prêtrise, qu’il a refusé l’amour divin pour des amours plus ter­restres. Le Nu au transept, s’il est une explo­ration de la psy­cholo­gie des pro­fondeurs telle que Jung a pu la théoris­er, est aus­si une exal­ta­tion de la femme et de l’éros. Claude Louis-Com­bet prête à son per­son­nage une expéri­ence mys­tique qui est la sienne, celle qu’il a menée jusqu’au bout : la femme n’est pas une créa­ture lubrique mais la “déten­trice  d’un noy­au de mys­tère dont la révéla­tion était essen­tielle pour la con­nais­sance de soi” (p 57). Ce qui peut paraître blas­phé­ma­toire aux yeux d’un croy­ant mais qui n’est que la ferme con­tes­ta­tion de l’anathème jeté sur la femme par la reli­gion (les reli­gions ?), anathème qui n’est qu’une erreur inscrite his­torique­ment tant le désir et la jouis­sance sont des élé­ments con­sti­tu­tifs de l’être humain. Le prob­lème alors est de savoir ce que l’in­di­vidu  fait de ce désir, ce qu’il en fait de sociale­ment accept­able à un moment don­né de l’His­toire, de sociale­ment et d’in­di­vidu­elle­ment utile… On com­prend alors que dès les pre­miers mots de son réc­it Claude Louis-Com­bet  par­le de “théolo­gie de la sub­ver­sion”.

          À la néces­saire impudeur des descrip­tions dues à l’au­teur cor­re­spon­dent les pho­togra­phies d’Yves Ver­bièse qui ponctuent le réc­it, images car­ac­térisées par la surim­pres­sion de frag­ments éro­tiques appa­rais­sant sur des vues de sculp­tures religieuses ou de mobili­er cultuel. Le con­traste et la con­ver­gence présents dans les pho­togra­phies soulig­nent bien l’am­biguïté des pro­pos de Joseph tout comme ils met­tent en relief le côté équiv­oque de ce qui est rap­porté : réal­ité ou fan­tasme ? L’édi­teur rap­pelle que Claude Louis-Com­bet avait con­sacré son Chemin des van­ités aux pho­togra­phies d’Hen­ri Mac­cheroni (qui a réal­isé env­i­ron 2000 clichés du sexe d’une femme) et c’est après la décou­verte de cette œuvre qu’Yves Ver­bièse envoya à Claude Louis-Com­bet cette suite de pho­togra­phies qui impres­sion­nèrent forte­ment l’écrivain puisqu’il rédi­gea rapi­de­ment Le Nu au transept… Ce qui éclaire la genèse de l’œuvre.

          Le Nu au transept est un livre qui met en évi­dence que l’on sait peu de choses sur l’homme et son fonc­tion­nement.  Tout au plus, quelque chose comme l’éc­ume d’une vague du grand océan… Une écume que se dis­putent les psy­cho­logues, les écon­o­mistes, les religieux et autres spé­cial­istes auto-proclamés… L’é­trange est que ce soit par  l’ex­péri­ence mys­tique que l’on parvient à en savoir un peu plus. Étrange ? pas tant que cela, puisqu’il existe des mys­tiques sans dieux…

 

*

Claude Louis-Com­bet, Le Nu au transept, avec des pho­togra­phies d’Yves Ver­bièse. L’Ate­lier con­tem­po­rain édi­teur, 96 pages, 15 €.  En librairie.

*

 

 

 

Jacques MOULIN & Ann LOUBERT : “Por­tique”.

 

          Ce livre de Jacques Moulin se présente comme un ensem­ble de cinq poèmes en prose, sans ponc­tu­a­tion et se don­nant pour objec­tif de décrire, de la façon la plus objec­tive qui soit, l’ac­tiv­ité por­tu­aire et plus par­ti­c­ulière­ment celle des por­tiques qui char­gent et déchar­gent les con­teneurs… Bal­let aérien qui des­sine sur le ciel d’é­tranges signes qui se matéri­alisent et se figent sur la plate-forme du porte-con­teneurs ou sur le quai… Le texte grouille, on passe d’un groupe de mots à l’autre sans tran­si­tion et, pour­tant, la réal­ité décrite dif­fère à chaque fois :  “Docks dock­ers     Groupage dégroupage     Boîtes à déplac­er comme rochers tombés de car­gaisons loin­taines”.  Cette frag­men­ta­tion du texte n’est pas sans rap­ports avec l’ac­tiv­ité des por­tiques du port : l’ensem­ble peut don­ner une impres­sion de pagaille, de désor­dre, cent objec­tifs divers étant pour­suiv­is en même temps.

