Jean D’Amérique, Notes sur un chant…

Pascale Monnin, Danser le chaos. 

notes sur un chant

 

si tu entends une voix

c’est la boue qui fait chant

il y a longtemps

que le mât des cœurs s’est couché

pour compléter la poussière

 

les fleurs sous l’orage des ombres

de vies et de rêves débordent les sébiles du néant

comptées ne peuvent être les plaies

pour une ville élue au bal des charognes

si tu entends une voix

c’est la boue qui fait chant

c’est la boue qui dicte

la tombée d’une dernière étoile

 

le petit point bleu là-bas

on veut bien encore l’appeler ciel

le petit point bleu là-bas

c’est l’espoir

nom vaillant de la lumière à venir par les routes barbelées

météo de l’aube prochaine à sortir des touffes d’épines

le petit point bleu là-bas

c’est l’espoir

regarde autour

les balles gravitent

 

 

 

 

le sang des règles

 

passeport invalide

je trace ma route du sang des règles

entre mes jambes c’est la discorde

la déraison coule à flot

à cheval sur trébuchement d'arrache-pied je travaille

sur la mise en marche

d'un pas incertain

 

être sur la même longueur d’onde que les autres

magnétisme étroit qui n’attire pas

mon corps plongé dans le grand large

 

barbelés réunis en bloc autour des ailes

les murs constituent une science dure

que tout humain doit faillir à pratiquer

 

semblable aux chiens de Port-au-Prince

ces infidèles

heureux enragés qui vont sans maître

saluer l’errance

 

tombent les panneaux

les feux se signalent à mon imprudence

comme une mosaïque à embrasser sans frein

patrie blessée à volonté

du sang des règles je trace ma route

 

 

 




Victor Malzac, Percussions

PERCUSSIONS

 

Complainte

Poésie PERCUTÉE – les vapeurs de Paris
S’encastrent – les cheminées – le toit qui s’effondre
Sur un échafaudage – c’était ma demeure.

Mes poumons étriqués dans la fumée respirent
– Ils ont rénové la gare.

Au pavé fume amour – incartade à la rue
Entre des passants fous. L’arcane à Notre-Dame
A ricané si fort que mes poumons se crispent. –

Mes poumons suffoquaient dans la joie qu’elle inspire
– A la lune, Notre-Dame.

Chaque attaque me vêt d’une angoisse moderne –
– C’est un manteau de cuir solide à l’arc prosterne.
Chaque monument fume et mon visage attaque –

Mes poumons colorés par les fumées s’allument
– Notre-Dame à genoux – j’ai besoin de repos.

 

Peur

        Ma tête FRACASSÉE
        Percute les pavés de sa ville —

        Sa pierre
        Avalait mon manteau
        Tombe –

        Partout percute
        Et coque
        Ma tête en fer poli
        La mare froide mon manteau – sur les pavés s’assèche
        Et mon manteau n’est pas autre chose qu’un lac 
de cuir un lac de pierre un sac à main pour étouffer ma peau ses pores je transpire 
et m’étouffe je transpire en marchant je marche et le soleil et le soleil 
anxiété
        – dans les anciens récits des épopées périmées.

        Percute mon passé
        Dans les pavés des villes –
        Ma tête s’y réverbère. –

 

Pneumonie

        Mes poumons
        se sont craqués dans ma jeunesse —
        Course trop rapide
        et pluie
        – EXPLOSION
        Dans mes alvéoles s'est aspiré un vent mauvais, – un 
vent si mauvais qu'on en soupira deux ans.

        J'ai cru mourir et
        Je n'avais pas treize ans.
        Que le malheur me suffoque – la tête
        Et je t'en serai reconnaissant – tramontane.

        Il pleut encore
        – c'est pas vrai
        il pleuvra donc aussi longtemps
        que ma poésie parle ?

        À peine ai-je craqué mes poumons
        que mon odeur s'en dégage et s'évapore –
        comme les mauvaises pensées qui m'avaient envahi 
dans mes douleurs les plus terrestres et les plus aiguës 
– piqûres et cachets d'aspirine pour cacher à mon corps 
son oubli –
        et l'empêcher d'en adonner les mots.

        Les mots s'emparaient de mes articulations
        Comme des os brisés craquellent –
        et m'ont donné la force insurmontable
        d'aller courir un peu. –

 

Soleil

Le soleil est trop près de moi –
Il me colle à la peau
Comme elle que j’attends depuis mille ans peut-être. –

– Peut-être à mille mètres
L’angle de chaque vague
Percute mes cheveux. –

C’est la force du monde autour de moi
Qui m’accroche la peau comme l’eau des tropiques
Et m’incite à valser.

Tout s’envole –
Sinon moi.

Tout est près
De moi – râle, ma belle mer,
A quoi bon les cris ?

Depuis trente ans j’attends déjà
Pectoraux blancs, chemise ouverte,
Face au vent que je nargue

Aux vagues qui prenaient le risque d’enrager
Et le soleil près de moi –

Râle, à quoi bon les cris ?

 

Pluie dispute

La nuit tombait sur toi sur la fenêtre tombe
En haut de ton immeuble – regarde les volets
Couleur lavande et les oiseaux qui s’envolaient
Du rebord de tes yeux tes cernes des colombes. –

Les bras en croix tu cries – qu’a-t-on fait de tes yeux
Bercés de solitude et fermés près de la
Fenêtre sur quoi tombe la pluie. Car il a
Plu sur Paris ce soir – persistent dans les cieux

Des étoiles. – Tes yeux tombent de la fenêtre
A l’approche du soir, puisque la pluie délave
Les vitraux fatigués de tes cernes. – L’eau claire

Et l’eau sombre ici-bas font des flaques. Peut-être
Est-ce là que la veille à la fenêtre grave
Tu as froissé puis mis à l’eau mes vers ? –

 

 

 

Présentation de l’auteur




Gabriel Okundji, Sahara

 

Pour Michèle et Pierre Latour,
de Villeneuve/Lot.

Pour Sylvie Dufranc
de Labrède-Montesquieu.

 

I

Désert !
Par quelle voix divine chanter ton nom divin qui se déplie à l’infini
vierge et majestueuse lumière d’or enroulée comme un turban
étendue de sable resplendit de l’aube au crépuscule, ô miracle !
l’horizon s’incline dune après dune, les cieux ensoleillent ton soleil.
 
Graine semée :
Il faut tout le silence possible des mots
pour dire ton nom

Désert !
Tu ne t’appelles pas, point n’est besoin de nommer le corps de ton âme
le puits spirituel dont le chameau est la corde a les reliefs de ton nom
le ciel n’a de signe que pour l’esprit visible de tes nuages sans larmes
tu es l’offrande bienfaisante, œuvre qui point ne désaccorde le silence.

Graine semée :
Ici, lorsque tu attends Dieu,
tu ne perds pas ton temps.

 

 

  
II

Désert !
A l’aune des commencements, Dieu créa ton visage noir et blanc
il te nomma dès l’instant où la lune, comblée, se retire dans le soleil
Sahhara, Ténéré, Sahel, ultimes vocables natifs des langues de ton sol
terre des hommes, tu connais l’énigme du silence des pierres.

Graine semée :
Qui ne connaît pas le silence du désert
ne sait pas ce qu’est le silence

Désert !
tu es mère des Garamantes, nos ancêtres maîtres des oueds
tu es mère des mers, océan des poissons de sable, mire des mirages
d’oasis aux rives blanches et noires : elles sont au nombre de tes fils
Sahara ! L’âme qui te contemple les yeux fermés tient de ton sang.

Graine semée :
C’est dès l’aurore que l’on reconnaît
la bonne matinée

 

III

Désert !
J’ignore le Tifinagh ! Mon chant qui te chante par ta voix l’entend 
quiconque est né sur ton sol reposera dans ton sol : me voici !
je m’incline, je t’évoque et j’écoute mon corps en ses veines ensablées
songe parmi les songes : à l’homme bien né, un signe suffit, je suis de toi ! 

Graine semée :
Peut-on blâmer un homme qui d’instinct
reconnaît sa terre ?

Désert !
Frères nomades des caravanes, du lac Tchad, et des lointains campements
Donnez-moi la patience d’être Bédouin, Toubou, Touareg, Sahraoui
et vous autres Maures, Haoussas, Arabes, Peuls et Berbères du Mzab
révélez la divination, faites que chaque trace trouve indice sur le sable.

Graine semée :
L’aveugle qui arrive parmi les siens
ne cherche pas le chemin. 

 

 

IV

Désert !
Pas un jour sans le souffle de vie au-dessus des  merveilles du monde
ballet du sirocco, tourbillon d’harmattan en bourrasque du khamsin
la vipère à cornes trace des alizés de sable en vagues de sable
vent du cosmos au destin des gueltas, montagnes, erg, reg et sebkas.

