François XAVIER : Elégies du chaos (Dialogue avec Julius Baltazar).

 

Cela com­mence fort, très fort même : page 24, Ben et Buren sont traités d’appa­ratchiks de l’art et de mys­tifi­ca­teurs (et je ne suis pas loin de partager cette for­mule). L’art est objet de con­tem­pla­tion, non de spécu­la­tion : à chaque fois que j’ai vu du Ben ou du Buren, j’ai été déçu… Le rôle de l’observation est bien noté : « C’est là toute la magie du génie bal­tazarien, laiss­er sa main décan­ter à par­tir de l’observation du réel, (re)faire à par­tir d’un rien, ren­dre à la beauté sa place orig­inelle dans l’espace infi­ni bien au-delà du cadre » (p 30). La notion de plan d’action prend alors toute sa valeur. Ailleurs, François Xavier éclate à pro­pos de Julius Bal­tazar « Le voilà par­tie inté­grante du réel, maître de son idée au sein de l’univers agran­di pour accueil­lir l’espace déter­miné » (p 35). 

Julius Bal­tazar serait-il le dernier pein­tre réal­iste, au risque de som­br­er dans le paradoxe ?

François Xavier : Elé­gies du chaos (Dia­logue avec Julius Bal­tazar). Plus de 150 pages avec les annex­es, Co-édi­tion Les édi­tions du Lit­téraire & L’Atelier d’artistes, 20 euros. En librairie ou sur com­mande cher l’éditeur Les édi­tions du Lit­téraire ; 70, rue de l’amiral Mouchez. 75014 Paris ; nom­breuses illustrations.

Ailleurs encore, citant Pierre Wat, François Xavier ne déclare-t-il pas : «  Quand Bal­tazar regarde le monde et ose l’affronter, il y a chez lui (…) ce face à face  entre l’Histoire et la nature [qui] tourne  au prof­it de la sec­onde  » (p 39).

Où l’on apprend que l’artiste pra­tique la répéti­tion déchirée, mais déplacée, délo­cal­isée. Julius Bal­tazar peint sur papi­er par souci de con­ser­va­tion nous dit François Xavier. Mais Julius Bal­tazar « refuse que l’art soit soit au ser­vice d’une vérité supérieure car ne visant pas l’outre-monde, mais l’ici-bas » (p 46). Mais François Xavier ne peut s’empêcher d’affirmer : « D’une pique dans la bau­druche Koons…» (p 48). Mais il ne manque pas d’émailler son réc­it ou sa descrip­tion d’anecdotes qui révè­lent son incor­po­ra­tion dans le milieu des vrais pein­tres… Bal­tazar peint des paysages abstraits, de grandes nappes col­orées pas si éloignées que cela du réal­isme : François Xavier va jusqu’à not­er (p 43) : « Il s’agit là de signe abstrait-fig­u­ratif », ou ailleurs (p 50) : « Il n’y a donc plus que des formes, ses formes si spé­ciales que Bal­tazar est le seul à pein­dre, ces fan­tômes d’une vie, jadis, rêvée, désirée et tou­jours fuyantes comme l’ombre des croûtes gris­es et salées des marais ». Page 60, revient la notion de chaos qui donne son titre à l’ouvrage : « D’un côté, ce qui peut paraître dra­ma­tique, cette fin du monde ou ce chaos orig­inel ; de l’autre, une pra­tique ances­trale et une tech­nique mil­lé­naire maniée avec respect et une pointe d’insolence qui trans­forme les mon­stru­osités en chefs‑d’œuvre » (c’est moi qui souligne !).

