Le corps est-il soluble dans l’écrit ? Conférence dansée de Louise Desbrusses

Par |2020-09-06T20:34:42+02:00 6 septembre 2020|Catégories : Essais & Chroniques, Louise Desbrusses|

Issu d’une longue expéri­ence de l’écrit et de la danse, Le corps est-il sol­u­ble dans l’écrit ? est une œuvre choré-graphique de Louise Des­bruss­es créée en 2013, régulière­ment pro­duite en fes­ti­val et rési­dence, et désor­mais disponible en livre et DVD.

Pub­liée en avril 2018 aux édi­tions Principe d’In­cer­ti­tude dans la col­lec­tion Pul­sar qu’elle inau­gure, accom­pa­g­née du film réal­isé par Vic­to­ria Don­net, cette Con­férence dan­sée retrace et affirme l’unité d’un cor­pus libre­ment con­sti­tué autour d’un mou­ve­ment qui tran­scende la notion de dis­ci­pline. Un(e) geste poé­tique qui s’étend et s’espace.

Tou­jours j’écris depuis mon corps, 
Depuis mon corps tout entier, 
Des textes écrits pour le corps tout entier 
De ceux et celles qui les liront, peut-être. 

 

Louise Des­bruss­es, Le Corps est-il sol­u­ble dans l’écrit ? Con­férence dan­sée, (1 DVD), Principe d’In­cer­ti­tude, 2018, 31 pages.

Souf­fle, mur­mure, chan­ton­nement. Pos­ture, fig­ure, forme – mou­ve­ment. Zen, Tai. Chi, cer­taine­ment. Vibra­tions d’une colonne d’air qui se déplace, calme typhon. Prop­a­ga­tion, ondu­la­tions. En avant, trav­el­ling, arrière – mou­ve­ments. D’une main, de l’autre, épaules, bras. Voi‑e/-x. De l’écrit qui se fait corps, du corps qui s’écrit, qui se livre en un livret, une par­ti­tion. S’incarne dans la danse encore et dans le corps du texte avec ce livre-disque qui artic­ule cette danse-con­férence de l’autrice, poète et per­formeuse, Louise Desbrusses.

Por­trait de l’écrivaine en danseuse, de l’écrivaine-danseuse en artiste. Pieds nus, vêtue de noir, seule sur une scène plongée dans l’obscurité, le clair du vis­age et des extrémités con­trastant avec leur envi­ron­nement, avec pour seuls acces­soires un micro serre-tête et occa­sion­nelle­ment un pupitre, Louis Des­bruss­es gravite, nav­igue à vue, évolue dans un lieu indéfi­ni dont elle fait pro­gres­sive­ment état, qu’il s’agisse de la scène ou du livre. Une atmo­sphère pal­pa­ble dans laque­lle elle déroule, dévide, délie, (se) joue. Des phras­es, faits, gestes et langue. De la répéti­tion, de la représen­ta­tion, du sens et de la sensation. 

Quels textes écrit-on et pour qui, si seule sa matière grise est noble et respectable, pour ne pas dire de sexe masculin ? 

Louise Des­bruss­es et Vio­laine Schwartz, Couronnes, boucliers, armures, Ate­lier du Plateau, Sep­tem­bre 2007.

Les mots sont posés et le ton mesuré, comme pesés, patiem­ment, à l’oral comme à l’écrit. Le regard intens-/at­tent-if (« What if ») à l’in-/at-tention du spectateur/lecteur. Le dis­cours aéré pour laiss­er, espaces et silences, la réflex­ion s’introduire entre les lignes et les oreilles. Comme toutes celles et tous ceux qui écrivent pour ou dans le cadre de la per­for­mance, Louise Des­bruss­es doit faire avec la con­science de la représen­ta­tion et son expéri­ence. Avec les doutes quant à la récep­tion de ce que l’on envoie, à l’image que le pub­lic voit et ren­voie. Et plus encore lorsqu’il s’agit de retran­scrire, d’incarner, de témoign­er de sa pro­pre présence. 

Dans sa pré­face, l’éditrice, écrivaine, dra­maturge et met­teuse en scène, Célia Houdart s’interroge (« pourquoi ai-je soudain l’image de moi, enfant et jeune judo­ka, apprenant à chuter avec sou­p­lesse ? ») et évoque au sens lit­téral du terme « une pos­ture qui serait une danse, en même temps qu’un man­i­feste. » Une démarche qui dépasse le procédé appar­ent, ses cir­con­stances et leur dis­cours, pour devenir proces­sus et man­i­fes­ta­tion du corps et d’une iden­tité tou­jours mobiles. D’un étant-là, être-femme qui, se sachant divisée, séparée, frag­men­taire, accepte de se décou­vrir, intime­ment et publique­ment, et de se sur­pren­dre elle-même dans son entièreté et son étrangeté. 

