Les Hommes sans épaules édi­tions s’in­téressent à des démarch­es atyp­iques en pub­liant de gros vol­umes d’œu­vres qua­si-com­plètes (Paul Farel­li­er) ou de choix sub­stantiels (comme avec Hervé Delabarre). Des auteurs peu con­nus mais qu’il faut décou­vrir pour l’im­por­tance qu’ils tien­nent dans la poésie qui s’écrit depuis des décen­nies ou pour leur originalité…

 

Paul FARELLIER, L’En­tre­tien devant la nuit.

 

Com­ment ren­dre compte d’une telle somme ? Paul Farel­li­er a regroupé dans ce gros vol­ume de presque 700 pages, 12 péri­odes s’éch­e­lon­nant de 1968 à 2013 ; des œuvres qua­si-com­plètes donc : mais en est-on vrai­ment sûr ? Qua­si car Paul Farel­li­er est tou­jours vivant et sans doute con­tin­ue-t-il d’écrire et parce que, peut-être, cer­tains poèmes ont-ils été écartés de L’En­tre­tien devant la nuit… Si l’é­tude de Pier­rick de Cher­mont pub­liée en post­face met bien en évi­dence les car­ac­téris­tiques de la poésie de Paul Farel­li­er telle qu’on peut la décou­vrir dans cet ouvrage, il manque une approche sci­en­tifique étab­lis­sant la cor­re­spon­dance entre les poèmes ici repro­duits et les recueils pub­liés au fil des années. Mais le lecteur ne doit pas s’at­ten­dre à trou­ver dans cette édi­tion un ersatz de la Pléi­ade ! L’En­tre­tien devant la nuit con­tient les dix livres pub­liés entre 1984 et 2010 mais aus­si des inédits anciens et Chemin de buées qui regroupe des inédits de la péri­ode 2009–2013 1. Pour les curieux, on peut affirmer, sans risque de se tromper, que Paul Farel­li­er remet en cause la notion de poètes mau­dits (chère à un cer­tain roman­tisme et pop­u­lar­isée par Paul Ver­laine dans un ouvrage éponyme) puisqu’il suiv­it les cours de Sci­ences Poli­tiques à Paris, qu’il est tit­u­laire d’un Doc­tor­at d’é­tat en droit pub­lic et qu’il tra­vail­la sa vie durant dans l’in­dus­trie comme juriste inter­na­tion­al ! Mais Alain Borne ne fut-il pas avocat ?

Si Pier­rick de Cher­mont dans sa post­face, par­tant de réflex­ions sur la poésie con­tem­po­raine, met bien en évi­dence les car­ac­téris­tiques de celle de Paul Farel­li­er (un cer­tain clas­si­cisme formel, une grande atten­tion au proche et au présent, un attache­ment à la nature, une volon­té affir­mée d’honor­er le sim­ple et une atti­rance pour le mys­tère du monde et de la présence de l’hu­main dans ce monde), le lecteur peut être sen­si­ble à d’autres aspects de cette écri­t­ure. C’est ce qui va être mis en évi­dence dans les lignes qui suiv­ent. Une grande part d’au­to­bi­ogra­phie est présente dans ces poèmes : ain­si le “Faux” Bon­nard (avec son piano, l’é­tude et l’élève) rap­pelle-t-il que Paul Farel­li­er a étudié le piano avec Fer­nand Lamy, par­al­lèle­ment à ses études de droit). Il serait fas­ti­dieux de relever sys­té­ma­tique­ment tous ces ancrages dans la vie du poète, mais ils sont nom­breux. Une cer­taine synesthésie n’est pas absente de cer­tains poèmes, ain­si cette duc­til­ité sonore dans Paroles du sourci­er (1). Le monde est étrange, être au monde est étrange. C’est dans les poèmes “obscurs” que se dit le mieux cette étrangeté ; mais on y décèle une nos­tal­gie angois­sée face à une par­tie de l’être humain ; “l’é­ter­nité respire” con­state Paul Farel­li­er dès son pre­mier recueil (vers qu’il faut met­tre en regard de ces deux autres “le scan­dale per­ma­nent / de notre brièveté”) ; c’est que le poète s’émer­veille aus­si de la splen­deur sin­gulière du monde. La nota­tion est brève, si brève par­fois que la pen­sée devient lap­idaire ; ain­si, deux vers, par exem­ple, font sen­tence ou proverbe : “Qui chante juste / habite la pous­sière.

