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Le Trans-Art…et après ?

Dépasser cet axiome représentation objective du réel/représentation d’une subjectivité face au réel, c’est la question qui ressort de ce petit entretien avec Rist Van Graspen. Dans Trans -Art, l’artiste plasticien rend compte de ses tentatives pour échapper à cette dualité. Cette  problématique rythme l’histoire de l’art : la question de la mimésis. Alors, lorsqu’on lui pose cette question :  « c’est quoi le trans-art ? » l’artiste répond :

C’est l’emprise inexorable de la voie numérique sur la praxis artistique (….).

 

Rist van Graspen, Trans-Art, PhB éditions, 2017, 37 pages, 5 €.

Puis il poursuit :

Tout mon travail plastique est d’élaborer l’automatisation d’un art avec des guillemets produit hors de l’humain, il faut que s’accomplisse la prophétie du non-art par le trans-art.

Il ajoute enfin que cette absence de l’humain dans les processus de production de l’œuvre doit s’accompagner d’une éviction de l’auteur même de cette œuvre : 

il faut éliminer l’artiste de la pseudo-œuvre, d’où la nécessité de l’anonymat. 

C'est ce que fera Rist Van Graspen, en ne signant pas ses productions. L’artiste convoque Marcel Duchamp en quatrième de couverture :

Duchamp a fait un premier pas vers le Trans-Art

 

Marcel Duchamp, Ready-Made.

Souvenons-nous des  Ready-made. Marcel Duchamp a ouvert la voie à la désacralisation de l’œuvre d’art, entraînant dans son sillage Andy Warhol et tant d’autres. On se rappelle que Nelson Goodman interrogeait ces mises en pratiques artistiques, et se demandait si l’égouttoir ou la chaise exposés dans un musée méritaient le titre d’œuvre d’art. A ceci, il répondait que  « toute chose peut devenir une œuvre d’art à partir du moment où elle s’inscrit à un moment précis dans un ordre symbolique déterminé »

Cette remise en question de l’art comme lieu d’une expression culturelle normative est déjà à l’époque de Duchamp dénoncée par Dubuffet. L’artiste est celui qui échappe à la culture officielle qui serait énonciatrice de formes admises. C'est un artiste « brut ». Ce point de vue rejoint celui du sociologue Pierre Bourdieu qui interroge l’origine de l’artiste, personnage reconnu et officiel, créateur de valeurs économiques et esthétiques, auquel il compare un artiste produit d’un milieu artistique, même s’il invite à relativiser son autonomie.

Dans le domaine poétique, Jean-Michel Maulpoix souligne que le temps des « écoles » est révolu. Certes, le travail du vers subsiste, diverses formes de poèmes en prose, des écritures fragmentaires, des pratiques formalistes ou marginales... Il établit une distinction entre le "poète du oui", qui croit au pouvoir du verbe, et "le poète du non", qui manifeste une défiance à l’égard de l'emploi de la langue. Il souligne un autre point commun entre les poètes contemporains, celui du rapport au réel.

Antoine Compagnon affirme que le postmodernisme annonce la "fin de l'avant-garde, […] un art qui n'est jamais défini chronologiquement mais qui commence avec Baudelaire et Rimbaud et qui est aujourd'hui encore avec nous". Le Trans-Art pourrait bien  être la fin de l'Avant -Garde.

Certaines voies sont ouvertes. Des artistes, qu’ils soient poètes, plasticiens, musiciens, dépassent les catégories génériques et artistiques. Le réel est donné à voir dans une transfiguration qui en révèle le caractère immanent. Opérant un syncrétisme artistique et générique, certains expriment une vision qui révèlent les contours d'une autre réalité. Loin d'être évincée de la représentation, la réalité est donnée à voir dans toutes ses dimensions.

Les outils numériques permettent le travail de l'image, et le poème revêt des formes qui transcendent les catégories génériques. Image et textes s'entrecroisent, poèmes et musique se côtoient à l'occasion de véritables mises en scène.

Pourtant, à l’opposé de cette praxis, prônant la soumission de l'acte artistique au numérique,  faisant disparaîtrait toute trace physique de l'artiste, des plasticiens résistent : ainsi Wanda Mihuleac  propose des performances qui sont – comme l'indique le mot dans l'anglais d'origine  - des réalisations, des actes ancrés dans l'ici/maintenant – des actions individuelles ou conjointes, susceptibles de créer une oeuvre unique.  Par exemple, à partir des mots du poète et de l'intervention physique et matérielle de la plasticienne, la création de cet instant unique où se perçoit l’émotion, la puissance et la portée des mots qui construisent et déconstruisent la matière textuelle, lors de  la performance réalisée pour pour célébrer l'Effacement – durant le Printemps des Poètes, à la galerie du Buisson sur le poème Sable, de Marilyne Bertoncini. La conjonction de la voix de l'une écrivant le texte sur les gravures de l'autre, sous le filet de sable couvrant l'écriture - trace matérielle qui formera le livre-souvenir de l'événement.(Wanda Mihuleac a créé les Editions Transignum et organise régulièrement des actions autour de la poésie  http://www.transignum.com))

 

La dune mime l'océan
les nuages y  dessinent de fuyants paysages
dont l'image s'épuise dans l'ombre vagabonde
d'un récit ineffable

et femme Sable nage dans un ciel de centaures
à l'envers
où sa robe poudreuse ondoie dans les nuages

sa bouche ouverte dans le sable
crache la cendre de ses mots
flocons arrachés au silence
dans la mer
peut-être

puis se noie et se perd en rumeur indistincte

Commencements

Wanda Mihuleac et Marilyne Bertoncini, extrait de la performance réalisée à partir du poème de Marilyne Bertoncini, Sable, à paraître chez Transignum Editions.

