Le Trans-Art…et après ?

Dépasser cet axiome représentation objective du réel/représentation d’une subjectivité face au réel, c’est la question qui ressort de ce petit entretien avec Rist Van Graspen. Dans Trans -Art, l’artiste plasticien rend compte de ses tentatives pour échapper à cette dualité. Cette  problématique rythme l’histoire de l’art : la question de la mimésis. Alors, lorsqu’on lui pose cette question :  « c’est quoi le trans-art ? » l’artiste répond :

C’est l’emprise inexorable de la voie numérique sur la praxis artistique (….).

 

Rist van Graspen, Trans-Art, PhB éditions, 2017, 37 pages, 5 €.

Puis il poursuit :

Tout mon travail plastique est d’élaborer l’automatisation d’un art avec des guillemets produit hors de l’humain, il faut que s’accomplisse la prophétie du non-art par le trans-art.

Il ajoute enfin que cette absence de l’humain dans les processus de production de l’œuvre doit s’accompagner d’une éviction de l’auteur même de cette œuvre : 

il faut éliminer l’artiste de la pseudo-œuvre, d’où la nécessité de l’anonymat. 

C'est ce que fera Rist Van Graspen, en ne signant pas ses productions. L’artiste convoque Marcel Duchamp en quatrième de couverture :

Duchamp a fait un premier pas vers le Trans-Art

 

Marcel Duchamp, Ready-Made.

Souvenons-nous des  Ready-made. Marcel Duchamp a ouvert la voie à la désacralisation de l’œuvre d’art, entraînant dans son sillage Andy Warhol et tant d’autres. On se rappelle que Nelson Goodman interrogeait ces mises en pratiques artistiques, et se demandait si l’égouttoir ou la chaise exposés dans un musée méritaient le titre d’œuvre d’art. A ceci, il répondait que  « toute chose peut devenir une œuvre d’art à partir du moment où elle s’inscrit à un moment précis dans un ordre symbolique déterminé »

Cette remise en question de l’art comme lieu d’une expression culturelle normative est déjà à l’époque de Duchamp dénoncée par Dubuffet. L’artiste est celui qui échappe à la culture officielle qui serait énonciatrice de formes admises. C'est un artiste « brut ». Ce point de vue rejoint celui du sociologue Pierre Bourdieu qui interroge l’origine de l’artiste, personnage reconnu et officiel, créateur de valeurs économiques et esthétiques, auquel il compare un artiste produit d’un milieu artistique, même s’il invite à relativiser son autonomie.

Dans le domaine poétique, Jean-Michel Maulpoix souligne que le temps des « écoles » est révolu. Certes, le travail du vers subsiste, diverses formes de poèmes en prose, des écritures fragmentaires, des pratiques formalistes ou marginales... Il établit une distinction entre le "poète du oui", qui croit au pouvoir du verbe, et "le poète du non", qui manifeste une défiance à l’égard de l'emploi de la langue. Il souligne un autre point commun entre les poètes contemporains, celui du rapport au réel.

Antoine Compagnon affirme que le postmodernisme annonce la "fin de l'avant-garde, […] un art qui n'est jamais défini chronologiquement mais qui commence avec Baudelaire et Rimbaud et qui est aujourd'hui encore avec nous". Le Trans-Art pourrait bien  être la fin de l'Avant -Garde.

Certaines voies sont ouvertes. Des artistes, qu’ils soient poètes, plasticiens, musiciens, dépassent les catégories génériques et artistiques. Le réel est donné à voir dans une transfiguration qui en révèle le caractère immanent. Opérant un syncrétisme artistique et générique, certains expriment une vision qui révèlent les contours d'une autre réalité. Loin d'être évincée de la représentation, la réalité est donnée à voir dans toutes ses dimensions.

Les outils numériques permettent le travail de l'image, et le poème revêt des formes qui transcendent les catégories génériques. Image et textes s'entrecroisent, poèmes et musique se côtoient à l'occasion de véritables mises en scène.

Pourtant, à l’opposé de cette praxis, prônant la soumission de l'acte artistique au numérique,  faisant disparaîtrait toute trace physique de l'artiste, des plasticiens résistent : ainsi Wanda Mihuleac  propose des performances qui sont – comme l'indique le mot dans l'anglais d'origine  - des réalisations, des actes ancrés dans l'ici/maintenant – des actions individuelles ou conjointes, susceptibles de créer une oeuvre unique.  Par exemple, à partir des mots du poète et de l'intervention physique et matérielle de la plasticienne, la création de cet instant unique où se perçoit l’émotion, la puissance et la portée des mots qui construisent et déconstruisent la matière textuelle, lors de  la performance réalisée pour pour célébrer l'Effacement – durant le Printemps des Poètes, à la galerie du Buisson sur le poème Sable, de Marilyne Bertoncini. La conjonction de la voix de l'une écrivant le texte sur les gravures de l'autre, sous le filet de sable couvrant l'écriture - trace matérielle qui formera le livre-souvenir de l'événement.(Wanda Mihuleac a créé les Editions Transignum et organise régulièrement des actions autour de la poésie  http://www.transignum.com))

