Clau­dine BOHI : « Met­tre au monde »

Il y a dans ce recueil comme une musique d’amour incon­nu qui cherche son objet… Ce qui ne va pas sans obscu­rité car ce long poème, comme le dit le prière d’insérer joint au livre, lui-même ne va pas sans obscu­rité.  Clau­dine Bohi écrit, mais elle doute de ce qu’elle cherche : « cette porte/fermée//qui n’a pas de clé » (p 13). D’où des tour­nures ellip­tiques, ces mots comme peut-être qui mar­quent le poème ; ce qui explique sans doute l’absence de majus­cules et de points à la fin du vers et du poème.  

Clau­dine Bohi, Met­tre au monde. L’Herbe qui trem­ble édi­tions, 160 pages, 14 euros. Pein­tures d’Anne Slacik.

Chant d’amour car il s’agit de met­tre au monde : et si l’objet de ce livre n’était que d’accoucher de ce livre ? Clau­dine Bohi maîtrise par­faite­ment l’art d’évoquer sans dire les choses directe­ment : « dans le songe/de naître » écrit-elle (p 141). La poly­sémie, pro­pre au lan­gage poé­tique, a besoin d’être décodée. Le vers est bref, incisif même, sou­vent réduit à un seul mot ; « on bouge les mots » écrit-elle (p 28) ; sait-on jamais « là où ça com­mence », qui est le titre d’une des huit sec­tions de l’ouvrage (p 33) ?  Que penser de l’emploi bizarre de cer­tains verbes comme « on t’obstine » (p 46), qu’est ce « dis­paru pas passé » (id) ? Clau­dine Bohi ne cesse de s’interroger « est-ce la chair/est-ce le mot » (p 35, mais il  faudrait citer le poème dans sa total­ité).   Les mots  changent même d’une let­tre seule­ment : « rassembles/ressembles » p 47). Cepen­dant, qui est ce tu qui appa­raît page 39 ? L’autre moi du poète ? Ou qui d’autre ?

C’est la poésie, l’expression (car “pein­dre” revient sou­vent vers la fin du recueil), et si le but de ce livre n’était que de démêler le vrai du faux, de trou­ver les chemins de la créa­tion poé­tique ? Mais voilà que je me pose aus­si des ques­tions, et ce n’est pas par pur mimétisme ! C’est plus pro­fond que cela ; je cherche à démêler « une pelote/de mots de chair de silence » (p 47). On se sou­vient alors que Clau­dine Bohi est psy­ch­an­a­lyste et le lecteur se trou­ve, à son corps défen­dant, embar­qué sur une piste de lec­ture rel­e­vant de cette dis­ci­pline. La cinquième sec­tion du recueil inti­t­ulée Le lieu pre­mier (pp 51–61) y invite. D’autant que le poème de la page 55 y pousse : « nous avançons (…)//vers ce vis­age en nous/qui n’a pas de nom//nous avançons vers ça ». Et les mots qui revi­en­nent dans les poèmes suiv­ants : chair, absence, lieu, sexe, corps, mots, langues … Mais, peut-être que je me trompe, que la solu­tion à ce livre réside dans l’amour qui se chante ici (« cela réu­nit les deux bords/du trou/où tu tombes toujours/et cha­cun à son tour//pour resur­gir unique/ensemble//c’est du rassemblé/tout ça », p 74, et je m’aperçois que j’ai cité tout le poème, de la suite suiv­ante ! Cepen­dant, dans la sec­tion qui vient après (et qui porte en titre Là où se noie) les adjec­tifs de couleur appa­rais­sent : bleus, rouges, noirs, jaune, mauve… Que veu­lent alors dire ces deux vers : « une main se lève  /elle est rem­plie de couleur » (p 89) ? Ou ces deux autres : « cette langue d’avant les mots/où tu me com­mences » (p 95) ? 

Un livre qui résiste à la lec­ture, un livre de poèmes qui n’est pas don­né, un livre qui ne laisse pas indif­fèrent… Oui, quel est ce tu qui appa­raît dans maints fragments ?

