Jean Dupont, Avec la mort à bicyclette

 

Précision sur la typographie

         Dans ce texte, les apostrophes sont utilisées pour ajouter ou enlever un « e » muet quand je l’estime nécessaire pour le respect de l’octosyllabe. Lorsque l’apostrophe précède un « e », il est ajouté : « Seul’e le soleil’le nous voit ». Ici, le vers compte 8 syllabes.

Lorsque l’apostrophe au contraire est mise à la place d’un « e » muet qui serait attendu, comme dans : « J’avanc’ toujours au bord de l’eau »

On prononce bien « J’avance » et non « J’avanc », mais on ne distingue pas le dernier « e » comme une syllabe à part entière, on prononce « J’a-vance » en deux syllabes comme à l’oral, et pas « J’a-van-ce » en trois syllabes.

 

∗∗∗

Elza : Passent les jours et les années
Sur leur bicyclette légère
Regarde ta vie s’en aller
Pourquoi vivre

J’ai fait le compte et le décompte
Des quelques moments qu’il me reste
Les deux trois décennies passées
Ce que je pourrais espérer
Et tout ce que je n’ai pas eu
Ce qui n’arrivera jamais
Qui n’arrivera jamais plus
Tout ce que je n’ai pas vécu
Pèse plus lourd je vous le jure
Que les quelques pauvres plaisirs
Retrouvés dans mes souvenirs
Les tiroirs de mes souvenirs
Presque vides
Pourquoi vivre

Pourquoi lutter entretenir
Le jardin où ils ne sont pas
Les fruits pourriront sur les arbres
Seul’e le soleil’le nous voit
Ma jeuness’ qui attendait là
Personn’ personne ne l’a prise
Offerte ouverte à bout de bras
Sur tout’s les branch’s de tous les arbres
Ça fait si mal’e de le dire
Je voulais que quelqu’un m’embrasse
Me délivre
Pourquoi vivre

Maintenant l’été est fini
Les fruits ont pourri sur les arbres
Ça fait si mal’e de le voir
Plus personne ne va venir
Des gens mouraient le ventre vide
Les journaux parlaient de famine
Et tous les fruits pourrissaient là
Offerts ouverts à bout de bras
Oh que tout cela est stupide
Si stupide
Pourquoi vivre

Mon corps est une maison vide
Personne ne se souviendra
Il n’y a pas d’enfants qui rient
Pas de grands-parents qui cuisinent
Le four ne cuit aucune tarte
Et même les araignées partent
Triste triste
Pourquoi vivre

Mon corps est une maison vide
Personne ne se souviendra
Aucun lycéen ne s’y cache
Invite ses amis à boire
Ou passe ses journées à lire
Lorsque l’école le fatigue
Le silence a rongé le bois
Mieux que n’auraient fait les termites
Les gens qui passent devant moi
M’appellent par des noms jolis
Masure Épav’ Bicoque Ruine
Une ruine
Pourquoi vivre

Avec la mort à bicyclette
À bicyclette au bord de l’eau
Retournons donc à la rivière
Où ne passe pas un bateau
Avec la mort à bicyclette
À bicyclette au bord de l’eau
Au bord de l’eau de la rivière
Où coulent aussi les vélos

La vie depuis un bon moment
M’a dépassé sur son vélo
Je ne vais plus la rattraper
Je pleure mêm’ quand il faut beau
Passent les jours et les années
Sur leur bicyclette légère
Regarde ta vie s’en aller
La mort pédal’ juste derrière

Pendant ce temps moi je me traîne
Je me sens ridicule et faible
Et plus que vaincue humiliée
Presque souillée à chaque fois
J’sais pas comment vous expliquer
Que mes deux genoux me font mal
Chaque fois un peu moins vivante
La mort pédal’ juste derrière

Je regarde le défilé
Fusant sur les vélos légers
Des garçons et des jeunes filles
Comme un petit feu d’artifice
Un feu d’artifice vivant
Une giboulée de moineaux
La joie c’est de ne pas comprendre
Le malheur vient bien assez tôt  

Passent les jours et les années
J’avanc’ toujours au bord de l’eau
J’espère toujours rattraper
La vie si il passe un bateau  

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie des « Native American » : Carlos Montezuma, un destin singulier

Porter le nom de Wassaja au minimum vous incite, ou plus, détermine en vous la volonté de jouer le rôle du lanceur d’alerte, puisque wassaja, ce mot en langue Apache, signifie celui qui invite, qui fait signe. Cet Apache Yavapai est probablement né en 1866, et mourut en 1923.

Intellectuel et militant, il cofonda la société des Indiens d’Amérique, et se fit l’avocat des droits civiques pour les citoyens de seconde zone qu’étaient alors et que sont encore dans une certaine mesure, les Indiens aux États Unis. L’histoire de cet auteur n’est pas banale, vous en conviendrez : il fut kidnappé, avec d’autres enfants Apaches,  par des Indiens Pima (beaucoup avaient fait alliance avec les Mexicains et s’étaient tristement illustrés lors du massacre d’un campement d’Apaches, constitué surtout de femmes, d’enfants et d’ hommes âgés, le 30 avril 1871, dans le canyon d’Aravaipa en Arizona, alors territoire mexicain). Les enfants capturés furent échangés  contre des prisonniers ou bien vendus. Quelques années auparavant et dans d’autres régions d’Amérique, ils auraient été tués, et leurs scalps gardés comme preuve afin que les tueurs à gage en reçoivent 5 dollars chaque (un homme en valait 15, une femme 10).  Wassaja fut acheté par un photographe italien, Carlo Gentile, pour trente dollars. Cet homme, qui avait commencé un travail photographique et ethnographique au sujet des Indiens, adopta le jeune Apache, l’éleva comme son propre fils.  Il le renomma Carlos Montezuma, afin de lui léguer son prénom de père adoptif, tout en rendant hommage à l’héritage Indien de cet enfant né près des ruines de Montezuma au Mexique. Wassaja suivit donc son « père » et participa à ses expéditions en Arizona, au Nouveau Mexique et dans le Colorado. Il fut même embauché quelques mois dans la troupe théâtrale de Ned Buntline et Buffalo Bill (the Wild West show) afin d’y jouer Azteka, un fils imaginaire de Cochise (le célèbre chef des Apaches Chiricahua avait eu deux fils : Taza et Naïché, ce dernier combattit aux côté de Geronimo). Wassaja alla ainsi de St-Louis à Cincinatti, de Louisville à Chicago en passant par Cleveland et Pittsburg.
Cultivé, nourri des idées des Lumières, Carlo Gentile s’occupa consciencieusement de l’enfant qui montrait de réelles dispositions pour les études, il lui fit donné une solide éducation, de telle sorte que Wassaja, enfant précoce, à l’âge de 14 ans, fut le premier étudiant Indien jamais inscrit à l’université (University of Illinois d’abord, puis la Northwestern University à Chicago). Il y obtint un diplôme de médecin.  Pendant ces études, en 1883, il fit deux discours remarqués au sujet de la bravoure des Indiens. En 1887 il entama une correspondance avec Richard Henry Pratt, le fondateur du Carlisle Indian Scholl en Pennsylvanie. Pour Pratt, Carlos Montezuma était le parfait exemple de l’assimilation possible et souhaitée des Indiens d’Amérique dans la société blanche. En 1889 Wassaja commença à exercer la médecine et grâce à ses échanges avec Pratt qui avait des connaissances,  il fut embauché par le bureau des affaires indiennes en tant que médecin. Il travailla donc sur plusieurs réserves, mais quitta ces emplois, déçu par la politique des réserves. Il fut alors appelé par Pratt afin qu’il vienne travailler au Carlisle institute, qu’il quitta en 1896. En 1900 il devint le médecin de l’équipe de football Indienne formée à Carlisle, et c’est à l’occasion d’un déplacement de l’équipe qu’il retourna en Arizona où il put retrouver des membres de sa famille, perdus de vue à cause de son kidnapping. 

À cette époque il revit  Zitkala-ša, une Indienne Dakota enregistrée dans les documents officiels sous le nom de Gertrude Simons, qui avait enseigné la musique au pensionnat pour Indiens de Pratt à Carlisle (voir l’article paru dans Recours au poème : https://www.recoursaupoeme.fr/zitkala-sa/). Ayant eu elle aussi l’expérience des pensionnats pour Indiens, elle pouvait partager bien des points de vue avec Wassaja. Une amitié naquit qui semblait pouvoir déboucher sur un mariage puisqu’il y eut fiançailles en 1901, mais en août de cette même année, Zitkala-ša rompit sa promesse et l’année suivante elle épousait un Sioux du nom de Raymond Bonnin. Wassaja en éprouva de l’amertume mais l’amitié perdura et ils luttèrent ensemble en faveur de la cause Indienne. Il décida ensuite de lutter avec les Yavapai pour que fut créée la réserve Yavapai, encore dite Mohave-Apache, de Fort McDowell. 

Carlos Moctezuma, A Boy Named Beckoning, David Baiz.

Il était alors régulièrement en conflit avec le bureau des affaires Indiennes qui ne voulaient pas dépenser d’argent pour l’amélioration des conditions de vie et des infrastructures sur la réserve. En 1904, Wassaja créa à Chicago la Indian Fellowship League, la première organisation urbaine pour aider les Indiens quittant les réserves pour les villes, où ils avaient bien du mal à s’adapter tant les repères étaient perdus, tant le racisme les discriminaient, tant le tissu social à l’Indienne leur manquait. En 1905, Wassaja-Carlos Montezuma était devenu célèbre et reconnu comme un leader politique de la cause Indienne. Il devint le porte-parole des opposants au système des réserves et dénonça les conditions de vie imposées aux Indiens. En 1911, il créa la première organisation Indienne pour défendre les droits des Indiens. En 1916, il lança un mensuel nommé Wassaja, ce magazine devint l’organe de lutte et de diffusion des luttes pour les droits civiques et l’obtention de la citoyenneté pour les Indiens. Il avait d’ailleurs esquissé et proposé un texte de loi à ce sujet, qui ne fut voté et adopté qu’en 1924. Atteint de tuberculose, Wassaja décida en 1922 de retourner vivre sur la terre de ses ancêtres. Il mit en ordre ses papiers, écrits, correspondances, notamment courriers échangés avec son épouse Mary Keller Montezuma-Moore et avec un juriste, son avocat du nom de Joseph W Latimer. Il mourut le 31 janvier 1923 et est enterré au cimetière de Fort McDowell. Ses écrits furent oubliés jusqu’en 1970, lorsque des historiens se penchèrent à nouveau dessus.   

Voici un poème publié dans le dixième numéro du journal The Indian Helper (l’aide, l’assistant Indien) en octobre 1887, à l’intention des élèves pensionnaires au Carlisle institute, un établissement parmi d’autres qui recevaient les enfants Indiens arrachés à leurs familles afin de les « civiliser ». Outre le fait que parler leurs langues maternelles y était interdit sous peine de punition, il se trouve que désormais les scandales ont éclaté, et l’on sait officiellement combien ces enfants y étaient maltraités, abusés, affamés… beaucoup y sont morts, tous en sont sortis avec des traumatismes qui les ont handicapés, eux et les générations après eux. Wassaja ne refusait pas l’assimilation en tant que telle, mais il déplorait la maltraitance, les moyens qui étaient censés parvenir à intégrer les Indiens à la nation américaine, mais qui ne les préparaient qu’à des rôles subalternes de valets, de domestiques pour les « blancs », qui les humiliaient et leur inculquaient la haine de soi, la honte d’être Indiens. Le poème chante l’entraide, car sans parents pour les consoler, sans affection aucune prodiguée par les adultes autour eux, les enfants ne pouvaient que compter sur leurs valeurs tribales, ou bien encore celles chrétiennes qui leur étaient inculquées (bien souvent sans être respectées), pour supporter cette situation carcérale.

A SERMON IN RHYME

If you have a friend worth loving,
   Love him, yes, and let him know
That you love him, ere life’s evening
   Tinge his brow with sunset glow.
Why should good words ne’er be said
   Of a friend till he is dead ?

 

If you hear a prayer that moves you
   By its humble pleading tone,
Join it. Do not let the seeker
   Bow before his God alone.
Why should not your brother share
   The strength of « two or three » in Prayer ?

 

If you see the hot tears falling
   From a sorrowing brother’s eyes
Share them. And by sharing,
   Own your kinship to the skies.
Why should one be glad
   When a brother’s heart is sad ?

