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Jonathan Alexander España Eraso : derrière le Silence colombien

Présentation Sandra Uribe Pérez - Traduction de l'espagnol : Betsy Lavorel

 

Le Silence vorace est un « livre-rivière », un « livre de brume » qui coule et dévoile sur son passage une nature luxuriante où brillent orchidées, algues, anthuriums et jacarandas, jusqu'à "des meutes d'arbres" et une multitude d'oiseaux, félins, amphibiens, poissons, mammifères et insectes, dont la présence est marquée par leur proximité avec l'esthétique du haïku et la tradition orientale.

Ces pages condensent divers territoires, tels que le corps ("le naufrage à l'intérieur"), la maison (vue à la fois comme paradis et désolation), le pays (observé de loin, mais sans échapper à l'incertitude et à la violence) et le/son monde (qui "a déjà le cou brisé"). La visite de tous ces endroits ne peut être que la révélation des différentes formes que prend le silence dans sa conjonction avec la mort, au milieu d'un temps qui "s'étouffe" :

Les lucioles
éclairent le champ.
Corps mutilés.

La déchirure que l'on ressent est également due à la perte de la mère, du père et de la grand-mère, lorsque le moi poétique indique, par exemple, "je suis ma mère agonisante", "tu disparais dans l'image / incendiée de notre maison", "où reverrai-je ce visage d'abord ?", ou "la voix de mon père berce un village calciné, il souffre du bruit des dents d'acier, des entrepôts éclaboussés". En fin de compte, l'auteur est "poursuivi par l'odeur de la racine" et, pour cette raison, il ne cesse pas de rechercher les vestiges du passé, et fouiller dans la "lumière ancienne" de la mémoire.

J'hérite de la lumière de ma grand-mère.
Son sang engendre cette page.

Jonathan Alexander España Eraso lit une extrait de son recueil Le Silence vorace.

En opposition au silence, les sons sont présents tout au long du voyage poétique et se tissent des sonorités grâce aux  mots, aux murmures, chants... Ansi, la musique est apparaît comme une "blessure longue et lourde", comme "le murmure de ce qui est perdu". Mais il ne faut pas oublier que le silence est aussi insatiable : "L'œil insomniaque me dépouille des mots", dit l'auteur. Et c'est ainsi que le poète arrive, selon les mots d'E. E. Cummings, "au silence au vert silence avec une terre blanche à l'intérieur".

Jonathan Alexander España Eraso partage une lecture de son recueil Le silence vorace.

En fin de compte, ce que tente le poète est perceptible dans l'épigraphe de l'écrivain et compositeur brésilien Waly Salomão se réalise : "Écrire, c'est se venger de la perte". Ainsi, nous sommes toutes et tous invités à démêler la manière dont la revanche à prendre sur l'existence est ourdie dans ce livre, et à nous laisser habiter par l'incandescence, le vertige et l'émerveillement. Malgré l'appétit démesuré du silence, la voix poétique de Jonathan Alexander España Eraso perdurera dans le panorama des lettres hispanophones.

SÉLECTION DE POÈMES DU SILENCE VORACE

Traduction de l'espagnol par Betsy Lavorel.

RISQUE

J’écris entouré de la neige qui tache l’os.
Je m’effeuille dans le secret.
Le seul confins est la page.

***

La main nue possède la douceur
du crépuscule qui se plie.
Je sens le mot
comme un trou dans tout le corps.

***

Un fantôme ouvre ses entrailles.
Dans le vocable, il inscrit sa langue coupée.

***
L'écriture a la forme de l'effacement :
la métaphore vivante du geste me montre du doigt
et se retire.

***

Une aile forge l'écrit,
son signe convoque
les cieux qui se déchirent.

***

Le poète fait taire notre attente
dans la nuit propre.
Comme une bouche qui presse
le jus des noms.

***
L'errance de l'écriture retrace chaque appel,
sa trace dessine l'assaut de la bête sauvage.

***

La guillotine tranche la tête
de celui qui écrit sur le bord du poème.