          Chaque “stro­phe” est précédée d’un dessin d’Ann Lou­bert. Ce qui frappe, c’est le fort con­traste entre le poème (cet ensem­ble de groupes de mots jux­ta­posés) et le dessin. Autant le pre­mier est vivant, tra­ver­sé de bruits et de mou­ve­ments, autant le sec­ond est sta­tique, vide… Le pre­mier est tra­ver­sé par l’homme (le “por­tiqueur”, ain­si appelle-t-on sur les quais le con­duc­teur de cette étrange machine), les lumières : “gyrophares falots pro­jecteurs”, les sons : “cages à poules qui cri­ent” ou “le cri du i des poulies”, le souf­fle : “Le por­tique a poitrail de tau­reau et souf­fle sa vigueur à la face du monde”… : tout est dit, rien n’échappe à Jacques Moulin qui écrit ain­si le poème du por­tique. Tan­dis qu’Ann Lou­bert des­sine cette machine en un instan­ta­né vide de tout humain : les quais se réduisent à un jeu de lignes : droites, brisées, hor­i­zon­tales, ver­ti­cales, obliques, courbes par­fois ou arrondies (pour simuler le mouvement ?)…

          Il faut aus­si remar­quer que le for­mat du texte est à l’im­age du con­teneur, rec­tan­gu­laire tout comme le livre revêt un  for­mat à l’i­tal­i­enne. Loin­taine évo­ca­tion d’un spa­tial­isme tem­péré ? Remar­que qui nous amène à évo­quer l’ex­po­si­tion, Traits com­muns, d’Ann Lou­bert et de Clé­men­tine Margher­i­ti et à dire deux mots du cat­a­logue édité par L’Ate­lier con­tem­po­rain lors de cette expo­si­tion qui s’est tenue à Paris du 14 octo­bre au 2 novem­bre 2014. David Collin y écrit :  “Dans le tra­vail d’Ann Lou­bert le blanc a autant d’im­por­tance que le trait. Et par­fois davan­tage”. C’est le cas ici dans ce livre rare.

 

*

Jacques Moulin & Ann Lou­bert, Por­tique. L’Ate­lier con­tem­po­rain édi­teur, 64 pages (imprimées sur une seule face), 10 €.  Dans les excel­lentes librairies ou sur com­mande via le site www.r‑diffusion.org

*

 

 

 

          Michel  DUNAND : J’ai jardiné les plus beaux vol­cans.

 

    Ce livret se présente sous la forme d’un car­net à la réglure Seyès. Ce n’est pas imprimé mais ça repro­duit (sans doute en off­set) la cal­ligra­phie appliquée d’un écol­i­er (trop ?) sage. On pense immé­di­ate­ment à des notes pris­es au jour le jour au cours de voy­ages ou lors de la fréquen­ta­tion d’œu­vres de l’e­sprit (romans, poèmes, pein­tures…). Deux car­nets sem­blent com­pos­er ce recueil atyp­ique. Le pre­mier se donne l’ap­parence d’un car­net de route en Amérique (USA, Mex­ique, Haïti, Amérique latine, Cuba…), le sec­ond est plus européen. Mais s’ag­it-il de voy­ages réels ou imag­i­naires à tra­vers pein­tres et poètes ? Je pencherai plutôt pour un mixte des deux inter­pré­ta­tions car Michel Dunand passe aux aveux dans la dernière page : il affirme “laiss­er, le plus sou­vent, la parole à cer­tains de [ses] com­pagnons de route, ou de [ses] guides”. C’est donc un homme de par­ti-pris qu’on trou­ve dans ces notes ; ain­si pour la par­tie améri­caine, le lecteur décou­vre les poètes de la beat généra­tion, Hem­ing­way, Bukows­ki et quelques autres  ou les pein­tres Hop­per, Basquiat… C’est plus un auto­por­trait de Michel Dunand (une façon orig­i­nale de se dire à tra­vers les autres) que la descrip­tion, for­cé­ment lim­itée, d’un con­ti­nent. Mais le lecteur peut légitime­ment s’in­ter­roger : fait-on vrai­ment le néces­saire pour éradi­quer la mis­ère ? Ou le sys­tème politi­co-économique en place n’en pro­duit-il pas en con­tinu ? Au fur et à mesure que cer­tains échap­pent à cette mis­ère dont par­le si bien Guille­vic dans Gag­n­er ? Je ne tiens pas ces pro­pos, à charge con­tre Dunand puisqu’il remar­que à la fin d’une page : “San Fran­cis­co / 52000 sans abris / en 1999”. Il serait sans doute intéres­sant  de savoir com­bi­en il y en a en 2015… Même s’il est prompt à dégain­er con­tre les erreurs passées de cer­tains : après avoir défi­ni, non sans un cer­tain humour noir, Staline comme le père idéal, il écrit : “Les saints ont par­fois du sang sur les mains”, après avoir vu L’au­to­por­trait avec Staline de Fri­da Kha­lo…  Le por­trait de Dunand est donc complexe…

