Flo­rence Valéro essaie de pren­dre au piège de ses poèmes ” ce qui n’ad­vient / que pour fuir “. Qu’est-ce qui advient donc pour fuir aus­sitôt ? Cela qu’elle appelle des fan­tômes. Flo­rence Valéro ne croit pas à ces derniers mais elle désigne ain­si ceux qui lui tra­verse l’e­sprit : ces  êtres qui “ont la tête de l’hori­zon, les mem­bres du sou­venir, le cœur des dis­parus, le pas du silence, un bruit de soli­tude dans cette mai­son que je con­nais… “, pour repren­dre les ter­mes de la qua­trième de cou­ver­ture. Son pro­jet est donc de les retenir ” pour leur don­ner cet instant. L’in­stant de la page. Le poème. Mon fan­tôme.”  Voilà qui est clair et qui éclaire le titre du recueil.

    Que sont ces proches ou cet être cher qui hantent cette mai­son (d’en­fance ?), qui se dis­simu­lent der­rière ces fan­tômes, ces appari­tions fugi­tives que capte le poème ? Il est dif­fi­cile, voire impos­si­ble, de répon­dre très pré­cisé­ment à cette ques­tion tant Flo­rence Valéro reste dis­crète jusqu’au bout de son recueil. Tout au plus quelques indices, comme l’u­til­i­sa­tion des prénoms ils, vous (sans que l’on sache si ce mot recou­vre un sin­guli­er ou un pluriel), ou tu (l’autre ou soi-même à qui s’adresserait le poète), per­me­t­tent-ils de sup­pos­er qu’il s’ag­it des par­ents trop tôt dis­parus, ou d’une per­son­ne chère morte elle aus­si ou qui a aban­don­né d’une façon ou d’une autre la locutrice… Mais je me pro­jette peut-être, ce ne sont là qu’hy­pothès­es et sup­pu­ta­tions que rien ne vient étay­er. On a l’im­pres­sion de drames intimes qui ne sont pas révélés. De cette dif­fi­culté ou impos­si­bil­ité naît la force de ce recueil qui se cen­tre sur l’in­stant de la page.

    À ces vers  qui sem­blent ren­dre compte de la vis­ite de ces fan­tômes, du sou­venir qui tra­verse donc Flo­rence Valéro (“ ils ont pour pas / un frôle­ment  “, ” vos mains dis­ent au revoir “, ” vous me mon­trez  le néon ” ou ” à des mil­lé­naires de toi / je voudrais être ce présent ”) répon­dent — sans rien dévoil­er du mys­tère qui tra­verse ces poèmes —  ces autres vers : ” c’est peu dire que le cœur bat ” ou ” sur ce pas impor­tant / j’ai regardé l’ab­sence “.  Certes Flo­rence Valéro reste con­sciente des lim­ites du pou­voir de la poésie : ” je me sens plus proche / de ma chaise que de votre main ” ou ” il n’est pas de sou­venir / sans creuser de trou “. Le lecteur alors a son atten­tion attirée par le mot tombeau qui revient dans plusieurs poèmes et il s’in­ter­roge sur ce que sig­ni­fie ce terme : le lieu (le trou) où reposent les morts ou ce poème écrit en hom­mage aux défunts. Un poème (une sim­ple évo­ca­tion) exprime par­faite­ment cette ambi­gu­i­té, cette absence d’indices pertinents :

 

elle cligne
fixe
repart en bégayant
se sou­vient-elle ?
 

ma mémoire  a des yeux de robot

 

Ces yeux sont alors comme la métaphore de l’in­sen­si­bil­ité alors que ces poèmes sont le lieu d’une sen­si­bil­ité con­tenue… Sen­si­bil­ité aus­si quand Flo­rence Valéro écrit : 

 

j’ai enten­du
très loin­tain
tu as crié
un bon­heur
mon nom

 

Au terme de cette quête illu­soire, il ne reste plus qu’une invo­ca­tion dés­espérée : ” pleu­vez mes fan­tômes “

    Mais les deux ultimes poèmes sem­blent don­ner une clef pour décoder ou décrypter l’ensem­ble. Il s’a­gi­rait d’un tombeau élevé en hom­mage à la mère trop tôt en allée : “jeune-femme / épouse / mère “. À l’ap­pui de cette hypothèse, la croix bien gardée qui sug­gère une vision du corps inerte qui n’en finit pas de hanter Flo­rence Valéro : ” j’ai peine à décel­er / ce qui fait baiss­er / votre men­ton “. Ce à quoi font écho ces vers du dernier poème : ” je rêverai au bap­tême / de la tête  / qui ne s’est pas // relevée “. Flo­rence Valéro exprimerait donc avec retenue, avec pudeur l’ex­péri­ence du drame qu’est la mort d’un proche mais aus­si le rôle que joue le sou­venir qui empêche les défunts de dis­paraître à jamais. Sans doute alors devient-il vain de par­tir à la recherche de l’o­rig­ine du poème et faut-il se laiss­er emporter par l’é­vanes­cence du sou­venir, par cette parole sen­si­ble autant qu’inouïe.

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.