Claude Luezior, Émeutes, vol au-dessus d’un nid de pavés

Esprit humaniste par excellence, Claude Luezior (poète, romancier, essayiste, critique littéraire, amateur d’art) ne cesse d’explorer le quotidien pour dévoiler ses multiples visages avec la même ironie et l’humour si particuliers que l'on trouve dans son  œuvre.

Son nouveau livre, Émeutes, tire son inspiration d’une image familière de la rue, l’agora contemporaine en France et ailleurs: les manifestations, forme de contestation,  des mécontentements, révolte de la populace contre le pouvoir, avec ses dérapages et un mécanisme social trop contraignant.

Le sous-titre, vol au-dessus d’un nid de pavés, renvoie le lecteur au roman de Ken Kesey Vol au-dessus d’un nid de coucou. Ainsi, le poète annonce-t-il son intention de parodier les « émeutes » qui perturbent  la routine par des bagarres, violences et agressions, la riposte du pouvoir étant parfois tout aussi violente et sans solution.  

Dès le début du recueil l’auteur nous éclaire sur son intention :

Quand, désespoir au poing, le peuple monte au barricades. Quand sont rongées les entrailles de Prométhée. 

Cet opuscule commence comme un manuel du parfait émeutier. Non pas petit livre rouge du dissident mais évocation débridée, noire de flics, contestant parfois les contestataires, quitte à voir un peu jaune (Liminaire).

Claude Luezior, Émeutes, vol au-dessus d’un nid de pavés, Cactus Inébranlable éditions, 2022, 78 p., 10 euros.

Dans son "manifeste" davantage sociologique que politique, Luezior tient à exprimer sa pensée pacifiste, sa méfiance face aux émeutes, dans lesquelles il voit une possible forme de libération collective de ses tensions: « Je déteste l’émeute. Peut-être est-elle libératrice ? ».

Avec son esprit railleur, l’auteur fait paraître les décors et les protagonistes tel un spectacle bruyant avec ses manifestants et ses flics, sorte de happening qui se déroule sur le pavé des métropoles.

Claude Luezior s’interroge sans cesse sur le sens de l’émeute : cri de désespoir, tumulte populaire, consommation de la fureur collective contre les bourgeois, grisaille de la foule, esprit de fronde, révolutionnaire ou guerrier, « pandémie récurrente de quelque projet atavique ». C’est comme une pièce de théâtre où l’on reconnaît l’anarchie et ses personnages, le « carnaval de l’insurrection qui est comme « une peinture baroque sur fond de macadam ».

L’auteur se fait le peintre du spectacle bigarré de la manifestation, les  images visuelles et sonores sont prégnantes, le  langage persifleur, le verbe saillant pour rendre le dynamisme en quelque sorte cinématographique de l’image, que ce soit le personnage collectif au premier plan ou quelques petites scènes du quotidien.

Voilà un pêle-mêle humain , « une meute hurlante »,  déchaînée, sans gloire,  avec un esprit de vengeance destructeur, oubliant parfois sa propre cause : « Chacun est contre, mais ne sait vraiment « contre » quoi » L’auteur y voit la caricature des révoltes populaires pour la liberté que l’Histoire  a connues. Ici, il leur manque parfois un idéal construit, de vrais héros, car elles sont détournées de leur but par des fanfarons et des rebelles de toute sorte.  

L’émeute est là, sur les pavés, y perdure ; elle est dans les entrailles de chaque génération et ne disparaîtra pas à l’avenir, sans cesse réinventée par les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle et de nouveaux acteurs sociaux.

La peinture de ce réel inquiétant et chaotique, pimentée de renvois précis aux  événements récents (assaut du Parlement américain, protestations des gilets jaunes, des anti-vaccins etc.) n’est pas dépourvue de poésie, le rêve de beauté du poète surpassant la noirceur du social.

La peinture de Philippe Trefois sur la première de couverture est en résonnance  avec le texte. Ce couple semble plutôt sans identité précise, tels les contestataires du livre de Claude Luezior. L’éditeur a bien choisi cette œuvre picturale qui correspond à la plume piquante de l’auteur.

Présentation de l’auteur




Claudia Azzola, Poemetto delle api e ciclo degli insetti / Poème des abeilles et cycle des insectes

On pourrait qualifier l’ouvrage de « plaquette », un document que l’on distribue, par exemple, gratuitement, lors d’une exposition temporaire ; mais, à mon avis, il s’agit de bien plus que cela : cet ouvrage est le témoignage d’une vraie amitié intellectuelle entre Claudia Azzola et Jean-Charles Vegliante qui écrivent et traduisent, tout en étant sensibles à la forme typographique des textes et au choix des mots1.