     Et surtout, com­ment com­pren­dre ce con­seil “Ver­rouillez très atten­tive­ment votre incon­scient” ? Le peut-on ? Ces car­nets sont une invi­ta­tion à la médi­ta­tion. Dans un temps de vitesse folle… Vers quoi court-on ?

 

*

Michel Dunand, J’ai jardiné les plus beaux vol­cans. Érès édi­tions, col­lec­tion Po&Psy, non pag­iné, 10 €. (Sur com­mande chez l’édi­teur : 33 av Mar­cel Das­sault. 31500 Toulouse).

*

 

 

 

Alain MARC : “Chroniques pour un poésie publique” précédé de “Mais où est la poésie ?”

 

    Dés 1990, Alain Marc forge le con­cept de poésie publique. À par­tir de 1996, il com­mence à écrire des chroniques qui seront pub­liées dans la revue Con­tre Vox… Jusque 2000, cinq chroniques paraîtront ain­si dans ce péri­odique, avant que les qua­tre pre­mières ne soient rééditées sous forme de tracts qui seront dis­tribués lors de divers­es man­i­fes­ta­tions ou envoyés à quelques poètes, pen­dant une dizaine d’an­nées. C’est dire qu’Alain Marc est avant tout un mil­i­tant qui ne se con­tente pas de déplor­er, comme beau­coup de poètes, la désaf­fec­tion du pub­lic pour ce genre lit­téraire. La réu­nion en un vol­ume de textes écrits sur plusieurs années et trai­tant de sujets dif­férents rend dif­fi­cile la lec­ture de“Chroniques pour une poésie publique”. Mais cette lec­ture reste stim­u­lante de la pre­mière à la dernière page. Et s’il fal­lait résumer l’ensem­ble par quelques mots, ce serait : “J’hésite d’ailleurs à me présen­ter comme poète telle­ment les images que véhicule ce mot sont désuètes”.

    L’ou­vrage est divisé en deux par­ties. La pre­mière, inti­t­ulée “Mais où est la poésie ?” reprend les cinq chroniques don­nées dans Con­tre Vox, neuf arti­cles très divers (du pla­giat opéré par un chanteur qui con­naît le suc­cès à la sit­u­a­tion édi­to­ri­ale de la poésie) et les échos d’un pre­mier débat dont une par­tie a été pub­liée à la fin des années 90 (cf p 223, Préal­ables). La sec­onde regroupe une sorte de jour­nal fait d’un mon­tage de réflex­ions, de cita­tions et de bribes plus ou moins cour­tes… C’est classé en six ensem­bles de longueur vari­able (de 4 à 40 pages) et s’é­ta­lant sur des péri­odes allant de 7 à 25 ans. Et c’est com­plété par un arti­cle de 1991, “Une poésie publique est-elle pos­si­ble ?” qui reprend sous une forme syn­thé­tique les élé­ments abor­dés aupar­a­vant. C’est dire que ce livre témoigne d’une longue réflex­ion et qu’il mérite attention.

