Élégies en noir et blanc, l’œuvre de Philippe Lekeuche

L’entreprise poétique de Philippe Lekeuche est adossée à une bibliothèque de travail, nichée dans une mémoire généralisée, mur de textes légendés où la création s’engendre d’une lecture et d’une réécriture de textes antérieurs. La poésie est traversée et « redéfinition de la tradition », héritage et recréation, mémoire et circulation qui affluent vers l’avenir. L’aspect novateur de cette poésie est constitué par ce mouvement d’échange entre les morts et les vivants, de retour du passé vers l’avenir. C’est ce mouvement d’échange qui porte cette poésie toujours plus loin dans l’entente du monde.

La langue de Philippe Lekeuche est une langue sobre mais « travaillée » par différentes forces et elle intègre, en les revisitant, des formes venues de la tradition poétique. Le titre de son recueil Élégies, le dit bien. Dans l’Antiquité, l’élégie correspondait d’abord à une métrique. C’était une pièce de vers alternant hexamètres et pentamètres en distiques, qui, associée d’emblée au regret, était un chant de deuil, de mort et de sacrifice. C’est plus tard dans l’histoire littéraire que l’élégie se fait plus intime et fragile pour souligner la rupture amoureuse, la peinture mélancolique du temps qui passe ou encore l’évocation nostalgique de lieux d’enfance.

L’élégie de Philippe Lekeuche n’est donc pas enfermée dans des codes ou des contraintes métriques mais tributaire du désir, du secret et du cœur. La solitude, l’absence, la blessure ne sont plus seulement plaintes ou chants de mort, mais chants de vie, mélange de souvenirs fragiles venus avec le bonheur d’écrire car parfois « Joyeux dans le sang me trempe l’amoureux ». Tout est fondé sur ce pouls vivant, ce mouvement de houle et d’aller-venir oxymorique qui nous fait alterner de la joie à la tristesse, de la légèreté à la pesanteur : « Léger, tel une gazelle à l’apocalypse ». L’ancrage se dénoue qui crée ce flottement, ce désœuvrement, cet écoulement, cet effondrement mais aussi cet envol celui des passereaux et le galop des chevaux d’or.

Philippe Lekeuche, Élégies, avec des photographies de l’auteur, Éditions l’herbe qui tremble, 2025.

Dans cette intensité lyrique impersonnelle, le ‘je’ et le ‘tu’ restent anonymes, le ‘tu’ c’est la voix du poème, l’autre en soi, tout le monde, n’importe qui :

Les éboulis de toi-même
Coulent sur ma paroi d’âme 

Car le poème fait lien vers l’enfance, une enfance universelle qui est en nous : « Le petit garçon que tu fus demeure ». Le poème constitue une remontée d’enfance. L’enfant ouvre une énigme à déchiffrer, tout comme la poésie. L’enfant révèle le sens sacré et mystérieux des mots, il est un intercesseur, un médiateur, messager du lien vers les mots, il devient consubstantiel à la poésie même, permettant de faire renaître le vrai sens des mots. Neige par sa virginité, Sang par sa cruauté et sa pureté même :

L’enfant, au vierge regard, est un miracle
Il ne vieillit jamais alors que l’homme
Sage et mûr s’aveugle.

L'enfant de poésie est le plus substantiel allié de l'homme de poésie. De l’origine à la mort, c’est aussi l’enfant qui fait lien dans le temps. Il est curieusement le relais vers le passé, vers une origine immémoriale. Magicien, il peut traverser le temps et relier les âges entre eux et rencontrer :

Les adolescents qui se promènent
Avec de doux moineaux sur l’épaule 

Les premiers âges de la vie sont capables de faire renaître la fraîcheur, sautant tel le poulain dans la jeune prairie, chantant comme « la mésange enjouée au bord de [la] fenêtre ».  La vie est permanent retour, forme d’éternité cyclique qui va et vient, revient toujours en forme de ritournelle ou de refrain :