« Soyons hon­nête : il y a pléthore de pein­tres, alors d’où vient cette magie qui opère sur cer­taines toiles, offrant sur quelques élus le pou­voir de mon­tr­er la Beauté dans toute sa splen­deur ? » (p 79). Dès lors, François Xavier va s’employer à trou­ver réponse(s) à cette ques­tion dont la prin­ci­pale est à trou­ver dans « une extrême sen­si­bil­ité en rela­tion avec ce Tout ce qui nous effraie » (id). Plus loin, il pré­cise (p 85) : « Son œuvre se gorge de vio­lence, temps sac­ri­fi­ciel qui s’imprègne d’étranges fig­ures lente­ment aban­don­nées sur le chemin con­vul­sif d’un retour aux orig­ines ». C’est ce qui fait que l’amateur d’art s’arrête pour con­tem­pler… Il y a une véri­ta­ble osmose qui s’établit quand on con­tem­ple les toiles ou les papiers de Julius Bal­tazar : « les couleurs flot­tent en nappes nuageuses, les pig­ments aux divers­es inten­sités libèrent des sen­sa­tions incon­nues : lire devient une activ­ité physique, l’extase foudroie la volon­té ; la matière a rai­son de moi » (p 93). Même pour les livres d’artiste, cette cita­tion s’applique : c’est que Bal­tazar est « visuel avant d’être cérébral » (p 95)…, mais la sail­lie sur Aragon est inutile ! Il va sans dire que j’adhère totale­ment à ce que François Xavier dit page 114 : « Oserai-je para­phras­er André Bre­ton quand il écrit […] l’arrivée d’un nou­v­el esprit. Lequel est bel et bien ancré dans les mœurs du XXIème siè­cle qui con­tin­ue sa poli­tique de destruc­tion du Beau par la pro­mo­tion de l’AC, cet art con­tem­po­rain, ce diver­tisse­ment sans intérêt, loin de se souci­er de qual­ité mais seule­ment de rentabil­ité et/ou de dis­cours creux et pom­peux. De ce monde dédié au libéral­isme débridé qui vénère la mon­di­al­i­sa­tion comme l’idéologie suprême…». Cela ne va pas sans efforts si on refuse de rejoin­dre le trou­peau de ceux qui encensent Koons et Cie : « Car chercher la beauté nue pour ressen­tir sa force brute demande quelque effort, un esprit de con­tra­dic­tion, un appétit sans lim­ite pour affron­ter l’incohérence con­tem­po­raine» (p 122). La pein­ture de Bal­tazar, au moment où elle se fait, est résol­u­ment hors marché.

         Con­clu­sion.

François Xavier fait preuve d’une belle con­nais­sance de l’histoire de la pein­ture occi­den­tale : l’index des noms cités court sur cinq pages, soit de nom­breux pein­tres. Pein­ture sen­si­ble car  Bal­tazar « cherche à ne retenir les sen­sa­tions, le mou­ve­ment du vent sur la peau, la lumière sur la mer» (p 76). Et ce, à une époque où la spécu­la­tion domine, à une époque où l’argent a mau­vaise presse chez les vrais amoureux de la pein­ture, où le kitsch fait la loi, sa loi financière…Tout comme l’annexe inti­t­ulée Col­lec­tions publiques est utile pour qui veut pré­par­er une vis­ite de ces lieux (manque seule­ment le nom­bre d’œuvres qu’on peut admir­er)… J’aime ces développe­ments sur Kijno qui survi­en­nent au hasard (comme à la page 123), par asso­ci­a­tions d’idées. J’aime les groupes de vers de Rain­er Maria Rilke qui ser­vent d’exergue à chaque nou­veau chapitre de l’essai de François Xavier. J’aime tout ; lisez donc ce livre en toute confiance…

 

KIJNO ET LES ÎLES DE Jean GRENIER

 

Il est une œuvre de Kijno, Les îles de Jean Gre­nier, un man­u­scrit à pein­tures frois­sées, qui fait office de fan­tôme, car jamais vue du plus grand nom­bre. En 1960, il recopie, à la main, des frag­ments des îles de Jean Gre­nier qu’il accom­pa­gne de pein­tures frois­sées. Seule, une note biographique, très suc­cincte, sig­nale cette réal­i­sa­tion dans la mono­gra­phie de Raoul-Jean Moulin 1Raoul-Jean Moulin, Kijno, Edi­tions Le Cer­cle d’Art, Paris, 1994, page 284. R‑J Moulin écrit (p 44) : «…avant d’atteindre Les îles de Jean Gre­nier (1959–1960) et bien d’autres ports jusqu’à ce jour ».  : «  1960 : illus­tre Les îles de Jean Gre­nier  ». Mal­ou Kijno, qui a retrou­vé ce man­u­scrit du pein­tre dis­paru en 2012, a eu l’excellente idée de le faire repro­duire par les Edi­tions Som­o­gy. La librairie Lan­dar­chet, Som­o­gy édi­tions d’Art et Mal­ou Kijno organ­isèrent une expo­si­tion accom­pa­g­née, le 12 avril 2018, d’une con­férence de Renaud Faroux, le com­mis­saire de l’exposition La grande Utopie de Kijno, qui s’est tenue à Saint-Ger­main en Laye en 2017.