 

 

If your work is made more easy
   By a friendly helping hand,
Say so. Speak out brave and truly
   Ere the darkness veils the land.
Should a brother workman dear
   Falter for a word of cheer ? 

 

 

Scatter thus your seeds of kindness,
   All enriching as you go,
Leave them. Trust the harvest giver,
   He will make each seed to grow ;
So untill its happy end,
   Your life shall never lack a friend. 

 

 

Un sermon rimé

Si tu as, digne d’être aimé un ami
   Aime-le, et fais lui savoir, oui, 
Que tu l’aimes, avant que le soir de la vie
   Teinte son front de la luisance vespérale.
Pourquoi ne jamais prononcer de belles paroles
   Avant la mort d’un ami ?

 

 

Si tu entends une prière dont le ton 
   Humble et implorant t’émeut
Participe s’y. Ne laisse pas le suppliant
   Se courber seul devant son Dieu.
Pourquoi empêcher ton frère de partager
   La force de la prière à « deux ou trois » ?*

 

 

Si tu vois de chaudes larmes rouler
   Des yeux d’un frère chagriné
Partage-les. Et par le partage,
   Possède ta parenté avec le ciel.
Pourquoi être enchanté
   Quand le cœur d’un frère est affligé ?

 

 

Si ton travail est rendu plus facile
   Grâce à l’aide d’une main amicale,
Dis-le. Exprime-toi avec courage et franchise
   Avant que l’obscurité ne voile la terre.
Un frère de travail qui t’est cher 
devrait-il chanceler faute d’une parole de réconfort?

 

 

Donc disperse tes semences de gentillesse,
   En même temps que tu vas, toutes s’enrichissent,
Abandonne-les. Fais confiance au Donneur de récolte,
   Il fera croître chaque graine ;
Ainsi, jusqu’à l’heureux dénouement,
   Ta vie n’aura jamais manqué d’un ami. 

 

* Matthieu 18 :20 : For where two or three are gathered in my name, there am I among them.” (Car là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux.)

∗∗∗

Voici un deuxième poème écrit par Wassaja, intitulé Changing is not vanishing : Changer n’est pas disparaître

Qui dit que la race Indienne disparaît ?
Les Indiens ne disparaîtront pas.
Les plumes, peinture et mocassin disparaîtront, mais les Indiens : jamais !
Aussi longtemps qu’il y aura une goutte de sang humain en Amérique, les Indiens ne 
     disparaîtront pas.
Son esprit est partout ; l’Indien d’Amérique ne disparaîtra pas.
Il a changé extérieurement  mais il n’a pas disparu.
Il est industriel, commerçant, participant au monde ; il n’a pas
     disparu.
Où que vous voyez un Indien défendre le standard de sa race, vous voyez
     l’Indien—il n’a pas disparu. 
L’homme, qui est en l’Indien, est ici, là-bas et partout.
La race Indienne disparaît ? Non, jamais ! La race vivra et prospérera éternellement. 

Who says the Indian race is vanishing ?
The Indians will not vanish.
The feathers, paint and moccasin will vanish, but the Indians,—never !
Just as long as there is a drop of human blood in America, the Indians will not
       vanish.
His spirit is everywhere; the American Indian will not vanish.
He has changed externally but he has not vanished.
He is an industrial and commercial man, competing with the world ; he has not
       vanished.
Wherever you see an Indian upholding the standard of his race, there you see
       the Indian man — he has not vanished.
The man part of the Indian is here, there and everywhere.
The Indian race vanishing ? No, never ! The race will live on and prosper forever.

 

 

C’est sur cette espérance, cette profession de foi que se termine cette présentation d’un auteur  redécouvert il y a peu, dont la vie est digne d’un roman, et qui symbolise toutes les vies rudes et bousculées d’Indiens d’Amérique qui ont réussi, à la fois dans le monde occidental et dans leur monde tribal. Wassaja fait donc figure d’exemple, et de modèle à bien des égards.

Carlos Montezuma, Changer n'est pas en train de disparaitre,




Adeline Raquin, La Chambre hexagonale et autres poèmes

La Chambre hexagonale

    Dans ma chambre hexagonale, haut perchée dans le ciel, s'est tapi entre les draps, un animal à l'humanité incertaine. Empêché de marcher, ses jambes garrottées se cachent sous le satin frais.

    Dans ma chambre aérienne, belvédère de solitude, on trouve mon corps déposé sur un lit moelleux. Au nadir du ciel, je me laisse écraser sous le poids de la pesanteur et de l'espace, des poussières d'étoiles et des sphères célestes. Je laisse la nuit sans fin de l'univers dessiner les contours de mon être, peser de toute son ombre jusqu'à la limite de mes cheveux ébouriffés, de mes crocs brillants aiguisés.
    Allongée comme un gisant dans sa chambre de cathédrale, les membres doucement s'enfonçant dans leur matelas marmoréen, je contemple, hébétée, sur les poutres et les linteaux vermoulus des graffitis hiéroglyphiques. Leur fine calligraphie exalte un mystère fallacieux, mirage d'un langage fuyant qui se love entre les stries du bois veineux.

    Dans ma chambre hexagonale, les fenêtres sont ouvertes.
    Y entrent l’autan et l’aquilon, le vent mouillé et la brise sèche qui râpe l’esprit jusqu’à le faire tournoyer en volutes d’élytres, tourbillons de copeaux de nacre projetés.
    Chaque objet, immobile en sa part d'ombre, est entouré de leurs souffles gras, et s'anime, frappé du reflet de leur éclat. Les vents déposent sur leur surface lisse une kyrielle de gouttelettes, pellicule moussue où se condensent les saveurs et senteurs de chants lointains, d’échos galopants, messagers perdus de terres immenses qui frappent d'étonnement l'oreille et réveillent le corps impatient. Tension de la bouche qui salive. Soif d'une aigreur inconnue.

    Il suffit de fermer les yeux pour que des mondes entiers projettent leur image dans la petite chambre, pour que ses parois se peuplent du cri des hommes dans le murmure des vents.
    On se les crèverait même, ses yeux, pour enfin voir. Pour enfin voyager, être ailleurs : marcher, trotter, voler. Être ailleurs à toute allure, ailleurs les pieds libres et le visage au vent.
    On se couperait même le souffle, pour se faire croire qu'on court sur la route, à perdre haleine, qu'on va rater son train, que le temps nous importe, qu'on va quelque part.

    Mais dans la chambre hexagonale, les cinq murs restent solidaires et la vie ne pénètre qu'à coup d'éclats de voix.
    En bas, au loin, on s’époumone. Jusqu'au dernier souffle. Vivant.
    Ici, dans la resserre, cave des nuages, caveau des vents, on camphrerait l'univers pour suspendre le temps.

∗∗∗

INSTANTANES BUCOLIQUES

Maison 1

 

    Il y a un poney et une balancelle sans coussins. Les herbes sont hautes. Elles donneront des graines aux oiseaux.

    Il ne manque qu'un enfant. Une petite fille. Elle ne naîtra jamais.

    C'est une vieille maison au milieu des pâturages. Les fenêtres aux volets rouges sont entourées de briques. Et dans l’œil vitreux du poney s'impriment furtivement l'image des carcasses de voitures, le chancre de la tôle rouillée.

    Le poney traverse la cour cabossée, patauge dans la boue jusqu'à la remise et s'ébroue en un souffle au milieu des odeurs de métal chauffé.

    Au dehors, les ornières recueillent l'eau glauque du ciel délavé et cireux.   
    L'enfant ne viendra pas. Qui le pleure désormais ?

 

L'Arbre 1

 

    Sous les noyers, on s'enrhume.
    Assieds-toi et tu verras.

    Tu les connais, ces chemises à carreaux, toutes trempées de sueur. Elles sont légères mais avec elles on va aux champs. Et c'est août.

    Mais si tu vas sous le noyer tu verras.   
    Tu attraperas la mort c'est sûr.

    Les vieux travaillent en pantalon. Les jeunes un short court, un T-shirt. Les jours sont longs, les jours de la moisson. Et c'est août et le soleil donne.

    Mais si tu vas sous le noyer, tu verras,  
    C'est sûr tu attraperas froid.

    Le grain se déverse dans la remorque en cascade. Il tape la tôle puis le bruit devient sûr et délicat.  
    Comme le temps passe et comme août s'égrène.

    Ne va pas sous le noyer.
    Tu attraperais froid.

 

Ferme 2

 

    Le meuglement des bêtes. C'était pour la Saint-Jean. Le meuglement des bêtes volait haut, déchirant.    
    Une fumée épaisse. Le fracas des tôles. La lune qui aimante les flammes rouge et jaune.

    On crie. Les hommes, les bêtes. On crie. On ne sait plus.
    Comment courir ? Les sabots, les veaux.
    Comment sortir ?
    Et l'air qui alourdit le poitrail
    qui, traître, vendu,
    étoile les poumons de grenaille.

    On crie. On ne sait plus. 
    où sont parties les bêtes que les murs ont retenues.

∗∗∗

EGAREMENTS LYRIQUES

Double voyage

 

Quoi de plus merveilleux
que le monde
qui reste coi dans sa rudesse profonde et qui
tout à coup se déplie
se déploie en tant de mystères que le langage n'y pourra rien
que les mots si polis et si rangés
si précis n'y suffiront pas.

Un autre voyage commence alors au creux des sons et des songes
Il faut racler les mots, les tanner à revers, les évider
pour que dépecés, écharnés de leur présence soyeuse
l'écho de leur fureur clame avant de disparaître
un monde
dont la trace haletante ne perdure
que dans le râle du vent.

 

 

Présentation de l’auteur




Chiara Mulas, la poésie et l’expérience du terrible

Une flamme – c’est la première idée qui m’est venue quand j’ai rencontré Chiara Mulas. Née en 1972 à Gavoi Sardaigne-Italie, diplômée à l’académie des Beaux-arts de Bologne, elle est  parmi les plus représentatives et inventives de l’art-action du XXI siècle, et présente en ouverture des Journées Poët-Poët, le seul festival international de Poésie des Alpes Maritimes, qui s'est déroulé  du 19 au 27 mars. 

Un flamme brune aux yeux immenses – profonds et vifs, chaleureux, et interrogateurs. Une flamme vêtue de noir comme un signe calligraphique – menue dans la grande salle où sont exposés les autoportraits de son travail de confinement : CORONAMASK.
Des portraits un peu plus grands que nature, où son visage est caché/montré sous des assemblages d’objets hétéroclites, composant des sortes d’allégories en écho aux événements de chaque jour – des fleurs, des oiseaux, des objets du quotidien – une série intrigante, dont parle fort bien Serge Pey dans le livre qui lui est consacré. Des masques tendres, cruels, ironiques, qui détournent le sens et l’usage. Un geste qu’ont bien compris les enfants qui, la veille, ont participé avec elle à l’atelier de création qu’elle animait. L’un d’eux, dit-elle, avait apporté des balles de fusil de son père – et il avait écrit le mot PAIX sur son masque en les utilisant.

Corona mask, de Chiara Mulas
chez maelstrÖm reEvolution, 
présentation de Serge Pey

Chiara Mulas présente pour le vernissage de cette exposition un hommage à Pier Paolo Pasolini, dont c’est très précisément la date anniversaire : 1920-2022 : sur une bande son composée de musiques traditionnelles s’avance en robe blanche comme un aube celle que je voudrais nommer officiante, tant est solennelle et ritualisée la performance. 

Cette robe affiche le visage répété de Pasolini comme un tablier qui la recouvre, et Chiara impassible porte dans sa bouche une rose. A son poignet, un bracelet comme en portent les couturières, avec un coussin rouge hérissé d’épingles, qu’elle saisit une à une d'un geste hiératique, pour accrocher sur les bouches du poète les pétales qu’elle arrache à la rose qu’elle tient dans sa bouche. Les gestes sont lents, amples et emplis de respect. Les derniers pétales sont posés sur les yeux de Pasolini, clos eux aussi, et l’officiante quitte la robe comme on sort d'une chrysalide, réapparaît en signe noir, et berce ce corps absent contenu dans la dépouille aux visages du poète – exovie qu’elle vient de quitter, en chantant une rauque mélodie – une « ninanana » sarde réservée aux naissances et aux morts...