Observons d’abord l’objet car il est très joli à voir. Sous la direction artistique de Renzo Disperati, la couverture est d’une grande qualité d’impression pour y accueillir les dessins de Chloé Menous et, en 4 de couverture, un extrait de La Commedia de Dante Alighieri, tiré du « Paradis » XXXI, vv.7-9, est traduit par Jean-Charles Vegliante2. Et cet objet est aussi (voire surtout) d’une très grande qualité de mise en page typographique : la longueur des vers et leurs décrochements sont fidèlement reproduits dans la version originale et surtout dans la traduction en français.

Ces huit poésies sont en fait issues de la première partie du recueil de Claudia Azzola intitulé Tutte le forme di vita, ed. La vita felice, 2020. C’est Silvio Aman qui le présente en France et en propose, à l’occasion, des extraits en français dans le site « Terre à ciel »3.

Pouvoir lire au moins deux traductions d’un même texte original est une expérience enrichissante. L’objectif n’est pas de défendre l’une ou l’autre, bien entendu. Ce que je propose est plutôt une invitation à l’observation (comme lorsque l’on prend une loupe d’agrandissement) afin de réfléchir à l’acte de traduction (et donc à l’écriture dans une autre langue de ce que l’on comprend ou perçoit de la version originale).

Comparer un texte original avec plusieurs de ses traductions met inévitablement en lumière des choix de traduction. Observons par exemple, le dernier vers de l’une des poésies en italien (e il bombo* e la bombarda** terra.). Claudia Azzola a placé deux astérisques pour donner des informations sur les mots « bombo » et « bombarda » en pied de page. Ses notes sont traduites par Jean-Charles Vegliante qui ajoute, entre parenthèses carrées, une information supplémentaire « [Les deux termes, en it. Bombo et Bombarda, du lat. Bombus, "bruit sourd"] ». On comprend implicitement que la philologie est un élément important dans son choix de traduction. Ces deux mots sont également commentés par Silvio Aman qui se réfère à un insecte et à des instruments : «  "bombo", bourdon (insecte : bumbus terrestris) mais aussi à la bombarde, à double valeur sémantique, comme instrument à vent et instrument de guerre. ». Les deux traductions vont forcément être différentes puisque l’une va être davantage sensible au bruit (et le gros bourdon bombinant et la bombarde terre) en faisant le choix d’ajouter les mots « gros » et « bombinant », pour recréer un effet d’harmonie imitative ou suggestive d’un bruit d’une grande intensité (les allitérations en /b/ et en /o/) que le lecteur va attribuer à l’insecte, tandis que l’autre traduction (et le bourdon et la bombarde terre.) va être sensible seulement au « mot à mot » pour que le sens caché de l’original reste caché dans la traduction.

Bien entendu, la traduction « mot à mot » est, comme on peut souvent le lire, la plus « fidèle ». Mais… elle est fidèle à quoi ? Aux mots, ou à leur surplus de signification qu’ils organisent dans le texte poétique ? Selon moi, la traduction est « fidèle » quand elle est capable de transmettre le surplus de communication de l’original. Et il est donc légitime d’ajouter des mots dans la traduction car ils ne modifient pas ce que « dit » implicitement le texte d’origine.

À l’inverse, lorsque les mots n’organisent pas un surplus de communication, la traduction « mot à mot » est vraiment la bienvenue. Lisons par exemple le premier vers tiré de la même poésie (Questa è la legge della verità,). La traduction de Vegliante (Ceci est la loi de la vérité)  reprend mot pour mot la version originale. Il est alors très étonnant, dans ce cas, de penser à changer la nature grammaticale des mots ou la syntaxe. Pourtant, c’est ce que donne à lire la traduction de Aman (Voici la loi de la vérité). Pourquoi remplacer le démonstratif « questa » par l’adverbe « voici » ? Pourquoi transformer la proposition complétive par une proposition nominale ? Qu’est-ce que ces changements apportent sinon de dire autrement ce qui peut être dit de la même façon ?

À partir de ces axes d’observation, voici le texte original et ses deux traductions dans leur intégralité au cas où un lecteur ou une lectrice voudrait s’amuser en autonomie à repérer les autres différences :

 

Questa è la legge di verità,
tra lo stantio e il rinnovarsi:
hai una forma, falla sbocciare,
come la rosa mundi, rosa gallica,
versicŏlοr, e speranza fior del verde,
le cose si formano da sole,
come l’insetto giallo sotto il sole,
esaltiamo i momenti della gloria,
e il bombo e la bombarda terra.