    La poésie publique serait, selon Alain Marc, la solu­tion à la désaf­fec­tion sig­nalée précédem­ment. À la dou­ble con­di­tion, pré­cise l’au­teur, qu’une nou­velle thé­ma­tique exp­ri­mant les préoc­cu­pa­tions actuelles du plus grand nom­bre (le chô­mage, l’é­colo­gie, les injus­tices, la mis­ère, les guer­res, le racisme…) soit exploitée par des poètes de plus en plus nom­breux d’une part (mais reste le prob­lème de la façon d’abor­der ces thèmes et reste encore à définir le rap­port de cette nou­velle poésie avec la poésie des pro­fondeurs) et que, d’autre part, de nou­velles modal­ités de dif­fu­sion de la poésie voient le jour. Comme la lec­ture publique par exem­ple, si les poètes savent éviter les tra­vers de la lec­ture telle qu’elle est pra­tiquée habituelle­ment par les poètes eux-mêmes et une nou­velle façon d’abor­der l’édi­tion (cibler le pub­lic, éviter les tirages lux­ueux et les grands papiers, renon­cer à la page qua­si vierge qui a ten­dance à devenir un tic d’écri­t­ure…). Les deux con­di­tions sont sou­vent liées. Alain Marc pour­fend surtout l’her­métisme et le “haut lan­gage” dans lesquels se com­plaisent trop de poètes, le fonc­tion­nement de ces derniers en cer­cle fer­mé (qui écrivent pour leurs sem­blables). Etc. On ne peut qu’ad­hér­er à de telles reven­di­ca­tions tant les con­stats qui les sous-ten­dent sont partagés.

    On reste impres­sion­né par la quan­tité d’in­for­ma­tions traitées par Alain Marc et par la diver­sité des cita­tions si bien que l’on est quelque peu gêné car il y a tou­jours quelque chose qu’on n’a pas lu ! Mais ce qui est dit ou cité de Maïakovs­ki, d’Aragon (“il faut s’adress­er à des mil­lions d’hommes”), de Sartre (qui pose les bonnes ques­tions sur la poésie), de Dylan Thomas, de Pasoli­ni… est remar­quable et bien sot celui qui ne partagerait pas ces pro­pos. Si le con­cept de poésie publique est atti­rant, on peut se deman­der si celle-ci est suff­isante pour effac­er le divorce entre le pub­lic et la poésie.  Et ce, pour divers­es raisons. Tout d’abord parce qu’un lecteur poten­tiel sur deux ne lit pas un livre par an ! Ensuite et en vrac : la poésie publique réus­sira-t-elle à con­tr­er l’al­ié­na­tion des esprits ? La cul­ture n’est-elle pas une arme pour vain­cre l’al­ié­na­tion (même si Gram­sci et Bour­dieu ont mis juste­ment en garde les citoyens  con­tre tout angélisme) ?  Que le poète ne sache pas pro­duire une marchan­dise vend­able appelle cette ques­tion : et si la société tout entière tournée qu’elle est vers le prof­it rapi­de pous­sait les citoyens/consommateurs vers des pro­duits flat­tant les instincts qu’elle présente comme les seuls légitimes ? Et si la poésie deve­nait un moyen de com­bat­tre l’al­ié­na­tion ? Etc.

    Pour résumer en raison­nant… Dans son inter­ro­ga­tion sur les rap­ports entre la poésie et la sci­ence, Alain Marc fait un par­al­lèle entre poésie et résis­tance que lui inspire l’ou­vrage de Jacques Gaucheron.. Il en extrait une phrase qui décrit bien, sem­ble-t-il, la sit­u­a­tion : “encore aujour­d’hui sans doute est-il des esprits qui ne conçoivent pas qu’il puisse exis­ter une poésie en-dehors du courant spir­i­tu­al­iste”. Certes. Mais depuis longtemps la poésie n’ex­iste plus, il n’ex­iste que des poésies. L’analyse que fait Alain Marc du livre de Gaucheron est juste et bonne à enten­dre. Mais cela n’ex­plique pas la désaf­fec­tion du pub­lic à l’é­gard de la pro­duc­tion poé­tique dont une part échappe à ce que dénon­cent Jacques Gaucheron et Alain Marc. En pour­suiv­ant le raison­nement de ces derniers, on en arrive à la poli­tique qui est alors respon­s­able de cet état de fait. Les poli­tiques (c’est-à-dire les par­tis de gou­verne­ment) acceptent le cap­i­tal­isme avec le résul­tat que l’on sait au moment des élec­tions : l’al­ter­nance pour que tout reste pareil… Mais le règne de l’ar­gent s’est éten­du : on ne crée, on ne vend que ce qui flat­te les besoins élé­men­taires des humains.  Quelle est la place de la poésie dans ce monde ?