De son côté, Jean-Jacques Oppringils ouvre lui aussi la voie à une mise en oeuvre inédite du texte et de l'image. L'exposition en plein air "L'Anneau du Premier Art" est un hommage à l'architecture et aux grands bâtisseurs. Le récit, intitulé “L’Écho du Premier Art”, écrit par Lucie Delvigne à partir des œuvres exposées, accompagne le parcours du visiteur. Les mises en abîme permettent une démultiplication du sens. Le promeneur est amené à percevoir ce qu’il voit  autrement, car Jean-Jacques Oppringils lui dévoile  ce qui, imperceptible, pourrait coexister avec ce qu’il appréhende  au premier abord, en se promenant dans le parc. Double lecture donc, qui s’enrichit de la portée des textes qui accompagnent les toiles. Cette démultiplication sémantique opérée par la double mise en abîme de ce dispositif révèle alors un univers, qui, dans le même temps, offre une lecture inédite et plurielle de la réalité.1((Exposition organisée à Tertre, du 30 avril au 30 septembre 2018 de 9h à 20h et du 1er octobre au 30 octobre 2018 de 9h à 18h, Page Facebook : https://www.facebook.com/TheRingOfTheFirstArt/Site Internet : http://www.oppringils.info))

 

 

L'Anneau du Premier Art ; parcours Art & Lettres, Parc communal de Tertre - Site de l'administration communale - rue de Chièvres 17 - 7333 TERTRE - Belgique (accès gratuit)

On pense également à Adrienne Arth  : cette artiste travaille elle aussi  à partir de photographies, en prise directe et surimpression photographique, parvenant à à leur donner une profondeur inégalée. Elle met  en scène les éléments du réel qui  racontent une histoire ou laissent entrevoir toute la puissance des archétypes dévoilés par son travail. Dans Paysages de cerveau ses photographies sont accompagnées de textes de Claude Ber, qui, de son côté, ouvre la voie à une nouvelle poésie : mêlant prose et vers, éléments anecdotiques et universaux, fiction et poésie, ses textes mènent à un au-delà de l'imaginaire. Elle invite le lecteur à se regarder, à trouver sa place dans ces lignes qui revêtent immanquablement une portée symbolique, à laquelle fait écho Adrienne Arth.((La prochaine exposition d'Adrienne Art, “Gens dans le temps” aura lieu à Arles, Du 1er au 15 juillet et du 16 au 31 juillet de 11h à 13h et de 16h à 20h au Musée-Galerie Gaston de Luppé 19 rue des Arènes, www.adriennearth.com , www.claude-ber.org))

 

je plie le poignet j'allonge le pas
des immeubles de verre piègent des simulacres
tombeaux solaires et glacés tous même ment muets pour leurs
gisants
figés dans le reflet d'eux-mêmeês comme on se noie

Où porte la parole plus loin que son ressassent et sa
complaisance
dans l'érosion des chairs son labeur obstiné jusqu'où
la chair quitte les membres ?

aucun ici qui ne soit au tu-c'est une donnée de nous sur le cadastre
et de n'importe qui dans la même disposition amoureuse-mais
rien non plus de nous dans ce compact de transparence condensé
à taille de goutte

même si le regard s'amenuise jusqu'à l'infime et quête une parole
qui rassemble
le bord à bord de tout se disjoint comme à ne déduire de ce jour
qu'un éraillé de pluie déchirant les façades
leur arrière immobile

les yeux basculent dans d'autres pupilles et la tombée d'un bras
verse à sa pente l'éboulis d'une histoire effondrée d'elle

 

 

Claude Ber, Paysages de cerveau, Photographies d'Adrienne Art, Fidel Anthelme X, collection "La Motesta", 53 pages, 7 €.

On le devine, cet entretien, paru aux Editions PhB,  est un tout petit livre, mais d'une actualité percutante. Il pose à sa façon des  questions fondamentales. Le lecteur est amené à s'interroger : qu'est-ce que cette post-modernité qui semble, d'après l'auteur, laisser place à un renouveau. Si  l’éviction de toute représentation, de l’artiste lui-même, peut être le point d'orgue de cette post-modernité,  ouvrirait-elle la voie à un syncrétisme artistique et générique ? L'Art pourrait-il alors dépasser cette problématique qu’est la représentation du réel, pour mener vers une transfiguration  révélatrice des son immanence ?

Entre abstraction et représentation, à partir  des éléments de notre quotidien, tout juste palpables, suggérés, Adrienne Arth  parvient bien à exprimer l'être et le nombre, la solitude suggérée par la foule, cette modernité glacée, et dans ses portraits, le questionnement et la puissance des âmes qui habitent nos corps. Alors l'Art continue.