1

 

    Le recueil que vient de pub­li­er Raphaël Mon­ti­cel­li à la Passe du Vent, Mer intérieure, n’est pas sans faire penser à l’an­tique Mare nos­trum du temps de nos études. Mais au-delà de cette évi­dence, il n’est pas sans pos­er quelques prob­lèmes red­outa­bles au cri­tique. Selon le principe de la col­lec­tion, les poèmes sont suiv­is d’un entre­tien de l’au­teur avec Thier­ry Renard. L’or­dre de lec­ture sem­ble ain­si s’im­pos­er, cepen­dant les douze poèmes qui com­posent ce livre résis­tent par­fois forte­ment et le lecteur éprou­ve quelques dif­fi­cultés à créer du sens. Mais l’en­tre­tien éclaire les textes et la méth­ode est exposée claire­ment en même temps que sont pré­cisées des pistes de lec­ture. Si bien que l’on s’in­ter­roge sur l’or­dre : faut-il com­mencer par l’en­tre­tien ?  Et comme ce que pour­rait écrire le cri­tique s’y trou­ve en par­tie, que faire ?

 

2

 

    Raphaël Mon­ti­cel­li peut être défi­ni comme un poète de la con­nais­sance. D’ailleurs, il affirme à plusieurs repris­es qu’il écrit pour com­pren­dre : “Écrire, c’est chercher à don­ner réponse à des prob­lèmes… Et si l’on en croit Bachelard, la «con­nais­sance», c’est bien ça : la réponse à un prob­lème.” Mais il ne faut pas faire de sa poésie la tra­duc­tion d’un savoir : plusieurs ver­sions exis­tent des poèmes ici regroupés. Il affirme même : “J’ai tra­vail­lé Inven­tions d’Hy­poth­ia, ou Aux belles dormeuses pen­dant des mois et il existe je ne sais com­bi­en de ver­sions”.

    Je pense ici à cette belle expres­sion de Raoul-Jean Moulin pour qual­i­fi­er la démarche plas­tique de Kijno : “trans­mu­ta­tion de l’é­tat des con­nais­sances”. Cela me sem­ble rejoin­dre quelque peu ce que dit Mon­ti­cel­li de sa façon de tra­vailler : “… je mets en place des dis­posi­tifs d’écri­t­ure qui me per­me­t­tent des trans­for­ma­tions comme autant d’hy­pothès­es que je retiens ou non. Le texte com­mence à me con­venir quand j’en sors moins ignare que je n’y suis entré”.

 

3

 

    Mer intérieure : douze poèmes donc suiv­is d’un entre­tien. Mais douze poèmes nés d’une œuvre d’art (cha­cun des poèmes est dédié au plas­ti­cien avec qui il a tra­vail­lé, sur l’œu­vre duquel il a  tra­vail­lé). Écrire pour com­pren­dre. Mais ce recueil n’est pas une sim­ple com­pi­la­tion. Mer intérieure évoque la Grèce, l’I­tal­ie, la Croat­ie, la Provence, Malte, l’É­gypte, la Tunisie, et invoque, ou con­voque, des fig­ures féminines. L’ensem­ble fonc­tionne comme une archéolo­gie de la voix…”

 

4

 

    Reste dans ce livre l’ab­sence des œuvres d’art points de départ. Com­ment lire ces poèmes si l’on ne con­naît pas ces œuvres ni le tra­vail de ces artistes ? À l’aveu­gle ? (Picas­so dis­ait que la pein­ture est un méti­er d’aveu­gle). C’est ce que j’ai fait : sept poèmes me par­lent pour des raisons divers­es, m’ont par­lé immé­di­ate­ment avant même la lec­ture de l’en­tre­tien. Puisque chaque poème part d’une œuvre plas­tique, si chaque poème évoque des paysages ital­iens ou plus générale­ment méditer­ranéens et des per­son­nages de ce bassin (qui ne cor­re­spon­dent pas for­cé­ment aux paysages), il est inutile de vouloir tout repér­er pour com­pren­dre, inutile de tout savoir, de tout con­naître pour tout com­pren­dre, sen­tir ou aimer cette poésie.