Voici la loi de vérité                                                  
entre le suranné et le renouveau :                              
ta forme à toi, fais qu’elle s’épanouisse,
comme la rosa mundi, rosa gallica,
versicolor, et speranza fior del verde,
les choses prennent leur forme,
comme l’insecte jaune en plein soleil,
élevons donc les temps de la gloire,
et le bourdon et la bombarde terre. (SA)

Ceci est la loi de la vérité,
entre le ranci et le renouveau :
tu as une forme, fais-la éclore,
comme la rosa mundi, rose gauloise,
versicŏlοr, et espérance qui verdoie encore,
les choses se forment toutes seules,
comme l’insecte jaune sous le soleil,
exaltons les moments de la gloire
et le gros bourdon bombinant et la bombarde terre. (JCV)

 

Les variations grammaticales sont bien entendu envisageables mais, selon moi, elles sont nécessaires seulement pour respecter les règles grammaticales de chacune des langues. Un extrait d’une autre poésie peut illustrer notre propos : (Nel frattempo umore è mutato / del gatto che svolta la stradina/). Les deux traductions présentent des variations grammaticales “(Entretemps les humeurs ont changé / du chat tournant la ruelle /)” et “(Entre-temps l’humeur a changé / du chat qui tourne dans la ruelle /)”. Cela dit, l’une transforme le singulier (umore) en pluriel (les humeurs) et transforme la syntaxe (il est légitime de se demander ce que signifie en français « chat tournant la ruelle ») ; l’autre n’ajoute que la préposition (dans) car elle est indispensable en français.

Nous le voyons bien, traduire, c’est avant tout savoir créer un juste équilibre entre une langue et une autre. Comme la vraie amitié, en somme.

Notes

[1] Et ce n’est pas la première fois que Jean-Charles Vegliante traduit les poésies de Claudia Azzola. L’une de ses poésies, tirée du recueil Il mondo vivibile, 2016, figure dans son anthologie de poésies italiennes traduites en français intitulée Amont dévers (« Tout devient vieux si vite ») à côté, par exemple, de poésies de Eugenio Montale ou de Giorgio Caproni, https://www.recoursaupoeme.fr/amont-devers-douzieme-livraison/). Signalons aussi d’autres traductions en français par Angèle Paoli tirées du même recueil https://www.terreaciel.net/Le-monde-vivable-extraits-de-Claudia-Azzola#.YTdt1I4zY2w.

[2] Jean-Charles Vegliante, La Comédie: poème sacré, Gallimard, 2012 puis, 2021.

[3] https://www.terreaciel.net/Toutes-les-formes-de-la-vie-de-Claudia-Azzola-par-Silvio-Aman#.YTdivo4zY2w

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Laure Gauthier, Les corps caverneux

Le ton est donné d’emblée par l’écriture de ce récit métaphorique grâce à la référence au penseur Georges Bataille d’abord s’interrogeant, dans Lascaux, sur la place réservée à l’animal par l’homme-peintre des parois préhistoriques, dont il retire l’idée d’un rapport poétique au monde : « un sentiment plus juste de l’homme est la condition de la pensée : c’est aussi le prix qu’il faut payer si nous ne voulons pas nous fermer aux enseignements silencieux de la caverne. » puis au philosophe fondateur de l’idéalisme occidental Platon qui voit dans l’aube la promesse d’une sortie éclairée de la caverne à moins qu’il ne s’agisse d’enraciner la lumière du monde même en son sein, dans la réécriture par Alain Badiou de sa République : « Enfin, un matin, c’est le soleil, non dans les eaux modifiables, ou selon son reflet tout extérieur, mais le soleil lui-même, en soi et pour soi, dans son propre lieu ».

Sous l’égide de cette double, si ce n’est cette triple citation, Laure Gauthier déploie alors son exploration du thème des « corps caverneux » qui s’avèrent pour reprendre sa quatrième de couverture : « ces espaces vides, ces trous ou ces failles, que nous avons tous en commun et que notre société de consommation tente de combler par tous les moyens »…

Allusion au désir sexuel dans sa force insurrectionnelle, la trame de ce poème narratif se développe en sept séquences depuis « Rodez Blues » quand la pluie se mêle à l’évocation de la figure d’Antonin Artaud à laquelle l’auteure rend hommage en ces termes : « On te pardonne dieu, antonin, / On te pardonne dieu, / à la septième année / d’empoisonnement, de convulsions » jusqu’à « Désir de nuages » où se glisse cette invitation audacieuse, en écriteau surréaliste, qui n’est pas sans évoquer, quant à lui, l’onirisme érotique de Robert Desnos :  « Après avoir marché dans un couloir vide, vous tenterez de dire les mots du désir que vous n’avez jamais osé prononcer, que vous avez tus, cachés, murmurés, enterrés ou rêvés ; dites ces mots ou ces phrases à voix haute ou basse, en criant, chantant, murmurant, balbutiant les mots que vous auriez un jour adressés à une personne désirée de vous » !