 

 

Yann DUPONT : « Fragilité(s) »

Christophe Chomant édi­teur pub­lie sous un for­mat à ital­i­enne, comme nous y a habitués La Porte, la récente édi­tion de Yann Dupont. Je ne sais pourquoi (ou je n’en con­nais que trop les raisons) mais j’ai l’impression, d’avoir déjà vu le poème lim­i­naire dans une toile ou un dessin d’Edward Hop­per, le pein­tre de la soli­tude… Yann Dupont est un poète de la soli­tude : « Quand une seule mouche/se cogne con­tre la vit­re »… Un seul être vous manque et tout se repe­u­ple grâce à une mouche ! Ailleurs, « le sang du périphérique coule dans ses veines » (p 10). Mais Yann Dupont ne se fait pas l’écho du seul Hop­per, il se fait aus­si l’écho d’un poète comme Guil­laume Apol­li­naire « Sous le pont Mirabeau coule la Seine » : « Dans le regard de ce masque en plâtre coule la Seine » (p 12). Poésie savante, bour­rée de références et de connivences !

« Un bas résille lui serre la gorge » (p 15) : Yann Dupont ne dit pas claire­ment les choses, il n’a pas une pré­ci­sion d’entomologiste ou d’enquêteur sur les lieux d’un crime, mais on devine qu’il y a eu meurtre. Plus loin, il récidive avec un poème : « Sans doute a‑t-il plu/Dans le cratère de sa peau jaunie/Mais rien ne ressus­cit­era /Ce qui lui avait plu » (p 24). Le poète n’oublie pas  qu’il n’y a nul besoin qu’en poésie les choses soient dites net­te­ment, et en plus il y a l’homophonie de la fin des vers 1 et 4. D’ailleurs Yann Dupont répète ce procédé dans le vers lim­i­naire du poème — imprimé page 46  «  Alan­guie elle a la langue » mais c’est pour aboutir au désas­tre final « … le désir//Celui des hommes de son corps qui main­tenant gît dans la brume rose des marécages ». On com­prend alors mieux les vers fin­aux de la pla­que­tte : « Et on se sent plus libres/Nos corps enfouis sous terre » ( p 56). 

Yann Dupont : « Fragilité(s) ». Christophe Chomant édi­teur, 68 pages, 13,50 euros. 

 

 

Françoise LE BOUAR : « Le fouil­lis du ciel, de la terre et des eaux »

C’est une poésie pleine de sen­si­bil­ité  que donne à lire Françoise Le Bouar avec ce recueil, son pre­mier livre de poésie, car elle était surtout con­nue jusque main­tenant comme auteur d’études sur la lit­téra­ture enfan­tine pub­liées essen­tielle­ment dans la revue Strenæ de l’Asso­ci­a­tion Française de Recherch­es sur les Livres et les Objets Cul­turels de l’Enfance (AFRELOCE). Si Arz est une île du golfe du Mor­bi­han, face à Vannes, le pre­mier poème de Arz vient don­ner un sens éclairant au titre du recueil : fouil­lis de ciel, de terre et d’eau… Même le cimetière est dit avec beau­coup de déli­catesse (p 20) : le rythme du poème se fait lent et atten­tif. Mais les aquarelles de Joseph Orsoli­ni sont juste là pour soulign­er cette lenteur du temps qui passe sur le paysage de l’île, « accordé(e)/à la res­pi­ra­tion des marées ». Il y a cepen­dant trop de cas­cades de per­les qui vien­nent car­ac­téris­er les rires (p 27) mais ce n’est rien, sinon pas grand-chose, à côté du murmure/de ce qui vient (p 28) car Françoise Le Bouar a l’art de sug­gér­er. 

L’aquarelliste n’est pas oublié : un poème lui est même dédié (p 30). Mais Françoise Le Bouar s’intéresse aus­si au passé : « c’était là le bassin/d’un très vieux jardin  »  (p 36) ou les mourants :  « Supérieurs, les mourants/ont un œil/qui voit » (p 38). Françoise Le Bouar capte le peu de la vie ; elle célèbre le réel, elle s’en émer­veille : elle révèle le monde et c’est bien un fouil­lis qui en émerge… La poète essaie d’y met­tre un peu d’ordre, elle inter­roge ce sem­blant d’enfance chez l’adulte qu’elle est devenue.

