Lec­ture de Philippe Leuckx

 

La grandeur du poète, comme sa plus grande faib­lesse, est de croire à la force des mots. Le vers, le poème, les images peu­vent tout et pour­tant, quelle désil­lu­sion, quand le temps passé au crible ne laisse que miettes du passé, images floues.

Le marcheur, le pèlerin, le promeneur, l’amateur de nature sait qu’il est dif­fi­cile de préserv­er ce « chemin de tra­verse » et il pour­suit sa route, quê­tant le moin­dre signe. Il se donne tout entier à cette mis­sion, qua­si de l’impossible : rameuter ce qui a déjà fui, ramen­er à la claire con­science de l’écriture ces pans entiers délestés de toute réalité.

« Le temps au crible » tire tout son prof­it d’une extrême atten­tion à ce que le regard d’un poète peut prélever au réel et sauver des four­rés de la mémoire. Quel gibier ? Quelle source ? Quelle lumière ôter de l’éphémère ?

« Nous ne pos­sé­dons que le vent, l’air », dit le poète, au fait de ce qu’il sent et pressent. Aucune gloire. Aucune assur­ance. Il suf­fit de con­quérir ce qui peut l’être encore, dans une « attente » fiévreuse et lucide.

Des mots en réseaux se répon­dent d’un poème l’autre, tis­sant la présence du poème aux liens avec la nature : mots sim­ples qui balisent une recherche et décou­vrent une âme chem­i­nante. Vis­age, ombre, terre offrent leurs con­tours à ces textes qui épousent avec tant de vérité le vécu du poète.

L’écriture, certes, est au cen­tre du livre, ray­on­nante, nerf à vif de la quête. Elle est atten­tive, pré­cise, métic­uleuse pour dire le peu, le pris, pour hap­per au plus juste, au fil de la marche, les mer­veilles éphémères :

Qui nous con­duit vers ces ailleurs nichés sur quelque carte de géographie ?

Ces ter­ri­toires que l’on occupe sou­vent par inat­ten­tion, il importe de les rejoin­dre afin d’échapper à ceux, trop fam­i­liers, trop étroits qui sont les nôtres et que nous arpen­tons, les yeux fer­més. (p.94)

Un beau livre de présence au monde.

 

Lec­ture de Lucien Wasselin

 

Max Alhau est poète et il aime marcher. Plusieurs de ses livres en témoignent : “À la nuit mon­tante”, “D’asile en exil”, “Du bleu dans la mémoire”… Comme il respire, il marche et il écrit. On peut sup­pos­er que les poèmes lui vien­nent en marchant ou, tout au moins, que des mots nais­sent de sa marche et de la tra­ver­sée des paysages… Cinq suites de poèmes com­posent “Le Temps au crible” que pub­lie L’Herbe qui tremble.

Max Alhau marche, il écrit sa marche et par là-même s’in­ter­roge sur sa place dans le monde, sur ses rap­ports à l’e­space et au temps ; il émet divers­es hypothès­es ce qui con­tribue à dress­er un tableau com­plexe. Finale­ment, Max Alhau dit le peu qu’est l’homme sur sa planète, il n’ex­prime que ce sen­ti­ment de petitesse au sein d’un paysage grandiose, plaine infinie, val­lée ou mon­tagnes arides ou enneigées. Les indices sont nom­breux tout au long des poèmes : “Il est temps d’ef­fac­er tes empreintes”, “Tu t’in­ter­ro­ges sans trou­ver de réponse”, “Tu es ici ou là mais tou­jours à l’é­cart”

Pourquoi marcher ? Pour trou­ver une réplique à l’ef­froi (de vivre ?) : les oiseaux (qu’ai­ment par­ti­c­ulière­ment Max Alhau), comme le marcheur, “s’ob­sti­nent / à inven­ter dans leur vol / une réplique à leur effroi”. La marche est la métaphore, physique pour­rait-on affirmer, de la quête d’un monde idéal qui se con­fond avec celui de l’en­fance : “On reste sur le seuil, penché sur un monde qui, peut-être, n’ex­iste pas, mais que l’on préserve pour don­ner rai­son aux songes…” La marche est une façon de lut­ter con­tre cette inquié­tude qui ronge l’homme (“et ce qui pèse sur le corps /n’est autre que la sen­sa­tion / d’avoir devant soi / un mur, une porte close / après lesquels com­mence l’in­fi­ni…”) et le poème ne cessera qu’à l’in­stant où les yeux se fer­meront défini­tive­ment. La vérité se trou­ve sans doute entre ces deux affir­ma­tions : la marche c’est “s’ap­procher de soi / sans jamais s’at­tein­dre” et “le terme du voy­age, / nous le souhaitons incon­nu”.

Ce qui n’empêche pas le poète de porter une atten­tion extrême aux choses et aux êtres les plus hum­bles qu’il croise lors de ses prom­e­nades  et qui con­stituent sans doute finale­ment ce paysage natif et dont la quête est la rai­son de la marche : la fleur de mon­tagne  entraine le marcheur “vers des ter­res  ou des pays aux fron­tières con­fus­es où les feux ne cessent de brûler, où la source se trou­ve à portée de rêves et tou­jours igno­rante de sa des­tinée : cela seul importe”. C’est une leçon de mod­estie que cette recherche de l’ac­cord au monde ; l’homme a sa place dans l’u­nivers, rien que sa place : le mer­le, la mésange, l’alou­ette ne sont que de pas­sage, comme le marcheur.

Et l’écri­t­ure dans tout cela qui ne va pas sans impor­tance ? Certes, il y a les poèmes don­nés à lire mais Max Alhau avoue qu’il a ten­té “d’ef­fac­er sur la page / des mots trop tôt écrits”. Comme la marche qui ne s’achève jamais, l’écri­t­ure est tou­jours à repren­dre. Ce n’est pas pour rien que l’im­pératif et l’indi­catif sont sou­vent util­isés, les inter­ro­ga­tions et les médi­ta­tions pren­nent par­fois l’al­lure de maximes comme si Max Alhau voulait dépass­er ses incer­ti­tudes : “Que tou­jours la clé­mence / nous tienne encore debout / dans le jour qui hésite”. Un temps que tra­verse le marcheur, qu’il recon­naît et ne recon­naît pas… Car les images sont trompeuses, elles ne coïn­ci­dent jamais par­faite­ment avec celles qu’on a en soi.

À lire ces poèmes, on se prend à aimer l’hu­man­ité qui, par ailleurs, est majori­taire­ment détestable. C’est que dans le paysage, l’homme oublie sa fini­tude et que l’e­spoir le tra­verse mal­gré sa lucid­ité. Et surtout, si le marcheur se dit “émer­veil­lé par tant de sim­plic­ité, de grandeur naturelle”, le lecteur pense la même chose du poète…

 

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.