Graine semée :
Vent du désert au visage
rend l’homme sage

Désert !
Sous le toit de ton ciel, voici Monod le fou en quête de sa foi
marchant parmi les étoiles, défiant l’inquiétante passion des mirages
Monod désire le soleil, pas l’éclair ! pareille à la sève dans la tige
Monod baobab de l’homme dans l’âme du cosmos, ne bouge plus !

Graine semée :
Le sage sur terre
est comme l'or dans la mine. 

 

V

Désert !
Sahara désert des déserts, berceau des migrations séculaires
puisque que ton sable est éternel, la mémoire du monde est éternelle
depuis le Toumaï du Sahel, depuis Lucy, depuis le Ra des pharaons
tes montagnes qui soulèvent la foi délivrent l’espoir aux pèlerins.

Graine semée :
Celui qui a bonne mémoire
n’est jamais pauvre.

Désert !
Création des Dieux, te voilà par la main de l’homme devenue terre bafouée
d’enlèvements d’otages, de combats d’Amgala, de Tombouctou, ô Tibéhirine !
par quel doigt désigner cette épave échouée au massif de Termit, ô ma peine !
et qui dira le crime des essais nucléaires sur le sol d’Hamoudia, ô ma tristesse !

Graine semée :
Nul ne connaît
l'histoire de la prochaine aurore.

 

Bègles, le 19 février 2012




Perrin Langda, Poèmes beaufs

 

Fast blood

 

j’ai envie d’un macdo
j’ai envie d’un macdo
j’ai envie d’un STOOOOP
tu prononces encore ce nom
et l'horrible clown obèse
dégoulinant de sauce potatoes
va venir dévorer la viande
bouffie de tes grosses joues

Zapping

très chers téléspectateurs
##################
le corps du pangolin
#####################
payable en trois mensualités
###################
a fait au moins huit morts
################
et une tranche de céleri rave
#####################
qui tiiire juste au-dessus
######################
des normales de saison alors
#################
lâche vite ce flingue Bob

Popoème

elle avait un derrière
tellement parfait
que j'aurais pu marcher
derrière elle comme un âne
derrière sa carotte
jusqu'à la dernière heure
et sans arrière-pensée
mais elle prit à gauche

Bière-foot

allez les êtres humains
« allez les êtres humains ! »
la vie c'est pas un match
« la vie c'est pas un match ! »
y'a pas de maillots
« y'a pas de maillots ! »
y'a qu'une seule équipe
« y'a qu'une seule équipe ! »
soûlée à la mauvaise bière
« soûlée à la mauvaise bière ! »
et votre seul vrai supporter
« et votre seul vrai supporter ! »
c'est moi mais pour l'instant
« c'est moi mais pour l'instant ! »
on se fait bien laminer
« on se fait bien laminer ! »

Tune ta caisse

dans ma bagnole tunée
j'suis passé par la vie
130 km/h sur l'autoroute
yeux rivés à l’asphalte
j'ai suivi tous les panneaux
les carrosseries bien lustrées
mais à la fin du voyage
marche arrière impossible

 

 




Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame

C’est la modernité de cette auteure mythique qui donne envie de tourner les pages de cet ouvrage. Il y avait en elle les prémisses d’une George Sand à vouloir vivre - en veuve - de ses œuvres, son écriture, ses mots.

Il y avait en elle l’invention d’un jeu de rôles sexué où elle emprunte d’abord celui de l’homme : « Je suis le servant / Je vous supplie humblement / Je n’ai d’autre plaisir… », avant de reprendre son costume féminin, puis de s’autoriser une incursion dans le dialogue amant-dame au moment même de leur séparation ou leurs retrouvailles. Il y avait en elle une ironie mathématique : cent ballades divisées en deux dont la moitié défend la loyauté en amour et l’autre la séduction (d’une certaine façon l’inverse). Il y avait en elle le goût taquin de l’anagramme (« Crestine » pour « en escrit y ay mis mon nom »).  Le regard – disons archéologique ! - que nous portons sur la traversée des siècles de cette auteure se réinvente au fil du temps. Une néo-lecture peut-elle réinventer dans la réinvention ?

Amusons-nous naïvement avec le titre, l’orthographe et le sens engendré. Aujourd’hui, le mot « balade » ( avec un seul L) correspond à une promenade ou une excursion, tandis que la « ballade » armée de deux L signifie une œuvre littéraire ou poétique.

Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame, Gallimard, 2019, présentation, édition et traduction de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, édition bilingue

De fait, en ancien français, le mot  « balade » avait alors la signification de notre actuelle « ballade », à savoir un certain cheminement de l’écriture poétique !  De quoi se perdre déjà dans le nombre de L. ! Laissons notre esprit baguenauder en jouant au baladin (ou à la baladin.e pour moi ! ) de l’intellect. Lisons ce recueil de Cent ballades d’amant et de dame en cherchant comment cette poétesse à l’art si particulier instaure une balade (cad fait déplace ses personnages de lieu en lieu, d’état en état, etc.) dans ses ballades. Bref, nous balade ( ! ) - t-elle au sens contemporain voire figuré du mot ?

Fouillons les cent ballades à la recherche de balades diverses et variées ! La distance entre les duettistes en amour peut simplement être concrète.  Il y a un « incessant ballet de séparations et de retrouvailles dû aux obstacles qui désunissent les amants », précise Jacqueline Cerquilini-Toulet, traductrice et présentatrice du recueil.

Cette séparation au quotidien peut ainsi être déplorée par l’amant : « J’ai perdu mon temps / plus d’un mois auprès de gens/qui me mènent obscurément / pour une pénible affaire » (ballade 81). L’homme craint cet éloignement réel des corps et des êtres : « Je meurs de douleur,(…) / Quand je vois qu’on éloigne de moi ma dame   /Hélas, que ferai-je si je vois qu’on l’emmène en Gascogne » (lieu de confrontation entre nobliaux au XVe siècle). Le départ en guerre engendre la distance la plus courante ressentie par un viril guerrier : « Je suis allé dans une contrée lointaine » peu aguichante : la nourriture est « rare », le logis « rude » et l’armure « pèse » (ballade 50).  La dame réplique en déplorant une « longue absence » de son « très doux ami » (ballade 55), absence qui la fait même « mourir » au sens figuré bien sûr, avec un esprit un tantinet comédien… L’amant revient de guerre ragaillardi, « joyeux et plein d’ardeur » (ballade 60). Dès lors, il ne craint plus rien « ni froid, ni chaud / ni assaut de château ou de tour / ni la mer » à traverser. Il attend carrément que « Dieu » le conduise au plus vite vers sa belle, ce « parangon de beauté » (répété quatre fois). A cette occasion, il réitère le souhait fébrile qui ponctue chacune des quatre strophes du poème : « Je désire tant vous voir ».

La «  ballade » pizanesque* peut aussi marquer la distance au figuré, cad spirituelle entre les âmes. Le mâle (en chaleur ? ) sollicite l’intérêt de sa comparse féminine qui est le refuge de son cœur : « Que l’attente n’en soit éloignée / car je ne peux plus, ni soir ni matinée, / supporter ce mal » (ballade 1). En réponse, la dame fort sérieuse révèle son ignorance en matière amoureuse, doublée néanmoins par la capacité d’y échapper par des pensées résilientes : « Jamais je ne sus ce qu’est aimer, (…) mes pensées sont ailleurs » (ballade 2).

Cependant après le temps de l’absence vient nécessairement celui de la présence et du rapprochement.  L’amant et sa dame se retrouvent ensemble, physiquement avant de narrer leur relation (ballade 80). Ce « retour » engendre la joie de la dame qui invite l’« ami » à venir « par la porte de derrière », réduisant de plus en plus la distance. Au demeurant, les deux amants manifestent le même élan : « Ne m’enlacerez-vous pas ? ». Ils ont néanmoins la volonté de rester cachés ou du moins discrets, « sans lumière » ! Mais la présence commune induit des attitudes et des perceptions, certes évidentes aujourd’hui.

La plus remarquable des ballades reste la 32, intitulée exceptionnellement La dame et l’amant et attribuant sans doute une priorité (?) au féminin.  Le dialogue croustillant de cette rencontre – comme au théâtre - abolit la distance entre lecteur et lecture, lui donnant une puissante vérité. Comment ne pas citer un passage (comme on cite aujourd’hui un dialogue d’Audiard) parmi d’autres : « - Mon doux ami, venez me parler. / -Très volontiers, ma dame, avec joie / -Parlez-moi sans rien me cacher. / - Que vous dirai-je, ma chère et douce dame ? / -Si votre cœur est greffé en moi ? / - Oui, entièrement, ma dame, n’en doutez pas. / - En vérité, le mien est en vous également. / - Grand merci, belle, aimons-nous bien. » Sont-ce des salamalecs ? Des expressions naturelles ? De l’humour (« En gardant mon honneur voulez-vous m’enlacer », sollicite la dame) ? Du raffinement courtois poussé à l’extrême ? Ici, le cœur de Madame d’abord « greffé » à celui de Monsieur se sépare et se fend pourtant « en deux » (Le lai de dame),  signant la fin des amours et de la vie.