Laure Gauthier, Les Corps caverneux, Lancine, 2022, 136 pages, 15 €.

La deuxième étape notamment, « Les corps cav », met en garde son lecteur : « QUI OPPOSE LA FRESQUE AU POÈME VIENNE SE BATTRE AVEC MOI » et rappelle en quoi l’image de la caverne renvoie à notre dimension charnelle, quand ce n’est pas à l’élément liquide, à l’eau première d’où nous procédons : « L’idée de nos grottes résonne de chair. / Si nous sommes eau, te dis-je, / notre matière sèche n’est pas abstraite, elle est presqu’île, terre et roche, / quand on dérive / Elle est contour à notre vague. / notre matière sèche entourée d’eau. / Ne pas oublier l’eau, l’humide, 90 pour cent de chair et 10 pour cent de roche, / entends-tu ? » Manière élégante de rappeler la fibre maternelle des eaux matricielles à moins de chanter de possibles amours saphiques ? « Chanter comme un poème oublié, / une comptine trop longtemps tue / qu’on ne savait plus savoir / Lavés par le temps sappho »…

Des stances à l’adolescence, en troisième envoi, sous le signe de la poésie occitane, « QUEU PAÌS » invitent encore au sursaut, au réveil, en citant d’après Marcela Delpastre : « Anei vers queu paìs, coma aniriatz ad un amic, li borrar sus l’espatla : desvelha-te ! Quant be d’autres, davant ieu, an dich : desvelha te ? » (traduction : « J’allai vers ce pays, comme on irait vers un ami, lui taper sur l’épaule : réveille-toi ! Combien d’autres, avant moi, ont dit : réveille-toi ? ») Après ce retour souhaité au pays natal, vient un quatrième temps, celui rattrapé en « ehpad-mélodie » dont « La chambre et l’abeille » figurent le lieu et la protagoniste, avant que l’on ne s’interroge, dans une cinquième phase, « Une rhapsodie pour qui ? », ou que l’on ne plonge, sixième destination, dans « La forêt blanche » dans cette ultime question : « Où sont les grands congères du renouveau ? Où le pied / s’enfonce comme l’être / et dégage en chutant / de l’herbe verte comme jamais, / gorgée, / et la trace qui crisse d’envie / d’aller » ! D’aller, une itinérance par la matière du monde à travers ces « corps cav », eux-mêmes entre la solidité du point fixe et l’échappée vers la lumière, en « désir de nuages » à tracer l’horizon de cet énigmatique recueil…

 




Sylvie Fabre G., Nos voix persistent dans le noir

« Nous sommes sans protection, et la mort nous contraint à la parole inachevée comme au pas de la séparation. »

Sous le signe du « Nous », Sylvie Fabre G. dédie à des enfants et à leurs Pourquoi, ce recueil de poèmes ou plutôt de « dizains », puisque tous ces textes ont chacun dix vers. Trois parties le composent, la première « Nous, sommes un seul commencement » contenant 19 dizains, la deuxième « Le lien reste un vœu inaccompli » en contenant 20, la troisième, elle, « Nos voix allument des feux » en contenant 19, comme la première.

J’ai été tout d’abord intrigué par l’arythmie apparente des vers, le plus souvent impairs, tournant beaucoup autour de 15 syllabes ; on trouve parfois quelques alexandrins, mais ils sont rares et tellement perdus dans un ensemble de vers atypiques, qu’ils s’y confondent. Il n’est pas indifférent, du reste, que Giacomo Leopardi et Dante soient convoqués l’un et l’autre, il y a dans ces vers quelque chose de l’endécasyllabe. A coup sûr, une métrique entre le vers et le verset, originale et expressive quoique déroutante à première vue. Peut-être la volonté de rester « hors des basses métaphysiques des cadences patriarcales » ?

La poésie ainsi développée ressemblerait assez à la poésie didactique d’un Lucrèce, la poète s’adresse à un « tu » et elle lui enseigne un « nous », ses pouvoirs et ses limites. Une enseignante aimante, prodiguant constats, conseils et mises en garde.

Sous l’ascendance des astres et le sceau de l’espèce,
tu subis l’emprise d’une chair -terrestre,
et tu endosses un genre : nos baisers nos sanglots
ne trouvent pas même incarnation (…) 

Sylvie Fabre G., Nos voix persistent dans le noir, L’herbe qui tremble, 2021, 100 pages, 15 €.

La deuxième partie du recueil semble parler, tout d’abord, à une jeune fille, des dangers et des risques du « lien » avec « le père le mari ou le fils »

des hommes ignorants humiliés s’exténuent
à exister en exténuant plus faibles qu’eux. 