Quand on referme ce gros vol­ume, on se dit que Paul Farel­li­er maîtri­sait sa voix dès ses pre­miers poèmes, aus­si bien que son atti­tude face au monde qui, si elle a évolué, n’est pas rad­i­cale­ment dif­férente, elle s’est seule­ment appro­fondie. La langue reste la même : à ces mots (p 59) “avéré, dans ma fibre de chose, je me reste, gravé sur mes yeux, incisé à quelque dur plaisir” font écho ces vers (p 654) “moins qu’une larme du temps, / une buée de retard // sur l’in­fime part du monde / qu’au­ra frôlé le regard.” Même mod­estie de la vision, de l’écri­t­ure, même si la grav­ité est là : le poème de la page 653 (“Le temps venu / où tu comptes pour amis / moins de vivants que de morts…”) exprime par­faite­ment cette grav­ité : effet de l’âge ?

Tout cela ne va pas sans une cer­taine pré­ciosité dans l’a­gence­ment des mots : “Une aile cap­tive joue dans l’ab­sence unanime” (p 83), une pré­ciosité de bon aloi qui amèn­era le lecteur à se deman­der quels rap­ports entre­tient Paul Farel­li­er avec le sur­réal­isme (même si ces mots sont extraits d’un poème de En ce qui reste d’été, des car­nets écrits en en 1979–1982 et pub­liés en 1984). L’é­mo­tion n’est jamais bien loin dans les poèmes de Farel­li­er : “Ce cœur, tu le retiens pour plus large ; pour y bercer le plus vaste. Oui, tu l’ou­vri­ras jusqu’à l’ab­sence” (p 98). Le lecteur pensera alors à l’é­mo­tivisme défendu par Les Hommes sans épaules, pour dire vite…

D’autres seront inter­pel­lés par cette vision du monde présente dans la poésie de Paul Farel­li­er, une vision par­fois hal­lu­cinée mais tou­jours par­ti­c­ulière, où l’ob­scur féo­dal de la fuite le dis­pute à l’aléa­toire du feu, où la mon­tée, par le tra­vers des bran­des, con­duit à ce que le poète désigne comme le Juge­ment dernier (p 125). C’est que le monde physique est com­plexe, tout comme la méta­physique. Le poème se sus­pend devant l’in­con­nu, les mots man­quent : “Quelque chose par­fois s’éloigne, sans voix, sans per­mis­sion ; creu­sant l’é­ter­nité soudaine. Du fam­i­li­er pour­tant ; mais qui, déjà, ne trou­vera plus son nom” (p 149). Ce n’est pas le moin­dre charme de cette poésie… On n’en fini­rait pas de relever ain­si la spé­ci­ficité cha­toy­ante de la démarche de Paul Farel­li­er : mais il faut laiss­er aux lecteurs le plaisir de la découverte…

Reste à expli­quer (?) le titre de ce vol­ume qui doit servir de point com­mun à ces poèmes d’une vie… On a l’im­pres­sion que Paul Farel­li­er n’en finit pas de s’adress­er à la face cachée de lui-même, au mys­tère d’être au monde, un monde qu’il inter­roge sans cesse. D’où cet entre­tien devant la nuit. Une nuit si présente dans les poèmes, un exem­ple, un seul : “Il est temps encore. Tu peux fuir dans la nuit libre. // Pour moi, les mots sont tis­sés ; le regard, piégé. Je suis un arbre arrêté dans les étoiles” (p 116). Ce qui n’empêche pas l’émer­veille­ment devant le monde…

Au terme de la rédac­tion de cette note de lec­ture, je suis tout à fait con­scient de la légèreté de mes pro­pos : il faudrait plus d’e­space pour une approche sérieuse de l’œu­vre de Paul Farel­li­er (qui mérit­erait un essai com­plet). Et, en plus, il restera au lecteur à artic­uler ses pro­pres remar­ques, éventuelle­ment aux miennes ou à con­tredire ces dernières, pour décou­vrir l’ex­péri­ence intérieure (qui peut pren­dre dif­férents aspects mais qui reste pro­fondé­ment humaine) dont par­lent Gérard Bocholi­er et Gilles Ladès (en qua­trième de cou­ver­ture) : et ce ne sont pas là sim­ple­ment paroles de lecteurs, fussent-ils poètes… Page 653, tou­jours, Paul Farel­li­er écrit : “bien­tôt il ne t’é­tonne plus / d’aller ain­si de com­pag­nie / dans les chemins du juge­ment. // C’est ton pas qui s’alour­dit / et la terre qui s’al­lège / ou plutôt se divise”… Je pense alors au dernier recueil d’Aragon, Les Adieux, et à ces vers : “Un jour vient que le temps ne passe plus / Il se met en tra­vers de notre gorge / On croirait avoir avalé du plomb / Qu’est-ce en nous qui fait ce souf­flet de forge”. Toute œuvre ne se ter­mine-t-elle pas ainsi ?

