Maria Mailat, Brancusi ad aeternitas

Douze ans après une première biographie de Constantin Brancusi (1876-1957) publiée par les Editions Transignum1, Maria Mailat nous donne une seconde étude sur le sculpteur roumain. Ce second volume vaut son pesant d’éternité par la triple ascèse du sculpteur, de l’auteure, et de l’illustratrice. 

Depuis presque un quart de siècle, Wanda Mihuleac publie des livres de bibliophilie (plus de cent cinquante à ce jour) en assurant la collaboration entre auteurs, illustrateurs, et musiciens. Evoluant du livre d’art au « livre de performance, » elle encourage les poètes à offrir leurs mots dansants à des affinités multiples. Ici il s’agit d’un livre à douze mains, commençant avec une première « traduction » de l’œuvre et de la vie de Brancusi par Maria Mailat, suivi d’une traduction du texte de Maria Mailat en roumain ; à ceci il faut ajouter la « traduction » jumelle visuelle par Natia Zhvania du texte de Maria et des sculptures de Brancusi. Il en résulte un poème récitatif accompagné d’un enregistrement sur une musique d’Alexandre Gherban, lu par Lucienne Deschamps. https://soundcloud.com/user-281565888/brancusi-ad-aeternitas-francais . Cette interpretation riche et variée sert de test décisif pour décider de la qualité poétique du texte initial/initiateur. 

Sur ce point, il n’y a aucun doute : Maria Mailat reste le maitre d’œuvre. Contrepoint des mots, observations en fugue, alternant entre détails biographiques très précis et bouleversantes confessions : l’émerveillement vient des plus humbles gestes et la fougueuse création triomphe de tous les obstacles. Brancusi, homme invisible dont les traces sur terre furent des plus modestes, légua à la France une oeuvre qui venait des « portes de l’Orient » (Bucarest) et portait le souvenir de la pauvreté et de la politique qui tuent, mais aussi des amitiés qui font vivre, telle celle qui le lia (Platon) à Erik Satie (Socrate). Maria Mailat évoque ses muses, ses échecs, et son geste « qui libère le vol de la pierre. » Elle comprend son but -- « attendre le messie, c’est le travail de l’artiste. » Le jour où l’on cesse d’être un enfant, disent Brancusi et Maria Mailat à l’unisson, on meurt. Frustré par son apparence terrienne, Brancusi fut visité par l’ange avant de s’envoler pour retrouver « le Dieu qu’ils servent. »

Tout comme le premier recueil, Brancusi ad aeternitas est guidé par la démarche artistique du sculpteur. Ce second recueil dépeint toutefois davantage l’homme d’une seule passion qui vécut en marge de toutes les conventions, et nous rappelle que le sublime requiert des sacrifices majeurs. Maria Mailat donne la parole à un artiste qui dédia toute sa vie à interroger la “forme fermée” de la pierre afin de la transcender. Elle souligne l’absolu qu’il cherchait à atteindre, souffrant dans sa chair chaque fois qu’il travaillait la pierre. Sa façon organique d’approcher la matière rappelle les murs péruviens de Sacsayhuaman et les bâtisseurs préhistoriques ; il fut, un siècle avant la lettre, un trait d’union entre les techniques architecturales ancestrales et les traditions paysannes, d’une part, et, de l’autre, la revalorisation de la nature par les écologistes et la fascination actuelle pour les civilisations anciennes. Car Brancusi considérait qu’une une œuvre était incomplète sans le travail des forces naturelles de l’eau, du vent, et du soleil. Vivant pleinement l’immensité du temps, il laissait l’eau creuser une meule – son « autel » -- au fil des jours et disait, « une goutte d’eau contient Dieu et tout l’univers ». Entouré de ses nombreux intervenants, le texte de Maria Mailat achève de libérer la poésie de Brancusi et, réussite majeure, nous cache la poète afin de mieux entendre ses mots inoubliables.