***

Sur la page
le vent déchire avec ses dents
cette voix.

***

La gorge ouverte découvre
un cygne plongeant dans l'encre.

***

L'écriture traverse la cour désolée
de mon enfance.

CONJURY

Il pleut des mots.
Les nuages pointent le cerf.
Les poules descendent
comme brume.
Sur cette feuille,
la cruche et les os.
Vous ne faites que priez pour qu’
au milieu du poème
la mort ne se profile pas.

JAGUAR

La clarté envahit le chemin.
Son incandescence gronde
dans le bosquet.
Les pas m'entourent
dans un intervalle de lueurs.
Les feuilles mortes crépitent et les tuiles
d'argile brûlent.
Dans l’éclat du vertige,
l'animal s'élance
à mon cou.
Je suis une proie ancienne
entre les crocs délicats de la lumière.
J'écris sur l'éphémère,
j'essaie d'être le mot
et la blessure.

LE CHAPELET DE MARIA ERASO

Dans les yeux de la vache,
la vieille femme et moi
sommes la lumière chaude.

***

Le soleil des cerfs
se cache dans les pots d'argile.
Ma grand-mère,
fente dans l'après-midi.

***

Dans la cour des myrtes
sur la terre
afflue le sang du coq.

***

Entre les lèvres de ma grand-mère
ma mère est une prière
au fil des saisons.

***

Intempéries et épis
Déshabillent les yeux

***

Au fond de l'eau
effrayée
les jours s'écoulent.

***

La sève et l'encre
assèchent le corps vieilli.
Sa peau germe des mots.

***

Devant la cuisinière
les mains et le feu.
Se dissout L'éternité.

***

Un bol de soupe chaude
sur la table maternelle
cherche ma tête.

***

Les échos de l'impuissance,
son cœur
une pastèque gelée.

***

Votre solitude
épaisse et décourageante,
s'épuise sous terre.

***

Orfèvre du proche,
attends-moi à la fin des heures.

***

J'ai hérité de la voix de ma grand-mère.
Son sang
engendre cette page.

 

RIESGO

Escribo rodeado por la nieve que tiñe el hueso.
Me deshojo en el secreto.
El único confín es la página.

***

La mano desnuda posee la suavidad
del crepúsculo que se pliega.
Siento la palabra
como un agujero en todo el cuerpo.

***

Un fantasma abre sus entrañas.
En el vocablo inscribe su lengua cortada.

***
La escritura tiene la forma de la borradura:
la metáfora viva del gesto me señala
y se retira.

***

Un ala fragua lo escrito,
su signo convoca
cielos que se desfondan.

***

El poeta calla nuestra espera
en la noche limpia.
Como una boca exprime
el zumo de los nombres.

***

La errancia de la escritura remonta todo llamado,
su rastro esboza la embestida de la fiera.

***

La guillotina hiende la cabeza
de quien escribe en la frontera del poema.

***

En la página
el viento desgarra a dentelladas
esta voz.

***

La garganta abierta descubre
un cisne que se zambulle en la tinta.

***

La escritura atraviesa el patio desolado
de mi infancia.

CONJURO

Llueven palabras.
Las nubes señalan al ciervo.
Gallinazos descienden
como niebla.
En esta hoja,
el cántaro y los huesos.
Sólo ruegas que
en la mitad del poema
la muerte no se asome.

JAGUAR

La claridad invade el sendero.
Su incandescencia ruge
en la arboleda.
Me rodean pisadas
en un intervalo de resplandores.
Crepita la hojarasca y las tejas
de barro arden.
En el fulgor del vértigo,
el animal se lanza
sobre mi cuello.
Soy una presa antigua
entre los delicados colmillos de la luz.
Escribo sobre lo fugaz,
intento ser la palabra
y la herida.