 Il advient qu’une tierce personne s’introduise dans ce duo des cœurs. Voici que surgit le mari qui a des soupçons et se mue en « jaloux » (ballade 42). L’espace entre les époux diminue (alors que celui entre les amants augmente) en instaurant une triangulation : « Et le jaloux me tient/d’une laisse** si courte que, s’il ne me voit/il enrage de colère » ! Un tel souci masculin est le propre de nombre d’ « amants courtois » souffrant, comme cet amant en titre, de se séparer de sa « dame et maîtresse » (ballade 49).

La ballade conduit à ce point de non-retour qu’est la mort (ballade 3). L’amant, s’il perd son temps sans rien obtenir, lance – presque - des cris d’orfraie : « est-ce juste que l’on me frappe / à mort pour mon amour sans faille ? / Il faut que j’en meure / car c’est à la mort, à la vie ». Sa dame souffre déjà : « Ma mort cruelle, il est temps de mourir : / depuis près d’un an déjà, je suis dans ce martyre» (ballade 55).

Ainsi se termine notre promenade dans cet autre temps amoureux. La narration poétique se passe en plusieurs lieux (comme la rue, maison, messe, bal). Notre lecture – contrainte par les mots et leur succession -  rôde de la première à la dernière ballade, hésite et pioche ça et là une compréhension des vies et des relations qui ne ressemblent nullement à celles d’aujourd’hui. Une exploration des âmes libres à travers le papier ! Une balade, alors ?

Notes

 

* Pizanesque, néologisme autour de Pizan et non Pisan.

** Notons que la « laisse » - le lien pour toutou - est une image juste, proposée par la traductrice, pour expliciter l’adjectif « courte » qui aujourd’hui ne se suffit plus à lui-même.

Présentation de l’auteur




Charles Pennequin est dedans le poème même

"charles pennequin n'est pas dans la poésie, le cercle des poètes charles pennequin n'y est pas, charles pennequin ne fait pas de poèmes, charles pennequin ne lit pas, il ne sait pas lire de poèmes, charles pennequin est dedans le poème même, charles pennequin aime vivre dans une bouche et il sort de temps à autre de lui-même et sa bouche pour crier ou dire ou lire un texte, charles pennequin perd les pédales dans sa langue et improvise depuis sa bagnole, charles pennequin s'improvise vivant, charles pennequin ses mots ne prennent pas de hauteur, charles pennequin n'a pas de mots d'ailleurs, c'est toute une gestualité charles pennequin est une danse sonore parmi les phrases, charles pennequin gesticule dans son téléphone, son dictaphone et dans son mégaphone, charles pennequin aime chanter, gesticuler, écrire par terre et engueuler les gens, charles pennequin mange ses propres livres."1

Telle est la présentation que Charles Pennequin, fait de sa chaine YouTube. Il y poste des videoperformances. Mais sa pratique dépasse très largement le cadre du genre qu'il interroge, qu'il parodie, qu'il détourne, pour créer une poésie du vivant, qu'il s'agit de rendre agissante dans l'espace numérique et dans la vie.

Nouveau cadre éditorial qui redéfinit l'espace livresque, YouTube ou Vimeo mènent au constat que le livre représente dans cette perspective un état temporaire pour le poème. L’utilisation du web et des réseaux sociaux est un moyen de dépasser ou de contourner l'édition traditionnelle, parce que grâce à la diffusion de la poésie hors de ce vecteur l'accès au poème est facilité et touche un public plus large. L’auto-publication sur le Web, dans le flux de l'espace numérique, remet en question la nature de l'écriture. 

Cette pratique peut être perçue comme une continuité possible de la Poésie Action. Grâce aux moyens technologiques, elle permet une mise en circulation immédiate de la poésie vers le public, grâce à  l’utilisation des nouveaux médias.  Les mises en œuvre de Charles Pennequin, son utilisation de ces nouveaux vecteurs,  dépassent largement les objectifs de la poésie sonore ou de la performance. Il utilise les outils proposés par les nouvelles technologies et les médias comme des outils d’écriture. 

Charles Pennequin  joue avec les codes de ce cadre éditorial, les parodie, les détourne. Il les fait participer à l'élaboration poétique. Le poème et  l'acte performatif apparaissent à travers une multiplicité des vecteurs mis en place pour redoubler, dédoubler, contourner, détourner ou parodier leurs potentialités sémantiques, et en créer d'autres, indéfinies autant qu'infinies. 

Dans  "Causer n’est pas poser"  le texte écrit sous la vidéo n'a rien à voir avec elle. Il n'est ni descriptif, ni présentatif. Il s'agit d'un texte poétique à part entière, qui n'est pas en lien avec  celui énoncé dans la vidéo. Une dichotomie s’opère entre les deux, entre ce qui est écrit et ce qui est dit, filmé comme une performance. La globalité fait sens, devient poème, ou devient performance, ou devient l'espace d'une re-création infinie.

il ne faut pas essayer, il faut percher, il faut rester percher, c'est-à-dire qu'il faut pas se dire je vais essayer, je vais essayer la vie, je vais vivre mais je vais d'abord essayer, je vais me percher dans le vivant non, il faut vivre, il faut pas dire j'aurais bien envie de me taper une petite existence non, il faut exister, il faut pas se dire j'essaierais bien de me taper une bonne vie, me faire une petite existence et rester un bon moment percher dedans non, il faut y aller franco, il faut pas essayer de se dire je vais essayer pourquoi pas, j'ai ma petite perche, c'est-à-dire j'ai ma chance après tout, après tout j'ai mon petit lopin de chance qui m'attend au tournant, mais non, rien qui t'attend, te tend une perche non, ce qui t'attend au tournant c'est de dire que tu vas tenter le perchoir, tu vas essayer et finalement rester à faire ton prêchi-prêcha là-dedans2

Dans  "Marre" le poème est placé sous la video, qui comporte aussi des sous-titres où s'inscrit un poème encore différent.

 

Marre (Charles Pennequin) (il y a des sous titres).

Sous titres qui accompagnent la video Marre de Charles Pennequin.

"On est dans la merde. On est dans la merde et on fait dans son pot. On fait dans son pot et on attend de sortir. Ça n’est pas la première fois qu’on est dans la merde et qu’on se sort du pot. Mais là le pot on va devoir se le sortir autrement. Pas au grand jour non. Car au grand jour on est dans la merde et pour se sortir le pot c’est plus la même musique. Ou c’est une chanson. C’est l’air de On est dans la merde et on voudrait le composer autrement. Comment faut-il composer autrement avec les autres. Déjà avec soi il paraît qu’il faut composer autrement à partir de maintenant. On attend qu’on nous le dise comment il est autrement composé pour nous sortir avec le pot. Car ce n’est pas le pot d’un autre à fortiori. A fortiori c’est le nôtre et on nous on a toujours affirmé qu’on n’avait pas de pot. On n’a jamais eu de pot c’est à fortiori ce qu’on a toujours dit. Et comment faire pour sortir sans son pot à partir d’aujourd’hui. Si on est dans la merde comme ils nous le disent. Et comment je ferai pour me sortir mieux la prochaine fois. C’est-à-dire avec un pot en bonne et due forme. Un pot valable. Un petit pot qui a sa petite histoire. Il paraît qu’on est dans la merde et qu’on ne fait pas d’histoire. On voudrait faire des histoires qu’on ne s’y prendrait pas mieux cependant. On est dans la merde et l’histoire se fait toute seule sans nous apparemment. Et sans notre pot. Alors on reste dedans. On reste dans notre histoire comme dans notre pot sans même savoir qu’il s’agit de nous. On n’a pas voulu faire d’histoire mais elle s’est entêtée à venir et nous on n’a pas résisté. On n’a pas résisté au fait d’être pleinement dedans. Dans son pot. C’est souvent arrivé dans l’histoire. L’histoire de pas pouvoir résister et donc de rester dans son pot. On est resté sourd comme lui. Comme deux larrons. On est resté comme une histoire qui a foirée mais cela s’entend. On pensera toujours ce qu’on veut. On pensera comme on veut en dehors de l’histoire qui fait de nous des larrons en foire. On est dans la merde. C’est ça la nouvelle histoire. On a foiré notre nouvelle histoire mais on se rattrapera bien en pensant à tout ce qui se trame dehors. Par la lucarne. On est dans la merde tout autant dehors mais ceci n’est plus notre histoire. C’est d’une autre histoire qu’il s’agit. Une histoire d’un autre calibre et qu’on a foiré tout autant. C’est une histoire foirée par tous. C’est tout un chacun qui a foiré son histoire de dehors et ça se retrouve chemin faisant. A moins que ça ne soit que des foiritudes internes qui se retrouvent par devers nous comme on dit. Ça se retrouve dehors mais ça n’était que foiritudes personnelles au fond. Au fond c’est des choses foirée en dedans par le tout un chacun de nous-mêmes en l’autre. C’est de toute façon toujours de l’autre en nous-mêmes que vient la foiritude du tout un chacun généralisée. C’est ça qui peut nous intriguer. Et c’est pour ça qu’on regarde au dehors. Par la lucarne. C’est un passage qui instruit. C’est bien humain. L’instruction. Ça nous perturbe de savoir où ils peuvent aller au diable. On ne prendrait peut-être pas le même chemin. On serait même disposé à en prendre bien d’autres. Déjà pour les faire bisquer. On prendrait une petite route pour les faire tous bisquer moi et mon pot. On ferait la sourde oreille à leurs indications. Ce ne sont pas des indications. C’est plutôt des consignes. Mais nous on fait la sourde oreille. Moi et mon pot. Mais quelque part c’est eux. C’est eux qui sont sourds et pas nous. Nous on entend ce qu’on veut. C’est déjà pas pareil. Ils voudraient qu’on soit tous à se ressembler. Et qu’on soit tous ébaudis pareil. Qu’on soit tous au même moment frappés de stupeur. Eberlués au point de bégayer. Au même moment et au même endroit. Voilà ce qu’on serait. Nous et notre pot. Ça serait le pot commun. Qu’on soit tous communément dans le même pot. Une histoire de pot qui nous rassemble. Que l’histoire du pot nous rassemble plus qu’elle nous ressemble. Que plus aucun de nos pots nous ressemble. Et qu’on se fasse la p’tite guéguerre. La p’tite guéguerre du pot pour s’y taire. Qu’on se terre tous dans le même pot et qu’on ne dise plus un mot."3