Mais Françoise Le Bouar s’inquiète de son corps : «  et mon corps/lointain vague­ment humain »  (p 49) ; il est vrai que c’est à l’occasion d’une con­va­les­cence (c’est du moins le titre de la suite de poèmes) ; l’état de faib­lesse ( ? ) est pré­texte à des poèmes comme décousus mais pré­cis quand même. On remar­quera la présence de qual­i­fi­cat­ifs ou de sub­stan­tifs antag­o­nistes  : les choses-syl­labes (p 58) per­me­t­tent au lecteur de se repér­er dans ces poèmes : le pro­jet de Françoise Le Bouar est bien de nom­mer le réel… Même la pol­lu­tion sem­ble pos­i­tive , le bord de la Marne est là pour le prou­ver (p 90).

 

Françoise Le Bouar : « Le Fouil­lis du ciel, de la terre et des eaux ». L’Herbe qui trem­ble, 100 pages, 14 euros. (En librairie ou sur com­mande via le catalogue).

Il me faut cepen­dant con­fess­er une gêne ressen­tie à la lec­ture ode ce recueil : c’est que je remar­que un décalage entre le titre des ensem­bles de poèmes et le con­tenu ou le nom­bre de ces pièces de vers. Ain­si Arz, s’il par­le bien de cette île ou de la com­mune par­le aus­si d’autres lieux (Petite suite arié­geoise, Entre Lar­naca et Nicosie …) De même, Con­va­les­cence : douze poèmes com­porte beau­coup plus que les annon­cés (une quar­an­taine !) : il est vrai que je suis sans doute trop car­ré

 

 

Didi­er JOURDREN  : « Le chemin dans l’herbe »

Didi­er Jour­dren est en par­ti­c­uli­er poète : il a pub­lié, entre autres, deux recueils aux édi­tions Folle Avoine. Ceci pour expli­quer que dans le texte passé en qua­trième de cou­ver­ture, il est noté que le poète pour­suit sa quête à par­tir de ren­con­tres fugi­tives. Et ça com­mence bien : Didi­er Jour­dren donne rai­son à Jea­nine Baude (qui a sans doute écrit cette présen­ta­tion du livre de nou­velles), à savoir qu’il est à la recherche de ces sen­sa­tions fugi­tives dont il ignore les noms botaniques (p 10) ! Et ce n’est pas pour rien que le mot fugi­tive revient de nom­breuses fois. L’impression (audi­tive), cette fois, c’est le chant d’un rossig­nol que l’auteur ne recon­naît pas de prime abord. C’est écrit dans une prose lisse, aux cir­con­vo­lu­tions mul­ti­ples ; mais Didi­er Jour­dren maîtrise par­faite­ment l’art de la chute puisqu’il nomme l’arbre vu au bas du talus dont il igno­rait l’appellation au moment où il l’admirait : l’alisier tormi­nal (p 20). Cela s’appelle poésie : « La poésie vient quand on ne sait plus rien, quand on ne peut plus par­ler » (p 25). Je n’ai jamais trou­vé au cours de mes lec­tures de déf­i­ni­tion plus claire de cette chose étrange qu’on désigne sous le voca­ble de poésie et la place de la vie est bien « entre terre et ciel » (p 27).

Didi­er JOURDREN , Le chemin dans l’herbe. Edi­tions Pétra, 152 pages, 15 euros. En librairie. Ou sur cat­a­logue (adresse : https://www.editionspetra.fr/), onglet Les livres aux édi­tions Pétra, clic sur acheter suiv­ant titre et nom de l’auteur, port gratuit.