Ils sont la pensée de la vie vivante
Cela passe et revient toujours 

La marche du poète – dans les paysages et leurs photographies, dans la contemplation des arbres, des eaux, des écluses, des plaines ouvertes, des couloirs mythiques, des roches et des ouvertures en noir et blanc – arpente l’ouvert rilkéen, comme renouant tous les âges du poème, aussi bien la comptine de l’enfant que le chant romantique de l’adolescent dans les rues de Tournai, ou encore l’élégie un peu nostalgique de l’homme adulte penché sur son passé :

Déjà s’éloignait le jeune homme
Tel un souvenir, vers le sous-bois 

Et la poésie comme la vie revient toujours :

Rien ne détruit ce souffle et quand nous sombrons
Que tout est perdu, tu reviens Poésie 

Car la vie et le poème sont faits de brisures, de blessure et de sang :

J’ai pris mon poème, l’ai jeté à terre
En morceaux éclata, se mit à être 

Et, avec la blessure, le sublime comme une lumière, une épiphanie, se met à briller, la grâce illuminant le jour.

Car, même chez le petit garçon pur, habite la blessure, celle donnée par le Roi des Aulnes, celle portée par le Roi pêcheur, celle que ne voit pas Perceval, celle de la plaie de la mère :

Le petit garçon joue, son ballon dévale
Il porte en lui la plaie de sa mère 

Malgré la danse des fleurs, malgré le cristal de rythme : 

Dansent les petites fleurs
Silencieuses dans la joie
Elles pensent ces pensées
Au soir bleu florissantes 

L’arrachement perpétuel existe et « renverse » malgré le désir insistant d’infini. Le poète travaille à la fois avec l’abîme qui est en lui et avec le plus aérien. L’importance vitale est celle de la mémoire mais aussi celle de l’oubli. La mémoire de l’oubli, la trace de l’effacement. La pellicule brûle, comme celle des anciennes photographies, empêchant de voir l’image et l’histoire. Et le voir, le non-voir, est aussi mémoire, mémoire béante, intervalle d’une déchirure : « La mêmeté, toujours, de la blessure ». Photographie illuminante par son absence même :

Et ces photographies qui n’ont
Pas vu le jour, que le jour n’a point
Connues, prises par quelqu’un qui est mort
Je veux dire dans la perception pure
Celle-là, pellicule perdue 

Poème calciné ou « poème qui sauve », et c’est le même poème. Le poète, dans sa parole poétique, se transforme en une instance chorale, anonyme, archétypale, qui fait résonner la voix collective, la voix d’une communauté comme le fait le masque théâtral dans les tragédies grecques :

Et cependant j’écris, je suis écrit par
Des phrases, une bouche anonyme
Je bute sur ces ombres chancelantes 

Entre présence et absence, le poème est aussi ce qui se donne à voir, épiphanie, textes, photographies se livrant dans leur architecture mouvante et s’appuyant sur un dispositif visuel qui souligne l’importance du regard comme arpentage, métrage mais aussi contemplation, fascination :

Nos âmes enfuies étaient loin
Perdues dans les photographies de jadis

Photographies émerveillantes par leur absence même d’enluminures. Livre d’un voyant : le poème se laisse traverser par les mythes, les images perdues de chevalerie :

Hé bien, je vivrai, car la voix m’avait dit enfant :
Tu vates eris, je jouais à la guerre, au chevalier 

Le poète est le palimpseste où s’écrivent les légendes, les contes, Le Roi des Aulnes, les « grands mythes », le dieu Œdipe, la Mémoire et les Moires :

Où s’écrit l’effacement, le blanc 

Le secret de notre être est la blessure, une vérité blessée, un mot qui toujours manque, une photographie perdue, un enfant mort ou qui a grandi, une vie arrachée, des pages non écrites, une mémoire de l’oubli, un dessaisissement :

Je ne te connais pas toi que j’aime et plus je
Te connais moins je te connais, toi qui
Habites mon non-savoir 

Et pourtant ce qui demeure le poète le fonde :