 

Charles Pennequin  investit les espaces éditoriaux et élabore des  dispositifs poétiques inédits. La vidéoperformance fait partie d'une globalité qui fait sens, constituée d'images, de texte(s) et d'un jeu avec les  codes et les espaces éditoriaux. Dès lors on peut percevoir la performance comme participant à l'écriture du poème, et le poème comme complémentaire à l'élaboration sémantique de la videoperformance. Qu'il s'agisse d'improvisations, d'enregistrements vocaux ou de films enregistrés avec un téléphone ou une camera embarquée, il utilise les vecteurs numériques pour produire une poésie qui s'inscrit dans l'immédiateté en même temps qu'elle se prolonge dans le renouvellement infini de ses potentialités sémantiques. Ecrire est alors le produit de la rencontre de l'image ou du son, avec le texte qui n'en est pas le support écrit mais qui souvent intervient de manière autonome et combinatoire avec l'ensemble. Moments de vie qui croisent des moments de vie, mots qui s'ajoutent aux mots, Charles Pennequin est dedans le poème, et le poème est dedans la vie. Celle de nous tous. 

∗∗∗

perf-bosons

 

on n'est pas des bosons de higgs dans la perf

 

on a affaire à des masses

 

à des reculs

 

à des résistances

 

le public est comme inerte et nous-mêmes avons à soulever le couvercle

 

avec en-dessous la parole

 

la parole libre

 

le chant

 

l'air

 

le quelque chose qui continue

 

hors d'haleine

 

et dans un vrai déséquilibre

 

à tournoyer

 

creuser

 

s'enfoncer

 

prendre tout ce qu'on trouve et s'il n'y a rien

 

prendre le rien

 

l'empêchement de parler

 

le bafouillement

 

le blocage

 

l'incapacité

 

la grimace

 

la foulure

 

la crampe instantanée

 

prendre tout ça et le retourner en courage

 

courage à montrer la peur

 

la faiblesse

 

le trou

 

la faillite de soi

 

 

 

tout ça le théâtre n'en veut pas

 

 

 

le théâtre et l'art et la mort n'en veulent pas

 

 

 

bosons et neutrinos

 

trucs qui passent à travers tout

 

éléments du Qi et souffle pneûma

 

tout ça est vrai et pourtant contredit par

 

une table

 

un verre d'eau

 

des estrades

 

la lumière

 

et la diplomatie des lieux

 

Charles Pennequin (in : les Exozomes, POL, 2016)

Présentation de l’auteur




William Blake, The Tyger, Dylan Thomas, Do Not Go Gentle…

Pourquoi Jean Migrenne nous offre-t-il ces deux sources vives que sont William Blake et Dylan Thomas  pour accompagner la fin de notre année 2019 ? Pourquoi ce rapprochement, ce compagnonnage ? 

Nous pourrions voir dans la rencontre de ces deux poètes anglophones une similitude d’inspiration. Le retour aux sources judéo- chrétiennes, ainsi que l’ouverture à l’expression d’une parole éminemment personnelle, une voix intérieure, le discours d’une âme, un monologue du poète vers l’humanité, autant dire une veine romantique. C’est vrai, bien que leur œuvre respective s’inscrive à presque un siècle d’intervalle dans une histoire littéraire qui a bien sûr changé de paysage, répondu à d’autres sources d’inspiration, à d’autres contraintes contextuelles. Malgré cela, ils sont si proches, parce que leurs vers incantatoires s’adressent à la même source qu’est l’âme humaine. Ils en restituent toute la complexité, toute la brillance, toutes les dimensions. Sûrement est-ce pour cette raison qu’ils sont ici, réunis, et que leur voix ne s’est jamais éteinte.

Traduction, Jean Migrenne. 

∗∗∗

William Blake : The Tyger ( 1757-1827)

The Tyger

 

Tyger Tyger, burning bright, 
In the forests of the night; 
What immortal hand or eye, 
Could frame thy fearful symmetry?

In what distant deeps or skies, 
Burnt the fire of thine eyes?
On what wings dare he aspire?
What the hand, dare seize the fire?

And what shoulder, & what art,
Could twist the sinews of thy heart?
And when thy heart began to beat,
What dread hand? & what dread feet?

What the hammer? what the chain, 
In what furnace was thy brain?
What the anvil? what dread grasp, 
Dare its deadly terrors clasp! 

When the stars threw down their spears 
And water'd heaven with their tears: 
Did he smile his work to see?
Did he who made the Lamb make thee?

Tyger Tyger burning bright, 
In the forests of the night: 
What immortal hand or eye,
Dare frame thy fearful symmetry?

 

William Blake, Songs of Experience

 

Le Tigre

 

Tigre, tigre, feu ardent
Des bois du fond de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Osèrent ton orde symétrie ?

De quel antre ou de quels cieux
Jaillit le feu de tes yeux ?
Sur quelle aile osa-t-il partir ?
Et de quelle main le brandir ?

Par quel art, quelle vigueur
Bander les arcs de ton cœur ?
Et quand ce cœur se mit à battre,
Quelle main ? Quelle marche opiniâtre ?

Quelle chaîne ? Quel marteau ?
Où fut forgé ton cerveau ?
Quelle enclume ? Quelle horrible peur
Osa contraindre ses terreurs ?

Quand des étoiles churent les armes,
Quand le Ciel fut bain de leurs larmes,
A-t-il vu son œuvre et souri ?
Lui qui fit l’agneau, t’a-t-il fait aussi.,

Tigre, tigre, feu ardent
Au fond des bois de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Ont osé ton orde symétrie ?

 

 

∗∗∗

Dylan Thomas : Do Not Go Gentle… (1914-1953)

Do not go gentle into that good night

 

Do not go gentle into that good night,
Old age should burn and rave at close of day;
Rage, rage against the dying of the light.

Though wise men at their end know dark is right,
Because their words had forked no lightning they
Do not go gentle into that good night.

Good men, the last wave by, crying how bright
Their frail deeds might have danced in a green bay,
Rage, rage against the dying of the light.

Wild men who caught and sang the sun in flight,
And learn, too late, they grieved it on its way,
Do not go gentle into that good night.

Grave men, near death, who see with blinding sight
Blind eyes could blaze like meteors and be gay,
Rage, rage against the dying of the light.

And you, my father, there on that sad height,
Curse, bless me now with your fierce tears, I pray.
Do not go gentle into that good night.
Rage, rage against the dying of the light.

 

In In Country Sleep, éd. New Directions,  New York, 1952.

 

Ne va pas sans fureur au repos de la nuit

 

Ne va pas sans fureur au repos de la nuit,
L’âge doit s’embraser quand s’éteint la lumière ;
Rage, révolte-toi contre un jour qui périt.

Le sage au trépas trouvant raison malgré lui,
Qui n’a vu de ses mots jaillir le moindre éclair,
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.

L’honnête homme, à l’adieu des flots, pleurant son fruit
Fragile et beau dont n’a joué nul golfe vert,
Se révolte et rage contre un jour qui périt.

Le barde fou, pêcheur de l’astre qui s’enfuit,
Découvrant trop tard que ses chants l’importunèrent,
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.