    Si je ne con­nais pas l’œu­vre de Leonar­do Rosa à l’o­rig­ine de Labia, l’évo­ca­tion de Delphes et de la Pythie antique me touche : je vois les choses autrement et je com­prends mieux le réel de l’époque (de l’o­r­a­cle ?)  grâce à ces vers : “Dans l’or­dre de la voix // libre // Pythie / s’é­vade”.

    Si je ne con­nais­sais pas l’his­toire d’Hy­pathia, la fille du philosophe et math­é­mati­cien Théon d’Alexan­drie, le poème éveille en moi la curiosité et je sors de sa lec­ture moins ignare que je n’y étais entré…

    Si je ne sais rien d’Oscari Nivese, ni du tra­vail plas­tique qui a per­mis l’émer­gence du Tamis de l’ange, le poème est clair pour moi, indépen­dam­ment des cir­con­stances pré­cis­es. J’y lis l’hor­reur de la guerre et des bombes, la rumeur con­tin­ue des douleurs me fend le cœur et ren­force mes convictions.

    Etc.

    Et je peux sup­pos­er que le lecteur trou­vera son bien dans ces poèmes détachés des pein­tures et autres œuvres artistiques.

 

5

 

    Je dois à la vérité de dire que le tra­vail d’Hen­ri Mac­cheroni ne m’é­tait pas incon­nu ni ses 2000 pho­togra­phies du sexe d’une femme. J’ai eu sous les yeux le numéro d’Obliques (de 2000) où Raphaël Mon­ti­cel­li don­nait le texte ici repro­duit (dans une autre ver­sion ?) aux côtés d’une bonne ving­taine d’auteurs.

    Je pense alors à L’O­rig­ine du monde de Courbet et les deux vers qui ter­mi­nent l’Ode au sexe féminin m’é­clairent sin­gulière­ment : “voici le monde // et l’ab­sence du monde”.

 

6

 

    À trop retra­vailler ses textes pour les ren­dre con­formes à sa pen­sée, Raphaël Mon­ti­cel­li prend par­fois le risque de les ren­dre illis­i­bles au com­mun des lecteurs. C’est un reproche qu’on peut lui faire, comme on peut le faire à ce même com­mun des lecteurs de ne savoir lire que ce que l’idéolo­gie dom­i­nante pro­pose comme lis­i­ble, pour mieux asservir. Com­ment alors résoudre cette con­tra­dic­tion ? C’est la ques­tion qu’on se pose à la lec­ture des poèmes de Raphaël Mon­ti­cel­li. La poésie demande des lecteurs exigeants.

 

7

 

    Raphaël Mon­ti­cel­li par­le de “sage var­iété formelle”. Si, effec­tive­ment, l’écri­t­ure reste dans un créneau car­ac­téris­tique à l’op­posé de la prosodie clas­sique, on peut repér­er à l’in­térieur de ce créneau (même si le vers libre domine large­ment) une grande var­iété d’ap­proches : vers et prose mêlés, laiss­es amples de poèmes, vers troués de blancs de longueurs vari­ables (entre cro­chets), vers soigneuse­ment dis­posés dans la page avec pré­dom­i­nance du vers bref (rarement autour des 10/12 syl­labes), bribes de dia­logues, dis­po­si­tion en colonnes, poèmes “inachevés” avec coupure au milieu du vers ou du mot…

    Comme si Raphaël Mon­ti­cel­li voulait adapter son texte au fond de sa pen­sée. Voire au sup­port orig­inel du texte. Une phrase à relever dans l’en­tre­tien : “Enfin, je tra­vaille la dis­po­si­tion spa­tiale du texte, en fonc­tion du sup­port par­ti­c­uli­er, du type de texte, de l’ob­jec­tif de lec­ture…” Il en reste quelque chose ici.

 

8

 

    La cri­tique est une activ­ité à risques. Finale­ment, lisez d’abord l’en­tre­tien. Ce qui est dit au risque de me tromper…

 

 

 

 

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.