    Ou, pour dire les choses autrement… C’est pen­dant l’oc­cu­pa­tion nazie que la poésie s’est dévelop­pée en France jusqu’à attein­dre un niveau qui ira decrescen­do ensuite. La poésie de con­tre­bande par­lait claire­ment (bien qu’elle fût cryp­tée) à tout un peu­ple. En Union Sovié­tique, de la mort de Staline à l’im­plo­sion du pays, la poésie s’est imposée jusqu’à con­naître un suc­cès pop­u­laire (Evtouchenko, Voz­nessen­s­ki…). Depuis, avec les oli­gar­ques, la vague est retombée ; on con­naît l’anec­dote : les Moscovites achetant des revues pornographiques dans le métro. Tout ça pour en arriv­er là ! D’où cette hypothèse qui mérite d’être exam­inée de près : la poésie ne peut trou­ver son pub­lic que dans des con­di­tions his­toriques par­ti­c­ulières. Il y aurait encore bien des points qui inter­ro­gent à relever dans le livre d’Alain Marc comme cette con­damna­tion de la mise en chan­sons de poèmes dont Aragon dis­ait qu’elle con­sti­tu­ait une “forme supérieure de la cri­tique poé­tique”. Jean Fer­rat, en par­ti­c­uli­er, s’at­tire les foudres d’Alain Marc, Fer­rat qui, avec quelques autres, a con­tribué à faire descen­dre la poésie dans la rue et à faire qu’elle passe à la radio… De même, sans un Bernard Ascal (dont Alain Marc dit que son tra­vail  “nuit à la poésie”), com­bi­en d’au­di­teurs ignor­eraient cette “cri­tique” sin­gulière de la poésie ? On peut donc ne pas partager tous les juge­ments et points de vue d’Alain Marc sans pour autant rejeter ses con­stats et ses démon­stra­tions… Ce qui met en évi­dence le mérite de son ouvrage : il sus­cite la dis­cus­sion et la recherche de solution(s).

    “Pour une poésie publique” est un livre rare et à défendre pour les prob­lèmes qu’il abor­de. Il appelle implicite­ment à une réflex­ion col­lec­tive. Le change­ment n’est sans doute pas pour demain mais nul ne peut se sat­is­faire de la sit­u­a­tion actuelle des poètes et de la poésie. Mais ce  change­ment n’est-il pas lié à un change­ment poli­tique en pro­fondeur, à une remise en cause rad­i­cale du cap­i­tal­isme qui, s’il per­dure, con­tin­uera à pro­duire les mêmes effets, peut-être même en pire ? Le débat est ouvert…

 

NB : Pourquoi avoir imprimé  en aus­si petits car­ac­tères ce livre ? Sa lec­ture est un véri­ta­ble cal­vaire pour ceux dont la vue baisse : les lunettes ne font pas de miracles !

 

*

Alain Marc, “Chroniques pour un poésie publique” précédé de “Mais où est la poésie ?”. Les Édi­tions du Zaporogue, 236 pages, PNI. 

*

 

 

 

Jacques AUDIBERTI : “Le globe dans la main”.

 

   Jacques Audib­er­ti, qui con­nut le suc­cès au théâtre dans les années 50–60 du siè­cle dernier, est bien oublié de nos jours. Même la chan­son de Claude Nougaro reste mécon­nue… Pour­tant son œuvre est con­sid­érable et en 1952 il élab­o­ra l’abhu­man­isme avec l’écrivain ital­ien Beni­amino Jop­po­lo et le pein­tre Camille Bryen : mais cette “doc­trine” est ignorée aujour­d’hui de la plu­part des lecteurs. Dans un ouvrage por­tant ce titre (Gal­li­mard, 1955), il définit l’ab­hu­man­isme de la manière suiv­ante : “C’est l’homme accep­tant de per­dre de vue qu’il est le cen­tre de l’u­nivers. Et peut-être aus­si qu’il n’est plus le cen­tre de l’u­nivers”. L’homme n’a donc plus la pri­mauté dans le cos­mos : si cette remar­que ne fait plus hurler actuelle­ment, c’est qu’elle est large­ment partagée par une grande par­tie de la pop­u­la­tion sen­si­ble aux thès­es écologiques pour ne citer que ces dernières. L’é­colo­gie ne proclame-t-elle pas que ce qui importe c’est la nature ? L’homme est devenu coupable de tous les maux qui met­tent en dan­ger la planète : l’homme alors qu’il s’ag­it d’un sys­tème économique ! Thès­es qu’il ne faut donc pas con­fon­dre avec le cap­i­tal­isme vert car dans cette expres­sion il y a le mot cap­i­tal­isme et tout ce que cela sup­pose en ter­mes de course au prof­it et de la place de l’homme comme maître du monde… Mais cela mérit­erait une longue dis­cus­sion ; place donc à Audiberti.