 

La repro­duc­tion s’accompagne d’une présen­ta­tion de Renaud Faroux, d’une pré­face d’Albert Camus écrite à l’époque de la paru­tion des Îles  et de la repro­duc­tion d’un choix de Kijno, textes et papiers frois­sés en vis à vis, opéré par Mal­ou Kijno… « Car [Kijno en fit] don […] à son pro­fesseur qui le gar­da pré­cieuse­ment toute sa vie. Son fils, Alain Gre­nier, a bien voulu extraire de ses archives ce rare man­u­scrit pour le présen­ter une pre­mière fois au pub­lic lors de la rétro­spec­tive organ­isée par Mal­ou Kijno à Saint-Ger­main-en-Laye en 2017 : La Grande Utopie de Kijno » (p 10).

Kijno : Les Îles de Jean Gre­nier, un man­u­scrit retrou­vé.  Som­o­gy édi­teur, 208 pages, 27 x 20 cm, reli­ure suisse car­ton­née et con­trec­ol­lée avec revête­ment en toile, 125 euros. Textes man­u­scrits de Kijno, nom­breuses repro­duc­tions de papiers frois­sés. Pré­face d’Albert Camus, présen­ta­tion de Renaud Faroux. En librairie ou sur com­mande chez Somogy.

C’est aujourd’hui cette repro­duc­tion qui est offerte à la curiosité des ama­teurs du pein­tre dis­paru en 2012. Il s’agit de véri­ta­bles « mécaniques men­tales » (p 13). Renaud Faroux, dans sa présen­ta­tion cite Kijno qui déclare « J’invente une langue qui doit néces­saire­ment jail­lir d’une poé­tique nou­velle, que je pour­rais définir en ces deux mots : « Pein­dre non la chose, mais l’effet qu’elle pro­duit…» (p 13). Et il ter­mine sa présen­ta­tion par ces mots : « … l’association entre l’œil, la main, l’esprit et le cœur pro­duit un jeu sub­til entre le ver­bal et le visuel » (p 16).

La pré­face d’Albert Camus fut pub­liée par Gal­li­mard en 1959 aux devants des Îles de Jean Gre­nier. A l’époque, Camus reçut un choc : «  Les Îles venaient, en somme, de nous ini­ti­er au désen­chante­ment ; nous avions décou­vert la cul­ture (p 19) » : rien d’étonnant à ce que désen­chante­ment et cul­ture soient asso­ciés : qu’est-ce que c’est ? Camus man­i­feste dans ses pro­pos une belle con­nais­sance de la pen­sée de Jean Gre­nier : « Ain­si, je  ne dois pas à Gre­nier de cer­ti­tudes qu’il ne pou­vait ni ne voulait don­ner. Mais je lui dois, au con­traire, un  doute (c’est moi qui souligne) qui n’en fini­ra pas, qui m’a empêché d’être un human­iste au sens où on l’entend aujourd’hui, je veux dire un homme aveuglé par de cour­tes cer­ti­tudes. Ce trem­ble­ment qui court dans Les Îles, dès le pre­mier jour, en tout cas, je l’ai admiré  et j’ai voulu l’imiter  » (p 20).

Avec la troisième par­tie, le lecteur entre dans le vif du sujet : Les Îles de Jean Gre­nier que, pour la com­mod­ité de l’ouvrage, Mal­ou Kijno a réduites à huit chapitres rac­cour­cis… Il me faut revenir à ce qu’écrivait Renaud Faroux quant à la repro­duc­tion du livre orig­i­nal dans le présent ouvrage : « L’ouvrage orig­i­nal se com­pose de dif­férents cahiers avec d’un côté le texte copié sur un léger papi­er kraft et de l’autre comme sur du papi­er buvard des séries de papiers frois­sés. Le tout est enchâssé dans dans une pochette de car­ton dur qui donne à l’œuvre un aspect de véri­ta­ble par­chemin » (p 10). On remar­quera une dif­férence dans la repro­duc­tion (?) : le texte est repro­duit sur du papi­er de couleur kraft plus clair que le kraft ordi­naire… On me per­me­t­tra de m’arrêter sur le troisième chapitre inti­t­ulé Aux îles Ker­gue­len car c’est là qu’on com­prend le mieux que Kijno n’illustre pas, mais peint, non la chose mais l’effet qu’elle pro­duit. Dans ce chapitre, au niveau des papiers frois­sés de Kijno, on trou­ve une tra­duc­tion des coups de vents et des bour­rasques qui souf­flent sur les îles Ker­gue­len, comme des idéo­grammes ou des pic­togrammes extrême-orientaux…