L’homme austère, à sa fin, lorsqu’il voit, ébloui,
Qu’aveugle l’œil fulgure sans être sévère,
Se révolte et rage contre un jour qui périt.

Et toi, mon père, au triste sommet, je t’en prie,
Maudis-moi, bénis-moi, de tes larmes amères.
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.
Rage, révolte-toi contre un jour qui périt.

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Cathy Garcia, Graminées et autres poèmes

Graminées
Herbes sauvages
En longues pelouses
Échevelées
Tiges folles
Fruits secrets

Graminées
Striant le ciel
Cordes de violon
Détachées
S’en vont jouer
L’air du vent

Graminées
Partitions célestes
Quand je me roule
A vos pieds
Permettez que je vole
Un peu de vos parfums

Graminées
Qui font le pain
La galette
Le ventre plein
Depuis que les hommes
Vous ont cultivées

Graminées
Incendie de sève
Où je marche
Comme sur des braises
Dans le crépitement
Des sauterelles

Graminées
Innombrables
En fouets, en plumes
En aigrettes
Et même étoilées

La nuit vous respire
Et vous fait transpirer
Et galope entre vos jambes
La multitude des prés

Graminées
Je vous aime
Je vous le dis
Je vous aime

∗∗∗

Le Chant de la vieille

Corps tordu
Incendie
Calcinée
Je suis

Soumise
Tel fut mon satori
Ma beauté demeure
Hors de ta portée

Vie et mort
J’ai la connaissance
Des profondeurs
C’est pour cela
Que le serpent m’a aimée

Toutes les bêtes
M’ont apprivoisée
Pattes griffes
Plumes toisons
Je règne animale
Sur toute la création
Ma flèche touche au cœur
Tout prédateur nommé homme

J’ai initié bien des peuples
Qui m’ont nommé lunaire
De la génisse à la brebis
Pour m’asservir
Nombres de lois
Ont été dictées
Mais joug après joug
Je demeure l’Indomptée.

Je parle la langue des oiseaux
Qui lisent dans mon cœur
Les mauvais augures
Ne portent pas de plumes
Mais des bâtons cracheurs de feu
Des couteaux et des bombes

Au commencement des temps
J’étais déjà penchée
Sur le berceau de l’humanité
En moi était contenue
L’empreinte de toute forme
Et la mémoire des abysses

Ma puissance est immense
Je suis la porte des mondes
Je suis le cobra
Prends garde humain
Si tu ne respectes pas l’équilibre
Tu seras balayé pulvérisé

A genoux homme
Ferme les yeux
Ouvre ton cœur
Ton sexe est sacré
L’as-tu donc oublié ?

Allez viens danser avec moi
Sens-tu sous tes pieds
Le frisson des racines ?
Sens-tu le rythme du vent
Les tourbillons de la sève ?
Viens danser avec moi
Viens sentir l’étreinte
Et la lune dans nos veines

Je connais les partitions du frisson
Et les passes secrètes
Qui font du plaisir
Un art sacré

Je connais les paysages intérieurs
Des quêtes et des illuminations
Vers le nord hypothétique
Je vois au loin sur les plaines
La lente pérégrination des hommes

Pour se connaître
Il leur faut pénétrer la terre
Eriger des totems
Pour ensemencer les cieux
Mais ils se trompent
Et n’encensent
Que faux dieux.
Pour me connaître
Qu’ils suivent la piste
Féline.

Ils pourront me trouver aussi
Nue et lisse au creux des pierres
S’ils posent leur oreille
Contre les os de la terre
Ils entendront battre
Mon cœur

Je suis l’innocence faite chair
Mais ne te laisse pas bercer
Par la douceur de mes courbes
Une part de moi ne dort jamais
Sous le regard de l’Eveillée
Tu es nu comme un nouveau né

Mystère et magie
Art des saltimbanques
Depuis le début des temps
J’accompagne les nomades
Car mon nom est mouvement.

Je suis la première et la dernière
Sœur amante mère épouse
Je suis toutes en Une
Et Une en toutes
Je suis la Voie du cœur
La voix enchanteresse

J’ai pouvoir de vie et de mort
Tant de fois j’ai enfanté les ténèbres
Huilé la nuit de mon corps
Je suis le serpent primordial
Qui enlacera le monde.

Après tant de siècles à m’humilier
Comprendras-tu enfin ?

∗∗∗

 

 

 

Celle qui manque (extrait)

Si j’écris donc, je vais mot dire. Cris, clameurs, siècles, foules et le chuchotis d’une fleur.

C’est vrai, un rouge-gorge peut m’arracher des larmes. Une mésange au soleil. Du pain trempé, une flaque d’eau. Douce lumière du présent parfait. Le sourire intérieur s’épanche aux lèvres.

Partager ? Alors j’écris, je te parle, du fleuve, du cœur. Je te parle du labyrinthe et je crois savoir que tu m’attends là. Au centre, au cœur de la cible.

Noces dans un jardin adossé à la dormance. Érosion de l’épice. Mon nom tracé au parfum.
La conscience décousue rayonne. Une volupté violente gicle des fissures d’enfance.

Tout se fond, se confond, ombres dans la nuit. Périple vers la gorge douce et verte des grottes tapissées d’eau. Le château et la source, autobus de mes rêves, bouton à presser d’un blanc de lait.

Je cherche un lieu qui me cherche.

Aide-moi, ouvre-moi, sors-moi de ce trou où je suis tombée ! J’ai cru un instant, oui je t’ai cru. Je navigue seule pourtant. Je devine des sons, des mots, des odeurs, des sensations. Les vastes possibles…

Pourquoi cet entêtement ? Je me tords en point d’interrogation. Vertige de lettres. Je voudrais parfois être normale, c'est-à-dire comme tout le monde, mais comment font-ils ?

Dites-moi, comment font-ils pour avoir cet air-là ? Rien ne les étonne ? Tout est déjà pesé, soupesé. Rien qui n’ait son étiquette ?

Je les arrache celles qu’on m’a collées, je les déchiquette.

(…)

Il y a dix, vingt, trente ans et la vie passe. Inconsciente. Même nœuds, mêmes impasses. Nos grimaces et nos cris, étranges colifichets empruntés au théâtre d’ombres. Impasse des tourments, des rancœurs à déloger, des caillots de vanité.

Passez-moi la lame qui incise la matière du langage. Sève d’étoiles, draille des signes. Babel fond sous ma langue. J’en fixe simplement l’ombre sur le papier. Infini fugitif. Mes empreintes sur les neiges éternelles de l’inconnaissance.

Editions Asphodèle 2011




Le Marché de la Poésie d’après : rencontre avec Vincent Gimeno-Pons

Après deux ans de cessations, entre espoir et interdictions, le Marché de la Poésie de Paris a enfin eu lieu en ce mois d'Octobre. Une édition très réussie, une fréquentation très importante place Saint-Sulpice où le public et les acteurs du métier du livre de poésie se sont retrouvés, enfin. Mais demeurent ces deux années de parenthèses où aucun d'entre eux n'a pu faire connaître ni distribuer donc vendre des publications qui ont été de facto ralenties, voire momentanément interrompues. En 2019 nous avions interrogé Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons, à propos de l'interdiction d'organiser le Marché de cette même année, et du combat qu'ils ont mené pour défendre et porter en ces temps de crise sanitaire cette manifestation incontournable et touts les événements annexes, la "Périphérie", qui s'y rattachent (« États généraux permanents » de l’urgence : entretien avec Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons). Aujourd'hui Vincent Gimeno-Pons, Délégué général, a  accepté de dresser un bilan de ces deux ans de cessation, et de la reprise. Nous le remercions d'avoir accepté de répondre à nos questions. 

Vincent Gimeno-Pons, le Marché de la poésie nous l’avons évoqué est un lieu de rencontre entre les éditeurs, les poètes et le public. Quels types d’éditeurs accueillez-vous ? Et combien ? Pour quel type public ?
Le Marché de la Poésie accueille environ 500 éditeurs qui publient des livres mais aussi des revues. Ce sont pour la plupart d'entre eux des éditeurs indépendants qui ne publient pas forcément que de la poésie, mais principalement de la poésie, et je dirais qu’à travers eux ce sont aussi et surtout les poètes que nous défendons. Le public c'est un peu difficile de le cerner, mais enfin, la plupart sont des gens qui qui aiment la poésie. Ce sont des amateurs de poésie qui ont là l'occasion de trouver quasiment toute la production poétique de toutes ces maisons d'édition (même si nous ne sommes pas exhaustifs). 
Le rôle du marché de la poésie c'est aussi cette prise directe entre le producteur et le « consommateur » et ça c'est essentiel : les éditeurs qui sont présents le sont réellement et non pas à travers un réseau de distribution. C'est ce qui plaît aussi aux lecteurs, avoir ce contact direct avec celui qui produit un livre mais aussi avec celui qui l’a écrit. Nous essayons de tout faire, tous les ans, pour attirer un public plus large, et plus diversifié. Nous y arrivons petit à petit. Nous avons remarqué cette année qu’il y avait une fréquentation  plus importante qu’à l’ordinaire de gens un peu plus jeunes.