Mais la condition féminine rejoint celle de tous les dominés, et la poète, se tournant vers sa protégée lui demande :

n’aurons-nous droit qu’à l’imposture ou inventeras-tu
l’aube claire sans esclaves ni tambours et trompettes ? 

Les dizains évoquent donc tous les malheurs de notre monde, les exilés, les « pandémies », la condition animale, le réchauffement climatique :

(…) tempêtes canicules gelées
ne changent-elles pas tous tes espaces intérieurs ? 

La dernière partie du recueil, quant à elle, célèbre les feux que nos voix persistent à allumer.

« Enfant qui cherches ma main sur les sentiers ». La poète est toujours accompagnée de cette présence juvénile qui ne l’a jamais quittée et à laquelle elle s’adresse. Peut-être cette élève est-elle, au fond, une part d’elle-même ? A la « volonté de domination débridée » évoquée en deuxième partie s’opposent « les trois syllabes du mot/ensemble (…) trois syllabes chrysalides d’où surgit le nous ». La poète enseigne à l’enfant, son semblable son frère la force et la fragilité de ce nous « fini sachant l’infini », elle lui apprend les doutes, les ambivalences dont la poésie rend compte.

Quand la ligne de partage entre humain et inhumain
s’embrume, le phare du poème devient balise. 

Un texte sensible et plein d’espoir, au fond, puisque la poésie se transmet et « persiste ».

 

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Jean-Louis Rambour, 33 poèmes en forme de nouvelles (ou l’inverse)

Voilà des brèves de poésie, à moins que ce soit des nouvelles comme le titre l’indique… on verra qu’il s’agit plutôt d’« anciennes » : les textes ont une couleur passée, celle d’une nostalgie des temps anciens, ceux des grands parents plutôt que des parents, qu’illustre ce passage :

 

L’horloge comtoise, elle, est portée par son fronton
et par ses pieds, le cadran tourné vers le ciel.
Beaucoup de femmes regardent son passage et
un vrai cortège se forme depuis le seuil de la maison
jusqu’au camion qui attend la fin du chargement.
Les visages sont graves et les vieilles dames ont pris
leur voix de messe devant le cercueil au pendule arrêté

 

…. Cette petite cérémonie poétique comme signe de l’enterrement du temps passé…

Dès que l’on remonte deux générations, on entre dans la mythologie. Les ancêtres sont dotés de qualités imaginaires, ils sont en passe de devenir des héros, voire des divinités. Rambour nous fait rêver à une petite enfance idéalisée d’être disparue : en ce temps-là, « les échanges de parole » étaient « plus souples, liés, on sentait mieux la douceur / de l’air, on pouvait dire des mots plus aimables. » ; au temps de Guy Mollet, il suffisait de trois beautés pour faire une version des trois Grâces (bien qu’elles tiennent « un sac empli de guerres, d’accouchements et de deuil ») ; on voit défiler des millions d’enfants assis « sur la célèbre Mullca / aux tubulures d’acier, soit la chaise la plus laide / jamais conçue, d’où partaient l’ennui, l’angoisse / l’impatience, parfois l’enthousiasme. Parfois la jouissance. »

Autant de vignettes épinglées sur les pages…

Jean-Louis Rambour, 33 poèmes en forme de nouvelles (ou l’inverse), Éd. Les Lieux-Dits, coll. Cahiers du Loup bleu, 39 pages, 7 €.

Qui gentiment font le chamboule-tout du genre poétique, comme l’indique le titre de Rambour : s’agit-il de nouvelles, ou de poèmes ? Qu’importe, semble-t-il suggérer. La présentation en lignes non justifiées à droite, les phrases parfois brisées en leur milieu comme autant de renvois, à la manière de Verlaine et de bien d’autres, les textes ne remplissant pas la page, pas plus que ne le ferait un sonnet… l’ensemble présente la signalétique habituelle : « attention, poésie ! », si l’on en croit ses yeux.

Pourtant, cela ressemble plutôt à de la prose découpée…

À la lecture, la charge est évidemment poétique : elle en a la fulgurance, on pourrait dire que l’auteur a connu des flashes, vite (mais savamment) déposés sur la page.

Rambour met ainsi en place une forme poétique plutôt nouvelle pour un temps passé, un temps sépia, de la couleur des photos anciennes…

Du coup on accepte chez lui ce qui pourrait être perçu comme un passéisme, on goûte ses souvenirs trop idéalisés pour être vrais. Et puis, une gentille régression, le temps d’un rêve, c’est tellement bon lorsque les images proposées sont nimbées d’une telle tendresse et d’une telle douceur (qui n’excluent pourtant pas les sauvageries d’antan). 

Si le passé vient hanter le présent, c’est qu’aujourd’hui est un temps déserté, maintenant qu’Hulluch, « la cité minière / construite sur les tranchées allemandes » s’est assoupie, que sainte Barbe n’a plus de mineurs à protéger.