Le troisième nou­velle, inti­t­ulée Une colline autre part, n’échappe pas à la règle. En fait, ce que dit Didi­er Jour­dren c’est le peu de réal­ité du réel lui-même. Qu’on en juge : « Je ne cesse de quit­ter ma colline, je m’éloigne, elle me guide pour­tant sans que je le voie, m’ouvrant des sentes inat­ten­dues.  Au fond, je me détourne pas d’elle » (p 37) ou  « Quelque chose là nous est pro­pre, intime, au plus pro­fond, au plus impal­pa­ble, tout à fait autre, nous dépos­sède en même temps, nous ouvrant à une autre manière d’habiter le monde » (p 38). C’est que Didi­er Jour­dren ne cherche pas à « habiter le monde, comme je l’ai trop sou­vent rêvé, ne sig­ni­fie pas un enracin­e­ment défini­tif, aus­si pré­caire qu’illusoire, mais par­venir à cette appar­te­nance un instant entre­vue entre les deux bâti­ments de ferme » (p 41). Qu’est alors cette « appar­te­nance » ? Ce sont les choses (un toit, un men­hir…) voire des des ani­maux (un rossig­nol…) que ren­con­tre Didi­er Jour­dren au cours de ses prom­e­nades. Mais c’est tou­jours la même atten­tion empreinte de curiosité dont il tire une leçon. Il y a fra­ter­nité des hommes mêmes loin­tains dans le temps : « L’éternité a besoin de nous » (p 47), mais la fin de cette pierre approche car en proie aux out­rages du temps. Les choses sont à l’image de l’être humain… Belle leçon de mod­estie. « Au fond, je ne sais rien de ce qui me touche » (p 67) avoue Didi­er Jour­dren. C’est peut-être pré­texte à inter­roger les mots (mis en italiques dans le texte)… 

 

C’est le terme grâce qui vient à l’esprit quand on lit Didi­er Jour­dren (et surtout L’Instant des pins) : « Pour dire en peu de mots ce qui a eu lieu : quelque chose en cet instant en moi a cédé » (p 79) ; il faudrait citer tout le para­graphe, pour saisir ce que ce mot de grâce sig­ni­fie… Mais qu’est cette brisure ? « Com­ment vivre ? » (p 89). Accord au monde, accep­ta­tion tran­quille, jamais l’expression « adéqua­tion soudaine » n’a eu une telle évi­dence : « C’est vers ce très peu qu’il me faut aller » (p 90). Tout est alors dit, il ne faut pas grand-chose pour trou­ver le bon­heur : un peu de légèreté dans l’air, cette adéqua­tion au lieu, au moment. Quelle est la méth­ode involon­taire pour sus­citer de telles approches fugi­tives ? La réponse est don­née à cette ques­tion page 97 au début de la nou­velle Dans l’émerveillement des fleurs : « Je ne sais pas ce que j’ai vu. Des fleurs sur le bord de la route, en pas­sant, alors que le regard ne s’attachait à rien et l’esprit suiv­ait des pen­sées fuyantes et décousues. Je ne les ai pas  vues : aperçues tout au plus, à tra­vers la vit­re, au moment où elles dis­parais­saient mais ce si peu m’a d’un coup arraché à ma  rêver­ie ». Ce qui n’empêche pas Didi­er Jour­dren d’établir un par­al­lèle entre la dis­pari­tion de ces fleurs et celle (fan­tas­mée) de la jeune femme qui lui fait face non loin de lui dans le bus…

Reste encore à s’interroger sur la nature de ce qui arrive à Didi­er Jour­dren. Cette fois-ci, c’est l’exergue de l’avant-dernière nou­velle qui en donne les raisons : «  quelque chose en nous est atteint, éton­né, enflam­mé ». « Le plus mod­este, le plus pau­vre » affirme le nou­vel­liste (p 108). Cela relève de l’indicible : « Peut-on recon­naître sans recon­naître » s’interroge-t-il. Cela s’appellerait cor­re­spon­dance, frag­ment oublié, réminis­cence, nos­tal­gie ; quelqu’un pré­cise Didi­er Jour­dren (p 110). L’auteur n’arrête pas de se ques­tion­ner pour mieux pré­cis­er. Ce qui vaut au lecteur une digres­sion sur les cabanons au fond du jardin. Et digres­sion dans la digres­sion, ces cabanons de poésie (p 118). Et le dernier texte (inti­t­ulé Route des foins), nous amène à ces éten­dues de foin au bord des routes qui tou­jours (le) reti­en­nent (p 125). Ce n’est pas sim­ple témoignage pit­toresque du passé ; c’est que, marchant, Didi­er Jour­dren a la nos­tal­gie de son enfance, d’un cer­tain passé, de la vie… Entre autres choses !

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.