Journal Marché des lettres de la 38ème éditions du Marché de la Poésie.

Ce sont peut-être également les effets de la crise car pendant deux ans personne n'a eu accès à cette production ou très peu. Là les gens avaient l'occasion de voir ces éditeurs qui malgré la crise ont quand même sorti pour le Marché de la Poésie à peu près 700 nouveautés ! Malgré l'impact de la crise économique sur leur travail ils ont quand même continué à produire ce qui est remarquable !
Cette fréquentation a-t-elle évolué en termes de qualité et de quantité ?

La fréquentation a évolué depuis 1983 en termes de qualité et de quantité d'éditeurs mais aussi de public, bien entendu. En 1983 il y avait à peu près 50 éditeurs qui étaient présents sur le marché. On est à dix fois plus aujourd'hui. Pour le public c'est la même chose. Je crois que le marché de la poésie est devenu comme vous le disiez incontournable. C'est un lieu magique. Cette magie-là opère on ne sait comment… Sûrement grâce au travail des éditeurs qui sont vraiment des gens extraordinaires. Et puis il y a une telle ferveur de la part des poètes aussi pour faire avancer la cause de la poésie qu’on ne peut que les soutenir. Cette année était particulière puisque ça faisait 28 mois que le Marché de la Poésie n'avait pas eu lieu donc la fréquentation a été miraculeusement haute.

Il y a une scène sur laquelle on fait une trentaine de rencontres, de lectures et de tables rondes qui proposent des débats sur la poésie contemporaine. Nous nous sommes  aperçus que le public est en demande. Nous avions créé les États généraux de la Poésie pour cette même raison,  donc nous essayons de développer ces manifestations. Nous avons aussi d'autres événements qu'on appelle la Périphérie du Marché de la Poésie. Ce sont des rencontres que nous organisons un peu partout en France et à l'étranger et qui permettent à des publics moins accessibles parce que géographiquement plus éloignés de participer aussi.  Nous continuons cette opération jusqu'à la fin du mois de novembre cette année. Nous sommes aussi allés à la rencontre de personnes détenues. Nous travaillons avec un groupe d'autistes qui s'appelle "Les Turbulents", depuis quatre ans maintenant, et nous organisons des ateliers d'écriture et des rencontres avec des poètes. Ces ateliers et ces rencontres donnent lieu à  un spectacle. Nous développons nos partenariats à l’internationale. Nous allons cette semaine en Allemagne. C'est une collaboration que nous avons entérinée il y a déjà de deux ans (mais il ne faut pas oublier que nous avons eu un arrêt de deux ans). Avec la Maison de la Poésie de Berlin nous avons décidé de mettre en place des échanges , qui d'ailleurs aboutiront  à ce que l'Allemagne soit l’invitée d’honneur du Marché de la Poésie. Ce que nous souhaitons c'est faire le tour du monde pour découvrir les poésies du monde entier et les faire découvrir au public. Nous désirons également créer des échanges.

Peut-on dire que c’est un pôle économique important pour les acteurs du métier de l’édition de poésie ?

Il y a énormément d'éditeurs qui font une grande partie de leur chiffre d'affaires pendant ce marché de la poésie et cette rencontre est une rencontre directe entre le « producteur » et le « consommateur ». Ce sont des termes que je n’hésite pas à employer parce qu’il faut aussi considérer l'aspect économique des choses, il n’y a pas que les échanges intellectuels qui peuvent se faire au Marché de la Poésie.

Il faut bien que les éditeurs qui produisent des livres puissent les vendre ne serait-ce que pour continuer à en publier. Bien entendu nous ne maîtrisons pas le chiffre d'affaires global ! Mais quand nous voyons le sourire que peuvent avoir les éditeurs à la fin du Marché nous nous doutons que l'activité a été conséquente. Chaque année nous avons de plus en plus de demandes ce qui pose aussi un problème d'espace sur la place Saint-Sulpice. Et si chaque année nous avons de plus en plus de demandes c'est aussi parce que tout le monde se rend compte que le Marché de la Poésie est un moment essentiel de l'activité économique.
La crise sanitaire et les confinements ont entraîné l’annulation de deux Marchés de la Poésie, sans oublier la fermeture des librairies, des théâtres, des lieux où on pouvait écouter des poèmes et rencontrer les auteurs … Quelles sont les conséquences économiques de ces restrictions et interdictions ?
Il est vrai que cette crise a eu un impact catastrophique pour tous ces éditeurs parce que la plupart d'entre eux ne vivent que grâce aux rencontres qui peuvent se faire soit autour de lectures soit à l’occasion de manifestations comme le Marché de la Poésie. Pendant deux ans ils n'ont pas eu accès à leur public. On a beau essayer de compenser par des ventes sur internet etc… ce n’est absolument pas la même chose !
De plus les gens ont aussi besoin de rencontrer ces éditeurs qui ont une production généralement artisanale donc de grande qualité. On a besoin aussi de voir et de toucher ces livres !  Donc ça a été une période compliquée ! Nous avons essayé de les soutenir mais il est bien évident qu'on ne peut pas faire un Marché de la Poésie virtuel sur internet ça n'aurait aucun sens ! Pour la plupart ces éditeurs ont survécu. La plupart d'entre eux ont continué leur activité ralentie voire stoppée puis reprise. Nous avons retrouvé une production de nouveauté qui a été assez exceptionnelle pendant cette année 2021, sans parler des initiatives sur internet avec des lectures ou bien des rendez-vous pour des débats ou autres. Cela n’a bien évidemment pas remplacé l'échange humain qu'on peut avoir traditionnellement. Chacun a donc survécu comme il pouvait mais a survécu, à quelques exceptions près, ce que bien sûr nous déplorons !

 

Périphérie #40, "Panthéon (Paris)". Table ronde Poésie et engagement. Rencontre avec Michel Deguy, Armelle Leclercq, Bernard Noël, Florence Pazzottu et Alexis Pelletier. 16 juin 2017.