   Le Globe dans la main donne à lire cinq des arti­cles qu’écriv­it Jacques Audib­er­ti pour le pro­jet d’ency­clopédie qu’avait l’édi­teur Joseph Foret. Les deux pre­miers textes, L’amour et La médecine, paraîtront respec­tive­ment fin 1950 et au print­emps 1951 sous forme de fas­ci­cule d’une trentaine de pages ; mais l’en­tre­prise s’ar­rê­ta là. Les trois autres textes, La guerre, La sci­ence et La poli­tique, ne parurent pas, ce sont donc des qua­si-inédits retrou­vés dans les papiers de Jacques Audib­er­ti (qua­si parce que, écrit Bernard Fournier, repris peu ou prou dans les œuvres ultérieures d’Audib­er­ti, notam­ment  dans L’Ab­hu­man­isme) ; ce qui fait l’in­térêt prin­ci­pal de cette édi­tion… Bernard Fournier, qui est le prési­dent de l’As­so­ci­a­tion des Amis de Jacques Audib­er­ti, dans son avant-pro­pos très détail­lé racon­te la genèse de cette ency­clopédie incom­plète et analyse briève­ment les cinq textes d’Audiberti…

   L’amour offre une vision icon­o­claste des choses  à tra­vers les travaux cités (Fraz­er, S de Beau­voir) et les exem­ples analysés (Héloïse et Abélard, Maria Goret­ti) : le point de vue est sérieux, mais c’est pour mieux démon­ter les rela­tions amoureuses et désacralis­er ces fameux rap­ports et la pro­créa­tion. D’ailleurs le ton est sar­cas­tique à souhait : “On se marie, c’est juré, croix, crachat, tant pis pour la car­pette” ou “… les sper­ma­to­zoaires […] avec une tête vrilleuse et une queue gou­ver­nante, se pré­cip­i­tent dans une riv­ière de liq­uide blanc (tous les sper­ma­to­zoïdes, même des Noirs, sont de race blanche) vers la terre de Canaan, la riche Lom­bardie, la matrice femelle. Ces lurons ont leur Moïse, leur Bona­parte, leur cham­pi­on de plat ven­tre. C’est celui d’en­tre eux qui, le pre­mier, parvient à l’ovule. Il s’y enfonce.” L’homme est ain­si remis à sa juste place. D’ailleurs Fournier résume bien le style d’Audib­er­ti : “… un  style à nul autre pareil, fait de lyrisme mât­iné de triv­ial dans des phas­es méan­dreuses…” .

    Jacques Audib­er­ti s’in­surge con­tre une médecine qui ne ferait que répar­er ce que l’in­curie des hommes a provo­qué. Le texte est éblouis­sant d’un savoir dans lequel Audib­er­ti nage comme un pois­son dans l’eau, mais cette doc­u­men­ta­tion extra­or­di­naire dépasse l’en­ten­de­ment du lecteur qui, sou­vent, est sub­mergé… Jacques Audib­er­ti se gausse de cer­taines ten­dances de la médecine qui, pour éradi­quer les mal­adies, inter­di­rait bien aux patients poten­tiels de naître ! Encore une fois, tout cela ne va pas sans humour : “La médecine mil­i­taire ne com­mence à se réha­biliter qu’à l’in­stant où elle se préoc­cupe enfin d’empoisonner phar­ma­ceu­tique­ment l’en­ne­mi ou de le volatilis­er élec­tron­ique­ment. À Hiroshi­ma […], elle barre d’un seul coup des dizaines de mil­liers de can­di­da­tures à la tuber­cu­lose ou à la salp­in­gite, sans par­ler des entors­es éventuelles ou con­fir­mées” ou à pro­pos des microbes “Très amu­sant, de penser que Léon Gam­bet­ta, par exem­ple, quand à la tri­bune  il par­lait ou le maréchal de Saxe, à l’in­stant de man­ag­er sa petite amie, ils étaient, l’un et l’autre, far­cis de ces gigan­tesques ani­maux se livrant à leurs trafics propres…”