 

La dune mime l'océan
les nuages y  dessinent de fuyants paysages
dont l'image s'épuise dans l'ombre vagabonde
d'un récit ineffable

et femme Sable nage dans un ciel de centaures
à l'envers
où sa robe poudreuse ondoie dans les nuages

sa bouche ouverte dans le sable
crache la cendre de ses mots
flocons arrachés au silence
dans la mer
peut-être

puis se noie et se perd en rumeur indistincte

Commencements

Wanda Mihuleac et Marilyne Bertoncini, extrait de la performance réalisée à partir du poème de Marilyne Bertoncini, Sable, à paraître chez Transignum Editions.

De son côté, Jean-Jacques Oppringils ouvre lui aussi la voie à une mise en oeuvre inédite du texte et de l'image. L'exposition en plein air "L'Anneau du Premier Art" est un hommage à l'architecture et aux grands bâtisseurs. Le récit, intitulé “L’Écho du Premier Art”, écrit par Lucie Delvigne à partir des œuvres exposées, accompagne le parcours du visiteur. Les mises en abîme permettent une démultiplication du sens. Le promeneur est amené à percevoir ce qu’il voit  autrement, car Jean-Jacques Oppringils lui dévoile  ce qui, imperceptible, pourrait coexister avec ce qu’il appréhende  au premier abord, en se promenant dans le parc. Double lecture donc, qui s’enrichit de la portée des textes qui accompagnent les toiles. Cette démultiplication sémantique opérée par la double mise en abîme de ce dispositif révèle alors un univers, qui, dans le même temps, offre une lecture inédite et plurielle de la réalité.1((Exposition organisée à Tertre, du 30 avril au 30 septembre 2018 de 9h à 20h et du 1er octobre au 30 octobre 2018 de 9h à 18h, Page Facebook : https://www.facebook.com/TheRingOfTheFirstArt/Site Internet : http://www.oppringils.info))

 

 

L'Anneau du Premier Art ; parcours Art & Lettres, Parc communal de Tertre - Site de l'administration communale - rue de Chièvres 17 - 7333 TERTRE - Belgique (accès gratuit)

On pense également à Adrienne Arth  : cette artiste travaille elle aussi  à partir de photographies, en prise directe et surimpression photographique, parvenant à à leur donner une profondeur inégalée. Elle met  en scène les éléments du réel qui  racontent une histoire ou laissent entrevoir toute la puissance des archétypes dévoilés par son travail. Dans Paysages de cerveau ses photographies sont accompagnées de textes de Claude Ber, qui, de son côté, ouvre la voie à une nouvelle poésie : mêlant prose et vers, éléments anecdotiques et universaux, fiction et poésie, ses textes mènent à un au-delà de l'imaginaire. Elle invite le lecteur à se regarder, à trouver sa place dans ces lignes qui revêtent immanquablement une portée symbolique, à laquelle fait écho Adrienne Arth.((La prochaine exposition d'Adrienne Art, “Gens dans le temps” aura lieu à Arles, Du 1er au 15 juillet et du 16 au 31 juillet de 11h à 13h et de 16h à 20h au Musée-Galerie Gaston de Luppé 19 rue des Arènes, www.adriennearth.com , www.claude-ber.org))

 

je plie le poignet j'allonge le pas
des immeubles de verre piègent des simulacres
tombeaux solaires et glacés tous même ment muets pour leurs
gisants
figés dans le reflet d'eux-mêmeês comme on se noie

Où porte la parole plus loin que son ressassent et sa
complaisance
dans l'érosion des chairs son labeur obstiné jusqu'où
la chair quitte les membres ?

aucun ici qui ne soit au tu-c'est une donnée de nous sur le cadastre
et de n'importe qui dans la même disposition amoureuse-mais
rien non plus de nous dans ce compact de transparence condensé
à taille de goutte

même si le regard s'amenuise jusqu'à l'infime et quête une parole
qui rassemble
le bord à bord de tout se disjoint comme à ne déduire de ce jour
qu'un éraillé de pluie déchirant les façades
leur arrière immobile

les yeux basculent dans d'autres pupilles et la tombée d'un bras
verse à sa pente l'éboulis d'une histoire effondrée d'elle

 

 

Claude Ber, Paysages de cerveau, Photographies d'Adrienne Art, Fidel Anthelme X, collection "La Motesta", 53 pages, 7 €.

On le devine, cet entretien, paru aux Editions PhB,  est un tout petit livre, mais d'une actualité percutante. Il pose à sa façon des  questions fondamentales. Le lecteur est amené à s'interroger : qu'est-ce que cette post-modernité qui semble, d'après l'auteur, laisser place à un renouveau. Si  l’éviction de toute représentation, de l’artiste lui-même, peut être le point d'orgue de cette post-modernité,  ouvrirait-elle la voie à un syncrétisme artistique et générique ? L'Art pourrait-il alors dépasser cette problématique qu’est la représentation du réel, pour mener vers une transfiguration  révélatrice des son immanence ?