Note

  1.  Maria Maïlat, Constantin Brancusi, vu par Eva Largo. Traduit en espagnol par Natalie La Valle. Paris, Editions Transignum, 2013. 75 p. ISBN 978-2-915862-18-8.

Présentation de l’auteur

Maria Mailat

Maria Mailat, née le à Târgu Mureș en Roumanie, est une écrivaine française d'origine roumaine. Elle écrit et publie de la prose, de la poésie, des essais et des traductions de poésie du hongrois vers le français.

Bibliographie 

Romans

  • Sainte Perpétuité, ed. Julliard, 1998
  • La grâce de l'ennemi, ed. Fayard, 1999
  • Quitte-moi, ed. Fayard,
  • La cuisse de Kafka, ed. Fayard.
  • S'il est défendu de pleurer, 198 p., Éditeur Robert Laffont, 1988, (ISBN 222105430X) ; (ISBN 978-2221054307)
    • Wenn es verboten ist zu weinen (Version traduite en allemand) Verlag: Volk und Welt, 1991
    • Le roman est traduit et publié en Suède.

Poèmes

  • KLOTHO (premiul Voronca), Ed. Jacques Bremond
  • Cailles en sarcophage (Prix du Val de Seine), Ed. Editinter
  • Graines d'Antigone, ed. Editinter
  • Trans-sylvania, Ed. Signum
  • Abri/Redos, poèmes traduits en catalan par Anna-Maria Coredor, Ed. Tripod (Barcelona)
  • Constatin Brâncuși - une autobiographie, poème en prose traduit en espagnol par Natalia La Valle, édition bilingue, Ed. Transignum
  • Brâncusi ad aeternitas, poème en prose traduit en roumain par Carmen Vlad, édition bilingue, Ed. Transignum
  • Paroles de Volcan (Volcano Talk), poèmes traduits en anglais par Patrick Williams, édition bilingue, Ed. Transignum

Essais et théâtre

  • Silences de Bourgogne, ed. de l'Armançon (Bourse de littérature chez Jules Roy à Vézelay (Bourgogne))
  • Walter Benjamin et Bertold Brecht, rencontre à Port Bou, pièce de théâtre bilingue, traduite en catalan par Anna-Maria Coredor, Ed. Reremús.
  • Paul Celan rencontre Walter Benjamin, essai, postface à l'édition espagnole des poèmes de Paul Celan traduits par le poète Antonio Pous, Ed. Reremús (Spania)

Nouvelles

  • Intrare liberă, București: Cartea Românească, 1985.
  • Avant de mourir en paix, ed. Fayard, 2000.

Traductions

  • Agota Kristof, Clous: Poèmes hongrois et français, Carouge, Switzerland. Editions Zoé. 2016. 200 pages. (poèmes d'Agota Kristof traduits du hongrois au français par Maria Mailat)

Autres lectures

Maria Mailat, Brancusi ad aeternitas

Douze ans après une première biographie de Constantin Brancusi (1876-1957) publiée par les Editions Transignum1, Maria Mailat nous donne une seconde étude sur le sculpteur roumain. Ce second volume vaut son pesant d’éternité [...]




Maria Mailat, Entre les arbres, quelques images & sentiments

 

Encouragement

Un arbre chante dans ses branches,
une ombre traverse la poussière,

lève la tête, lève-la vers les cimes qui accueillent
la sérénité lavée dans les larmes des nuages.

Le poème - auge, goutte après goutte, recueille
le silence des morts assoiffés de tes souvenirs.

Les anges te laissent leurs ailes qui font corps
avec l’inépuisable pauvreté de tes espoirs.

En marge d’une bibliothèque

Imagine le geste du bûcheron avec sa hache
quand la langue saigne sur la page blanche.

Ferme les yeux et vois tomber le micocoulier,
le cèdre du Liban, le sapin, l’amandier.

                                                            - Et mon arbre ?

