Lire un échange épis­to­laire entre le pein­tre Jean Dubuf­fet (dont je con­nais un peu l’œu­vre pour avoir vu plusieurs de ses expo­si­tions et pos­séder quelques cat­a­logues et sa fameuse Botte à Nique) et l’écrivain Mar­cel More­au (que je ne con­nais pas et dont je n’ai rien lu) est sans doute une mau­vaise manière de com­pren­dre ce qui rap­proche les deux hommes… Sans doute vaudrait-il mieux con­naitre le pein­tre & l’écrivain…

    Mais voilà, ces let­tres (qui s’éch­e­lon­nent de 1969 à 1984) sont suff­isam­ment claires ou explicites. Ain­si lit-on dans une let­tre que More­au adresse, en sep­tem­bre 1973, à Jean Dubuf­fet à pro­pos du Cahi­er que L’H­erne a con­sacré au pein­tre : “… je déplore l’e­spèce de trahi­son qui en résulte, c’est-à-dire, pour par­ler de vous une fidél­ité qua­si générale à l’in­tel­lec­tu­al­isme, aux instru­ments de la per­cep­tion rationnelle” (p 36). On com­prend alors  que ce qui unit les deux hommes, c’est l’an­ti-intel­lec­tu­al­isme ambiant (Jean Dubuf­fet n’a-t-il pas écrit L’As­phyxi­ante cul­ture ?), le côté “brut de décof­frage” de la démarche de chacun.

    Mais pour autant, la con­damna­tion de l’in­tel­lec­tu­al­isme à laque­lle se livre Mar­cel More­au est-elle absol­u­ment légitime ? Je ne le pense pas car il faut bien  décrire la démarche de Jean Dubuf­fet dans un lan­gage cri­tique acces­si­ble à tous. Sauf à en créer un autre, de toutes pièces en reprenant les invi­ta­tions de Dubuf­fet. Était-ce fais­able par le plus grand nom­bre à l’époque (1973) ? Et ce n’est pas le texte qu’écrit More­au 40 ans plus tard à l’oc­ca­sion de la pub­li­ca­tion de ce livre, texte qui réécrit en par­tie les deux let­tres de 1973, qui apporte vrai­ment une réponse car on se dit qu’à l’époque, Mar­cel More­au pointait bien le problème…

    Reste que dans l’ensem­ble, les let­tres de Mar­cel More­au dis­ent bien ce qui l’in­trigue dans les travaux de Jean Dubuf­fet : “Ils sont mon­strueux, me font penser à une coupe sagit­tale de mon crâne, tout de suite avant qu’il se pro­jette là sous mes yeux, en éche­veau de méninges”. More­au va plus loin encore quand il déclare dans la même let­tre du 22 X 1971 que ce qui lui est don­né à voir par Jean Dubuf­fet, ce n’est pas l’im­age men­tale, mais “de la pen­sée instan­ta­né­ment tan­gi­ble”.

    L’ou­vrage se ter­mine par un texte récent de Mar­cel More­au (“Jean Dubuf­fet ou De l’Art Brut aux Beaux-Arts con­vul­sifs”) qui est une belle présen­ta­tion de la démarche du pein­tre pré­cisant son aspect non con­ven­tion­nel : “Ici, des couleurs car­ni­vores se met­tent en bouche les pro­tubérances viandées du vis­i­ble, elles en boivent le vin inter­lope et ori­fi­ciel jusqu’au trognon, toutes liba­tions et man­d­u­ca­tions  de cette nature étant for­cé­ment sub­ver­sives”. Mais Mar­cel More­au situe égale­ment leur con­nivence : “Ses toiles, à ce dia­ble d’homme, ont une odeur, de même que mes brouil­lons en ont une, mais ce n’est pas celle des pig­ments ran­cis, ni des encres refroi­dies. Leur effluve est plus corsé que ça, il a l’âcreté de nos tripes, de nos sécré­tions, de nos guer­res intestines, par­fois d’un catch sans son chiqué”. Tout est dit et l’on ne s’é­tonne plus de ces let­tres au ton particulier.

    L’ou­vrage est rigoureux, la pré­face de Nathalie Junger­man éclaire la per­son­nal­ité de More­au tout comme les notes de François-Marie Dey­rolle, l’édi­teur, appor­tent toutes les pré­ci­sions néces­saires sur les cir­con­stances des let­tres échangées par More­au et Dubuf­fet. Il est aus­si agréable­ment illus­tré. Le texte final de Mar­cel More­au est réjouis­sant par sa tonal­ité par­ti­c­ulière : il ren­voie, mine de rien, à la place qu’ils n’au­raient jamais dû quit­ter, tous ces artistes à la mode, poli­tique­ment cor­rects et fausse­ment sub­ver­sifs qui ont l’oeil rivé en per­ma­nence sur leurs cotes respec­tives : celle des nou­veaux chiens de garde de la cul­ture. Le style de More­au est con­tagieux ! Comme dis­ait Jean Dubuf­fet dans La Botte à Nique : “ivien can même tou­jour quec choze”

Lucien Was­selin a pub­lié Aragon/La fin et la forme chez Recours au Poème éditeurs.

image_pdfimage_print
mm

Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.