Chiara Mulas, "ex voto pour Pier Paolo Pasolini", La Gaude, 5 mars 2022, Les Journées Poët-Poët

Voici les mots qu'elle a bien voulu confier à Recours au Poème pour parler de son art : 

Artiste aux multiples facettes, tu as des pratiques artistiques très diversifiées - quels sont les éléments de ta formation, et les rencontres, qui t’ont amenée aux types d’expression artistiques que tu pratiques et présentes? Quels liens établis-tu entre ton travail et la poésie?

Je suis à la base une artiste plasticienne et aussi une ouvrière. Je me suis formée à l’Académie des Beaux Arts de Bologna en Italie où je travaillais dans une usine.

Mon ancien professeur d’art plastique de l’époque avait débuté son premier cours en disant : ce n’est pas l’Académie qui fera de vous des artistes! Il avait raison car le chemin de l’art est avant tout un parcours intérieur, une expérience avec le sacré, qui dialogue à la fois avec l’invisible et la réalité du monde avec toute sa complexité.

Dans mon travail j’aime mélanger différents média : vidéo, photo, installation, dessin, enregistrement sonores et plus rarement du texte.

Dans mon parcours, la rencontre avec Serge Pey avec lequel je partage ma vie personnelle l’Art e la Poésie-Action, est fondamentale. Mon travail avec Serge est un poème dont l’espace de réalisation est écrit à deux main. Ensemble nous mettons en place des rituels, dans lesquels le mots, les images , les actes permettent d’écrire un autre poème qui s’échappe de la page blanche. C’est un dialogue permanent avec l’invisible du poème, qui se nourrit de la réalité qui nous entoure, même si celle ci n’est pas toujours un poème.

Extraire la poésie du quotidien pour la faire exister en tant que poème c’est un acte nécessaire pour mettre sur un autre plan la réalité de notre monde.

Mes « performances » sont des poèmes en action qui parlent au monde, qui le questionnent, qui le dénoncent. Parfois le choquent, parfois l’enchantent, souvent servent à le faire comprendre d’une autre manière en déplaçant le point de vue.

Dans mon travail certains thèmes de dénonciation sociale reviennent plus souvent, par exemple le corps de la femme au centre des conflits, la femme et la religion, le corps de la femme en tant que corps politique etc.. Je mets aussi en avant toute mon indignation face au traitement des sujets les plus démunis, fragiles et stigmatisés au sein de notre société dite moderne en lui rendant hommage. Nous sommes confrontés au quotidien à toute sorte d’injustices sociales, au racisme, à la violence, à l’exclusion. Face à la folie de ce monde malade, le devoir de l' artiste est aussi de donner voix aux invisibles et aux oubliés. Une autre thématique centrale de mon travail en lien avec la poésie, est celle des rituels liés à la mort. Mon point de départ est toujours la culture sarde à travers laquelle je parle au monde, comme dans le sacrifice des vieux, la « Faida » et l’euthanasie rituelle. Ces deux dernières étroitement liées à la poésie, avec les femmes qui improvisent les chants pendant les cérémonies funèbres. Il faut aussi dire que en Sardaigne le poème accompagne chaque instant de la vie, de la naissance, à la vie quotidienne, les fêtes et la mort.

Tu soulignes - et c’est évident dans les performances que j’ai pu visionner tout comme dans celle à laquelle j’ai assisté - l’importance de ton enracinement culturel/géographique : peux-tu préciser en quoi cette culture nourrit ton travail? De quelle façon, selon toi, la mythologie, l’histoire, éclairent le présent à travers ton art?

Je suis née en Sardaigne, une île au centre de la Méditerranée.

Cette magnifique terre, conserve encore aujourd’hui ses traditions anciennes liées à sa position géographique, sa conformation géologique et son histoire entre domination et résistance face aux peuples envahisseurs qui se sont succédés au fil des siècles.

Sa condition insulaire a forgé le caractère de ses habitants, confrontés à un territoire parfois âpre et montagneux, dur à cultiver surtout dans le centre de l’île, nommé la Barbagia, où seulement l’élevage des chèvres et des moutons était possible. C’est donc cette culture agro-pastorale qui a bercé et nourri mon imaginaire, fait de mythes ancestraux, de médecine populaire, de superstitions, de traditions et coutumes entremêlés de religion catholique et animisme, dans un syncrétisme magique mystérieux et riche de sagesse populaire.

C’est dans ce contexte géographique et culturel que je puise mes idées pour créer mes performances, mes vidéos, mes tableau vivants, et mes oeuvres plastiques.

Je plonge les mains aiguës de ma modernité dans la culture sarde et je la mets en relation avec la réalité du monde contemporain, pour établir un dialogue qui contient un message universel.

La forte relation avec la nature qui est particulièrement présente dans mes vidéos, est étroitement liée à ma géographie natale. Je suis très attachée à ma terre et sa culture, c’est comme une valise intérieure invisible que je porte partout sur mon chemin de vie.

Les peuples des « périphéries » du monde ont beaucoup à nous apprendre, surtout aujourd’hui en pleine globalisation, où il faut retrouver le chemin de la singularité et de l’authenticité et bien d’autres valeurs perdus, que je retrouve encore dans la culture sarde qui essaye de résister face au bouleversement du monde moderne.

Dans ton travail, le visage, la rose rouge, les épingles…forment une constellation « lexicale » qui revient et qui marquent plusieurs des photos de CoronaMask, cadrées comme des clichés de photo d’identité - peux-tu nous parler de ce vocabulaire qui « signe » tes créations? Et nous expliquer aussi la façon dont est né pout toi le projet CoronaMask et la façon sont tu l’as mené?

Mettre un poème en action est pour moi une façon d’exprimer l’urgence de dire. Oui : de dire, mais en images, comme une phrase écrite sous forme de rébus. Le mystère et l’énigme d’une action sans texte, interroge et au même temps offre une multitude de clefs de lecture à celui qui la regarde.

C’est toujours un dialogue avec l’inconnu.

La poésie d’action me permet de réunir en un seul temps-espace plusieurs fragments de mon univers. Je travaille souvent sous forme de rituel, dans lequel une certaine ligne esthétique et unité de couleurs sont présents. Par exemple le choix du noir, du blanc et du rouge ou l’élection de certains objets que j’utilise de manière différente selon l’intention.

Un poème d’action nécessite certains « ingrédients » avant d’être mangé. J’aime bien la formule de la recette de cuisine, car le travail d’artiste comporte aussi une partie artisanale, faite à la main.

Les « ingrédients » que j’utilise dans mon travail d’action et aussi plastique, sont souvent issus du quotidien ou d’un magasin de bricolage, bien sur d’un fleuriste..! J’aime détourner les objets en les faisant exploser de sens, c’est là que quelque chose d’inattendu peut intervenir et c’est magique.

La poésie d’action génère une autre vision du monde et dévoile le sens caché des choses.

C’est l’éclatement d’un morceau de réalité qui soudain produit du sens, là ou ne l’attends pas. La poésie d’action doit être toujours un art critique, qui permet de montrer la beauté du monde et aussi sa monstruosité, à l’image de l’être humain.

Dans la série CoronaMask, j’ai procédé de la même façon. Face à cette situation inédite qui a bousculé le monde entier, j’ai ressenti l’urgence de dire à ma manière, toute mon indignation vis à vis de la gestion politique et sanitaire catastrophique.

Suite à la décision d’un premier confinement et à la pénurie de masques de protection, j’étais tellement furieuse et désemparée que j’ai décroché du mur mon masque traditionnel sarde de « Su Boe » et je l’ai endossé en prononçant la phrase «  pas de masques en pharmacie? pas de souci!.. ».

Ensuite cette phrase est devenue le leitmotiv qui a accompagné les 56 jours du confinement qui ont suivi, un masque par jour réalisé dans l’espace réduit des toilettes, avec les objets diverses et varié présentes dans mon appartement. Dans cette situation anxiogène, bombardée d’info contradictoires et trompeuses où tout le monde est devenu « l’expert » sauf les vrais scientifiques, j’ai détourné tous les objets à ma disposition en réalisant un dialogue critique avec l’hystérie des information toxiques de tous les jours. Mon corps en première ligne comme support pour donner voix à ces masques indignés comme des drapeaux politiques. Ce travail en forme d’autoportrait ou de selfie a voyagé sur FB, soutenu par des centaines de personnes qui l’ont suivi au quotidien, a été publié aux éditions Maelström ReEvolution.

J’avais évoqué à propos de tes performances un lien avec un certain « théâtre de la cruauté » tel que le concevait Antonin Artaud, qui le définissait comme « souffrance d’exister » et non cruauté envers autrui. C’est qui m’avait vraiment frappée dans le geste des pétales épinglés sur la bouche de Pasolini, mais plus encore dans d’autres performances comme « Agnus Day » (jeu de mots interlinguistique entre "day" , le jour, et "dei", le "dieu" latin) - Que peux-tu nous en dire?
L’art que je pratique n’appartient pas au divertissement, ni au spectacle, encore moins au théâtre car je ne répète jamais et je prends toujours le risque de me planter.

Je suis du côté de Guy Debord, d’Artaud, de l’Actionnisme Viennois, du Living Théâtre, de Pasolini..J’aime le travail de Ana Mendieta, Chris Burden, Regina José Galindo, Piotr Pavlenski, Gina Pane, Joseph Beuys etc..pour en citer quelques uns.

Face à la violence du monde, mon travail s’inscrit dans un espace rituel et convoque une violence symbolique comme un exorcisme, une guérison, une réparation.

J’invente à chaque fois un dispositif d’offrande ou de sacrifice pour dévoiler la face cachée des choses. Pour inventer cette langue qui m’est propre je dois avant tout l’arracher, comme dans l’hommage au mythe de Philomèle. Dans mon art je mêle les pratiques artistiques et cérémonielles archaïques de mon peuple à une nouvelle modernité que j’invente.

Quand je filme mon copain berger en Sardaigne, qui tue et écorce l’agneau de Pâque pour rendre hommage à Pier Paolo Pasolini, c’est pour parler d’un Christ parmi tous les Christ du monde.

Quand je berce un agneau piqué de seringues, j’évoque l’Agnus Dei de Zurbaran mais aussi le bouc émissaire des douleurs de notre monde. L’agneau écorcé est l’homme contemporain torturé et avili qui, comme dans le passé, porte le témoignage de notre souffrance.

.

"ex voto pour Pasolini", La Gaude, mars 2022

"Agnus Day", Villasor, Sardaigne, 2009

Je voudrais aussi parler de l’extraordinaire performance de « la langue arrachée » dont je n’ai vu qu’une captation qui m’a marquée par sa « tranquille violence » pour utiliser un oxymores qui, pour moi, retrace la violence invisible qui nous prive de la légitimité de parole. On perçoit un très fort engagement de ta part - veux-tu nous en parler?

J’ai réalisé cette action pour célébrer le texte théorique « La Langue Arrachée » de Serge Pey.

Le mythe de Philomèle est pour Serge, le mythe constitutif de sa thèse sur l’histoire de la poésie dans laquelle il parle de sacrifice du langage. La notion de sacrifice est bien présente à plusieurs niveaux dans cette légende dramatique, rapportée par les auteurs grecs.

Dans sa thèse, Serge mets en avant plusieurs convergences expliquant les relations complexes entre écriture et réalité.

Dans mon action j’ai reconstitué l’histoire de Philomèle avec des gestes, des objets et des images qui évoquent toute la symbolique du mythe.

Quand je fais une action, ce n’est pas moi qui est en « scène », c’est une autre moi. Je suis toujours dans un état « autre » qui demande une grande concentration. je suis présente tout en étant absente car je me trouve dans un espace sacré qui est celui du rituel. Dans cet espace, la notion du temps, les gestes et tout ce qui m’entoure y compris les spectateurs, sont « suspendus », tout en laissant l’ouverture à l’accident, à l’imprévu, qui peut surgir à tout moment.

La violence tranquille que tu évoques est celle de Philomèle, mais aussi celle du cri de Dada après le massacre de la Première guerre Mondiale, c’est le cri d’une gueule cassé qui ne peut proférer un mot.

Dans le contexte actuel, l’art, la poésie, peuvent-ils être « utiles » : c’est le sens que nous donnons à notre revue, comme « recours » au poème - y a-t-il encore une possibilité de « recours à l’art » ?