Louise Des­bruss­es com­mence debout. Et elle ne sera plus jamais une écrivaine assise.  (Célia Houdart)

Une forme d’émancipation et de reven­di­ca­tion qui (s’)affranchit, croise sup­ports et gen­res, tran­scende les dis­ci­plines, con­fronte nos expéri­ences et pra­tiques respec­tives ici et main­tenant. Artis­tiques, bien enten­du, mais aus­si cor­porelles – médi­ta­tion de pleine con­science (dépass­er le men­tal), Tai-Chi (le tra­vail interne ne sert à rien si tu ne tiens pas sur tes jambes), Yoga (Faîtes avec le corps que vous avez aujourd’hui) – per­son­nelles et quo­ti­di­ennes, tout en ren­voy­ant à la neu­rolo­gie, à l’ostéopathie, à la sophrolo­gie (« Pren­dre acte des mar­ques pro­fondes lais­sées dans le corps par la famille, par l’environnement, par le milieu social, les études, le sport, la danse clas­sique, les idées reçues, le dres­sage du corps féminin »).

Ici c’est le corps qui dicte. Plus dialec­tique que didac­tique – l’apparente con­trainte formelle de la pos­ture n’étant qu’un mail­lon d’un enchaîne­ment libéra­teur dans son ensem­ble –, le mou­ve­ment relève ici davan­tage du lâch­er-prise que de la maîtrise pour­tant réelle qui découle. Ini­tié il y a plus d’une quin­zaine d’années – avant, puis avec le tra­vail choré­graphique de l’Américaine Deb­o­rah Hay qui pro­pose de « con­tre-choré­gra­phi­er le corps for­maté » – cette voie par­cou­rue et tracée par Louise Des­bruss­es – qui cherche à « recon­fig­ur­er l’acte même d’écrire » et « par con­séquent son pro­duit, le texte » –, se révèle pleine­ment sur scène, qui trans­forme le geste en élé­ment d’une geste plus vaste.

La plu­part d’entre nous ont une idée de l’être humain, donc de soi, héritée du XIXème siè­cle quand les neu­ro­logues de l’époque se représen­taient l’organisme de la même manière que le bour­geois mâle blanc se représen­tait le monde. 

Le corps est-il sol­u­ble dans l’écrit ? Con­tre le dual­isme qui régit la per­cep­tion du corps et de l’esprit ; con­tre la hiérar­chi­sa­tion – poli­tique, économique, cul­turelle – du corps physique et social, pro­duite et repro­duite par les modal­ités de sa représen­ta­tion, par­fois « en con­flit avec ses pro­pres choix poli­tiques et esthé­tiques » ; con­tre le sex­isme et la dom­i­na­tion mas­cu­line qui (se) font autorité dans le domaine de la pen­sée et des let­tres comme partout ailleurs ; Louise Des­bruss­es, autrice de romans (L’argent, l’urgence (2006) et couronnes boucliers armures (2007) chez P.O.L.), d’une pièce radio­phonique (Toute ten­ta­tive d’autobiographie serait vaine, France Cul­ture) et autres essais (du corps (&) de l’écrit (2009–2010), revue Inculte), pose en actes la ques­tion de la fin et des moyens de l’écrit.

 

Une ques­tion-danse et dense qui, si elle ne doit appa­raître qu’après coup (« Il est impos­si­ble d’improviser si vous vous regardez faire. ») dis­paraît générale­ment au prof­it de son instru­men­tal­i­sa­tion. D’où l’importance de se réap­pro­prier, de s’emparer – dans un sens non util­i­tariste, une con­cep­tion non séparée – de sa vie, de son œuvre, de son corps, comme out­il de pro­duc­tion pour les rétablir et les restituer dans leur intégrité comme por­teurs et vecteurs de lib­erté, d’égalité et d’unité. Un souci et un désir de cohérence qui se retrou­vent dans le beau et respectueux tra­vail d’édition réal­isé avec Principe d’incertitude qui inau­gure avec cette Con­férence dan­sée la col­lec­tion Pul­sar qui, s’inspirant du com­merce équitable, inter­roge les rap­ports entre auteur.e.s et artistes, édi­tion, dif­fu­sion et public. 

Et chaque jour, pour­tant, et pen­dant trois mois comme je m’y suis engagée par con­trat, j’en sors dépouil­lée un peu plus de ce que je croy­ais être moi, que je ne savais même pas être moi. 

Le corps est-il sol­u­ble dans l’écrit ? Fidèles à cette ques­tion, dif­fuse mais insol­u­ble, Louise Des­bruss­es et Principe d’Incertitude ont choisi avec Pul­sar de répon­dre par un objet mixte qui s’explore et s’expose en soi et en par­al­lèle à la per­for­mance. Un livret à rabats, sobre et soigné, réal­isé par le stu­dio de design graphique pluridis­ci­plinaire Sur­faces, dont les pho­togra­phies, frag­ments extraits du corps de l’auteur et du film intro­duisent puis s’effacent devant le texte avant de réap­pa­raître au cœur de l‘ouvrage qu’elles concluent. 

 

Louise Des­bruss­es, teas­er du film  Le Corps est-il sol­u­ble dans l’écrit ?

