Philippe Blondeau attire l’at­ten­tion de son lecteur par un aver­tisse­ment qui met en lumière la façon dont a été élaboré l’ou­vrage, ses “secrets de fab­ri­ca­tion” pour repren­dre, toutes pro­por­tions et spé­ci­ficités gardées,  l’ex­pres­sion employée par Aragon à la fin des années cinquante du siè­cle dernier quant il par­lait 1, pour Pré­to­ria, de La Semaine sainte… L’au­teur s’est ici livré à un tri par­mi une masse non pré­cisée de poèmes écrits par le passé (pas d’indi­ca­tions sur le nom­bre ni sur la péri­ode…), d’où le titre de ce nou­v­el opus, Tri, ce long tri. Ce n’est pas la pre­mière fois que Philippe Blondeau laisse appa­raître sa façon de faire.  Déjà en 2008, Déci­males, dès le titre, annonçait la con­trainte que se don­nait Blondeau : le recueil était com­posé de dix suites de dix poèmes de dix vers cha­cun, chaque poème étant jus­ti­fié à droite et à gauche pour don­ner l’im­pres­sion visuelle d’un car­ré, alinéas com­pris… En 2009, Coup dou­ble (écrit en col­lab­o­ra­tion avec Tris­tan Félix) obéis­sait à une règle très pré­cise : cha­cun écrivait à par­tir de ce que l’autre avait écrit (ou en même temps que lui) selon des con­traintes fixées préal­able­ment : pas­sage de la prose au vers, impro­vi­sa­tions à par­tir d’un texte pro­posé, écri­t­ure simul­tanée à dis­tance…  Ici la con­trainte que se donne Philippe Blondeau est plus lâche. C’est d’ailleurs celle à laque­lle se con­fron­tent de nom­breux poètes qui veu­lent réu­nir leurs textes en un recueil : que con­serv­er ? que laiss­er de côté ? Mais avec Blondeau, rien n’est jamais sim­ple ni inno­cent. On imag­ine que le tri, même s’il a néces­sité du temps, a sans doute obéi à des critères inavoués ou incon­scients. D’ailleurs ne dit-il pas à la fin de son aver­tisse­ment avoir été éton­né par la décou­verte, après coup, de l’u­nité et de la cohérence de l’ensem­ble… Ce qui fait penser à ces vers de Jean-Michel Bon­gi­raud : “… des mots me sont venus / comme une sur­prise / à laque­lle je ne croy­ais plus” 2… Reste à explor­er le “hasard” qui uni­fie ces poèmes…

    Philippe Blondeau explore son enfance, les sou­venirs qui don­nent nais­sance à des poèmes sont nom­breux (la mort du chien, l’é­cole, le jardin, l’église, les paysages…). L’en­fance et le sou­venir sont omniprésents : Philippe Blondeau par­le d’un temps où les seaux n’é­taient pas en plas­tique : “On fait un monde / d’un seau qui rouille au fond du jardin”, d’un plumi­er (?) “cela sent la salle de classe / la colle / l’an­goisse douceâtre des récréa­tions / à mar­rons et cerceaux de bois”. On pour­rait à loisir mul­ti­pli­er exem­ples et cita­tions. Mais si les sou­venirs tra­versent ces poèmes, ils sont aus­si pour quelque chose dans le présent qui prend alors un aspect par­ti­c­uli­er : si le poète se sou­vient d’avoir enter­ré le jeune chien écrasé, il avoue “Il ne faut pas plus pour faire un des­tin / que ce sen­ti­ment sans rede­vance / comme l’ami­tié des bêtes”. Ailleurs, il par­le d’un “grand rêve / [qui] gît frois­sé sous les tilleuls”. Et il remar­que que son souci actuel d’or­dre matériel est bat­tu en brèche par “cette mémoire de presque rien”. Et puis il y a cette con­fi­dence qui en dit long : le sou­venir de la beauté qui se donne à voir, un soir du passé, “défini­tive et éphémère”. Oui, Blondeau a rai­son de remar­quer qu’il “retrou­ve dans un passé déjà dif­fus les traces pré­moni­toires de celui qu’[il] est devenu”.

    Finale­ment, la ques­tion que (se) pose Blondeau  est celle-ci : “quelle anthro­pométrie future / mesur­era le sens de cette ride et l’empreinte / de tout regard sur le vis­i­ble ?” Et c’est le peu que nous sommes qu’­ex­prime le poème, le peu de pou­voir que nous avons indi­vidu­elle­ment sur le cours du monde. Mais le passé con­tient en ges­ta­tion le présent. C’est ain­si que je lis ‑tout athée que je sois- dans les poèmes de Philippe Blondeau le sou­venir de l’église qui revient à plusieurs repris­es dans cette pla­que­tte : on y voit des vit­raux pâlis, un pres­bytère vieil­lot, une église de cam­pagne, un dieu du chris­tian­isme ancien… J’y entends (au-delà de mes pro­pres sou­venirs) comme un écho des poèmes tant linéaires que spa­tial­istes de Pierre Gar­nier (le “vieil homme” se sou­vient…) dont Philippe Blondeau est un ami… Philippe Blondeau qui est aus­si le spé­cial­iste qui a organ­isé en mars 2008 un col­loque à l’U­ni­ver­sité de Picardie-Jules Vernes con­sacré à Ilse et Pierre Gar­nier… D’ailleurs ne sig­nale-t-il pas dans son intro­duc­tion aux actes du col­loque l’im­por­tance “de l’en­fance et du monde de l’en­fance” chez Pierre Gar­nier ? Ceci pour expli­quer ma lec­ture sin­gulière qui décèle à sa façon les traces pré­moni­toires de ce qu’est devenu Philippe Blondeau, dans ses poèmes.

    Reste un recueil à la tonal­ité mélan­col­ique qui pose les grandes ques­tions méta­physiques : qu’est-ce que l’être vivant coincé entre le passé et l’avenir ? qu’est-ce que vieil­lir et mourir ? Restent ces vers qui me hantent : “toute foi m’au­ra quit­té / me lais­sant éton­né pour­tant / de n’être pas plus loin de mon enfance”.

 

Notes :

1. Je ren­voie le lecteur curieux à J’a­bats mon jeu d’Aragon (Édi­tions Les Let­tres françaises/Mercure de France, 1992) pour le texte et à l’al­bum  6 CD Louis Aragon Hom­mage (EPM n°986 877, 2012) pour l’enregistrement.

2. Jean-Michel Bon­gi­raud, Je n’en dirai guère plus, Édi­tions de l’At­lan­tique, 2012.

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.