L’humanité est malade. Il suffit d’observer ce qui se passe ces derniers temps, sans vouloir retracer l’histoire de l’homme depuis sa préhistoire, entre la pandémie, la guerre et pas seulement celle en Ukraine, et la barbarie qui s’étend au monde entier. Nous sommes en train de perdre notre humanité, confrontés à la monstruosité du monde que nous avons engendré. La pulsion de mort est très forte et nous sommes tous en quête du sens et de spiritualité. L’art comme le poème appartiennent à un espace sacré qui n’a rien à voir avec le religieux mais plutôt avec l’animisme. C’est ce lien perdu avec la nature qui peut nous réconforter. Je pense que oui, nous avons la possibilité d’un recours à l’art et au poème en tant que forces réparatrices et de guérison. Si nous avons perdu la boussole, le poème va nous indiquer le chemin.

Ce chemin qu'indique la "poésie-boussole," c'est peut-être cette photo qui l'illustre le mieux : cette rencontre autour du corps absent du poète, l'échange amoureux de deux enfants porteurs de l'avenir du verbe et du monde,

avec ma gratitude à Chiara Mulas pour ses réponses et sa patience.

découvrir Chiara Mullas sur son site : http://chiaramulas.fr/#Home

Présentation de l’auteur




Alexandra Anosova-Shahrezaie, La petite utopie anarchiste

La petite utopie anarchiste est le deuxième recueil d’Alexandra Anosova après Roman ! (Le Coudrier 2021). Cette suite de poèmes - introduite par la photo d’un aéroport désert aux avions immobilisés sur le tarmac - nous fait entrer dans une écriture singulière à plus d’un titre.

Qui écrit ? Est-ce l’auteure ou cet étrange personnage nommé Balthazar qui apparaît dans le scénario de courts métrages et dont nous ne saurons rien d’autre que sa tenue vestimentaire (un t-shirt Nirvana, un jean troué, des baskets et un blouson), et qu’il fume des Camel et boit du Nescafé. Mais ce qui nous intéresse, c’est son activité : il écrit, et son texte s’intitule… La petite utopie anarchiste !

Une mise en abîme cinématographique qui ouvre, en noir et blanc, le gouffre de notre vacuité, dans une insolente invitation au voyage au cours d’un déplacement d’un bar à l’autre dans une ville traversée d’aubes pâles, de vent froid et de visages « semblables à des tasses blanches vides / empi­lées sur la machine à café ». Images d’un désenchantement. Une utopie que l’auteure qualifie de « petite », mais une utopie tout de même… Car c’est sans compter sur les mots du poème qui comblent les vides et permettent de dépasser la réalité.

la vie doit donner envie
de vivre
et plus je vis
plus j’en suis convaincue

Alexandra Anasova-Shahrezaie, La petite utopie anarchiste, Éditions du Cygne, 2022, 60 pages, 10€.

L’anarchie y est douce et le ton ironique, et si la poète évoque quelque infraction aux règles, comme fumer sous une pancarte où est écrit: « il est interdit de fumer ici », les armes se désarment et, plus qu’une incitation à une quelconque révolte,  le qualificatif est davantage synonyme de désordre (d’une chambre), d’amoncellement disparate de bouts de poèmes, d’hétérogénéité des activités et centres d’intérêts, d’idées incongrues et d’images qui se télescopent à partir de la polysémie des mots…

je suis allée au Louvre 
revoir la Joconde
au bout de la salle
de la peinture italienne
j’ai remarqué que la peinture du plafond
se décalait en plusieurs endroits
et ils sont même pas fichus
de repeindre le plafond
me suis-je dit
et sous le même toit
la Joconde souriait
divinement
je-m’en-foutiste

Certes, une révolte a bien lieu, mais à l’intérieur de soi-même, dans le regard porté sur les dissonances, sur l’écart entre les choses (le propre du regard poétique). L’évidence n’est jamais certaine. Ainsi est-il possible de percevoir la beauté, de rêver, d’aller jusqu'à la boulangerie du quartier comme si on allait sur une autre planète, de prendre conscience que le bonheur n'est ni dans la richesse ni dans la jeunesse « j'ai dix ans j'ai cent ans je m'en fous de l'âge que j'ai » nous dit l'auteure.

La beauté de l'homme 
c'est sa capacité 
à proposer un monde nouveau 
de chaque cellule de son corps 
c'est dans son regard

Dire que mon corps est matière et dire qu'il est image, c'est exactement la même chose, écrit Bergson. Une affirmation que ne dément pas ce livre dans lequel l’image est primordiale. Un livre qui montre les similitudes entre la fiction et le réel de la vie quotidienne et nous dévoile la beauté au sein de la banalité, le désir de renouveau au cœur d’un automne triste et gris, et la liberté vécue comme une « évolution ».

Mais on ne saurait parler de cette Petite utopie anarchique sans mentionner la forme choisie par l’auteure. On peut même dire qu’elle est essentielle. En effet, nous avons en main un ouvrage qui repose sur des fondations habilement structurées, un livre séquentiel constitué de vingt-quatre poèmes ponctués de cinq courts métrages de dix points chacun (excepté le dernier), qui s’enchaînent sans ponctuation, (seule la majuscule en caractère gras introduisant chacun des textes indique une nouvelle scène). Faut-il y voir une volonté de dépassement de l’anarchie par la création ?  La dualité de l’art et du chaos ? Il ressort de la lecture une incontestable unité elle-même génératrice de liberté. L’auteure élabore son recueil en jouant avec les effets spéciaux : elle change de cadrage, élargit les champs, zoome sur un sourire, use de contrastes et de contre-plongées, de flash-backs aussi :

Quand j’étais enfant
j’allais à l’école
où on nous obligeait à écrire
avec des stylos à plume
à l’encre bleue
je haïssais l’école
je haïssais l’encre bleue
l’encre bleue était trop pâle
mes mots perdaient tout leur poids

La langue elle-même change de registre, des phrases anglaises s’invitent au cœur de la langue française, l’atmosphère parfois tendrement mélancolique échoue dans la trivialité de constats dérisoires et désenchantés… le langage y est le plus souvent familier et populaire « mon langage est pauvre/pour dire à quel point je l’aime » écrit Alexandra Anasova.

Et si l’on ne sait pas à qui elle s’adresse quand elle dit « tu » (un tu tantôt féminin, tantôt masculin, qui pourrait être parfois le lecteur lui-même), il s’agit aussi et surtout de cet étrange Balthazar (son double ? Ne dit-il pas : Je déconne. Ça parle de moi. De rien d’autre que de moi… » et ce sont ses derniers mots. ) Car le livre s’achève sur le cinquième court-métrage, différent des autres car il se présente sous la forme d’un dialogue entre l’auteure et Balthazar.   Et ces dernières pages sont une révélation : un avion décolle tandis que la poète entre et se fond dans ce livre-film qui se boucle sur lui-même et où le mot « fin » invite à tout relire…« C’est la fin, mais vous pouvez recommencer. » 

 

Présentation de l’auteur




vasyl makhno, Quatre poèmes ukrainiens

Ces poèmes ont été  traduits  de l'anglais par Marilyne Bertoncini. Le premier a été publié sur le site de poésie en ligne Jeudi des mots.

 

∗∗∗

MON PÈRE 

vous savez, mon père avait le même âge que John Lennon
quand John chantait, c'était des batteries qu'il serrait
et le week-end, il en attachait lui aussi, comme mécanicien automobile
quelque chose se cassait toujours - les bougies pleines de gaz tombaient en panne
Les Beatles s'envolaient pour l'Inde - les hivers passaient
et les enfants des fleurs rompaient des tiges et des strophes

 vous savez,  une petite ville : quelques voitures – la mairie – la place du marché
des pavés posés au fil des siècles comme des vers rimés
les vitres des immeubles vibrant comme un déca de violon
fin des années 50 : les enfants de la guerre - une génération abîmée
en  manteau de laine et bottes en caoutchouc à hauteur de genou
debout à l'arrêt de bus c’était ma mère - une étudiante

vous savez,  ces écoles de musique  : accordéon guitare ou dombra1
la musique exige un sacrifice comme un don
l'école d’orchestre dans une ancienne synagogue
maintenant convertie en club de district - chauffée par un poêle à pétrole
dans son tout nouveau "hazon"2 en tirant sur sa cigarette -
mon père attend ma mère - au coin de la rue

après quelques années, n’est-ce pas, leur mariage raté s'est effondré
la musique avait soudainement changé – je grandissais et grossissais
John qui avait épousé Yoko poussait des foules de hippies
à chanter sur les fleurs - changeait sa garde-robe et son style
se faisait pousser la barbe/moustache comme un prophète dans la nature
séduit par la liberté et les gauchistes

vous savez, cette petite ville changera aussi quand des unités
militaires occuperont la caserne aviateurs et brancardiers
les recrues de printemps et d’automne aussi cycliques que les saisons
chanteront les chansons de John : à propos d'hier et d'avant-hier
sur l'amour non partagé - seul et en chœur -
sur  tout ce qui passe

vous savez, au coin de la rue où mon père attendait ma mère
la musique n'a pas changé elle sonne pareil pour moi
et j'entends cet orchestre qui joue faux
et John gisant sur le trottoir - abattu à New York -
avec ses lunettes noires désormais  Yoko vieillie
Et la musique pas plus que le divorce, je ne les comprends

vous savez, mon père avait le même âge que John Lennon
Je le vois jeune homme accélérant dans la cabine de son "hazon"
pendant que ma mère au coin de la rue l’attend en fredonnant "Let It Be"
c'est sa nana et il se dépêche de voler
il ne leur reste qu'un bref instant - en fait, le temps de cligner des yeux
mais leur musique et la musique des Beatles resteront avec moi

 

∗∗∗

SIGHETU MARMATIEI


A Sighetu Marmatiei l'odeur des pommes verreuses
Et les gitanes t'attrapant par les manches pour lire ton avenir
prétendant tout savoir sur toi
dans un relent d’eau-de-vie faite à la maison entrelacée d’oignons mâchés le matin
et de cigarettes ukrainiennes
passées en contrebande par le pont frontalier plusieurs
fois par jour

les brumes du matin envelopperaient la ville jusqu'au cou
descendant des montagnes - comme les villageois du lieu - au marché de Sighetu
et s'attardant dans les rues
puis blottis contre les immeubles avec la tête
comme les chiens errants
de cette ville

Je me tenais au croisement
où le panneau indiquait la direction de Baia-Mare
tout près d'une synagogue restaurée
une église orthodoxe la mairie et de quelques maisons en boites d'allumettes
renversées par le vent attestant de la chute
de toutes les Europes et des empires
et seul le chemin de fer construit à l'époque de l’Autriche
se dirigeait au moins quelque part en tirant les voitures
comme un enfant désobéissant par la main
et le train
entrant dans les montagnes y disparaîtrait à jamais
ayant emporté les Juifs

car il leur était impossible de vivre ici
c’est-à-dire de prier dans leur synagogue
de traire leurs chèvres et vendre du poivron rouge
se rendre à Baia-Mare et en Hongrie
et chanter leurs chants funèbres chaque sabbat

il était impossible de vivre ici en général
parmi les églises en bois aux inscriptions cyrilliques
avec les images de Sainte Barbe et du Jugement Dernier
avec les évangélistes tenant chacun au garde-à-vous, l’index
comme une clé
et le veilleur de nuit probablement
en fermant l'église et la porte du cimetière pour la nuit
grommellerait que les clés et les serrures étaient rouillées

Et Sighetu Marmatiei sentait aussi les prunes écrasées
avec leurs noyaux comme les yeux bruns d'une vache morte
et  mouches et des fourmis rampant sur elles
et il était évident que le train de nuit approchait de la gare
locar bien avant l'arrêt, le mécanicien signalait
à ces montagnes aux pommes aux prunes et aux gitans fatigués
qui buvaient du vin à la taverne en bord de route
et vidaient des truites grillées de leurs mains sales
en criant à l'aubergiste
de servir plus de pain blanc
à toute vitesse

Car ils devaient atteindre la frontière au moment où
leurs femmes rentraient à la maison
avec des cigarettes de contrebande

 