 

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Note.

1. Ren­seigne­ments trou­vés dans une ency­clopédie en ligne…

 

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(Paul FARELLIER, L’En­tre­tien devant la nuit. Les Hommes sans Épaules édi­tions, 686 pages, 25 €. Post­face de Pier­rick de Chermont.)

 

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Hervé DELABARRE, Pro­lé­gomènes pour un ailleurs.

 

Le mot Pro­lé­gomènes est con­noté : André Bre­ton n’a-t-il pas écrit (en 1942) Pro­lé­gomènes à un troisième man­i­feste du sur­réal­isme ou non ? Les Pro­lé­gomènes (le terme s’emploie tou­jours au pluriel) désig­nent une longue et ample pré­face ou l’ensem­ble des notions prélim­i­naires à une sci­ence… Ce n’est sans doute pas un hasard si Hervé Delabarre a titré son flo­rilège Pro­lé­gomènes pour un ailleurs car il appar­tient au sur­réal­isme. De 1960 à 2014, il a pub­lié 18 recueils et la présente antholo­gie rassem­ble 8 titres épuisés et 6 ensem­bles inédits, étroite­ment imbriqués aux précé­dents pour respecter un ordre chronologique. C’est dire, qu’actuelle­ment, avec un peu de chance, le lecteur intéressé peut trou­ver en librairie (ou sur inter­net) toutes les œuvres de Hervé Delabarre et que Pro­lé­gomènes pour un ailleurs représente (pour repren­dre les paroles de Christophe Dauphin, le pré­faci­er) le Grand Œuvre du poète ; c’est en tout cas “le livre le plus impor­tant et le plus ambitieux pub­lié à ce jour [2015] par Hervé Delabarre” (p 22). 

Hervé Delabarre, qui est né en 1938, appar­tient à la con­stel­la­tion sur­réal­iste. Christophe Dauphin rap­pelle dans sa pré­face qu’il ren­con­tra André Bre­ton au début des années 60 du siè­cle dernier et qu’il lui remit un man­u­scrit de poèmes fin 1962. Bre­ton le salue alors comme un véri­ta­ble sur­réal­iste et pub­lie la pho­togra­phie de Louise Lagrange (qui était une actrice de ciné­ma, chose que Delabarre igno­rait en ces années) et le Poème à Louise Lagrange du même Delabarre dans le n° 5 de La Brèche (1963), la grande revue du sur­réal­isme à l’époque. Bre­ton reçoit alors Hervé Delabarre dans son ate­lier mythique de la rue Fontaine à Paris ; le devenir lit­téraire de ce dernier est désor­mais fixé. De fait, cette pho­togra­phie “ren­con­trée par hasard” fut pour Delabarre “un mer­veilleux priv­ilège”. On peut affirmer, sans risque d’er­reur, que Louise Lagrange fut pour Hervé Delabarre ce que Nad­ja fut pour André Breton…

Hervé Delabarre sem­ble repren­dre ‑sur un autre reg­istre, celui du poème- la prob­lé­ma­tique qui avait poussé André Bre­ton à écrire son essai des Pro­lé­gomènes de 1942. Mais son pre­mier livre pub­lié est daté de 1962 : d’où, pour lui, l’im­pres­sion que tout est réglé, que le sur­réal­isme est tou­jours vivant (comme Bre­ton qui l’il­lus­tre bec et ongles) autant que néces­saire. L’his­toire lit­téraire a mon­tré que d’autres expéri­ences étaient pos­si­bles, y com­pris les plus réac­tion­naires. Mais Hervé Delabarre écrit fer­me­ment à la mode sur­réal­iste car le com­bat est tou­jours à con­tin­uer. D’où cette poésie si recon­naiss­able entre mille. Trois expres­sions sur­réal­istes la car­ac­térisent : le hasard objec­tif, l’amour fou et l’écri­t­ure automa­tique. Hervé Delabarre n’est pas un écrivain réal­iste qui expéri­mente ce qu’il écrit, qui écrit ce qu’il vient de faire. Il écrit ce qu’il vit, y com­pris sur le plan fan­tas­ma­tique. Les fan­tasmes se cachent, se dis­ent, écla­tent dans sa poésie. Tout ce qui est écrit peut s’in­ter­préter : “Elle prend plaisir à savour­er l’in­trus / Venu desceller l’huis” (p 154). Tout con­court à sug­gér­er un paysage éro­tique : “Har­nachée pour sus­citer le rêve et le désir / Elle s’of­fre au pre­mier gémisse­ment venu / Aux larmes venues la bénir // Altière / Elle préfère la cravache à la cham­brière” (Id).