Quels sont les professionnels du livre qui ont été les plus touchés ?
Toute la chaîne du livre a été totalement impactée par cette crise, que ce soit les diffuseurs, les distributeurs, les libraires, les bibliothèques ou le simple lecteur, tout le monde a été touché. D'abord parce qu'il y a des lecteurs qui n'avaient pas accès aux nouveautés. Nombre d’éditeurs ne vivent que grâce aux rencontres qu’ils organisent autour de leurs publications. Donc pendant deux ans ça a été très compliqué.
Mais, vous savez, la poésie est en crise permanente même d'un point de vue économique. Il ne faut pas oublier que dans le secteur de la librairie la poésie ne représente que 0,3% des ventes ! Donc on est en situation de crise permanente. Ça veut peut-être dire qu'on arrive mieux à résister à la crise qu'on a pu subir ces dernières années même si humainement ça a été très difficile ! Nous avons été surpris de constater que la plupart des éditeurs que nous défendrons au Marché de la Poésie ont tenu le coup. Il y a peu de librairies qui consacrent véritablement un rayon à la poésie et dans les grandes enseignes il faut quand même insister pour trouver où est la poésie. C'est problématique et de toute façon ça a toujours été le cas de figure. Certes dans les années 80 c'était plus facile car il y avait plus de libraires donc un plus grand nombre qui acceptaient d’accueillir les ouvrages que présentaient ces éditeurs de poésie. Aujourd'hui c'est beaucoup plus compliqué, si on n'est pas en plus dans le circuit de la chaîne du livre, avec son distributeur et son diffuseur, généralement les libraires ne prennent pas de livres de poésie. Je dis bien généralement parce qu'il y a fort heureusement encore beaucoup d'exceptions et de libraires qui font un travail extraordinaire par rapport à la défense de la poésie et de la liberté de création. Aujourd'hui il faut rentrer dans des cases pour exister ce qui n'est pas le cas de la plupart des éditeurs que nous accueillons au Marché de la Poésie. C'est peut-être justement ce qui fait le succès de cette manifestation. Je vous avouerais que nous préférerions de notre côté que le marché de la poésie ait moins de succès et que ces éditeurs soient représentés à longueur d'année  un peu partout, mais malheureusement ça n'est pas le cas, alors il y a le Marché de la Poésie, mais aussi d'autres manifestations, qui existent pour défendre leur travail. Et j'espère qu'il y en aura de plus en plus pour montrer ce travail extraordinaire, j'insiste car les éditeurs sont des gens formidables qui ont une passion, que nous partageons, et que nous essayons de partager avec le public. Et comme généralement nous avons un public de passionnés aussi, c'est un grand moment de partage.
C'est vrai que la chaîne de distribution qu’il s’agisse des distributeurs ou des grandes enseignes qui vendent sur internet demande quand même des marges assez importantes que les éditeurs indépendants peuvent d'autant moins se permettre de payer maintenant. Il y a les marges, il y a les retours, enfin il y a tout un tas de problématiques… Il faut faire des tirages plus conséquents pour être présents dans le réseau de la librairie. Donc ça n'a pas non plus beaucoup de sens de demander à ces éditeurs qui font un travail artisanal avec généralement une grande qualité dans les choix des papiers, des maquettes, des typographies, de leur demander de rentrer dans le cadre traditionnel de cette chaîne du livre. Bien entendu il y a un certain nombre d'éditeurs qui sont présents au Marché qui font cet effort mais on ne peut pas le demander à tous ces éditeurs parce qu'il y a des petites maisons d'édition qui tiennent vraiment grâce à une personne et qui n'existeraient pas sans le travail de cette personne. Ça serait beaucoup trop difficile de pouvoir tenir le choc.
Tous ces paramètres rendent d'autant plus nécessaire la présence et la réalisation de ces rencontres avec le public. Et si vous me permettez aussi de porter l'accent sur un point : pendant cette période très complexe qui a duré deux ans il ne faut surtout pas oublier qu’il y a eu un soutien que ce soit au niveau du Ministère de la Culture ou bien au niveau des Régions : des mesures ont été mises en place. Elles ont sans doute permis à la plupart de ces éditeurs de passer le cap. D’une façon générale en France il y a eu un soutien étatique relativement conséquent par rapport aux petites entreprises pour leur permettre de continuer à exister. Même si maintenant on va sans doute avoir l'effet boomerang de l'impact de la crise, dans son ensemble. Mais en tous les cas jusque-là ces mesures ont permis à ces éditeurs de pouvoir continuer à tenir la tête hors de l'eau, surtout pour ce qui concerne les éditeurs qui ne publient que de la poésie. Ils ont été plus touchés que des éditeurs qui diversifient leurs types de publications. Je pense qu'à partir du moment où on est une petite maison d'édition indépendante, quel que soit son type de production, cette crise a été difficile à traverser, mais fort heureusement les mesures d’aides ont globalement permis la survie de cette tranche de l'édition.
Pensez-vous que l’édition indépendante, la publication et la diffusion de la poésie soient menacées ? Qu'il y aura des impacts futurs de cette crise ? 
Je ne sais pas ce que donneront les mois qui viennent par rapport à une crise économique d'ensemble. Le Marché de la Poésie qui vient de se dérouler a été une réussite aussi parce que les lecteurs ont acheté des livres. Mais là de manière générale on s'aperçoit que les prix sont en train de monter énormément et que l'inflation va galopante. Donc je ne sais pas quel va être l'impact de ces données économiques, dans l'avenir, sur les ventes que peuvent effectuer ces éditeurs. Il est évident qu’en ces périodes difficiles on dépense plus facilement pour acheter des produits alimentaires que pour aller vers la culture. Donc en ce cas il risque d’y avoir un impact sur la diffusion de la poésie et sur le travail de ces éditeurs.

 

Périphérie #24, Maison
 de la Poésie/Scène littéraire, De nouvelles écritures. Températeur : Éric Dussert. Avec : Michaël Batalla, Sereine Berlottier, Sophie Loizeau, François Matton, Sandra Moussempès, Cécile Portier.

Mais pour le moment c'est encore un peu prématuré pour le savoir. Il est évident que même si le gouvernement parle de relance économique on s'aperçoit qu’on est en train de commencer à payer le coût de la crise. Espérons alors que cela ne se répercutera pas trop sur la culture d'une façon générale et sur le travail de ces éditeurs indépendants en particulier.
Il faut aussi souhaiter que la crise sanitaire soit passée. Car si on commençait à interdire à nouveau un certain nombre de manifestations culturelles là ça serait un coup dur pour l'ensemble de cette profession. Donc il faut espérer qu’au niveau du Ministère de la Culture et des Institutions Régionales on continue à surveiller avec une grande attention ce qui se passe aujourd'hui et ce qui va se passer dans les mois qui viennent. Parce que je pense que même si ces éditeurs ont l'habitude de vivre une crise permanente, à un moment donné cela devient beaucoup trop !
Le CNL et les régions nous l'avons déjà souligné ont quand même débloqué des subventions pour aider les acteurs du métier du livre, alors certes les dossiers étaient assez complexes à mettre en place mais nous sommes dans un système de bureaucratie et de technocratie qui fait que quand on veut avoir un soutien il y a des dossiers un peu complexes à remplir... Mais ils l'ont fait et de leur côté les institutions ont bien accueilli ces demandes. Elles ont aussi soutenu des manifestations comme le Marché de la Poésie, parce que deux ans sans existence, pour nous, c'était aussi délicat d'un point de vue financier. Ces institutions nous ont soutenus pour que nous puissions continuer mais aussi pour que nous puissions indemniser les auteurs qui devaient participer à des manifestations et qui n'ont pas pu le faire. Parce que nous sommes en train de parler des éditeurs mais il y a aussi tous ces auteurs qui à longueur d'année font des lectures, des ateliers d'écriture, etc…  et qui n'ont pas pu pendant toute cette période faire quoi que ce soit. Pour eux ça a été aussi une période délicate voire encore plus compliquée que celle qu’ont vécu les maisons d'édition.
Vous avez créé les États généraux permanents de la poésie en 2017. C’est le lieu d’une interrogation théorique et pragmatique sur la poésie et sa place dans notre société contemporaine. La poésie est un genre qui est peu représenté dans les grandes chaines de distribution. Le Marché de la Poésie et d’autres manifestations contribuent à la rendre accessible au public, à la rendre visible, et audible. Ces problématiques inhérentes à la crise ont-elles changé cet état de fait ? Quel est l'avenir de la poésie ?

Les Etats généraux de la poésie # 01, Bibliothèque municipale de Lyon La Part-Dieu, 2017.

Nous avons organisé les États généraux de la poésie pour la première fois en 2017. Nous avons essayé de faire un état des lieux de ce qu’il en était aujourd'hui pour la poésie. Puis nous nous sommes aperçus à la fin de cette première année qu’il fallait continuer cette réflexion en tout premier lieu parce que le Marché de la Poésie est un lieu de réflexion autour de la poésie, donc autant utiliser ce cadre pour continuer cette réflexion, avec chaque année une thématique différente.
Et comme le Marché de la Poésie est le lieu naturel de cette réflexion, les États généraux de la Poésie sont devenus permanents pendant le Marché de la Poésie. Cette année nous avions choisi comme thématique « Les finalités du poème ».
Nous nous sommes vraiment rendu compte qu’il y a une réelle demande du public qui vient au Marché de la Poésie, ce qui rassure aussi, car il ne s’agit pas seulement de gens qui viennent acheter des livres de poésie. Ce sont vraiment des gens qui ont envie de réfléchir sur cette poésie contemporaine et sur ce qu'elle apporte dans notre société. La poésie c'est un outil de réflexion permanente sur la société dans laquelle on vit. C’est un regard sur ce monde qui nous entoure. C'est important justement de l’interroger aussi, d’évoquer ce qu’elle est et quel est son avenir. C'est ce que nous essayons de mettre en place depuis maintenant quatre ans. La poésie c'est une parole ouverte à une pluralité sémantique. Est-ce que la place de la poésie va enfin être plus importante ? Je ne me fais pas d'illusions sur ce point, elle sera toujours en marge, mais je pense que la poésie est faite pour être en marge. Ça peut être rassurant autant qu'inquiétant. Mais ce qui serait d'autant plus inquiétant c'est que la poésie devienne un phénomène de mode parce que cela signifierait qu’elle risquerait de changer son fusil d'épaule. Mais je pense qu'on en est loin, ou alors, si la poésie devient un phénomène de mode, c'est que les lecteurs ont changé leur fusil d'épaule et qu'ils ont envie d'accéder à une autre vision du monde.
Bien sûr nous espérons tous que le public et que les lecteurs de poésie soient de plus en plus nombreux avec le temps. Nous faisons tout de notre côté pour essayer d'être la meilleure vitrine possible de ce travail autour d'elle. Nous avons de plus en plus de public et c'est un public intéressé par la poésie. C’est gratifiant pour les poètes et pour les éditeurs. Et effectivement il y avait une très belle fréquentation le week-end de ce dernier Marché de la Poésie, à tel point que nous avons été obligés de fermer nos portes à un moment donné puisqu'on avait largement dépassé les jauges qui sont autorisées pour les rencontres publiques. C’est aussi dû à cette attente de plus de deux années pour que ces rencontres soient à nouveau possibles. J’insiste bien sûr ce terme, celui d'une rencontre, d'une rencontre humaine, d'un échange humain.
Vous savez 38 années d'existence de ce Marché de la Poésie ça n'est pas rien, mais il y a encore énormément de travail à faire pour l'avenir. Donc aux alentours du mois de juin de l'année prochaine nous allons essayer de fixer un cadre qui soit un peu plus habituel et en l'occurrence en 2022 nous recevrons le Luxembourg comme invité d'honneur. Nous essaierons de retrouver les traces de ce que nous avons connu jusqu’à maintenant. Quand nous avons décidé de faire ce marché de la poésie au mois d'octobre sans en avoir vraiment le choix nous avons été un peu inquiets sur les retours que nous en aurions.  Il se trouve que ça a été très positif et tant mieux. Mais en tous les cas nous restons vigilants sur l'avenir et sur tout ce qui reste à construire !