Ce Texte fait d’arbres, d’ombres et de nuits 

Ici nuit, sang et neige se retrouvent comme éléments fondamentaux, millénaires, lieux communs de la profondeur humaine : lieux de la songerie et des songes, lieux des rêves et de la sauvagerie, lieux du lyrisme partageable, ceux de la « grande commune ». Chez ce poète, il y a à la fois mémoire et effacement, l’inscription est présente avec ce qui la gomme. La trace s’allie à ce qui la fait disparaître, l’absente, la renvoie au néant. Toute la poésie de Philippe Lekeuche est ainsi fondée sur ce renversement actif et fédérateur d’un processus d’oubli et d’oblitération, sur le fil précaire d’une poésie entre inscription et disparition. L’œuvre n’est pas seulement un constat de regret ou de deuil et s’attache moins à ce qui est porté disparu qu’au mouvement même de passage et de ce qui est amené à disparaître. L’écriture en noir et blanc est ici comme la photographie imprenable d’une trace qui déjà s’efface, tout en ayant eu lieu irrévocablement, d’une présence qui serait toujours à la fois advenue et en train de s’évanouir. Poétique du passage, où se joignent la magie de la rencontre et l’éclosion de la présence à la disparition et à la méditation de la fin. L’écriture est bien cette tension perpétuelle entre ce qui s’affirme et se nie, comme rythme d’une présence-absence, celle même de l’être humain, de son d’art, photographie et écriture :

En attendant je faisais des photographies
Qui voyaient ce qui manque à la perception
Des choses simples, élémentaires absentes
Que captait l’appareil, un tremblement de l’œil
Un murmure gravé sur le mur 




Philippe Lekeuche, L’épreuve

J'ai une sympathie pour les poètes belges : Roger Bodart, Jean-Claude Pirotte, William Cliff, Philippe Leuckx, Guy Goffette... J'y ajouterai désormais Philippe Lekeuche.

Dans le Préambule à son livre, l'auteur écrit : « Depuis 1966, je suis dans cette pratique étrange : faire de la poésie. Je n'écris jamais « écrire » mais « faire », comme on ferait corps ou comme un berger ferait paître son troupeau. » On aura compris l'exigence. Et plus loin : « cette pratique de la poésie exige des renoncements, et même le sacrifice – je le souligne -, la question restant ouverte : le sacrifice de quoi ? On ne le sait pas, on l'apprend avec les années, dans l'endurance. Je veux dire qu'on le vit, c'est une épreuve. » D'où le titre du livre : L'épreuve.

Poésie élégiaque et transcendantale. Élégiaque, elle l'est dans ses évocations de l'amour, de la mort, de la perte...

Sans remède est notre vie
Et si le ciel se terre en nous
Nous attend la tombe

 Ni la Poésie, ni l'autre
              ne guérissent de soi
Même l'errance est impossible

Philippe Lekeuche, L'épreuve, éditions L'herbe qui tremble, 2022, 85 pages, 14 €.

 

On songe à Rilke : Mais les Errants, dis-moi, qui sont-ils, ces voyageurs / fugaces un peu plus que nous-mêmes encore, hâtés, pressés, / précipités très tôt - pour qui, mais par amour pour qui / -  poignés / par une volonté satisfaite jamais ? (in La cinquième élégie de Duino)

On notera, chez Lekeuche, la majuscule systématique à Poésie, ainsi qu'à Beauté, etc. comme autant d'Idées, au sens platonicien, c'est à dire réalités supérieures au monde sensible, C'est là ce qui nous amène à la dimension transcendantale : Ich rufe zu dir, tu n'entends pas (on verra bien sûr la référence au choral Ich rufe zu dir, Herr Jesu Christ que l'on retrouve dans une cantate de Bach), Ich rufe zu dir (je t'appelle, tu n'entends pas), page 58. Et encore, page 36 : O crux salve, spes unica (Salut ô Croix, unique espérance). Mais ce n'est pas que seul rapport à une foi chrétienne, plus largement à un indicible :

Hélas, les poèmes venaient toujours
Je ne les voulais pas, les repoussais

Était-ce que la Grâce
Fût plus douloureuse ?

Car l'homme orgueilleux
Croit parler

Quand le petit chien
Privé de langage

En dit plus

Ou encore :

Oh, la luciole maintenant au Ciel
Presque près de moi !

