Dès la page 12, avant que ne com­mence la lec­ture des Son­nets de Shake­speare (et après l’a­vant-pro­pos de Jacques Dar­ras, le tra­duc­teur), l’édi­teur repro­duit la pre­mière de cou­ver­ture des Son­nets de Shake-Spear­es imprimés à Lon­dres en 1609. Est-ce  pour sig­ni­fi­er qu’il s’ag­it d’une œuvre orig­i­nale ou pour rap­pel­er que l’au­teur n’est tou­jours pas claire­ment iden­ti­fié (Shake­speare est devenu Shake-Spear­es et d’au­cuns pensent qu’il s’ag­it là d’un indice indi­quant l’ex­is­tence d’un autre auteur potentiel…).

    En tout cas, l’au­teur des textes français ici don­nés à lire est bien un cer­tain Jacques Dar­ras qui, dans son avant-pro­pos, s’ex­plique de son pro­jet et de ses choix. On ne compte plus les tra­duc­tions français­es de ces Son­nets : plus de vingt depuis une cinquan­taine d’an­nées ! Jacques Dar­ras situe sa tra­duc­tion par rap­port à trois parues peu avant la sienne : celles de William Cliff, Yves Bon­nefoy et Frédéric Boy­er (surtout les deux pre­mières). Cette nou­velle édi­tion a beau être bilingue, on se plac­era du point de vue d’un lecteur français (à qui elle s’adresse pri­or­i­taire­ment) anal­phabète en anglais élis­abéthain (on ignor­era bien évidem­ment le glo­bish…).

    Dans son avant-pro­pos déjà cité, Jacques Dar­ras rap­pelle que les Son­nets de Shake­speare sont écrits en déca­syl­labes, que les rimes sont croisées dans les 12 pre­miers vers com­plétés d’un dis­tique à rimes plates, que ces 14 vers con­stituent un seul bloc, con­traire­ment à la dis­po­si­tion à laque­lle nous sommes habitués. C’est là que l’o­rig­i­nal­ité du tra­vail de Jacques Dar­ras va appa­raître. Son par­ti-pris de tra­duc­tion part du con­stat que l’anglais est très dif­férent du français où les mots de deux ou trois syl­labes sont majori­taires alors que Shake­speare “joue des mono­syl­labes et de l’éli­sion, ne lâchant au grand max­i­mum qu’un dis­syl­labe par vers”. Il adopte donc un mélange de con­traintes et de lib­ertés : un vers plus ample qui dépasse large­ment (par­fois) les 10 syl­labes, un qua­si alexan­drin  dans la mesure où Jacques Dar­ras prend de grandes lib­ertés avec le [e] muet (“on lais­sera fluctuer le régime de la muette «e», la débâil­lon­nant chaque fois que se pour­ra, comme dans la con­ver­sa­tion courante”). De même, la rime devient sec­ondaire, rem­placée par­fois par l’as­so­nance ou se situ­ant à l’in­térieur du vers à d’autres moments. Au-delà de cet aspect formel du tra­vail, Dar­ras porte égale­ment son atten­tion sur l’im­age shake­speari­enne à laque­lle il importe, selon lui, d’être d’une extrême fidél­ité, reprochant à la tra­duc­tion de Bon­nefoy la “plat­i­tude musi­cale du vers libre et le rab­o­tage de l’hy­per­bole”. Il résume l’ensem­ble de ces procédés de fab­ri­ca­tion de ces son­nets en français par une com­para­i­son avec l’art musi­cal : il n’a fait qu’in­ter­préter les orig­in­aux en respec­tant “la phrase musi­cale dans son accou­ple­ment au dis­cours logique”.

    Il faut sup­pos­er que rares seront ceux qui pren­dront la peine de com­par­er les tra­duc­tions de Dar­ras à celles de ses prédécesseurs, et même à celles qu’il avait com­mis­es en 1995 dont il se déclare aujour­d’hui insat­is­fait… Reste alors à lire ce nou­veau livre pour ce qu’il est : une œuvre originale.

    Ain­si en aurait-on fini (pro­vi­soire­ment ?) avec le vieil adage selon lequel traduire c’est trahir… Et le lecteur a alors toute lat­i­tude pour décou­vrir ce que dit Shake­speare par la voix de Dar­ras, ces poèmes où s’ex­pri­ment la pas­sion amoureuse sous divers aspects et le temps qui passe, une sen­si­bil­ité mod­erne et une réflex­ion aiguë. Dans sa post­face, Jacques Dar­ras met en lumière que vouloir à tout prix trou­ver dans ces Son­nets des élé­ments biographiques con­cer­nant Shake­speare, c’est s’en­gager dans une impasse. Mais il y met aus­si en évi­dence l’o­rig­i­nal­ité de ces mêmes   Son­nets  dans une his­toire du genre à l’époque, une his­toire dont les con­sid­éra­tions poli­tiques ne sont pas absentes. Au lecteur alors, quand il lit ces poèmes, de se laiss­er aller à la rêver­ie, quitte à revenir à la réal­ité avec cette postface…

 

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.