Voici l'émission littéraire L'ire du Dire n°3, diffusée sur Fréquence paris Plurielle 106.3 FM le mercredi 24 novembre 2021. Carole Carcillo Mesrobian reçoit Vincent Gimeno-Pons. Un entretien qui a précédé cette Rencontre "Le marché de la poésie d'après" et en a été le support.

Présentation de l’auteur




Thibault Biscarrat, Joie

A Roya Denise H.

    Les phaleanopsis sont, au matin, odorants ; le soleil, d'une lumineuse caresse, pétrit l'espace de l'appartement. Le pain cuit lentement : il reste, sur le plan de travail, un peu de farine dont la blancheur éclaire, d'en dessous, ton beau visage de femme matinale.

   Nous étions, il y a peu, au réveil, blottis l'un contre l'autre. Nos corps, comme le blé, battus, vannés, serrés. Nos corps pétris : le sel, nos baisers, le levain, nos caresses. Les âmes, forme de notre corps, blutées.

   Une viole résonne. Un tableau mobilise nos regards.

  Le fond blanc, peint sur une toile de chanvre au grain apparent, réfléchit la lumière bien au-delà du cadre : ton visage, la blancheur, la farine. Légères craquelures du pain, du tableau.

  Une suite de couple, figurant une guirlande de fleurs, embarque pour une île. Certains ont cru y voir une progression dans les jeux de l'amour : persuasion, consentement, harmonie. Laquelle de ces femmes serais-tu ? Toutes, au même instant. 

   Les repentirs, les syntagmes corrigés, supprimés : correspondances, harmonies, volontaires répétitions. Le pain, ces lignes, la lumière, nos corps sont périssables. Dans le cadre, la proue est tournée vers le rivage et voilà que tu me souris. L'eau coule sur tes larges épaules, ton bassin étroit, Roya. Denise, l'eau sur ton visage : transparence, douceur, vitalité. Je te lave, l'eau décolle de vastes songes ombragés, cette seconde peau. Tes mains sont fortes, vigoureuses. Elles savent d'instinct les nœuds de mon corps, ta voix connaît les nœuds de l'écriture, Roya.  

  Tes robes sont des fleurs. Nous n'aimerons jamais assez les fleurs. Les fleurs échappent aux yeux des hommes, honteux, peut-être inquiets d'y lire une trop grande fragilité qui serait la leur. Des fleurs : tes robes ont le charme suranné de peintures choisies, de prénoms rares, exquis et ce sont pétales, sépales qui ondulent et soulignent l'élégance de la marche. Denise, jamais nous n'aimerons assez les fleurs.

  Le vin coule allègrement, mais d'un geste précis, retenu, dans l'ovale géométriquement imparfait du verre. Il faut d'abord en observer la robe ou bien peut-être laisser l'un de nos sens en saisir le parfum, les effluves. Ce que tu aimes, ce que nous aimons, ce sont, il me semble, les échos, les accords, correspondances. Choisir un vin c'est exercer son goût. Or le goût est de toutes les opérations de l'esprit peut-être la plus cruciale. C'est à travers le goût que l'on opère des choix, qui nous définissent.

  Les feuilles de chênes, Denise, les taches d'or du soleil, je rêve aussi de fleurs. Je rêve : l'alvéole de feuillage, l'enfant, beau, qui chasse les vipères. Ta respiration, les livres, une rose séchée entre les pages, un herbier, tu es là, ton souffle : genévriers, fougères, hêtres. Je rêve aussi de fleurs. Tu es belle : tes joues, senteur de la pluie, ton cou, le parfum de la rosée, Roya. Tu es là mais tu sais ce que sont les rêves : quelque uns baignés de lumière, d'autres plus frêles, obliques. Roya, ne me réveille pas.

 Ta langue n'est pas la mienne. Dans ta langue, la lune est cerclée de ténèbres : c'est l'aura de l'homme ; le soleil est une femme : astre, chaleur, naissances. Denise, tu dis : « les mots sont source de vie ». Ma voix est la forme de ton corps.

   L'odeur du café et le rituel qui le précède ; nue, ou vêtue d'une simple chemise. A droite, sur l'étagère, en grain, moulure épaisse ou plus fine : arômes de vanille, de noisette, de caramel, c'est selon. Ta main précise, ton souffle régulier. L'eau, la vapeur qui monte de la tasse, les effluves : parfums de forêts, arômes floraux, épicés. Et puis, surtout, nous parlons.

  D'une voix, il faudrait en retenir les inflexions, pouvoir en retranscrire l'accent, les couleurs. Ta voix, donc, est baignée de douceur, et tu as cette façon de faire rouler les sur ton palais, avec joie, comme l'on fait danser un vin sur sa langue. Tu fais fondre ce langage qui, à l'ouest de la Norvège, est souvent bien trop lourd et guttural.

  Les cinq sens, c'est l'amour. Entendre un parfum : tu murmures à mon oreille, je me plonge dans ta chevelure. Je te regarde alors que tu t'effeuilles. Nue, ma main parcours cette géographie. Ta peau a ce goût subtil, tout juste perceptible : légère acidité, quelques notes de sucre, à peine poivrée.

  La juste mesure pour la joie, c'est la communion, puis la distance. Te laisser vivre, séduire : jeux. Puis, instants : il s'agit de protéger notre amour de ce monde. L'amour, principe de délicatesse. Ton corps contre le mien, le mouvement de tes lèvres : dictions, caresses, labiales sonores. Délicat, le moindre de tes gestes. Précis, le rythme tracé sur le papier.

   Dans cette pièce, avec toi, je fais le tour de mon cœur, et c'est un monde que l'on parcourt : chaud, humide continent de tes hanches ; baisers, frais comme neige à tes lèvres ; dunes, sables qui s'élèvent. Je frôle tes lèvres, Denise ; le sang afflue vers mon cœur.

   Le soleil sur ta peau : vent, printemps, peau souple et satinée, lisse. Le silence : langage des fleurs, vols de pollens, pistils parfumés. Le silence, le soleil, être là, Roya. Denise, dans ce verger, sous un pommier, nos mains, baignées de soleil et de silence, enlacées. Je t'aimerai là où ta mère fut abandonnée. Grâce, songes, douceur.

  Mon regard est tout en toi : paradis des sens, souffle de l'air. Dans la nuit sereine un enfant joue, qui chassait les vipères. Dans la nuit, pleine, où l'amour fait se mouvoir les étoiles, ton souffle donne forme, sens à mon corps : paradis du langage, souffle de l'aimée porté à l'oreille de l'amant. Au loin, en contrebas, l'eau de la rivière redit la course des étoiles.

 L'amour, les jeux, la jeunesse : c'est la saison des roses Denise. Le vin au goût agréable, Roya, les bains, les caresses. Les livres traversent les âges ; un chant, qui est doux, s'invite dans ma page.

 Tu m'enseignes la joie Denise : c'est à dire saisir le monde via le truchement des sens. Essence du moi intime, du monde ; analogies, correspondances. Et ce chant, qui est doux, s'écrit sur cette page.

 Des paroles baignées de douceur, dans la lumière et l'amour. Des paroles : délicate douceur ; l'amour : flamme vive parmi les fleurs. Te voilà de dos à la fenêtre, Denise : la pluie s'en est allée.

  La joie c'est aussi s'aimer, au matin, dans la distance : les corps baignés de fatigue, se toucher à peine, apprécier le silence. Puis : regards, ravissement, rires. La joie, Roya, c'est aussi chercher un mot dans un livre : un mot qui relit le chant à l'intime.

 Ton doigt éprouve le grain du papier, puis ta main, éclairée par la lumière diffuse des bougies nocturnes, se promène dans ta chevelure : délassement, mèches défaites, sculptées. Roya ton sourire redit, d'un instant à l'autre, la course du soleil.

  L'amour Roya : secrètes étreintes, distance, enlacements. Dans les livres : un même tronc unit le tilleul et le chêne ; la rose et le cep de vigne enlacés. Dans les livres Denise : ici nous choisirons la distance, nous choisirons le vin, les jeux, nous dirons l'espace où s'accroît l'étreinte ; c'est que nous parlons le langage de l'amour et des fleurs Denise !

  L'amour, c'est être là, Roya ; c'est aussi te laisser vivre, ici, là-bas, dans ce lointain, mais proche, verger d'éclair.

Présentation de l’auteur