   Que dire des autres textes, sinon qu’ils se lisent avec le même bon­heur tant l’écri­t­ure est jubi­la­toire, Audib­er­ti n’é­pargnant rien. Et surtout pas, dans La guerre, la folie guer­rière des hommes qui est sans fin puisque la guerre renaît sans cesse quelque part dans le monde et surtout, aujour­d’hui, alors que l’in­dus­trie de l’arme­ment est floris­sante et néces­saire  à la survie des pays indus­tri­al­isés  c’est-à-dire à celle des marchands de canon ! Les pre­mières pages de La guerre sont prophé­tiques : elles sem­blent avoir été écrites aujourd’hui.

   Bernard Fournier souligne dans son Avant-Pro­pos qu’Audib­er­ti pense que la sci­ence ne peut être autonome : “L’idée tient mal, d’une sci­ence qui régn­erait par elle-même, féconde et pour­tant puris­sime, escal­ad­able quoique invi­o­lée”. Ces lignes ont été écrites il y plus d’un demi-siè­cle ! Et pour­tant, aujour­d’hui, la sci­ence, dans ses dif­férentes décli­naisons (sci­ences dures, sci­ences humaines, économie, etc) pré­tend à la vérité  — via les jour­nal­istes aux ordres — pour mieux asservir les chers audi­teurs, les chers téléspec­ta­teurs, les chers lecteurs à… quoi donc ? Je le laisse devin­er… L’écri­t­ure d’Audib­er­ti dans La sci­ence est très cul­tivée parce que truf­fée de références aux dif­férentes cul­tures qui exis­tent à la sur­face de la planète. Mais Jacques Audib­er­ti reste très cir­con­spect à l’é­gard de ces cul­tures car il n’a en tête que l’ab­hu­man­isme (une doc­trine par­mi d’autres). Cepen­dant, la méfi­ance qu’il exerce à l’é­gard de Lénine ou du Cap­i­tal de Marx n’est pas sans pos­er prob­lème : est-ce ain­si réd­hibitoire de s’ap­pel­er Lénine plutôt que Guizot par exem­ple, d’avoir lu Le Cap­i­tal plutôt que Mau­r­ras  ? C’est la ques­tion qu’on peut se pos­er de nos jours… Qui a lu Marx aujour­d’hui par­mi ceux qui plas­tron­nent à la télévi­sion ? Dois-je le dire : j’ai lu Marx (pas dans sa total­ité) mais aus­si ses opposants. Jacques Audib­er­ti ne le dit pas : quelle est l’in­féri­or­ité con­géni­tale du matéri­al­isme his­torique ? “L’idée tient mal d’une sci­ence qui régn­erait par elle-même, féconde et pour­tant puris­sime…”. Certes, c’est là une con­damna­tion sans réserves des pré­ten­tions de la sci­ence… Mais Audib­ert ajoute de suite : “Le pro­fesseur Langevin s’empressait à met­tre la sienne, de sci­ence, sous le patron­age du matéri­al­isme his­torique, c’est-à-dire d’un dogme religieux gou­verne­men­tal”. (Comme si la libre entre­prise et la course au prof­it n’é­taient pas des dogmes religieux gou­verne­men­taux !). Certes, mais cette atti­tude n’empêcha pas le dit pro­fesseur d’être à l’o­rig­ine du plan Langevin-Wal­lon… qui ne fut jamais appliqué et dont cer­tains se récla­ment encore aujour­d’hui pour jus­ti­fi­er leurs luttes. Alors ?  Que penser ?  Certes encore, les pro­pos d’Audib­er­ti sont datés. Mais peut-être faut-il se sou­venir de Thomas Kuhn et de sa philoso­phie des sci­ences : l’évo­lu­tion de ces dernières est dis­con­tin­ue ; dès lors qu’une théorie ne peut expli­quer un phénomène quel­conque, il y a change­ment de par­a­digme… Et la nou­velle théorie per­met d’ex­pli­quer le phénomène qui résis­tait à l’in­ter­pré­ta­tion. Et jusqu’au moment où appa­raî­tra un nou­veau phénomène inex­plic­a­ble… La sci­ence n’est donc pas indépen­dante des croy­ances sociales ! Alors il ne nous reste plus qu’à douter de tout ou à adhér­er à l’idéolo­gie dom­i­nante (qu’elle soit sci­en­tifique ou poli­tique). La vie étant finie alors que la théorie est infinie (à l’échelle de la vie humaine !), il ne resterait plus qu’à lut­ter pour amélior­er le sort des pau­vres humains que nous sommes en doutant du bien-fondé des solu­tions pro­posées ; de quoi devenir schiz­o­phrène… On se prend alors à regret­ter que l’Ency­clopédie d’Audib­er­ti soit demeurée inachevée : qu’au­rait-il écrit ?