∗∗∗

DACIA 13003

 c'était pendant le règne de Ceausescu quand les vieux bâtiments s'effondraient
que les habitants de Bucarest voyageaient dans des chariots tirés par des vaches
et que seuls les oiseaux tournant au-dessus de la campagne étaient libres

 la voiture avait été achetée par son père avec sa paye mensuelle
de la Securitate comme informateur
à l'époque c'était nouveau et jalousé de tous

 cette nuit-là, il conduisait avec sa copine pour éclairer la ville
parce que l'électricité était vendue à l'étranger
de même que le droit des Juifs à l’émigration était monnayé contre des devises fortes

 alors tout le monde voulait être juif pour fuir
et tout le monde voulait vivre à Paris puisque tout le monde savait le français
pas moins bien que Tristan Tzara ou Mircea Eliade

 elle était assise à côté de lui en larmes car sa grossesse l'avait irrité
il lui a demandé d'allumer sa cigarette
puis il s'est arrêté, est sorti de la voiture en courant et a donné de toutes ses forces un coup de pied dans les pneus

 aussi ronds que son ventre

 

 

∗∗∗

Le FILS PRODIGUE

lorsque dans cette parabole de l'évangile – qu’on lit en ce moment dans la petite église du village -
le père se précipite pour accueillir son fils en ordonnant aux serviteurs de lui mettre la meilleure robe et de tuer un veau pour lui

Devrait alors briller pour moi au moins une faible lumière dans l’une des chambres du sixième étage

mais il fait noir - personne n'attend : ou bien  ils dorment - car il est minuit passé – ou bien  ils sont partis
et n'ont pas laissé leurs clés aux voisins

peut-être devrais-je aller chez mes plus proches amis : ils étaient si contents de m'héberger pour la nuit
avant de se marier et ils écoutaient ma poésie avec tant de gratitude
mais la douane a confisqué mon carnet d'adresses (guerre contre le terrorisme)
et je ne me souviens ni de leurs adresses ni de leurs numéros de téléphone

s'ils lisent la parabole de l'évangile sur le fils prodigue dans cette petite église de village
alors quelqu'un doit ressentir les mots les plus cuisants
et rester dehors tête nue
sous la neige qui tombe

 

 

∗∗∗

Notes

  1.  Dombra - un instrument à cordes kazakh

       2. Hazon - un camion soviétique

       3. Une voiture roumaine fabriquée pendant la guerre froide

∗∗∗

Photo de Une © Mileny Androshhuk

Présentation de l’auteur




Dimitri Porcu, Tous solo, voix mêlées, aux Journées Poët Poët 2022

Poètes, plasticiens, musiciens, performeurs... le festival Poët-Poët, dont Recours au poème est partenaire, porte haut la mission poétique et transversale autant que marginale que ses concepteurs ont adoptée. Après deux ans de confinement, et d'actions virtuelles dont nous avons parlé dans un précédent numéro,  la 16ème édition tient ses promesses, en invitant des noms prestigieux et internationaux (après Sapho, marraine de la précédente édition, Jean-Pierre Siméon (avec qui Carole Mesrobian s'entretient sur sa radio L'Ire du Dire), Laurence Vielle), Chiara Mullas (dont l'entretien avec Marilyne Bertoncini est publié dans ce numéro) - des artistes  et acteurs culturels "locaux", animant ateliers, rencontres, festivals... dans Nice et alentour (La Gaude, Clans, Aiglun...)  et musiciens et poètes de tous horizons.

Dimitri Porcu, poète et musicien lyonnais d'origine italienne, est invité ainsi que l'éditeur des éditions de l'Aigrette, maison indépendante à Marseille, dirigé par Mikaël Saint-Honoré. et créée en  2015 avec pour ambition de "proposer des livres qui ne laissent pas indifférent, dans le fond et la forme, privilégiant le cheminement d'auteurs qui bousculent un peu, beaucoup, tout en gardant une cohérence et une qualité d'écriture". Ils sont tous deux présents du 21 au 24 mars pour le festival créé par Sabine Venaruzzo, comédienne et chanteuse lyrique.

Tôt passionné par  le jazz, le free-jazz, les musiques improvisées, mais aussi pour la poésie et le lien entre paroles et musique, Dimitri Porcu a joué et fait de nombreuses lectures en France et à l’étranger. C'est à son retour du Festival Poët Poët, où il était invité pour la présentation de son dernier livre Tous-Solo qui vient de sortir aux éditions de l’Aigrette, que Christine Durif-Bruckert a eu avec cet interprète et improvisateur, depuis toujours tourné vers le poème, un  moment de dialogue particulièrement vivant : 

 Dimitri, tu reviens  des Journées Poët Poët, où tu étais invité pour la présentation de ton dernier livre Tous-Solo qui vient de sortir aux éditions de l’Aigrette, . Peux-tu nous parler de cette expérience?
Sabine Venaruzzo, rencontrée à Sète l’an dernier où elle participait au festival des Voix Vives, avait lu mon texte sur l’éphémère dans l’anthologie des éditions de Doucey. Elle m’a invité aussi en tant que musicien, car le principe du festival Poët Poët, c’est de créer des performances et des rencontres d’artistes.
Ces journées ont débuté dans un petit théâtre associatif, l’Entre-Pont, par une lecture performance en duo avec Laurie Camous, artiste plasticienne, qui projetait ses dessins en direct sur écran, au fur et à mesure de la lecture de mes textes. Je jouais et je lisais mes propres poèmes sur les dessins. C’était de l’impro totale, comme le surlendemain, , avec Laurence Vielle, poétesse et comédienne belge, marraine des Journées de cette année. Notre performance s’est orientée très vite en une suite de lectures croisées :, des textes  engagés choisis en écho, sur les thèmes de la  nature, l’écologie, l’immigration etc.

 

 

Dimitri porcu, Tous-solo, éditions de L'Aigrette, Marseilles, 2022.

A Cagnes-sur-mer, au collège Jules Vernes, j'ai été accueilli avec des affiches, des pancartes, par des élèves de 3ème qui avaient travaillé mon manuscrit en amont.  Je m’attendais à vrai dire à un atelier d’écriture, à une rencontre « habituelle » avec une classe. Mais c’était bien plus que ça, un truc de fou. Ils avaient fait des dessins, une bande dessinée autour de mes textes, affichés dans tout le collège. Notamment, pour le poème Les mots oiseaux, ils avaient dessiné un vol d’oiseaux avec des mots du poème écrits dessus. Suivra  à la librairie Masséna, une rencontre lecture dédicace en présence là aussi de l’éditeur. C’est vraiment un très beau festival, bien organisé, avec une très bonne équipe, des jeunes bénévoles très dynamiques.

Le titrede mon livre,  Tous-Solo, c’est pour dire que l’on est chacun seul en soi, avec ce que l’on ne peut pas partager. Ce livre, c’est un peu la suite de mon double deuil, celui de mon père, suivi 3 ans après de celui de ma mère. Il y a deux poèmes pour eux dans ce livre. Le recueil précédent, Les mots au centre (éditions Gros Texte) faisaient déjà  écho à la mort de mon père en 2017. Mais à l’époque ma mère était encore là.
Seul aujourd’hui
A bord d’un canot de sauvetage d’infortune
Je m’apprête à travers les mers
Qui me restent encore inexplorées
Vos visages comme pavillon
Vos âmes à la proue
Tous-Solo à l’horizon (p 46)
Lecture Laurie Camous, Dimitri Porcu, Festival Poët Poët, 2022.
Bien que mes parents soient en filigrane dans chacun de mes mots, je  parle aussi des gens, de mes amis-poètes et musiciens, Thierry Renard, Lionel Martin, Stefano Giaccone. Pour écrire de la poésie, de toute façon il faut lire les autres. On s’inspire mutuellement. Ce qui est essentiel, c’est de voir, à partir de ce que l’on vit, comment on peut rejoindre les autres, ceux avec lesquels on retrouve nos routes/Nos révoltes/Nos envies de croire encore/ (Tous-Solo, p 36)
Seuls les solitaires
Ne sont jamais seuls
Seuls les solitaires se dopent à l’altruisme
Seuls les solitaires sont dépourvus d’égo
Seuls les solitaires
Construisent l’avenir commun
                        Tous-Solo dans l’inutilité (p 42)
Tous-Solo dans l’inutilité, c’est le texte central, le premier des Tous-Solo. Après les autres ont suivi. C’est à partir de celui-ci que j’ai écrit le recueil. Il a entraîné tout le chant. Oui, c’est un peu comme un long morceau de musique, un long chant, tous les poèmes se terminent par Tous-Solo... en insomnie, au quartier, en plein vol, face au poème, dans la continuité du rêve ... Finalement ce sont tous les solos que j’entends au fond de moi, même si les textes ne sont pas tous en rapport les uns avec les autres, ce refrain fait une continuité et construit l’unité du livre.
Et il y a la mer, toujours, la Méditerranée, qui pour moi représente le voyage, la navigation, le coté marin et pirate. Elle représente une traversée avec les mots, toutes les formes de migrations et l’exil en général.  C’est lié à mon histoire personnelle, l’immigration de mes grands-parents, de mon père. Je suis sarde par mon père et grec  par ma mère, de  Grèce d’Asie mineure, la Turquie aujourd’hui. Avec Laurence Viel on a lu l’amer du sud, le livre  écrit avec T. Renard, totalement bilingue français-italien, dans lequel des textes font référence à certain de nos mentors : Pasolini, et Antonio Gramsci..
Tu es régulièrement amené à travailler sur la langue, la musique lors d’ateliers auprès de différents publics, scolaires, étudiants, adultes et de personnes plus en difficultés.
Oui, j’interviens souvent pour des ateliers d’écriture poétique en collège, lycée, structures d’accueil, hôpitaux etc...auprès de ceux qui sont le plus souvent éloignés de l’écriture ou en difficultés sociales, de vies.. Dans les ateliers d’écriture je propose un travail sur la langue. Et dans ces contextes, nous échangeons beaucoup sur la poésie comme nous l’avons fait avec les jeunes du collège Jules Verne  à Cagnes-sur-mer. J’explique qu’en poésie un mot suffit, on peut associer des mots que l’on ne va pas associer dans la vie de tous les jours (bien que la poésie fasse partie de la vie de tous les jours), parce qu’on crée des images, des imaginaires. Pour moi c’est le mot qui compte, le son, le rythme et l’image qu’on veut créer, ce qu’on veut dire.
C’est une vraie ouverture pour ces publics, surtout pour les élèves en difficultés scolaires. En quelque sorte on déconstruit les cours de français et le schéma sujet/verbe/complément. Ça leur donne des échappées, ça les sort de l’impasse, parce qu’ils s’aperçoivent qu’avec deux mots ils peuvent exprimer quelque chose. Et en retour, ils adoptent un autre rapport à la langue, à l’écriture dans le cadre des cours.
Je veux leur montrer qu’avec la poésie on peut lever toutes les barrières. Un mot est un monde, et deux mots c’est deux mondes qui se rencontrent
 Je leur ai expliqué également que tout le monde peut être poète, que la poésie est, parmi les expressions artistiques, le lieu d’une liberté absolue. Tout le monde peut pratiquer une activité artistique, musique, danse, théâtre, cinéma etc, de façon autodidacte ou en amateur, Mais il y a des écoles, des conservatoires, des diplômes et des métiers qui existent, qui sont reconnus pour toutes ces formes artistiques. Pas en poésie. Il n’y a pas d’école de poésie, de diplôme à passer. On peut être pêcheur, ingénieur, chômeur, tout ce que l’on veut, et poète. Il y a des courants, mais pas d’école. Ils ont été très sensibles à ça.
Tu joues de la clarinette et du saxo. Je t’ai également entendu utiliser d’autres instruments comme la guimbarde lors des animations avec les enfants, notamment à Saint Claude dans le spectacle Une tortue dans ma tête que vous avez joué avec Mohammed El Amraoui, dans le cadre de la Semaine de la Langue française et de la Francophonie 2022. La musique est une dimension essentielle de ta vision poétique.
J’écoute de la poésie depuis que je suis petit. J’étais tout le temps avec mon père, le poète et traducteur d’italien, Marc Porcu. J’allais partout avec lui, aux soirées poésies, dans les festivals, en France, à l’étranger. Comme mon père s’occupait de l’association Poésie Rencontre, je suis devenu musicien des poètes.  J’ai commencé à 15/16 ans à accompagner les poètes de la région lyonnaise et tous ceux qu’invitait  l’association, Chantal Ravel, Thierry Renard, Mohamed El'amraoui, Martin Laquet, Stéphane Juranics, Samira Negrouche, Lance Henson, Jean-Pierre Siméon, Jean-Pierre Spilmont etc.., puis petit à petit et jusqu’à aujourd’hui, (j’ai 44 ans), bien d’autres en France et à l’étranger.
J’ai découvert la musique, le jazz, par le clarinettiste Louis Sclavis qui est un ami très proche de mon père, depuis leurs jeunesse lycéenne, et qui était mon idole, avant même de découvrir John Coltrane, Charlie Parker et les grands noms de jazz. Je disais toujours enfant, « J’ai la chance de connaître mon idole, de le voir chez moi ». De même, j’ai découvert les poètes vivants avant de connaître Rimbaud, Verlaine et Compagnie. C’était les poètes que je voyais à la maison, et que je voyais lors de  lectures, qui m’ont fait aimer la poésie.
D’ailleurs, aujourd’hui, je ne dis pas que j’accompagne les poètes, je dis "je joue avec les poètes", comme je jouerai avec d’autres musiciens. On joue ensemble. J’écoute le texte, le mot, je me mets au service du poème, de la façon dont chacun le lit, j’écoute ce qui se dit. Ce n’est pas de l’illustration non plus. C’est plutôt la création d'une ambiance. C’est toujours en impro, car ça marche mieux,  on est plus libre. Selon moi, c’est mieux aussi pour le public qui ressent une vraie écoute, une vraie harmonie entre mots et notes, voix et sons. En improvisant on est obligé de s’écouter vraiment. Quand on prépare, on se met des barrières, on se dit "là il faut absolument que je joue cette note-là", on se met des contraintes, on attend le moment, alors qu en écoutant vraiment la lecture du texte, la note arrive d’elle-même.
....et elle rencontre le mot, tu écris p 41 de Tous-Solo « j’ai aimé entendre claquer sa langue sous mes doigts  « clarinettés ».  C’est ce qui donne à la poésie la valeur de sa sonorité et de son rythme.
Pour moi la poésie c’est le free de la littérature, c’est la liberté dans la littérature. Maintenant je ne dis plus que je joue du free jazz, mais je dis "je joue de la musique improvisée", ça peut être du tango, de la musique orientale, classique. Si tu lis une partition, tu suis ce qu’il y a d’écrit, certes tu peux mettre de l’intention, mais tu n’as pas besoin de réfléchir plus que ça. Tu lis ta partition, tu joues et tu sais qu’à tel moment, c’est telle note, telle tonalité, tel accord, style etc..
Je pense que lorsque les musiciens ne sont pas improvisateurs, c’est plus compliqué avec la poésie. Ils arrivent avec des accords tout prêts, des morceaux, des grilles en tête, ils vont vouloir les suivre et quelquefois, c’est en décalage total avec le texte avec la voix du lecteur ou de la lectrice, et ça fait école de musique. C’est plaqué, le poète dit son texte, le musicien fait son petit morceau, quelquefois comme un intermède. Après ça peut fonctionner aussi, mais t’es pas dans la création, on ne joue pas ensemble et pour moi l’essentiel c’est que l’on joue ensemble. Il y a des poètes qui ont des morceaux en tête, je leur dis non, si le public connaît ce morceau-là, il va l’avoir en tête, et il n’écoute ni le texte ni la musique, surtout s’il s’agit de morceaux que tout le monde connaît.
Dans l’improvisation, ça fonctionne comme une langue commune. Quand je joue avec des poètes, je sais que ce n’est pas comme en concert, comme avec d’autres musiciens, c’est pas Dimitri solo clarinette, ce qui ne m’empêche pas qu’entre deux vers quand je le sens, quand le texte s’y prête, que je puisse prendre un peu plus la place, mais après hop je redescends au service du texte. Toujours au service du texte, avec le texte. Et l’instrument se chauffe avec la voix de l’autre, des autres. Tu y es.