LAS CUENTAS DEL ROSARIO DE MARÍA ERASO

En los ojos de la vaca,
la anciana y yo
somos la tibia luz.

***

El sol de los venados
se oculta en las ollas de barro.
Mi abuela,
hendidura de la tarde.

***

En el patio de arrayanes
sobre la tierra
aflora la sangre del gallo.

***

Entre los labios de la abuela
mi madre es una plegaria
bajo las estaciones.

***

Intemperie y espigas
desnudan sus ojos.

***

En el fondo del agua
asustados

se escabullen los días.

***

La savia y la tinta
secan el cuerpo envejecido.
Su piel brota de las palabras.

***

Frente a la hornilla
las manos y el fuego.
Se disuelve la eternidad.

***

Un plato de sopa caliente
en la mesa materna
busca mi cabeza.

***

Ecos de desamparo,
su corazón
una helada sandía.

***

Tu soledad,
espesa y abatida,
se agota bajo tierra.

***

Orfebre de lo cercano,
espérame al final de las horas.

***

Heredo la voz de mi abuela.
Su sangre
engendra esta página.

Sandra Uribe Pérez (Bogotá, Colombie, 1972). Poète, narratrice, essayiste et journaliste, architecte, spécialiste des Environnements virtuels d'apprentissage et titulaire d'une maîtrise en Études de la culture avec mention en littérature hispano-américaine.

Elle a publié les recueils de poésie Uno & Dios (Bogotá, 1996), Catálogo de fantasmas en orden crono-ilógico (Chiquinquirá, Mairie de Chiquinquirá, 1997), Sola sin tilde (Quito, Arcano Editores, 2003) et son édition bilingue Sola sin tilde – Orthography of solitude (Bogotá, 2008), Círculo de silencio (Bucaramanga, UIS, 2012), Raíces de lo invisible (Popayán, Gamar Editores, 2018) et La casa, Anthologie (Bogotá, Universidad Externado de Colombia, 2018). Une partie de son œuvre a été traduite en anglais, italien, français, portugais, grec et estonien, incluse dans différentes anthologies et publications nationales et internationales, et récompensée dans divers concours. Elle est actuellement enseignante à l'Université Colegio Mayor de Cundinamarca (Bogotá).

Présentation de l’auteur

Jonathan Alexander España Eraso

Jonathan Alexander España Eraso (Pasto, Nariño) est écrivain, éditeur et organisateur culturel. Il a publié des nouvelles, des poèmes et des essais dans divers magazines imprimés et en ligne, colombiens et internationaux. Il a participé à plusieurs anthologies de poésie et de fiction. Il est le fondateur et le coordinateur éditorial d'Alebrijes | Revista Nariñense de Minificción, et le cofondateur d'Editorial Avatares. Il est également rédacteur dans le magasine colombien  Abisinia Review. Il coodirige Instantáneas : Microantologías de Minificción Hispanoamérica.

 Travesías, son premier roman, a deux éditions (une colombienne et une espagnole). Avec le poème "Descienden de las ramas", il a été finaliste du XIII Concurso Literario Internacional Ángel Ganivet (2019). Avec le poème "Escritura y origen", présenté sous le pseudonyme Juan del Páramo, il a été finaliste du concours national de poésie Decir es mostrar, organisé par la Casa de Poesía Silva (2020). Son livre Paisajes de luz a remporté le Premio Libro de Poesía Publicado (2021), a été récompensé par la Secretaría de Cultura de Pasto. El silencio voraz a été demi-finaliste du prix international de poésie Paralelo Cero (2022). Il est actuellement chroniqueur pour plusieurs journaux colombiens et membre du Colectivo Internacional de Minificción. Ses fictions et ses poèmes ont été traduits en français, en italien et en roumain.

Bibliographie

Travesías - roman.

Escritura y origen, poésie, publié sous le pseudonyme Juan del Páramo.

Paisajes de luz, poésie.

El silencio voraz, poésie.

Poèmes choisis

Autres lectures