Quelle plus belle illus­tra­tion du hasard objec­tif que cette ren­con­tre inopinée de la pho­togra­phie de Louise Lagrange que ne con­naît ni d’Adam ni d’Ève, pour­rait-on dire, Delabarre ? Décou­verte-ren­con­tre qui va ori­en­ter défini­tive­ment son des­tin poé­tique. Louise Lagrange est bien la Nad­ja du poète sur laque­lle se fix­ent ses fan­tasmes. Mais il y a plus dès lors qu’on décrypte atten­tive­ment la notion d’amour fou dans ces poèmes. C’est un amour fou plutôt noir et déchiré comme on le ren­con­tre dans un cer­tain roman­tisme. La mort, la tor­ture, la souf­france en sont les faces cachées (encore qu’elles s’é­tal­ent dans les poèmes non sans un cer­tain goût de la provo­ca­tion) que sym­bol­isent le fou­et, la cravache, le fer rouge, les clous qu’on ren­con­tre sou­vent dans les vers de Delabarre. Est-ce la tra­duc­tion de l’im­pos­si­bil­ité d’un amour calme, sans cru­auté ? On ne sait. Mais le goût du blas­phème (il faut not­er la présence des mots prie-dieu ou pro­fa­na­tion dans les poèmes) vient relever cette ten­dance et con­tribue à dessin­er cet éro­tisme si par­ti­c­uli­er. Reste l’écri­t­ure automa­tique. Christophe Dauphin place Hervé Delabarre aux côtés de Ben­jamin Péret pour l’empreinte de l’au­toma­tisme dans l’œu­vre. Soit ! Les exem­ples ne man­quent pas, il faut laiss­er le soin aux lecteurs de les décou­vrir. Mais un exem­ple : “De mes lèvres à l’Et­na du réveil” (p 201), ce vers, s’il rap­pelle les rêves éveil­lés, est cepen­dant une belle expres­sion automa­tique comme celle-ci, qui ne va pas sans jeu sur les mots : “Les larmes ne savent plus à quels seins se vouer” (p 207)…

Ce livre trou­vera ses lecteurs et intéressera les spé­cial­istes ou les ama­teurs du sur­réal­isme. L’édi­teur a eu la bonne idée de clore l’ou­vrage sur un texte (datant de 2005) de Jean-Pierre Guil­lon qui fut un proche de Hervé Delabarre. Jean-Pierre Guil­lon par­le, à pro­pos de ce dernier, d’automa­tisme rad­i­cal et il ter­mine son arti­cle par ces mots : “La lit­téra­ture ne gagne rien à cette dic­tée d’un nou­veau genre, mais c’est la poésie qui y trou­ve son compte, dans une alliance d’a­vant et d’après-jouir, de la fan­taisie, de l’hu­mour spec­tral et d’un éro­tisme chargé d’at­ten­tions tout en même temps déli­cates et per­vers­es”. Ce qui est bien vu. Mais d’autres lecteurs relèveront le con­traste très fort entre l’écri­t­ure de Delabarre et les pho­togra­phies illus­trant l’ou­vrage : elles mon­trent un homme dans un intérieur plutôt bour­geois. Heureuse­ment Delabarre tire sur une énorme bouf­farde (p 29), ce qui prou­ve qu’il est poli­tique­ment incor­rect dans ce monde si soucieux des apparences…

 

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Hervé DELABARRE, Pro­lé­gomènes pour un ailleurs. Les Hommes sans Épaules édi­tions, 330 pages, 22 €. Pré­face de Christophe Dauphin, après-dire de Jean-Pierre Guillon).

 

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.