« Vous n’aviez pas et saviez aimer. Même parler aux anges. » Voilà, pour Jean-Louis Rambour, ce qui serait perdu.

 

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Yvon Le Men, Les Epiphaniques

On connaissait Les Epiphanies aux accents libertaires d’Henri Pichette. Voici Les Epiphaniques d’Yvon Le Men, un livre qui nous renvoie, plus qu’à la fête religieuse bien connue,  à la racine grecque du mot. Epiphanie, autrement dit révélation, apparition.

Voici, en effet des hommes et des femmes « invisibles » sortis de l’ombre, mis sous la lumière par la grâce d’une écriture poétique qui se met au service de leurs récits de vie. Ils et elles vivent dans la marge, cassés voire broyés par la vie. Le poète breton les a écoutés et il raconte à la fois leurs itinéraires et leurs espoirs.

Pour Yvon Le Men tout démarre par une résidence d’auteur à Rennes. Comme il l’avait fait pour Les rumeurs de Babel (Dialogues, 2016 ) dans le cadre d’une autre résidence au cœur du quartier populaire de Maurepas, le poète va rencontrer des hommes et des femmes, jeunes ou moins jeunes. Ils s’appellent Mickaël, Louna, Thomas, Tiago, Myriam… La vie les a secoués. Ils sont tous dans la marge, parfois après des enfances de misère (« La goutte de gnole dans le biberon pour m’endormir », raconte l’un) ou l’expérience de lourds drames familiaux (le suicide d’une mère, confie un autre).  Anne-Laure, elle, raconte : « Mes ancêtres étaient des tueurs de loups / du Loup / mes arrière-grands-parents / des tueurs d’Arabes ». Pour Asma, la Somalienne, c’est de l’emprise du père qu’il faut se libérer. « Il faut que l’on soit comme mon père/veut qu’on soit ».

Yvon Le Men, Les Epiphaniques, Editions Bruno Doucey, 2022, 160 pages, 16 €.

Le poète écoute, met en vers leurs récits, ennoblit leurs destins de déclassés. Mais il établit aussi des correspondances avec sa propre vie. Quand cette fille-mère de 40 ans évoque sa vie dans une yourte, Yvon Le Men ne peut pas manquer de penser à son « amie  qui est morte au bord de ses quarante ans » ou encore à sa mère « qui a perdu son amour le jour de ses quarante ans ». Quand tel ou tel évoque sa révolte, Yvon Le Men rappelle qu’il fut aussi, à un moment de sa vie, ce « jeune révolutionnaire ». Mais un révolté qui estime que « la fin ne justifie jamais les moyens ».

C’est le Le Men de En espoir de cause (éditions PJ Oswald, 1975) et de Vie (L’harmattan, 1977) qui resurgit au détour d’un vers. C’est le jeune homme épris de justice et de fraternité qui regarde aujourd’hui avec sympathie ceux qui « marchent vers les ronds-points / main sur l’épaule », ceux qui « partagent sur les ronds-points / nuit et jour leurs nuits et leurs jours ».

C’est aussi son itinéraire personnel de poète qui refait surface lors d’une rencontre avec ce jeune qui fut orphelin très tôt et qui rêve aussi de devenir poète. Alors ce jeune lui  pose la question : « Tu crois / que l’on peut vivre / en poésie / de poésie ? ». La réponse est lumineuse : « En poésie / oui / il suffit d’y travailler / de poésie / c’est autre chose ». Et alors reviennent sous sa plume, comme une évidence, ces affirmations toute simples qui ont fondé sa propre aventure poétique. « Le bruit court qu’on peut être heureux » et « Il fait un temps de poème ». Les mots sont de  Jean Malrieu, un poète  qui a tant compté pour Le Men. Et l’on se pose la question : Le Men pourrait-il devenir le Malrieu de ce jeune qui se dit « pressé » et « déjà plus vieux que Rimbaud/quand il a commencé » ? Le poète répond en tout cas à ce jeune qui rêve de poésie : « C’est possible / pour toi / car ce le fut pour moi //  il suffit de croire en ceux qui étaient sur la route avant toi / et t’attendent ». C’est ce qu’on appelle sans doute une épiphanie.

∗∗∗

Le texte de ce livre  (illustré par Bernard Louvet) a été porté sur la scène du Théâtre national de Bretagne à Rennes, en mars 2022, par le metteur en scène Massimo Dean, sous le titre « La Rance n’est pas un fleuve ».