 

 

Présentation de l’auteur




Une Ent’revue‑s avec André Chabin

L'univers des revues est diversifié, multiple, innombrable. Toutes portées par une ligne éditoriale bien définie qui fait leur identité, elles permettent une diffusion de la littérature, de l'art, appréhendés à travers des prismes différents, enrichissant ainsi mille facettes des thématiques ou des sujets abordés.  C'est dire que leur existence est nécessaire, car elles assurent une pluralité d'approches qui garantissent la liberté fondamentale de pouvoir appréhender un  domaine en choisissant comment grâce à la diversité des informations disponibles. André Chabin a été pendant trente ans directeur de l'association Ent'revues, et du site du même nom, site de référence sur les revues contemporaines (www.entrevues.org). Rédacteur en chef de La Revue des revues, coordinateur du Salon de la revue, il organise et participe à de nombreux colloques, journées de réflexion et autres manifestations sur les revues contemporaines. Il a accepté de répondre aux questions de Recours au poème. Nous l'en remercions vivement.

Pourquoi les revues ? Vous avez créé Ent’revues, La Revue des revues, et participé à l’élaboration du salon de la revue. Qu’est-ce qui a motivé cet intérêt et cette mobilisation ?
Permettez-moi d’abord une petite rectification : je ne suis pas le créateur d’Entrevues en 1986 – j’étais alors libraire – même si j’ai rejoint l’association assez précocement début 1989 pour en devenir, c’est vrai, le pilier, l’animateur, le représentant, à la fois « petite main » et administrateur. Au fond, cette précision factuelle importe moins que l’engagement total, l’enthousiasme, la conviction de mener une action utile, nécessaire même, en direction des revues.

La Revue des revues, publié par Association Entrevue, 1986.

 Je crois avoir su maintenir l’association – un combat permanent, parfois usant –, c’était bien le moins mais aussi développer des outils et des actions qui aujourd’hui lui donnent figure : un catalogue exhaustif, autant que faire se peut des revues vivantes - devenu un site internet de référence - un salon de la revue qui s’est imposé comme un rendez-vous très cher à de très nombreuses revues… Je ne vais pas faire ici l’histoire d’Entrevues : imaginez, c’est presque 50 ans de vie qu’il faudrait embrasser !
Tentons en quelques mots de dire comment l’association a vu le jour : tout est parti d’un colloque sur la situation des revues en France, colloque voulu par la Direction du livre de l’époque dirigée par Jean Gattégno. Colloque qui a donné naissance à un rapport, rapport qui portait lui-même en gésine la création d’Ent’revues. Quels constats donc nés de ce colloque, développés dans ce rapport ? Les revues avaient de plus en plus de mal à se faire connaître et reconnaître : les libraires s’en détournaient, les bibliothèques ne les accueillaient qu’à dose homéopathique, la presse, le plus souvent, les ignorait superbement, les outils de commercialisation faisaient grandement défaut…Bref, les revues étaient en voie d’invisibilité.
Face à cette situation, la création d’Entrevues s’est voulu réparation. Bien entendu, cette petite machine avec ces moyens limités en bras et en finance ne pouvait prétendre colmater toutes les brèches, renverser un mouvement de fond, repeindre du sol au plafond de rose la grisaille des temps. Mais enfin, il s’est agi de créer un espace d’information et de formation pour les revues, sur les revues, un lieu de réflexion sur le phénomène revue, un outil de leur promotion.
Je ne vais pas énumérer les dizaines d’initiatives – de colloques en « nuits de la revue », de séances de formation à destination de bibliothécaires en soirées de promotion, de collaborations avec de nombreuses manifestations ou institutions (Marché de la poésie, BPI, Les Revues parlées, la Maison des écrivains…) à la publication d’un guide pratique de la revue à destination des porteurs de projets en passant par des années de chroniques à France-Culture. 
En somme, nous avons multiplié les points d’impact interdisant (fol espoir !) à tel ou tel de dire que les revues n’existaient pas, étaient introuvables, n’en valaient pas la peine…Bref, j’aime à dire qu’Entrevues n’a cessé de jouer du tam-tam : déboucher les oreilles, dessiller les yeux. Faire voir et entendre, partager la diversité, la créativité, le talent, le mouvement perpétuel des revues si méconnues, si mal aimées, quand elles n’apparaissaient pas comme des formes désuètes, enkystées dans une histoire qui fut certes glorieuse mais qui avait fait son temps.
Pouvez-vous également nous parler de La Revue des revues ?
La chute de ma précédente réponse conduit naturellement à votre autre question : La Revue des revues est notre bateau amiral sans lequel toutes nos autres actions n’auraient pas la même légitimé, le même ancrage. En effet, La Revue des revues n’a de cesse de redonner aux revues, par des études historiques, universitaires, à tout le moins érudites, leur place légitime de notre histoire culturelle aussi bien du point de vue de la création que de la réflexion.

Marché de la poésie, Place saint-Sulpice, 37-ème édition, André Chabin interroge Fabien Drouet pour sa revue - "21 minutes"  et Hervé Laurent pour sa revue - "L'Ours blanc". Avec également  François Rannou pour "Babel heureuse" et Marie de Quatrebarbes pour "La tête et les cornes".