 

Un film, inséré en DVD à la fin de l’ouvrage, de Vic­to­ria Don­net, artiste elle aus­si pluridis­ci­plinaire, qui rend compte – entre dis­tance et prox­im­ité, net­teté des traits et flou de la sil­hou­ette, flu­id­ité et plans sac­cadés – du rythme de la Con­férence dan­sée et des mou­ve­ments qu’elle met en scène et sus­cite. En sup­plé­ment, La con­férence en ques­tions, séquence dans laque­lle l’artiste et per­formeuse se pro­pose de répon­dre au pub­lic au terme de cha­cune de ses représen­ta­tions, ouvre et referme tour à tour cette créa­tion qui s’écrit jour après jour, de ligne en ligne et pas à pas. 

 

Je m’appelle Louise Desbrusses, 
Je suis écrivaine. 
J’écris, 
C’est une danse. 

 

 

Présentation de l’auteur

Louise Desbrusses

Louise Des­bruss­es se déploie depuis quelques décen­nies dans (et autour d’)un corps doté de mus­cles, d’os, de ten­dons, de veines, d’artères, d’organes et autres, en un point (tou­jours) changeant de l’espace-temps depuis lequel elle extrait et organ­ise mots et mou­ve­ments sous une forme ou une autre, voire plusieurs com­binées (ou pas). Le con­cept de flèche du temps per­met de class­er les dites formes par ordre (plus ou moins) chronologique.

Deux romans, L’argent, l’urgence (2006) et Couronnes Boucliers Armures(2007) sont pub­liés chez P.O.L ; une pièce radio­phonique, Toute ten­ta­tive d’autobiographie serait vaine com­mande de France cul­ture est dif­fusée en 2008 puis pub­liée chez Lans­man Edi­teur (Brux­elles) ; des poésies et autres textes courts parais­sent en revues et/ou dans des anthologies.

Trois essais inti­t­ulés du corps (&) de l’écrit (2009–2010) écrits à l’invitation de la revue Inculte, inter­ro­gent l’invisible per­for­mance physique de l’écrivain dont le texte est la trace. Ces ques­tions con­duisent per­cep­ti­ble­ment l’auteure vers des per­for­mances d’une nature plus vis­i­ble, plus audi­ble, quand le corps de l’écrivain lui-même fait par­tie inté­grante du texte (ou de son absence) au point que les sépar­er devi­enne dif­fi­cile. Voire impos­si­ble par­fois. En tout cas prob­lé­ma­tique, souvent.

Après Réel est Dieu (2010) Galerie des filles du Cal­vaire, Paris, c’est la série des lec­tures impro­visées de Le cœur rec­ti­fié en trio avec Ralf Haar­mann et Chris­tiane Hom­melsheim à Berlin & Brux­elles (2010–2012). En 2012, Louise Des­bruss­es adapte et danse I think not, choré­gra­phie de Deb­o­rah Hay (Fes­ti­val Concordan(s)es — Bag­no­let). En 2013, elle créée Le corps est-il sol­u­ble dans l’écrit ? dans le cadre du Cabaret de curiosités #10 du phénix-scène nationale de Valenciennes.

 

En 2018, « Le corps est-il sol­u­ble dans l’écrit ? con­férence dan­sée » est pub­lié par Principe d’Incertitude, avec un DVD du film réal­isé par Vic­to­ria Don­net lors de la per­for­mance de Louise Des­bruss­es au Cen­tre Choré­graphique Nation­al de Franche-Comté à Belfort. 

Source : maison-écritures.fr

 

© Crédits pho­tos maison-écritures.fr

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Eric Darsan

Eric Darsan Né en 1975, auteur et cri­tique, Eric Darsan pub­lie textes et arti­cles en revue (remue.net, Poez­ibao, Sitaud­is, La vie man­i­feste, …) ain­si que sur son site per­son­nel. Il par­ticipe active­ment au col­lec­tif Général Instin. (G)rêve, Général(E) : Chant de guerre pour l’armée d’Instin, une série insur­rec­tion­nelle en 4 temps, a été pub­lié en juin 2018 en col­lab­o­ra­tion et en simul­tanée sur Remue.Net et Lun­di Matin. Il est égale­ment l’auteur d’un ouvrage sur l’œuvre de Jacques Abeille inti­t­ulé Le Monde des con­trées, illus­tré par l’atelier graphique des 400 coups et paru aux édi­tions Le Tripode en févri­er 2016. Ses écrits explorent et dévelop­pent les liens exis­tant entre cri­tique et créa­tion, lit­téra­ture et poli­tique, avec une préférence pour l’édition indépen­dante et engagée de forme poé­tique et expéri­men­tale. Une voie qui s’illustre notam­ment, en théorie et pra­tique dans un Man­i­feste rédigé avec Lou Darsan à la demande de L’antre de l’O­gre, et une inter­ven­tion : Lou et Éric Darsan, libraires d’un soir à l’invitation de la Librairie Charybde. L’essentiel de ses pub­li­ca­tions : http://ericdarsan.blogspot.com/p/pu.html
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