Le moment est sans doute venu de par­ler du texte avec les Îles For­tunées: celui de Jean Gre­nier est pré­cis, évo­ca­teur, il dit tout ce qu’on peut penser de rares paysages (p.85 et suiv­antes, et, surtout, la page 86.8) : la beauté est dan­gereuse. Sur le chapitre ayant pour titre « L’ Île de Pâques » que Kijno vis­it­era quelques dizaines d’années plus tard,  rien à dire si ce n’est qu’y furent pris­es quelques pho­togra­phies dont une (très belle) de Chris­t­ian Pin­son où l’on voit Lad en majesté et en mou­ve­ment… Dans les Îles Bor­romées, je retrou­ve le cer­cle cher à Pierre Gar­nier : Kijno n’en fini­ra pas de chercher ses îles Borromées…

Un livre, dou­ble­ment, de poésie…

 

Gilles MENTRÉ : « Le bruit de la langue ».

 

Gilles Men­tré, dans son recueil « Le bruit de la langue », mêle prose et vers, réflex­ions sur l’écriture et essai d’écriture poé­tique (qui ne nég­lige pas les dites réflex­ions). Ce livre est com­posé de dif­férentes par­ties que sépar­ent les pein­tures de Chris­t­ian Gar­dair. Si la pre­mière par­tie s’interroge sur la poésie, tout en inter­ro­geant le poète lui-même (sur son intégrité, sa lib­erté, qui ne ne con­nais­sent pas de lim­ites), la sec­onde s’emploie à tra­quer la réal­ité. D’où ces ques­tions : « Com­ment la réal­ité peut-elle être si dis­con­tin­ue en nous ? » (p 19), « Est-il pos­si­ble de regarder les choses en face, comme si c’était nous qui les éclairi­ons ? » (p 20)… Ces ques­tions sont légions, comme les peut-être, les mais qui amor­cent des hypothès­es de réponse… Que vien­nent véri­fi­er les poèmes qui ter­mi­nent cha­cune de ces par­ties? Peut-être est-ce le rôle de l’homme ou de la femme (du poète) que de s’interroger sur l’adéquation des mots et du monde ? En tout cas le poème s’y essaie : désespérément. 

Gilles Men­tré s’empare ensuite de la par­tic­u­lar­ité des bobacs2il s’ag­it d’une mar­motte des steppes de Sibérie, dont le sui­cide col­lec­tif annuel con­staté depuis la fin du XIXème siè­cle est relaté par Jean Giono dans le Nice-matin du 12 sep­tem­bre 1964 et repris par Bar­jav­el dans La Faim du tigre. (leur « sui­cide » col­lec­tif depuis plus d’un siè­cle) et en pro­duit un poème fait d’accumulations et qui inter­roge le lecteur sur l’écriture poé­tique. Gilles Men­tré s’essaie à la jus­ti­fi­ca­tion à droite pour le poème (p 56). Les con­sid­éra­tions lin­guis­tiques du poète sont par­fois dif­fi­ciles à suiv­re ; j’en veux pour preuve ces deux vers : « si la phrase ne con­tient pas seule­ment les mots /mais la langue »…  Alors ?

Gilles Men­tré, «  Le bruit de la langue  ».
L’Herbe qui trem­ble édi­teur, pein­tures de 
Chris­t­ian Gar­dair, 96 pages, 14 euros. En 
librairie ou sur com­mande sur le site de l’éditeur…

 

Gilles Men­tré passe au con­te dans ses pros­es mais con­tin­ue sa médi­ta­tion: « la pos­ses­sion est dans les mots / et les mots seront ren­dus au lan­gage » (p 68). Et si le poète n’écrivait que la dif­fi­culté à saisir le réel ? Et s’il s’interrogeait sur ce qui fait la sin­gu­lar­ité du lan­gage ? Et si, et si… Il faut lire ce recueil pour son orig­i­nal­ité et pour celle de la démarche de Gilles Mentré…

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs. 

Notes[+]