Pourrait-on citer un grand mouvement littéraire, une avant-garde, une idéologie, une avancée de la pensée qui n’auraient fait d’une ou plusieurs revues le lieu même de son élaboration, le creuset de sa réflexion, de ses batailles et de sa discussion, voire de sa contestation ? Pour ma part je n’en vois pas…Et pourtant combien d’études historiques font l’impasse sur ce rôle éminent, cardinal des revues, les reléguant en note en bas de page, en brassée bibliographique. Comme si leurs corps étaient transparents, comme si elles n’avaient pas été des organismes vivants, avec leurs ardeurs, leurs humeurs, leurs acteurs, leur sociabilité. Le travail de notre revue prend cette désinvolture à revers et entend restituer leurs traits et silhouettes aux revues, retrouver leur souffle perdu, leur respiration et leur profondeur.
Mais La Revue des revues ne fait pas que tendre un miroir savant au passé, elle sait aussi s’intéresser aux revues du présent : portraits, état des lieux, notes de lecture sur les nouvelles venues.
Double mouvement donc : vers le passé et le présent. Inscrire ce présent dans une histoire prestigieuse ; rendre le passé mieux présent. Faire un chaîne.
A cette jointure : la parole d’écrivains. Désormais – et cela dure depuis quelques années – , chaque numéro s’ouvre sur un texte libre d’un créateur, invité à évoquer son rapport aux revues. Sont passés à la question, parmi beaucoup d’autres, Liliane Giraudon, Pierre Bergounioux, Emmanuel Laugier, Arno Bertina, Lucie Taïeb, Jean-Marie Gleize, Gilles Ortlieb et tout récemment Jean Daive. Ils nous ont confié l’importance que les revues ont revêtu dans leur trajectoire de lecteur, d’auteur, de créateur même. Témoignages sensibles qui permettent mesurer l’empreinte laissée par leur compagnonnage, souvent précoce et non moins durable, avec les revues. Autant de textes qui nous honorent et sont réponses élégantes à ceux qui s’enferrent dans l’erreur de croire que la littérature n’a plus souci ou attachement aux revues.
Vous avez participé à la création du salon de la revue, quelles sont les dynamiques, les enjeux et les retombées économiques pour les revues présentes ?
Le Salon est une aventure aussi merveilleuse qu’aventureuse : bricolé avec des bouts de ficelles et de l’énergie, il est devenu une manifestation reconnue, attendue par des dizaines de revues, des plus petites au plus prestigieuses, qui trouvent là l’occasion de rencontrer un public large et de faire partager leur travail ( plus de trente animations par édition). L’occasion aussi de se rencontrer : les revues sont souvent des petites machines solitaires, le Salon leur est un moment unique pour échanger entre elles, se comparer, se passer des « tuyaux », parfois d’imaginer des actions communes. Il y a quelque chose de joyeux, à la fois convivial et professionnel dans ces deux jours partagés que même après plus de 30 ans d’exercice je ne m’explique pas vraiment : le sentiment d’une communauté en action, un partage de valeurs fait de gratuité et de nécessité, la juste reconnaissance d’un artisanat fragile et résolu…Les organisateurs sont pour peu dans cette chaude ambiance du Salon, ce sont les revues elles-mêmes qui allument le feu.
Je ne saurais vous dire les retombées économiques pour chacune des revues si ce n’est pour elles parfois l’occasion de rencontrer le diffuseur espéré, de faire affaire avec un portail numérique qui va les accueillir…Quant aux ventes…Le Salon est aussi une épreuve de vérité, ça passe ou pas ! Mais après tout telle revue qui vendra 20 ou 30 exemplaires, c’est loin d’être négligeable à leur échelle économique, rentrera dans ses frais, se prouvera à elle-même qu’elle sait séduire. Je ne sache guère de revues qui dédaignent le Salon faute de ventes suffisantes : revenir, recommencer, tenter à nouveau !
Y a-t-il plus de revues numériques ou de revues papier ?  Combien de revues de poésie francophones avez-vous recensé ?
Pour toutes ces questions je renvoie au site internet d’Entrevues qui s’efforce d’être au plus près de la vérité des chiffres : https://www.entrevues.org/revues/
Sur les près de 3 000 revues francophones qu’il recense (veille et actualisation quotidienne), c’est encore une majorité de revues papier qui tient la corde. Mais les situations sont fort disparates. Du côté des sciences humaines, le numérique tend à l’emporter : beaucoup de revues universitaires se créent directement sur le net épousant les nouvelles pratiques des chercheurs, obéissant aux nouvelles politiques publiques. Mais même dans ce domaine, le papier fait de la résistance : ce n’est pas parce qu’elles ont rejoint des portails que les revues renoncent à leur version imprimée. Elles n’ont aucunement le désir de rompre avec cet attachement…
Du côté des revues de création, il est tout aussi périlleux de faire un diagnostic : du blog à la plateforme, tous les goûts sont dans la nature. Il me semble – mais je dis ça à une revue numérique ! – que la période de la plus grande créativité a pâli : il y eut naguère une originalité de forme des revues de création sur le net époustouflante.  Souvenir et nostalgie de Chaoïd, La Page blanche, D’ici là, Synesthésie, Panoplie, Incident et beaucoup d’autres d’autres dont le nom s’efface et même la trace sur le toile. Aujourd’hui le paysage s’est assagi même s’il est toujours fécond, riche et offre, en particulier à la poésie, des espaces de création et de critique d’une extrême richesse.
Quel rôle jouent les revues dans la diffusion de la poésie ?
Ma réponse va être rapide : en 2020, le prix Nobel de littérature était décerné à Louise Glück. Et chacun d’y aller de sa déploration : comment ça, un prix Nobel au nom inconnu en France, pas de traductions disponibles, On a l’air fin ! C’était une fois de plus ignorer le travail pionnier des revues : la revue Po&sie n’avait pas attendu ses lauriers, ni les pleurs qui les baignaient pour la traduire et ce dès 1985 et puis en 1989.
Traduire : s’il ne restait qu’une raison pour faire des revues, ce serait de traduire disait en substance Michel Deguy. Voici déjà ce que peut faire et ne cesse de faire une revue pour la poésie : traduire et traduire encore, faire venir les langues du monde sur nos rives, être une chambre d’écho à la création d’ailleurs quand nul ne sait encore que cette voix lointaine existe et nous attend…
Deuxième élément de réponse : y a-t-il meilleur lieu pour accueillir les nouvelles voix que les revues ? N’est-ce pas leur mission première que d’être à l’écoute de ce qui naît? Les jeunes poètes le savent bien qui attendent des revues d’être leurs premières lectrices, leur premier port d’attache, à l’initiale de leur reconnaissance.
Où aurais-je découvert des poètes qui aujourd’hui occupent une place vibrante sur la scène littéraire sinon dans des revues ? Où Christophe Manon, Nathalie Quintane, Charles Pennequin, Valérie Rouzeau, Jean-Michel Espitallier, Cécile Mainardi, Etienne Faure et bien d’autres sinon dans des revues parfois minuscules, souvent passées sous les radars ? Et pourtant, on le voit, essentielles pour faire émerger des voix qu’on retrouvera plus tard dans des recueils publiés chez des éditeurs ayant pignon sur rue. Qui aura semé ? Qui saura récolter ?
Quel est leur avenir ?
Depuis le temps qu’on promet leur extinction, c’est à croire que les revues ont inventé le mot « résilience » : non décidément elles n’ont nulle intention de mourir, elles ne cessent de se débattre dans l’improbable. Ent’revues enregistre une soixantaine de créations par an, des créations souvent portées par des jeunes de l’âge du « tout-écran ». Décidément cette forme dans sa souplesse, dans sa capacité à renouveler ses modalités, à gober de nouveaux territoires a de beaux jours, malgré les nuits à traverser, devant elle. Elle apparaîtra de plus en plus précieuse, vitale même à mesure que l’uniformité, la vitesse, le prêt à penser, à consommer, à jeter semble vouloir étouffer tout écart…Oui, les revues n’auront de cesse de frayer des chemins de traverse, d’imaginer des sentiers où sentir, marcher, dialoguer, muser, rêver hors le bruit du même.

André Chabin : Les revues, lumières souterraines, Les archives du présent.

Pour prolonger cette réflexion, et rejoindre ou retrouver Ent'revues, que nous remercions pour ces propos : https://www.entrevues.org/surlesrevues/rever-hors-le-bruit-du-meme/

Présentation de l’auteur




Đặng Thân, une voix poétique vietnamienne remarquable

Đặng Thân est un poète vietnamien important. Le magazine  Poets & Writers Magazine écrit « Dang est admiré pour sa prose caractéristique et son style rebelle ». Alors que le WORD Magazine déclare, “Đặng Thân est l’un des auteurs de la nouvelle école vietnamienne les plus acclamés. En écrivant tout, des “hetero-novels” aux poèmes allitératifs calligraphiés sur rouleau, il a réussi à rester sur le devant du débat sur la littérature post-Doi Moi.”

Ses travaux publiés dans des genres variés « ont créé le tournant le plus important dans le style écrit de la littérature vietnamienne. » (Prof. Dr. Critic La Khac Hoa).

Đặng Thân est le pionnier des allitérations en vietnamien et d’un nouveau style poétique et idéologique appelé “phạc-nhiên”. « Đặng Thân utilise avec succès un langage de connotation et d’humour noir pour traiter de vrais problèmes. Il a créé son propre style poétique, le “phạc-nhiên” et a capturé toute une musicalité dans un langage naturel qui démontre un talent insurpassable » (Xiang Yang, géant de la littérature taiwanaise).

En 2020, il a obtenu 3 prix littéraires prestigieux : Naji Naaman Literary Prize, Premio Il Meleto di Guido Gozzano 2020, and Panorama Global Award 2020. 

Son recueil bilingue de poèmes OM [Other Moments] – en français AUM [Autres Moments] – sorti en septembre 2019 aux Etats-Unis, est à ce titre remarquable. Cet ouvrage qui a déjà été traduit en plusieurs langues dont l’allemand, le bengali, le chinois, l’espagnol, le grec et l’italien. Une traduction française de qualité a récemment été effectuée.

Avec OM, Dang est devenu le premier auteur vietnamien dont les poèmes ont été exposés et conservés au World Museum of Poetry (Piccolo Museo della Poesia) – Piacenza, Italy, seul musée de la poésie au monde.

∗∗∗

Extraits de la version française de AUM

AUM, OM (sanskrit; en devanagari: ॐ) est une syllabe sanskrite que l'on retrouve dans plusieurs religions: l'hindouisme et ses yogas, le bouddhisme, le jaïnisme, le sikhisme, et le brahmanisme. On la nomme aussi udgitha ou pranava mantra (« mantra primordial », le mot prāṇa signifiant également « vibration vitale »). D’un point de vue hindouiste, cette syllabe représente le son originel, primordial, à partir duquel l'Univers se serait structuré.

AUM est composé de Moments du matin et de Moments du soir.

 

∗∗∗

Maman

Maman, mes larmes coulent
A chaque fois que du côté du ciel ton ombre apparaît
Je me rappelle la sueur qui de ton corps perlait
Sous le soleil, sous la pluie, jusqu’à ce que mon cœur s’écroule
Solitaire et harassante, alourdie d’enfants, endettée d’un mari
Laborieuse, fière et provocante, d’une beauté insaisissable
Et qui s’est écoulée toujours, fleuve rouge, fleuve bleu, à l’infini.
L’eau est trouble, la maison pauvre mais tout est paisible
Les heures sont limpides alors, aucune n’adhère à la toile.
Quand bien même mes larmes s’écouleraient sans fin, inaudibles
Elles ne sauraient être comparées à cette sueur quotidienne !
La sueur abondante de ma mère, qui comme un voile
Incessamment s’écoule et coule encore… à l’aube de ta cinquantaine.

1989

 

Choc des racines

Rappelez-vous
le temps où
les poils
des jambes
étaient
de chaume
Comment se fait-il
qu’ils soient maintenant
buissons ?
Pourquoi poussent-ils
encore
après  avoir été
épilés
Ouïlle !

Oh, notez ! 
Assis, un gourou oriental réfléchissait
Aux racines de l’univers.
La réponse lui vint lorsque, involontairement,
Il arracha un poil de sa jambe.
Alors son chant s’éleva, puis il partagea ce vers :
Le Tout sort du Rien
Composant un couple éternel.

 

A qui sont ces yeux ?

Je n’osais tenter tes yeux

Mais ne pouvais en détacher les miens

Quand les tiens ont étincelé j’ai tremblé

Devant moi

Une rose céleste.

Mon cœur émit un râle assourdi

Tout comme ceux aujourd’hui… clos à jamais !1

Comptine de bain

La poussière s’élève le sable s’envole
Qui donc resterait alors immaculé
Et qui saurait m’interdire
D’exhaler mon odeur
Alors que déjà lavé
Je sors, enfin propre…
De grâce ne vous vantez
Avec vos ailes non souillées
Alors que vos crânes glougloutent
D’un trop plein de pus de boutons
De grâce ne faites point l’arrogant
Et ne me jugez ici trop malin
Moi qui, ma vie durant, ai manqué de bain

 

 

Transe multidimensionnelle

Comme en une transe hypnotique ma conscience

disparaît. Je suis calme, détendu, et ouvert aux suggestions. Sans opium ni héroïne. Mais le

stress de la vie moderne me vide l’esprit. Trop

de tout n’est jamais bon pour tous. Oh non, il

se trouve que les effets néfastes me font du

bien. Je vois ma vie antérieure comme celle d’un

prince arabe entouré d’esclaves. C’est bien ainsi

que je suis devenu l’esclave immense de cette

saleté de monde entier, dans une chaîne sans fin

de cause à effet. Oh cette chaîne, qu’elle soit d’or

ou de fer nous devons à tout prix la briser. Mais comment ? "Vous devriez vous servir de la chaîne

en or pour vous délivrer de l’autre", murmure un 
Esprit sorti de nulle part. Ah oui, l’or. Quand

j’étais Prince, j’avais tout, mais à présent me

voilà encore enchaîné. Bon Dieu ! J’ai découvert

que la Vérité n’émerge que si l’on demeure

le Soi le plus véritable.