 

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Marie Alloy, Ciel de pierre

Marie Alloy est par nature discrète. Pudique, même, n’ayons pas peur des mots. Plus connue pour son travail de peintre et de graveur, elle gagne vraiment à être lue avec la plus extrême attention. Le présent recueil en est encore une preuve. Ici, nous touchons au plus sensible, au plus profond. À l’essentiel de l’expérience humaine. Il est question en effet d’un témoignage, exceptionnel sur le fond et la forme, sur la séparation et l’absence, rien de moins.

Certes, beaucoup de poètes ont évoqué, évoquent et évoqueront toujours ces thèmes, si indissociables de notre condition qu’ils ont acquis de facto une valeur universelle. Mais rares sont celles et ceux qui peuvent prétendre à une telle justesse d’expression et une telle sincérité. L’exercice est par nature périlleux, selon qu’on l’aborde comme tel ou si, comme Marie Alloy, on est capable de s’arrêter, juste avant ou juste après l’émotion. De lui faire face, avant d’écrire à la faveur de cette brèche intérieure. Les mots que ce recueil met au jour sont choisis avec un soin extrême, pesés à l’aune d’un esprit qui parvient à s’ouvrir à l’acceptation du deuil et à entreprendre un dialogue avec l’absence. Ainsi chaque poème est une étape dans une progression apaisée vers une lumière, qualifiée de fraternelle. Nous sommes entraînés, de page en page, dans un parcours intime et profondément participatif. Oui, il s’agit bien d’habiter l’absence, de laisser reposer la ténèbre et de rendre poétiquement compte d’une expérience intime et déchirante. Si la perte est irrémédiable par définition, elle n’en nourrit pas moins une forme d’espérance lovée dans la sauvagerie des nuages, entre les arbres en haillons ici ou là / partis avec le fleuve. Voilà bien sans doute le cœur de la poésie de Marie Alloy, cette force enracinée dans le présent et la nature évanescente de toute chose.

Marie Alloy, Ciel de pierre, éditions Les Lieux-Dits, 2022, 96p, 15€.

La mort, ce passage / vers une autre rive / que nous ignorons tous, prend le visage d’une réalité sans début ni fin. Un au-delà de notre vie précaire, qui sera révélé quand le soleil aura brûlé / l’espace et le temps. Nous sommes en présence de l’essence du verbe et de la poésie, dont les mots de Marie Alloy rendent témoignage, ici et maintenant, pour épuiser la tristesse lorsque la mort croise notre chemin. Peu importe, en définitive car nous ne craignons plus la nuit qui s’attarde, dans la mesure où nous avons rendez-vous à chaque instant avec la lumière déjà qui s’impatiente derrière la porte.

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Continuer jusqu’à la fin, avec Mathias Lair

Du rythme, des ruptures mais aussi des harmonies, des liens, il y en a dans À la fin des fins, dernier recueil de Mathias Lair ; le dernier publié, pas forcément le dernier écrit ni le dernier à venir, même si le poète ne cesse de tourner autour de la fin, comme si la fin était un objet.

Une fin certaine de vie, certes, mais aussi une fin possible de désir, une fin possible d’écriture, une fin inconnue de fin. Cette recherche, il la triture encore dans les poèmes de Pourquoi pas / ne serai poète du même recueil.

Circulaire, l’objet, circulaire la fin. Oui, la fin est commencement. Et ce questionnement perpétuel rejoint l’inquiétude du poète face à son art, face à sa vie passée ou à venir, tout simplement. Mathias Lair pratique une poésie qui lui est propre, à la fois intime et universelle, écrite — transcrite pourrait-on dire — comme s’il s’agissait d’une partition musicale. On l’avait déjà compris dans Ainsi sois je (La Rumeur libre), Du Viet Nam que reste-t-y (Pétra) ou bien encore Écrire avec Thelonious (Atelier du Grand Tétras).

Quand ils sont écrits bout à bout, les mots ne donnent ni le tempo, ni la hauteur, ni la tonalité. Mathias Lair ajoute des espaces, des renvois, des italiques et supprime la ponctuation. L’ensemble force le lecteur à dire les poèmes, presque à les fredonner en allongeant les syllabes, en respirant autrement ou en s’amusant à des enjambements improbables.

Mathias Lair, À la fin des fins suivi de Pourquoi pas / ne serai poète, Éditions Les Lieux-Dits, Coll. Les parallèles croisées. 70 pages. 12 €.

J’ai eu la chance d’assister à des lectures publiques. C’était comme si les comédiennes chantaient. Le tintinnabulement des sonorités ou leurs désaccords apparents accompagnent la nostalgie d’une adolescence frénétique, l’effleurement pudique de la souffrance, la « force du noir » ou la « folie blanche ». Une façon de découvrir, naturellement, un autre sens. Car les images — peut-on parler d’image de la fin ? — changent évidemment de dimension.