Oh, tu es ma vie, Poème, sois
L'enfant des ténèbres !

Oh, quelle douleur si belle
Enfante la joie !

Oh, quel salut, survivre en toi
Poésie, pas faite de mots !

Car, pour Lekeuche, la Poésie, celle-là qui mérite majuscule, n'est pas faite de mots, produite par des mots, plutôt une entité absolue que révéleront (et trahiront) les mots qu'elle (je suis tenté d'écrire Elle) a suscités. Quant à celui qui tente au plus haut point d'en approcher le mystère, il ne peut que dire son impuissance et son ignorance :

Je
Ne me prends pas pour
Moi-même
Ni pour toi
Ou pour l'Autre
Ni pour Je
Si
Étranger

Clin d’œil à Rimbaud, sans doute, Poésie du funeste, certes : Ce gouffre avale tout, adieu lyrisme ! / Me voilà éparpillé parmi les tessons / Vase irréparable de ma vie mais avec cette lueur dans le dernier poème du livre :

Je vivais dans la catastrophe, assis
                       sur le séjour des choses mortes
Et dans la brume, amour, toi seul
                       semais des étoiles

Je les ramasse parmi mes décombres
Alors refleurissent mes ruines
Ceux qui s'aiment sauvent
                       leur propre désastre

Présentation de l’auteur

Philippe Lekeuche

Philippe Lekeuche est né à Tournai en 1954. Professeur de psychologie clinique en université, il a dirigé des études sur Hölderlin, Nietzsche, Verlaine et Kafka. Il publie régulièrement des articles critiques sur des poètes contemporains. Membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.

Bibliographie 

Poésie

  • Le chant du destin, préface de Jacques De Decker, Montpellier, Cadex, 1987
  • Si je vis, Bruxelles, Les Éperonniers, 1988
  • Quatre écoutes du tonnerre, Montpellier-Bruxelles, Cadex - Les Éperonniers, 1990
  • Celui de rien, Bruxelles, Les Éperonniers, 1993
  • L'existence poétique, Montpellier, Cadex, 1995
  • L' état rebelle, Bruxelles, Les Éperonniers, 1998
  • Solaire, Montpellier, Cadex, 1999
  • L'homme traversé - Sonnets de la passion, Montpellier, Cadex, 2003
  • Cette maladie, au nom perdu, Rémoulins-Sur-Gardon, Éditions Jacques Brémond, 2005
  • Le plus fou des hommes, Châtelineau, Le Taillis Pré, 2008
  • Le feu caché, Montreuil-Sur-Brèche, Éditions des Vanneaux, 2008
  • L'éperdu, Paris, L'herbe qui tremble, 2010
  • Le jour avant le jour, préface de Liliane Wouters, Châtelineau, Le Taillis Pré, 2013
  • Une vie mélangée, Paris, L'herbe qui tremble, 2014
  • L'éclat noir du désir, Poèmes 1988-1998, Châtelineau, Le Taillis Pré, 2015
  • Poème à l'impossible, Châtelineau, Le Taillis Pré, 2018
  • L' épreuve, Billère, éditions L'herbe qui tremble, 2022
  • Elégies, postface de René de Ceccatty, Billère, éditions L'herbe qui tremble, 2025
  • Malamour, Bruxelles, Edern éditions, 2025

Poèmes choisis

Autres lectures

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Philippe Lekeuche, Poème à l’impossible

Un seul poème traverse ces 60 pages de blanc, un cri d’amour et de déception, une culpabilité parfois et un déchirement. C’est une séparation douloureuse à la recherche d’une rectification. Poème à l’impossible : quel impossible : la poésie, la croyance religieuse, la vie, l’amour. Est-ce aussi un choix impossible dans la brièveté, l’inanité, l’indifférence et la précarité des choses, de la vie et du monde ?