 

Venez heureux, allez heureux2

Venez à moi
Mes compagnons du monde

Partagez la paix tandis que croît sa valeur éternelle

Dividendes
Venez dans la joie
Surmontez ce qui peut l’être
Surmontez à votre façon
Difficulté, pauvreté, discrimination, ou violences
Comme si elles avaient toujours existé
Montrez vos mains et nous pourrons nous embrasser
Nous embrasser pour chasser les souillures
De l’injustice, des guerres et de l’hypocrisie
Nous embrasser pour réchauffer tous les cœurs qui aspirent à battre en liberté
Une étreinte pour partager votre pouvoir d’aimer
Pour montrer notre nature la plus véritable
Le monde est trop vaste, notre monde pacifique est exigu

Venez ensemble
Renforcez notre force spirituelle
Raffermissez notre juste cause
Rencontrez le mal
Encagez les démons
Encouragez les sans-privilèges
Engagez-vous pour la justice
Pour toi et moi
Sans cela la vie n’est pas la vie

Venez avec moi
Nous sommes humains
Et ce n’est que lorsque nous nous saurons humains

que nous pourrons aller, heureux

 

Saison du Têt au Vietnam

le premier mois lunaire arrive

avec le marché Vieng aux outils de métal

les palanches se balançant sur le chemin des pagodes

se souhaitant une récolte fructueuse

jouant des coudes pour entrer dans les temples

rêvant de tonnerre d’applaudissement

allumant des baguettes d’encens

le printemps arrive

comme il était prévu

lanternes allumées

les cœurs

se laissant porter par la joie

comme enivrés

dans les airs

le drapeau de la fête poétique

appelant à des vacances d’un mois

de bétel sur le plateau et de vin dans la jarre

dans un ciel-et-terre immense et obscur

oh moi

pourquoi, au milieu de tout ceci,

effrayé

par le tambour,

ébranlé

par la cymbale en forme de lune

brillante pour montrer son amour tranquillement lumineux

vive comme une flèche

Une robe de moine volète

tandis que la fumée

se propage

des offrandes de papier votif

pour exaucer un vœu

un rêve évadé de nulle part

waouh, un trio

un orchestre d’hommes du ciel et de la terre

sourit toujours

composant un bouquet de fleurs fraîches et de fruits d’une profonde douceur

le temps galope par la fenêtre

en toute hâte Apollon peint des rayons de soleil

un bateau d’amour prend la mer

on entend un chant d’amour

venu de loin

au sein de l’infini

 

La première vague de la nouvelle année

Je vois la première goutte de rosée
Perler au creux de la feuille
Que forme ta paupière, l’œil embué en deuil
Des victimes du tsunami que le créateur
Dans un moment d’inattention a engendré

J’ai entendu la première chanson née des profondeurs
De ton cœur qui est venue mourir à la pointe de ta langue
Elle résonne et repousse le pouvoir de
L’obscurité à la veille de cette nouvelle année

Je ressens le combat ahurissant, qui change chacune
De mes cellules et qui au plus profond se répercute dans
Le premier vol que j’ai choisi
Et qui me mène vers une authentique vie

1/1/2005

 

Constipé pendant 7 jours 
Une trille de 7 notes

"Sans silence, il n'y aurait pas de musique."
- ADAM ZAGAJEWSKI

Dès l'aube, il commence les cours et reste
7 heures à l’école. 
Les mots d'or de la noble bouche résonnent Loin de trois mille mondes. Oh, la nature humaine est 
Intrinsèquement bonne. 
Donnez-moi un levier assez long 
Et un point d'appui sur lequel 
le placer, et je déplacerai le 
Monde. 7 couleurs de l'arc-en-ciel 
sont frivoles. Naturel
N’est plus à présent qu'un mot dépassé.
Moderne est interminable-

ment fou. Liberté é-
galité fraternité.
Et puis quoi ? La ré-
volution transgenre dans des terres embrumées.
La bienveillance a été brutalement tirée 
En avant par des maîtres/gourous.
Les esclaves/disciples ont dit, c'est 
La lutte finale. Des milliers
D’années de sang ont empoisonné
L'Histoire. Quelle odeur de 
Vivants. Grands. Immortels. 
La vie reste la même. Les 7 
Sages ont encore du fun–ds. Le G-
7 prend la main
En raison d'une violation. 
Tai-chi imperturbable
 Oh merci à toi musique rituelle. Comme
Toujours 7 notes de haut  
Et de bas ont encore besoin d'un silence.

A son retour, il est frappé de co-
lique. Son ventre gémit de 
douleur. Il n'a pas senti 
de musique dans son ventre 
Depuis 7 jours. Il rêve que 
ses intestins se transforment en
rivières empaillées, tueuses

de constipation.

Il se dirige vers un 
WC. Une heure. Puis une
Autre. Il se sent écrasé 
De souffrance toute la nuit alors même 
Qu'il est en bonne forme. Sou-
dain, le frein est desserré. 
La musique abdominale 
S'écoule abruptement. Une douleur

comme s’il était opéré. 
7 notes s'emboîtent en une longue 
Rangée d'une centaine d'écoles de 
Pensée. Mais ne trouve pas longtemps

le silence espéré. La voix

abdominale semble haletante,
à bout de souffle, en vol stationnaire 
Au-dessus de sa tête. Silence, je t’ai

Longtemps attendu.
Pour te conférer le titre de "Seigneur 
Des sons".

  

Des décennies de temps difficiles

"Boum boum" était le bruit des milliers de bombes à l'époque de ma naissance

"Criiiiiii criiiiii" était la berceuse des fusées qui m’emprisonnaient

Rumeur sourde des cadavres en marche 

soufflés par le spectre de la guerre

On a vu ces médailles glorifiées sur l’herbe fanée des uniformes dans une cadence sans vie

Ces suites de vers spontanées viennent d'être composées entre deux pôles :

le Vietnam et l'Amérique

L'entre-deux était trempé de sang encore taché

               sur les arbres

                               rizières

                                              et même les rêves

Sur les bateaux chargés de réfugiés fuyant leur patrie dans une profonde, profonde douleur

Une blessure persistante qui fait souffrir la moitié du globe

                               et une partie orageuse du siècle

Forme des nappes de sang sur le Pacifique les jours d'El Niño

               et dans le tsunami de l'Océan Indien

Laissant en arrière âmes stupides, ressentiment et méchanceté envieuse

Tandis que le smog de l'Agent orange se mêle à la fumée azurée émanant des cuisines en fin d'après-midi

Les chiffres de Giao Chỉ3, moitié Việt Cộng4 et moitié Việt Kiều5, risquent leur vie

               en marchant sur

                               les ponts historiques putrides

Les semis de riz poussent encore sur des chaumes décomposés

On nourrit encore des fantômes qui chantent

Et nous-mêmes mourons chaque jour pour vivre

 

                              30 avril 20056

 

 

Đặng Thân : Où est la modernité ?

Notes 

  1. Note de l'auteur : J’ai composé le poème "A qui sont ces yeux ?" après de longues nuits de détresse insomniaque, tourmenté par la beauté, le magnétisme et la fragilité de l’amour et des êtres aimés déjà aux cieux; le personnage que je tutoie les incarne dans leur totalité.
  2. Inspiré par le salut islandais : "Viens heureux" pour « bonjour », « Va heureux » pour « au revoir ».
  3. Giao Chi : l’un des noms anciens du Vietnam.
  4. Viêt Cong : les communistes vietnamiens.
  5. Viêt Kiêu : les Vietnamiens d’outre-mer.
  6. Rappel du 30 avril 1975, jour où la guerre du Vietnam a pris fin.

Présentation de l’auteur




Gabor G Gyukics, un poète du monde

Gabor G Gyukics est un poète, jazzman et traducteur littéraire né à Budapest. Ses œuvres poétiques et ses traductions ont été publiées dans plus de 200 magazines et anthologies en anglais, en hongrois et dans d'autres langues dans le monde entier. En 2018, il a publié son premier CD de poésie jazz en anglais intitulé Vibration of Words avec trois étonnants musiciens de jazz hongrois et a créé la première série de lectures Open Mike and Jazz Poetry en Hongrie en 2000. La poésie de G. Gyukics nous touche car elle exprime la densité du monde en révélant les liens étroits qui existent entre le proche et le lointain. On a pu la comparer à la poésie hermétique, à celle des Indiens d’Amérique et de l’Extrême-Orient. 

 

Traduction de Christophe Martin

en attendant l'apparition des peaux de pastèques                               

je regarde le fleuve
si lent
c'est à peine
si je vois
son courant

des heures durant je l'observe
avant
de tourner le dos à l'eau

pendant ce temps
ils ont construit un mur derrière moi

je me retourne vers le fleuve
dedans

toutes ces peaux de pastèques
que mordent les poissons.

 

a felbukkanó dinnyehéjra várva

nézem a folyót
lassú
figyelnem kell
hogy lássam
merre halad

órákig bámulom
mielőtt
hátat fordítok a víznek

amíg néztem
falat húztak mögém

visszafordulok a folyóhoz
benne
rengeteg dinnyehéj
harapdálják a halak

 

jeu d'enfant

de sa main il marque l'eau
entre ses doigts il serre les gouttes

sur sa paume il élève les mots
son oreille attrappe les sons

son pied disperse les cailloux
le vent plisse ses yeux

devant toute cette lumière il cherche l'ombre
lui seul parle cette langue.

 

gyerekjáték

kezével markolja a vizet
ujjai közt préseli a cseppet

tenyerére emeli a szavakat
fülével hangokat kap el

lábával kavicsot perget
a szélnek szemet huny

a fény elől árnyékába lép
egyedül beszéli ezt a nyelvet

 

Poésie de Gyukics Gabor avec Dora Attila & Bori Viktor. Filmé à Budapest, le 16 janvier 2017 par Human Error Publishing, au GodorKlubban à Jazzkolteszeti.

Porte bonheur

près de l’armoire
sur le plancher
de la véranda à la cuisine sur le tapis
il a vidé ses poches

il a cherché une dernière fois
las
il sait
que c’est en vain
des années qu’il ne trouve rien

de tant de villes pourtant il a inspecté
les recoins
il ne se rappelle plus
où il l’a perdu.

 

Hét krajcár                                                              

a szekrény mellett
a hajópadlón
a verandától-konyháig szőnyegre
ürítette zsebeit

a keresés utolsó fázisa
elfáradt
tudja
hiába
évek óta nem találja

átnézte pedig sok város
zegzugát
nem emlékszik
hol hagyta el               

 

 

Longue promenade

Sur son téléphone à force d'appeler,
Les numéros se sont usés.
Il a fait froid dehors,
Il a enfilé des chaussettes, un pantalon,
Il a mis une chemise, un pullover, des chaussures, un manteau,
Une écharpe autour de son cou,
Un chapeau sur sa tête.
Il s'en va voir tous les gens qu'il connaît.

 

Hosszú séta

Telefonján a sok tárcsázástól
Elkoptak a számok.
Hideg volt odakint,
Zoknit húzott, nadrágot,
Inget vett fel, pulóvert, cipôt, kabátot,
Sálat nyaka köré,
Kalapot fejére.
Meglátogatja összes ismerősét.

 

A l’aéroport

Tu ne pleurais pas
Un demi-sourire collé sur ton visage
Tu t’occupais à ceci à cela
Tu as regardé ma valise
Quand tes doigts ne trouvèrent plus rien
Autour de toi
Rien que moi

Ce manteau jaune te va bien
Dis-je
Au lieu de: je reviendrai

Tu l’as enlevé
Puis tu l’as mis dans ton sac.

                                                              

Repülőtéren

Nem sírtál
Félmosolyt ragasztottál arcodra
Elfoglaltad magad evvel avval
Bőröndömet bámultad
Amikor már semmi érinteni valót
Nem találtál magad körül
Csak engem

Jól áll rajtad ez a sárga raglán
Mondtam
Visszajövök helyett

Levetetted
És a táskádba raktad

 

 

Gabor G. Gyukics lit sa propre poésie et celle d'Attila József en anglais.

         Christophe Martin (biographie)

Né en 1969 dans l’Ouest de la France, passe son enfance en Bourgogne. Etudes d’allemand à Dijon, Mayence, Vienne et Paris. Nombreux séjours en Europe centrale, notamment en Hongrie, dont il apprend la langue. Il séjourne aussi deux ans au Mali. Professeur agrégé d’allemand, enseigne aujourd’hui dans l’académie de Lille. A publié des traductions philosophiques, des nouvelles et des poèmes, ainsi qu’un essai consacré à l’écrivain suisse Paul Nizon (voir ci-dessous pour plus de détails).

                                      __________________

Publications

 Hors jeu, roman, Editions Saint Martin (Roubaix, 2006).
Le nez de Rocheteau, nouvelles, Editions Saint Martin (Roubaix, 2011).
Le long de la voie ferrée, nouvelles, Editions Saint Martin (Roubaix, 2013).
Peintures, nouvelles, Editions Saint-Martin (Roubaix, 2015).
Parisiana, article de critique littéraire (Revue Germanica n°57, décembre 2015).
L'aventure du je – essai sur Paul Nizon, Editions Saint Martin (Roubaix – 2016).
Scènes, poèmes, Editions Saint Martin (Roubaix – 2020). 

Traductions :

La notion de significativité et la transformation de l’herméneutique, traduction de la contribution de Gunter Scholtz au colloque ‘Les instruments de la compréhension – Enquête sur les concepts d’herméneutique’, organisé par Christian Berner et Denis Thouard, publiée dans Sens et interprétation - pour une introduction à l’herméneutique (Presses Universitaires du Septentrion, octobre 2008). Traduction reprise dans L'Interprétation, dictionnaire philosophique (Vrin, 2015).

La structure phénoménologique de la poésie de Rilke, Käte Hamburger (Po&sie n°127 juin 2009).

De la maison de l’Être à la colonie pénitentiaire – Ingeborg Bachmann et Martin Heidegger, Barbara Agnese (Po&sie n°130, avril 2010).

Présentation de l’auteur