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Piet Lincken, Edith Södergran, Å Itinéraire suédois

« Je ne suis rien qu'une volonté illimitée » écrivait la poétesse Edith Södergran vers 1919. Une vie brève passée dans les sanatoriums, existence étroite à l'orée d'un siècle qui lancera des tunnels et des ponts pour aplanir les montagnes et rapprocher les îles, et croira poser le pied sur le quai de l'éternité.

Mais vie dense, les « ongles en sang (cassés) au mur des jours ordinaires ». Le sang bouillait dans ce corps entravé par la tuberculose :

 

J'existe rouge. Je suis mon sang
Je n'ai pas renié Eros.

 

Plus de quatre-vingt-dix ans après, Piet Lincken voyage, avec le sang d'Edith qui lui bout dans les veines. Le voyage qu'elle n'avait pu faire ?

Piet Lincken, Edith Södergran, Å Itinéraire suédois (nouvelle édition augmentée), Atelier de l'agneau, 2020, 104 pages, 17€.

Ouvre. C'est un livre carnet, un journal de bord pas systématique où se répondent les poèmes d'Edith en bilingue (1) et poèmes et proses de Piet. Quelques notes climatiques ou ethnographiques, des cartes, des photos, détails saturés. Il y a des lieux éloignés. Tu vérifies sur l'application Plan. Ce n'est pas linéaire. Si les oies sauvages sont évoquées, on est loin de leur clair tracé pédagogique.

Piet décape ses rêves, et ses mots :

 

À l'infini, libre, la route du Nord
lâche son cordeau 
(…) on a peur, mais tant pis, personne ne prête attention à personne.
(…) l'observation échoue : manque de temps,
manque de distance,
et excès de point de vue. Croisons les fers :
mutisme et cri, glace et lave, point final.

 

Désenchantée, l'époque ? Foin des sages oiseaux migrateurs de Lagerlöf, le cercle polaire est à portée de bagnole ! À Vik, d'une Land Rover sort une silhouette d'oiseau de proie qui t'assène un « …il n'y a rien à voir ici ». Époque ironique où le désenchantement est devenu une composante du confort :

 

Décrassé dans l'agréable piscine d'eau chaude, je ne renie plus mon chemin de croix.

 

Piet met à l'épreuve sa fidélité à Edith. Va-t-il au désert intérieur pour retrouver le vent incendiaire qui la dévorait ? Et même ces mots flamboyants (mes autoroutes lyriques !) que je viens d'employer, Piet n'en voudrait pas. Ce livre est plus sobre, âpre aussi mais sans la volupté du désespoir :

 

j'offre aux regards du monde cette terre merveilleuse
sublime et morose (…)

 

écrivait-il déjà dans des éléments premiers, publié par le même éditeur en 2004. Cet itinéraire suédois a simplement commencé ainsi :

 

D'une seule enjambée on peut s'éloigner de l'autoroute.
Le soir à la pénombre, dans les eaux au-dessous du pont, je fouille.
Et pour retrouver quoi ?

 

Retrouver « le bas (…) à portée de main / (l'ange aussi est descendu)/ ne point tant user de mots». Itinéraire, initiation à ce « petit (qui) comble ». Voyage de lecture, de mémoration, de traduction, qui redonne sa bonne place à l'homme et lui offre à nouveau la chance d'une contemplation biface du pays qui est et de celui qui n'est pas (2).

Et ce cabanon sur plusieurs photos ? Piet y retrouve l'espace étroit qui dilate l'expérience. Après qu'Edith s'est couchée dans « le hamac des fées » et rêve à « des choses curieuses », tout près d'elle Piet dit :

 

… tel un petit arbre rabougri,
quelque chose a humé le ciel.
Il n'en faut pas plus pour que le buisson brûle,
que la mer s'ouvre,
que le rideau se déchire.

 

Libre à toi de penser au Sacrifice d'Andrei Tarkovski.

 

 

°°°°°°°

Notes :

  1. Les poèmes d'Edith Södergran sont traduits par Piet Lincken
  2. Titre du recueil d'Edith Södergran, Le pays qui n'est pas, 1925, traduction en français par C.G. Bjurström et L. Albertini, chez Orphée La différence, 1997.

Présentation de l’auteur

Edith Södergran

Edith Södergran est une poétesse finlandaise d'expression suédoise née à Saint-Pétersbourg  en 1892. Elle est considérée comme l'un des plus grands poètes scandinaves du 20e siècle. Elle a publié son premier recueil de poème (Dikter) à 24 ans. Elle disparaît en 1923  à l'âge de 31 ans des complications d'une tuberculose contractée lors de son adolescence.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Présentation de l’auteur

Piet Lincken

Issu de la génération née après 1968, Piet Lincken, belge d'origine franco-suédoise, mène un travail protéiforme et inclassable afin d'amener à un questionnement autour de l'écriture, de la création, et plus largement de la condition humaine. Poète (Les Bosquets noirs -textes de 1990-2013, J’ai cru voir un dieu, 2010, aux éd. Le Coudrier, et S’entraîner au passage des abîmes, L’Âge d’Homme, 2011…), dramaturge (N’éveillez pas l’ours qui dort, Festival Scénoblique 2010, France), traducteur de la poésie scandinave (un choix de poèmes d’Edith Södergran, traduits du suédois, dans le recueil de Piet Lincken, Å, itinéraire suédois, Atelier de l’agneau, 2011), il est aussi compositeur (Psaume 49, pour chœur et orchestre symphonique, 2006, Cycle pour soprano et piano au Parlement de la Communauté française de Belgique, 2005) et pianiste/organiste professionnel (création de ses œuvres aux orgues de Saint-Germain-des-Prés à Paris etc.). Plus récemment, et dans un parcours proche de celui qu’il mène en photographie sur la Scandinavie, il expérimente le dessin, le plus souvent au fusain et au marqueur, dessins qui font périodiquement l’objet de reproductions en revue ou d’expositions. Il a été souligné à plusieurs reprises une certaine filiation entre son travail et l’expressionnisme nordique (Munch, Barlach...). (https://objectifplumes.be/author/piet-lincken/#.YjbI8C_pO7c

Bibliographie

  • Des éléments premiers
  • Forêts
  • J’ai cru voir un dieu
  • Les bosquets noirs
  • Parmi les sphères
  • Soufflet de forge
  • S’entraîner au passage des abîmes
  • Å, itinéraire suédois

Poèmes choisis

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