Privé d'un nom donné par les poètes,
c’est un arbre à moitié brûlé.

Ses feuilles rabougries rappellent mes manuscrits
avec les ratures qui les rendent indéchiffrables.

L’encre se lit dans l’écorce de mon arbre.
La mousse, le lierre et les ronces aussi.

Il n’y pas un seul jour où je peux dire sans faillir
que j’arrête d’écrire.

Je continue à gratter les mots nichés
sous ma peau illettrée.

En rêve

Je pense à toi, mon arbre debout
accroché à l’air entre terre et ciel,
à tes racines plongées dans les miennes,
celles que je porte en exil.

En rêve, je touche ton tronc et lui parle.
Ton silence me répond.

                                                     Egal à lui-même
                                                     l’arbre n’a besoin d’encouragements.

                                                     Une pluie d’été lui suffit.

Amour confiné

Amour en exil que je materne depuis tant d’années, d’où vient la voix
qui me demande de te laisser tomber, te perdre dans les anciens contes
de fées? Et de noircir tes sourires, les effacer dans mes nuits blanches ?
Devrais-je t’abandonner comme si mon cœur était le moyen de transport
d’un sentiment douteux coincé entre le ravissement des étoiles filantes
et les larmes noyées dans la boue ?

Amour-fardeau, tu peux encore jouer, me piéger, me faire tourner en
rond entre les espèces en voie de disparition. Même si l’oubli te séduit,
tu te rappelles les petites et les grandes guerres traversées dans la
caverne des passions.

Désormais, tu n’occupes plus qu’une minuscule salle d’attente ou,
plutôt, une sorte de ruine isolée en haut d’un rocher où les crocs de la
solitude nous tiennent captifs dans la gueule du temps qui n’aime
personne.

Lettre à Ossip

Et sur le seuil du silence,
au milieu de l’amnésie de la nature
Ossip Mandelstam

 

La raison a perdu le jeu millénaire contre la belle promise des foules,
la déraison vénérée avec sa progéniture, l’ignorance gavée de peur qui
pèse lourd sur la balance de la vérité.

La poésie fut expulsée de la cité de Platon et la pierre philosophale s’est
noyée dans les flots des cauchemars, dans la bave des générations de
têtards armés comme un jour normal d’apocalypse.

Sous le poids des têtes blessées, déchiquetées, trépanées, la Terre
entière s’aplatie, elle n’est plus ronde, parait-il, et le ciel se remplit de
débris, d’odeur de cadavres brulés, de sombres fumisteries.

Mais la poésie protège ses mots emportés sur un radeau de fortune,
guidée par l’étoile de la mélancolie, elle survit grâce à l’exil, tiraillée
jour et nuit, entre l’impossibilité de se taire et l’impossibilité de dire.
Son cœur bat au rythme de cette contradiction nommée aporie.

Sa beauté scintille sur une mer agitée quand les poèmes submergés de
désespoir lui posent une seule question qu’elle n’ose répéter qu’en
chuchotant: quel chant, quel silence faudrait-il inventer pour que les
hommes cessent de s’entretuer ?
 

Abda sur les traces de Miklos Radnoti

Sur la route, des poèmes – boucliers, murmurés par cœur, garde-fous
pour éviter l’abîme qui m’attend dans la puszta: armée de quel courage,
je voyage en Hongrie entre Budapest et Abda ?

L’amertume alourdit les paupières des voyageurs qui se tiennent debout
dans le couloir étroit d’un train fantôme. Je guette la gare d’Abda, lieu
banal d’une descente aux enfers.

En hébreu, le mot Abda signifie serviteur du Dieu, nom propre scellé
dans les généalogies bibliques transmises par Néhémie : Matthania, fils
de Michée, fils de Zabdi, fils d’Asaph, et Bakbukia, le second parmi ses
frères, et  Abda, fils de Schammua, fils de Galal, fils de Jeduthun
.