 

La fin             s’allège

elle ne pèse                 plus alors qu’elle
s’annonce       comme déliaison
peut-être        on se voudrait
enfin               libéré du sort

 

Présentation de l’auteur




Olivier Vossot, L’écart qui existe

Il est difficile d’évoquer ce recueil sans se reporter au précédent d’Olivier Vossot, et dont il est la prolongation quasi naturelle, en quelque sorte et en toute logique.

J’avais d’ailleurs eu l’occasion de dire ailleurs tout le bien que j’en pensais et la certitude d’assister à l’affirmation d’une vraie voix. S’il existe une filiation entre L’écart qui existe et Personne ne s’éloigne, elle est certes à trouver dans la thématique, à savoir une correspondance mentale, intime, avec un disparu qui est toujours là, toujours plus près parce qu’en deçà du quotidien. Dans les brèches, les interstices, le blanc de la page, le noir de l’écriture. Les mots d’Olivier Vossot ne doivent rien au hasard. Ils sont pesés avec patience, triés sur le volet, non par souci d’esthétique, recherche d’effet ou de singularité sémantique mais parce qu’ils sont les seuls qui font surgir la réalité de l’absence en même temps que son irrémédiable pouvoir de résilience. Certes, l’absence est lisse, sourde mais elle prend corps au quotidien, tout simplement parce que quoi qu’on écrive ou pas, il est toujours question d’une lumière et que c’est en ce mystère que réside tout le sens de la vie humaine. S’adresser au mort pour parler aux vivants et se parler à soi-même. Laisser surgir, être à l’écoute. Des mots viennent dont on ne sort pas. C’est peut-être ainsi que la poésie s’accomplit, avec le silence des souvenirs comme une pierre chaude, / à l’intérieur. Olivier Vossot ne se dérobe pas à la quête initiatique qu’il s’est imposée de longue date, et le lecteur ne s’y trompe pas. Il reconnaît de page en page la recherche de l’équilibre, le fardeau d’un passé sans naissance qui est sans doute le sien, à lui aussi. Il ressent la morsure de jours noirs comme ce qui seul peut solidifier le temps et densifier l’espace.

Olivier Vossot, L’écart qui existe, Les Carnets du Dessert de Lune, 2020, 88 p, 14€.

Une belle réussite pour l’auteur, qui confirme que sa voix est à l’unisson des poètes de l’intime et de la profondeur et qu’il puise en toute connaissance de cause aux sources de l’essentiel. 

Présentation de l’auteur




Franck Villain, Saisi par l’hiver

Il faut le rappeler en exergue : long poème-journal, écrit du 11.12.2016 au 20.03.2017, dans une volonté de renaître, le recueil de Franck Villain est encore tout emprunt de la tragédie de Fukushima que le poète a vécu au plus près, résidant au Japon le 11 mars 2011.

Souvenons-nous que le crépuscule frappe. Obéissant à une rythmique immuable, celle des époques humaines, le soleil crie trop blanc avant de se refermer sur la vie. C’est le métier du poète que de, sans cesse, se repositionner, lui trop sensible aux forces telluriques, d’autant plus lorsqu’elles sont sismiques. C’est alors qu’on se demande que faire de ce corps engourdi ? Que faire sinon l’unir au printemps, le laisser bourgeonner à nouveau après que la terrible saison de l’hiver soit passée ? Un hiver et des pas « froids de ne plus sentir », blancheur de la page, « blanc mouvant de l’œil » contre ce vert du renouveau qui continue de tamponner l’intérieur de l’œil comme un souvenir, persistance rétinienne.

C’est dans les Cévennes que Franck Villain s’est établi, entre le mont Bouquet et Lussan, comme l’indiquent les parenthèses en fin de textes. Non loin de là, la centrale de Tricastin pèse comme un spectre du passé mortel sur la mémoire que l’on ne peut effacer. C’est là, dans la chambre (« ta chambre »), où l’air ne semble plus circuler que tu réapprendras à vivre : « comme une enfance / dans la ruade des / mots / cette joie de / découvrir ». L’écriture comme une convalescence, piochant ci et là, un mot, une parole prononcée par le voisin ou tout le délicat bruissement d’un buisson apparemment inerte. Vaincre la mélancolie car « l’eau coule dans les veines de la Terre, et tu as soif du sol des chemins ».

Franck Villain, Saisi par l'hiver, illustré par Nicolas Poignon, Po & Psy, Erres, 2020, 92 pages, 15 €.

Jour après jour, la douleur s’émousse, dans sa retraite le poète prend le temps de laisser planer les ombres, dans la blancheur omniprésente. Il sait qu’au bout du chemin se trouve le salut, parce que « polir la violence est un art quotidien » et que c’est la seule solution pour laver son cœur.