Quand une œuvre poé­tique se ter­mine-t-elle ? Avec la mort du poète… Mais la mort joue par­fois de sales tours au lecteur, la mort brouille les pistes, la mort ignore les lenteurs de l’édi­tion : elle n’at­tend que le dernier mot édité du poète pour faire son igno­ble besogne. Aus­si est-ce avec émo­tion que j’ai sous les yeux Le Sable doux. Il y a quelque temps, dans un arti­cle des­tiné à une revue qui con­sacrait un numéro à Pierre Gar­nier, voulant car­ac­téris­er sa poésie depuis la fin des années 80, je par­lais de ressasse­ment au sens d’ex­a­m­en con­tin­uel afin de repér­er toutes les car­ac­téris­tiques de l’ob­jet du “poème”. Qu’en est-il avec Le Sable doux qu’il faut bien con­sid­ér­er comme l’ul­time recueil du poète car il y a imposé son point de vue quant à la suc­ces­sion des textes, mal­gré son aspect com­pos­ite ? (Peut-être trou­vera-t-on, plus tard, d’autres suites restées inédites, qui seront alors présen­tées dans des pub­li­ca­tions savantes…). 

Élim­i­nons de suite cet aspect : Les Poèmes de Sais­se­val appar­ti­en­nent à la poésie linéaire, ils datent de fin 1992-début 1993 et ont déjà été pub­liés. Au moins trois édi­tions bilingues (Alle­magne, Espagne et USA) ont paru à ce jour. L’édi­tion française ( La Vague verte, 2005) est ici reprise in exten­so et le lecteur com­pren­dra pourquoi Pierre Gar­nier a tenu à cet ajout qui explique ce qui le précède : Le Sable doux est un livre de célébra­tion du monde et le poème spa­tial­iste de la page 168 (le cahi­er les rayons du soleil) répond aux con­sid­éra­tions linéaires des Poèmes de Sais­se­val. Cette approche éminem­ment dialec­tique du réel éclaire sin­gulière­ment et le recueil pro­pre­ment spa­tial­iste et les prom­e­nades sur le ter­ri­toire de Sais­se­val de Pierre Gar­nier à l’o­rig­ine de sa vision du monde. D’ailleurs, la coquille de l’escar­got tient une grande place dans Le sable doux, une suite inti­t­ulée Une œuvre de la mer lui est à demi réservée puisqu’elle regroupe des vari­a­tions sur ce sché­ma alors qu’on trou­ve dans le tome 2 d’Une mort tou­jours enceinte (pub­lié en 1995) ces vers : “la Bible est un petit livre / mais l’escar­got est encore plus petit / qui porte le monde depuis le début”. Il n’est pas inter­dit de penser (au risque de se tromper !) que c’est au cours de ses prom­e­nades à Sais­se­val que Pierre Gar­nier a été fasciné par des fos­siles de gastéropode, voire en con­tem­plant les murs de sa demeure con­stru­ite en craie (l’an­cien pres­bytère). Mais il y a mieux ; sont présents dans Les Poèmes de Sais­se­val les chevaux, les pois­sons (par­fois nom­més), les fig­ures géométriques, le pain (avec sa croûte et sa mie), les arbres très nom­breux et l’escar­got qui ne donne pas lieu à une leçon de zoolo­gie mais à des con­sid­éra­tions très cos­mologiques : “l’escar­got est mon ani­mal-totem : / cette colonne enroulée autour d’un point / est aus­si le monde”. Tous ces élé­ments se retrou­vent dans les poèmes spa­tial­istes… C’est la carte du monde que des­sine Pierre, celle qui est “la vraie carte de la terre”.

Le ressasse­ment revêt dif­férentes formes. Il y a bien sûr ce va-et-vient entre la poésie linéaire et la spa­tial­iste que les quelques lignes précé­dentes, com­para­nt Les Poèmes de Sais­se­val et le reste du Sable doux, font appa­raître. Mais si on recense les dessins util­isés, on remar­quera qu’ils sont déjà présents dans les précé­dents recueils spa­tial­istes ; c’est le cas avec le A & O, avec les chiffres, l’ac­co­lade, l’escar­got, le ⋈, etc… On ne revien­dra pas sur l’escar­got mais on sig­nalera, pour le chiffre 2, que la suite ini­tiale, Le Mer­veilleux début, est com­posée exclu­sive­ment de ce chiffre mais qu’on compte 41 légen­des dif­férentes ! Et qu’en 1988 parais­sait aux Édi­tions Qua­ter­naire un recueil inti­t­ulé Poèmes en chiffresL’on­cle-boulanger (le pain, la croûte et la mie, comme il est dit dans Les Poèmes de Sais­se­val) avec quelques vari­antes, légende plusieurs pic­togrammes comme le A & O, les trois ➞, les chiffres 2 et 9, le pois­son…). De même, la vierge enceinte (avec quelques éventuelles vari­a­tions) légende aus­si bien l’escar­got ou le A & O. Par exem­ple… Et je n’au­rai rien dit du cer­cle si présent dans Le Sable doux, le cer­cle auquel Pierre a con­sacré un livre, Les Chants du cer­cle, une épopée (Ais­the­sis Ver­lag, 2011)… Et je n’au­rai rien dit non plus de la fraîcheur du Sable doux : l’écri­t­ure est par­fois comme trem­blée, on y sent la vie, l’ex­acte réplique de l’u­ni­ver­sal­ité traduite par la fig­ure géométrique ou le pic­togramme. Car le ressasse­ment est l’é­mo­tion tou­jours répétée devant les man­i­fes­ta­tions de la vie, une ouver­ture sur l’in­fi­ni. Le Sable doux n’est-il pas sous-titré “(un cahi­er d’é­col­i­er) poèmes visuels aux longs pro­longe­ments” ?

Dans Les Poèmes de Sais­se­val, Pierre écrit : “par­fois c’est un silex / qui remonte du champ”. Ses nano-poèmes ne con­stituent pas seule­ment “la vraie carte de la terre” : comme ces silex qui remon­tent à l’oc­ca­sion du tré­fonds du sol, ils remon­tent de l’in­con­scient et de la cul­ture des hommes de ce temps. C’est en ce sens qu’ils sont un pré­cieux témoignage de l’His­toire. Ils nous rap­pel­lent que “la vie a l’ex­acte mesure / de l’e­space et du temps”.

 

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.