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Le corps est-il soluble dans l’écrit ? Conférence dansée de Louise Desbrusses

Issu d’une longue expérience de l’écrit et de la danse, Le corps est-il soluble dans l’écrit ? est une œuvre choré-graphique de Louise Desbrusses créée en 2013, régulièrement produite en festival et résidence, et désormais disponible en livre et DVD.

Publiée en avril 2018 aux éditions Principe d'Incertitude dans la collection Pulsar qu’elle inaugure, accompagnée du film réalisé par Victoria Donnet, cette Conférence dansée retrace et affirme l’unité d’un corpus librement constitué autour d’un mouvement qui transcende la notion de discipline. Un(e) geste poétique qui s’étend et s’espace.

Toujours j’écris depuis mon corps, 
Depuis mon corps tout entier, 
Des textes écrits pour le corps tout entier 
De ceux et celles qui les liront, peut-être. 

 

Louise Desbrusses, Le Corps est-il soluble dans l'écrit ? Conférence dansée, (1 DVD), Principe d'Incertitude, 2018, 31 pages.

Souffle, murmure, chantonnement. Posture, figure, forme – mouvement. Zen, Tai. Chi, certainement. Vibrations d’une colonne d’air qui se déplace, calme typhon. Propagation, ondulations. En avant, travelling, arrière – mouvements. D’une main, de l’autre, épaules, bras. Voi-e/-x. De l’écrit qui se fait corps, du corps qui s’écrit, qui se livre en un livret, une partition. S’incarne dans la danse encore et dans le corps du texte avec ce livre-disque qui articule cette danse-conférence de l’autrice, poète et performeuse, Louise Desbrusses.

Portrait de l’écrivaine en danseuse, de l’écrivaine-danseuse en artiste. Pieds nus, vêtue de noir, seule sur une scène plongée dans l’obscurité, le clair du visage et des extrémités contrastant avec leur environnement, avec pour seuls accessoires un micro serre-tête et occasionnellement un pupitre, Louis Desbrusses gravite, navigue à vue, évolue dans un lieu indéfini dont elle fait progressivement état, qu’il s’agisse de la scène ou du livre. Une atmosphère palpable dans laquelle elle déroule, dévide, délie, (se) joue. Des phrases, faits, gestes et langue. De la répétition, de la représentation, du sens et de la sensation. 

Quels textes écrit-on et pour qui, si seule sa matière grise est noble et respectable, pour ne pas dire de sexe masculin ? 

Louise Desbrusses et Violaine Schwartz, Couronnes, boucliers, armures, Atelier du Plateau, Septembre 2007.

Les mots sont posés et le ton mesuré, comme pesés, patiemment, à l’oral comme à l’écrit. Le regard intens-/attent-if (« What if ») à l’in-/at-tention du spectateur/lecteur. Le discours aéré pour laisser, espaces et silences, la réflexion s’introduire entre les lignes et les oreilles. Comme toutes celles et tous ceux qui écrivent pour ou dans le cadre de la performance, Louise Desbrusses doit faire avec la conscience de la représentation et son expérience. Avec les doutes quant à la réception de ce que l’on envoie, à l’image que le public voit et renvoie. Et plus encore lorsqu’il s’agit de retranscrire, d’incarner, de témoigner de sa propre présence. 

Dans sa préface, l’éditrice, écrivaine, dramaturge et metteuse en scène, Célia Houdart s’interroge (« pourquoi ai-je soudain l’image de moi, enfant et jeune judoka, apprenant à chuter avec souplesse ? ») et évoque au sens littéral du terme « une posture qui serait une danse, en même temps qu’un manifeste. » Une démarche qui dépasse le procédé apparent, ses circonstances et leur discours, pour devenir processus et manifestation du corps et d’une identité toujours mobiles. D’un étant-là, être-femme qui, se sachant divisée, séparée, fragmentaire, accepte de se découvrir, intimement et publiquement, et de se surprendre elle-même dans son entièreté et son étrangeté.     

Louise Desbrusses commence debout. Et elle ne sera plus jamais une écrivaine assise.  (Célia Houdart)

Une forme d’émancipation et de revendication qui (s’)affranchit, croise supports et genres, transcende les disciplines, confronte nos expériences et pratiques respectives ici et maintenant. Artistiques, bien entendu, mais aussi corporelles – méditation de pleine conscience (dépasser le mental), Tai-Chi (le travail interne ne sert à rien si tu ne tiens pas sur tes jambes), Yoga (Faîtes avec le corps que vous avez aujourd’hui) – personnelles et quotidiennes, tout en renvoyant à la neurologie, à l’ostéopathie, à la sophrologie (« Prendre acte des marques profondes laissées dans le corps par la famille, par l’environnement, par le milieu social, les études, le sport, la danse classique, les idées reçues, le dressage du corps féminin »).

Ici c’est le corps qui dicte. Plus dialectique que didactique – l’apparente contrainte formelle de la posture n’étant qu’un maillon d’un enchaînement libérateur dans son ensemble –, le mouvement relève ici davantage du lâcher-prise que de la maîtrise pourtant réelle qui découle. Initié il y a plus d’une quinzaine d’années – avant, puis avec le travail chorégraphique de l’Américaine Deborah Hay qui propose de « contre-chorégraphier le corps formaté » – cette voie parcourue et tracée par Louise Desbrusses – qui cherche à « reconfigurer l’acte même d’écrire » et « par conséquent son produit, le texte » –, se révèle pleinement sur scène, qui transforme le geste en élément d’une geste plus vaste.