Ce poème s’accroche, s’imprime à petits et grands coups. Il nous pénètre le corps puis ressort nous livrant doutes et certitudes, oscillant entre Dieu et le non Dieu, obnubilé par un amour et toute une promesse comme un coup d’arrêt, une prise en main : Il fallut donc écrire. Cependant, il n’y a pas de concession à quoi que ce soit mais une sincérité et une confiance au lecteur, une mise en abîme de soi, un dévoilement proche de la confidence, avec de temps en temps une pointe d’humour qui empêche le repli sur soi.  Tout est présent et rien n’a lieu : jeu sans joueur, où finir devient synonyme de commencer. Tout s’éclaire et livre sa jouissance, bien que nous restions ancrés sur la vanité du monde et ses illusions. Nous passons de la séparation à la réparation dans un monde présent, saisissable et insaisissable à la fois. La raison dans ce développement ontologique, paradoxe, n’apporte pas de réponse et pourtant le recueil se clôt sur une forme d’espérance un lumineux soir. Ce long poème témoigne de contradictions, de l’impossible oubli, d’une perte d’équilibre parfois qu’une pensée tente de s’accommoder, voire d’en réduire la douleur par une clairvoyance et une affirmation sincère de soi, à la recherche de son propre dépassement affectif. 

Philippe Lekeuche, Poème à l’impossible, Peintures de Jean Dalemans , Editions Le Taillis Pré 20 euros.

Tout nous entraîne vers un humanisme qui n’est pas celui de la défaite mais d’un regard porté sur l’horizon à la recherche au moins d’un soulagement. Matière même de la vie mentale, mise en exergue qui s’inscrit dans le monde au quotidien dont la plus grande part, sinon la seule, est la quête de l’amour dans la multiplicité de ses sens et de ses agissements. Le poète a délégué sa pensée au poème : Ce n’est pas moi qui pensait, c’était lui. Une forme d’amortissement du choc, d’une mise à distance pour une meilleure compréhension. Le poème serait une visitation, un heureux événement, une grâce comme celle accordée aux chrétiens, une voix venue d’ailleurs, une récompense, un acte qui sauve. C’est un appel à la divinité et à l’autre qui mêle espoir et désastre qui provoquent parfois une petite mort. Le poème est un concentré de vie qui s’ouvre sous la pression d’un souffle venu de l’extérieur. Il nous émeut et nous tient à distance à la fois, moitié acceptation, moitié révolte. Mouvement d’oscillation, un détachement qui attache, une parole lente à se libérer, certaine d’elle-même. On a l’impression que parfois, le poète et le poème ne coïncident pas, le poème étant l’autre, le confident, celui que le poète ne pourra jamais être. Feu qui brûle dans la sécheresse de la vie, comme d’une salle vide que l’on voudrait remplir de présences et de présent. Et cependant nous ne sommes pas dans le rêve, mais dans l’espace terre à terre, traversant l’allée au crépuscule vers notre maison, suggère Philippe Lekeuche. N’est-ce pas les mots qui ont la part la plus belle dans ce recueil, eux qui s’élèvent au-dessus de l’événement pour le transcender. Il s’agit, en fait, d’un journal d’ordre mental qui déborde et converge vers : ton apparition bénie.  

En tant que lecteur quelque chose échappe, il y a de l’insaisissable, quelque chose de sacré qui monte des paroles et qu’on ne peut matérialiser par les mots. Je me demande si plutôt que d’écrire cette recension, le silence n’aurait pas été préférable par respect, par complicité.

C’est une écriture sobre, déliée des plaintes du lyrisme, des accouplements de mots pompeux qui ne crient plus qu’eux-mêmes. C’est une énergie de vie que des paroles simples et directes traduisent. Nous sommes en limite du langage parlé qui n’a rien à cacher mais se dévoile dans la pureté de sa nudité. Philippe Lekeuche a osé être lui-même jusqu’au plus profond des mots. Il a jeté le masque d’une poésie à sens multiples, incompréhensible avec des lourdeurs parfois d’une expression par laquelle on se croit important parce qu’on a fait joli et intelligent. Rien de tout cela, du direct, face à face…du vrai.

Sobriété aussi des peintures de Jean Dalemans, très suggestives, très épurées à peine posées sur la page dans leurs habits noir et blanc, leur transparence et leur symbolisme. Ces peintures accompagnent les poèmes par une belle connivence, d’une présence forte et discrète.