Et Miklos Radnoti, frère d’un jumeau mort pendant l’accouchement,
fils d'Ilona Grosz, elle aussi morte pendant l’accouchement.

Miklos, fils de Jakob Glatter, juif de Transylvanie, converti au
christianisme à Budapest, captif dans un camp de la mort en Hongrie.

Poète sans paupières, il marche neuf cents kilomètres, marche forcée,
pieds nus, en hiver.

Miklos, une balle dans la nuque, un filet de sang derrière l’oreille gauche
et le poème prostré dans ses yeux grands ouverts.

Radnoti, enterré sans nom dans le marécage de la rivière, immaculé
visage encore vivant sous la terre gelée du charnier.

Miklos Radnoti, traducteur de Virgile et Dante, polyglotte cherchant à
sauver jusqu’au dernier souffle l’amour d’une langue éblouissante.

Et quel dieu souterrain protégea son carnet de poèmes manuscrits
enseveli et retrouvé parmi les squelettes du charnier d’Abda ?

Présentation de l’auteur

Maria Mailat

Maria Mailat, née le à Târgu Mureș en Roumanie, est une écrivaine française d'origine roumaine. Elle écrit et publie de la prose, de la poésie, des essais et des traductions de poésie du hongrois vers le français.

Bibliographie 

Romans

  • Sainte Perpétuité, ed. Julliard, 1998
  • La grâce de l'ennemi, ed. Fayard, 1999
  • Quitte-moi, ed. Fayard,
  • La cuisse de Kafka, ed. Fayard.
  • S'il est défendu de pleurer, 198 p., Éditeur Robert Laffont, 1988, (ISBN 222105430X) ; (ISBN 978-2221054307)
    • Wenn es verboten ist zu weinen (Version traduite en allemand) Verlag: Volk und Welt, 1991
    • Le roman est traduit et publié en Suède.

Poèmes

  • KLOTHO (premiul Voronca), Ed. Jacques Bremond
  • Cailles en sarcophage (Prix du Val de Seine), Ed. Editinter
  • Graines d'Antigone, ed. Editinter
  • Trans-sylvania, Ed. Signum
  • Abri/Redos, poèmes traduits en catalan par Anna-Maria Coredor, Ed. Tripod (Barcelona)
  • Constatin Brâncuși - une autobiographie, poème en prose traduit en espagnol par Natalia La Valle, édition bilingue, Ed. Transignum
  • Brâncusi ad aeternitas, poème en prose traduit en roumain par Carmen Vlad, édition bilingue, Ed. Transignum
  • Paroles de Volcan (Volcano Talk), poèmes traduits en anglais par Patrick Williams, édition bilingue, Ed. Transignum

Essais et théâtre

  • Silences de Bourgogne, ed. de l'Armançon (Bourse de littérature chez Jules Roy à Vézelay (Bourgogne))
  • Walter Benjamin et Bertold Brecht, rencontre à Port Bou, pièce de théâtre bilingue, traduite en catalan par Anna-Maria Coredor, Ed. Reremús.
  • Paul Celan rencontre Walter Benjamin, essai, postface à l'édition espagnole des poèmes de Paul Celan traduits par le poète Antonio Pous, Ed. Reremús (Spania)

Nouvelles

  • Intrare liberă, București: Cartea Românească, 1985.
  • Avant de mourir en paix, ed. Fayard, 2000.

Traductions

  • Agota Kristof, Clous: Poèmes hongrois et français, Carouge, Switzerland. Editions Zoé. 2016. 200 pages. (poèmes d'Agota Kristof traduits du hongrois au français par Maria Mailat)

Autres lectures

Maria Mailat, Brancusi ad aeternitas

Douze ans après une première biographie de Constantin Brancusi (1876-1957) publiée par les Editions Transignum1, Maria Mailat nous donne une seconde étude sur le sculpteur roumain. Ce second volume vaut son pesant d’éternité [...]