La plupart d’entre nous ont une idée de l’être humain, donc de soi, héritée du XIXème siècle quand les neurologues de l’époque se représentaient l’organisme de la même manière que le bourgeois mâle blanc se représentait le monde. 

Le corps est-il soluble dans l’écrit ? Contre le dualisme qui régit la perception du corps et de l’esprit ; contre la hiérarchisation – politique, économique, culturelle – du corps physique et social, produite et reproduite par les modalités de sa représentation, parfois « en conflit avec ses propres choix politiques et esthétiques » ; contre le sexisme et la domination masculine qui (se) font autorité dans le domaine de la pensée et des lettres comme partout ailleurs ; Louise Desbrusses, autrice de romans (L’argent, l’urgence (2006) et couronnes boucliers armures (2007) chez P.O.L.), d’une pièce radiophonique (Toute tentative d’autobiographie serait vaine, France Culture) et autres essais (du corps (&) de l’écrit (2009-2010), revue Inculte), pose en actes la question de la fin et des moyens de l’écrit.

 

Une question-danse et dense qui, si elle ne doit apparaître qu’après coup (« Il est impossible d’improviser si vous vous regardez faire. ») disparaît généralement au profit de son instrumentalisation. D’où l’importance de se réapproprier, de s’emparer – dans un sens non utilitariste, une conception non séparée – de sa vie, de son œuvre, de son corps, comme outil de production pour les rétablir et les restituer dans leur intégrité comme porteurs et vecteurs de liberté, d’égalité et d’unité. Un souci et un désir de cohérence qui se retrouvent dans le beau et respectueux travail d’édition réalisé avec Principe d’incertitude qui inaugure avec cette Conférence dansée la collection Pulsar qui, s’inspirant du commerce équitable, interroge les rapports entre auteur.e.s et artistes, édition, diffusion et public.    

Et chaque jour, pourtant, et pendant trois mois comme je m’y suis engagée par contrat, j’en sors dépouillée un peu plus de ce que je croyais être moi, que je ne savais même pas être moi. 

Le corps est-il soluble dans l’écrit ? Fidèles à cette question, diffuse mais insoluble, Louise Desbrusses et Principe d’Incertitude ont choisi avec Pulsar de répondre par un objet mixte qui s’explore et s’expose en soi et en parallèle à la performance. Un livret à rabats, sobre et soigné, réalisé par le studio de design graphique pluridisciplinaire Surfaces, dont les photographies, fragments extraits du corps de l’auteur et du film introduisent puis s’effacent devant le texte avant de réapparaître au cœur de l‘ouvrage qu’elles concluent.        

 

Louise Desbrusses, teaser du film  Le Corps est-il soluble dans l'écrit ?

 

Un film, inséré en DVD à la fin de l’ouvrage, de Victoria Donnet, artiste elle aussi pluridisciplinaire, qui rend compte – entre distance et proximité, netteté des traits et flou de la silhouette, fluidité et plans saccadés – du rythme de la Conférence dansée et des mouvements qu’elle met en scène et suscite. En supplément, La conférence en questions, séquence dans laquelle l’artiste et performeuse se propose de répondre au public au terme de chacune de ses représentations, ouvre et referme tour à tour cette création qui s’écrit jour après jour, de ligne en ligne et pas à pas.    

 

Je m’appelle Louise Desbrusses, 
Je suis écrivaine. 
J’écris, 
C’est une danse.  

 

 

Présentation de l’auteur

Louise Desbrusses

Louise Desbrusses se déploie depuis quelques décennies dans (et autour d’)un corps doté de muscles, d’os, de tendons, de veines, d’artères, d’organes et autres, en un point (toujours) changeant de l’espace-temps depuis lequel elle extrait et organise mots et mouvements sous une forme ou une autre, voire plusieurs combinées (ou pas). Le concept de flèche du temps permet de classer les dites formes par ordre (plus ou moins) chronologique.

Deux romans, L’argent, l’urgence (2006) et Couronnes Boucliers Armures(2007) sont publiés chez P.O.L ; une pièce radiophonique, Toute tentative d’autobiographie serait vaine commande de France culture est diffusée en 2008 puis publiée chez Lansman Editeur (Bruxelles) ; des poésies et autres textes courts paraissent en revues et/ou dans des anthologies.

Trois essais intitulés du corps (&) de l’écrit (2009-2010) écrits à l’invitation de la revue Inculte, interrogent l’invisible performance physique de l’écrivain dont le texte est la trace. Ces questions conduisent perceptiblement l’auteure vers des performances d’une nature plus visible, plus audible, quand le corps de l’écrivain lui-même fait partie intégrante du texte (ou de son absence) au point que les séparer devienne difficile. Voire impossible parfois. En tout cas problématique, souvent.

Après Réel est Dieu (2010) Galerie des filles du Calvaire, Paris, c’est la série des lectures improvisées de Le cœur rectifié en trio avec Ralf Haarmann et Christiane Hommelsheim à Berlin & Bruxelles (2010-2012). En 2012, Louise Desbrusses adapte et danse I think not, chorégraphie de Deborah Hay (Festival Concordan(s)es - Bagnolet). En 2013, elle créée Le corps est-il soluble dans l’écrit ? dans le cadre du Cabaret de curiosités #10 du phénix-scène nationale de Valenciennes.

 

En 2018, « Le corps est-il soluble dans l’écrit ? conférence dansée » est publié par Principe d’Incertitude, avec un DVD du film réalisé par Victoria Donnet lors de la performance de Louise Desbrusses au Centre Chorégraphique National de Franche-Comté à Belfort. 

Source : maison-écritures.fr

 

© Crédits photos maison-écritures.fr

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