   Para­doxale­ment, La poli­tique est un texte qui attire pour sa verve lan­gag­ière et qui repousse pour son con­tenu idéologique. Audib­er­ti ne fait pas la dif­férence entre l’URSS et Marx ; le pou­vait-il à l’époque où ce texte fut écrit ? Mais il y a plus grave,  si Jacques Audib­er­ti con­damne les USA, il ne con­damne pas explicite­ment le cap­i­tal­isme théorique. Ce mélange de rhé­torique (“… le Bien et le Mal, qui se dis­putent les petites filles, nos âmes”) et d’analyse (“Cepen­dant, les Expo­si­tions Uni­verselles, grandios­es revues bour­geois­es de l’ingéniosité humaine voisi­nent avec la mis­ère et la cru­auté”) ne con­va­inc pas. Mais Audib­er­ti a l’in­tel­li­gence de refuser d’être “du côté du bien” ; parce qu’il n’y a ni Bien ni Mal… Ce qui reste à voir ! Et c’est là que son tal­ent éclate : “Troisième terme, allons, mon­tre toi ! Que le génie de l’in­dif­férence mil­i­tante, hon­neur, ou déshon­neur, de Valéry, se man­i­feste en son absur­dité”. Les obscurs, les sans-grades, les mal-nés sont-ils con­damnés à tou­jours subir, à tou­jours con­naître la mis­ère ou les fins de mois dif­fi­ciles ? Le développe­ment sur le droit de vote et l’ab­sten­tion qui en découle a du moins le mérite de rap­pel­er que l’ab­sten­tion est un acte poli­tique de défi­ance face aux insti­tu­tions car, le soir des élec­tions, on ne compt­abilise pas les votes nuls ou blancs et les absten­tions comme des expres­sions poli­tiques, ce qui donne aux suf­frages “exprimés” des % faramineux. Je ne suis pas loin de penser, comme Jacques Audib­er­ti, que “la lit­téra­ture demeure la con­stance de la France et sa carte maîtresse”.

   Voilà qui nous ramène à l’ab­hu­man­isme qui n’a jamais réus­si à chang­er le monde) ! Jacques Audib­er­ti a‑t-il rai­son ? Je l’ig­nore mais ce livre a des ful­gu­rances qui par­lent à l’homme d’au­jour­d’hui comme celle-ci “… il résulte, des règles actuelles du loto uri­naire, qu’un par­ti, plus il a de voix, moins il a de sièges”. À quand la pro­por­tion­nelle ? Voilà qui rap­pelle ce que dis­ait Louise Michel : “Les bul­letins de vote emportés par le vent avec les promess­es des can­di­dats ne valent pas mieux que les sagaies con­tre les canons. Pensez-vous, citoyens, que les gou­verne­ments vous les lais­seraient si vous pou­viez vous en servir pour faire une révo­lu­tion ?”. Il ne faut pas oubli­er la fac­ulté du sys­tème cap­i­tal­iste à récupér­er les pen­sées les plus rad­i­cales, dès lors qu’il peut en tir­er prof­it… Ces textes icon­o­clastes de Jacques Audib­er­ti sont une invi­ta­tion à repenser notre human­ité, notre cul­ture, notre société…  Du tra­vail reste à faire même s’il est à red­outer que cha­cune et cha­cun pren­nent dans ces textes des bribes pour les con­forter dans leurs croy­ances. C’est dire qu’une vraie lec­ture du “Globe dans la main” reste indispensable.

 

*

Jacques Audib­er­ti, “Le Globe dans la main”. Edi­tions Le Bateau ivre, 232 pages, 18 €.

Chez Recours au Poème édi­teurs, Lucien Was­selin a pub­lié : Aragon / La fin et la forme,  col­lec­tion L’Atelier du Poème, 2014

*

 

image_pdfimage_print
mm

Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.