Entre abstraction et représentation, à partir  des éléments de notre quotidien, tout juste palpables, suggérés, Adrienne Arth  parvient bien à exprimer l'être et le nombre, la solitude suggérée par la foule, cette modernité glacée, et dans ses portraits, le questionnement et la puissance des âmes qui habitent nos corps. Alors l'Art continue.




RUINES, de Perrine Le Querrec : L’éblouissement

Unica Zürn (Berlin 6 juillet 1916 – Paris 19 octobre 1970) est une plasticienne et poète. Elle rencontra Hans Bellmer (Kattowice 13 mars 1902 – Paris 23 février 1975) en 1953 ; Bellmer l’introduisit dans les milieux artistiques parisiens, notamment auprès du groupe surréaliste. De leur union fusionnelle, de leur relation sado-masochiste, l’œuvre d’Hans Bellmer, répétant à l’envi des poupées désarticulées, des représentations d’Unica dans l’enfermement du corps, a trouvé sa substance. Au détriment d’Unica ?

Les amants vécurent un enfer programmé de 1957, date de la première hospitalisation d’Unica, dépressive, dans l’univers psychiatrique, à 1970, date d’une dernière hospitalisation suivie du suicide d’Unica se jetant par la fenêtre de l’appartement parisien de Hans Bellmer (devenu hémiplégique en 1969 et profondément mutique depuis). C’est cette relation perturbée que décrit Perrine Le Querrec dans Ruines.

Voyage impossible et pourtant. Unica Zürn et Hans Bellmer ne voyagent pas ensemble dans l’ouvrage de Perrine le Querrec. Non, pas ensemble, séparés, amants régurgités, l’un à côté de l’autre mais séparés. Deux histoires qui se cognent ; seul le corps d’Unica souffre. L’autre ne souffre pas et se contente d’éjaculer une œuvre d’art. Éjaculer, est-ce voyager ensemble ? Le Querrec écrit : « Le trou violet foré jusqu’à l’os / Une blessure sans cesse à combler / Et Hans aura beau manipuler… » Il manipule Hans Bellmer, en pervers narcissique, clope au bec, jamais il ne voyage. Manipulateur. Il distrait les voyeurs immobiles avec le corps violé d’Unica criant de vérité, saucissonné, assaisonné. « Unica assise dans un silence de presque morte. », « Unica la vicieuse / Hans sodomise… » L’histoire morte d’Unica contée par Perrine le Querrec pénètre la bouche foireuse d’Hans Bellmer, lui fait un linceul de mots (car Unica est poète et Perrine Le Querrec est grosse de ces mots ; une femme peut en ensemencer une autre, le transfert s’établit), lui mord la langue, lui arrache la langue.

Hans Bellmer, la bête aimée aux mille postures, regarde de travers la belle Unica, jamais de face. Hans

 

jamais ne désherbe / Les racines du mal qui / Soulèvent Unica, la fendent, la ruinent… 

 

La poésie de Perinne Le Querrec, qui ose s’attaquer au monstre formé par Unica et Hans, un monstre en ruines, est à chaque ligne une blessure. Aucune fécondation n’émerge cependant de ce livre absolu (contenu dans le temps contenu), le plus beau, le plus laid, tant le geste laid d’Hans Bellmer vient polluer le sexe vivant, les lèvres petites et grandes d’Unica que Perrine Le Querrec berce au creux de sa plume.

Il est un moment ou l’extrême vérité du corps révélé au jour, le martyre du corps rabouté, ficelé, devient éblouissement de l’âme, la grande lumière noire effaçant l’idée de beauté même. C’est ce que raconte Perrine Le Querrec dans Ruines, le livre de l’éblouissement.

 




“En remontant l’histoire” du Journal des Poètes

Avec constance, dans chaque livraison, le Journal des Poètes offre à ses lecteurs un consistant dossier consacré aux poésies du monde : après deux volets sur la poésie féminine des Roms, puis sur la Moldavie, la Grèce, et un numéro consacré aux voix contemporaines israéliennes, dans un dossier dont nous parlons dans la revue des revues, c'est la poésie croate qui fait l'objet d'un double dossier dont la première partie inaugure l'année.

Ce premier numéro 2018 du JDP - dénomination par sigle équivalant pour moi aux diminutifs affectueux et autres appelations hypocoristiques qui témoignent de la familiarité avec un vieil ami toujours retrouvé avec plaisir - inaugure une nouvelle rubrique consacrée à son histoire. C'est vrai : on ignore bien souvent, quand on lit une publication, le cheminement de sa croissance – et le secret, ici, de sa longévité. En effet, la revue, belge, aujourd'hui animée par Yves Namur, Philippe Mathy et Jean-Marie Corbusier, est née le 4 avril 1931 – "entre deux guerres", sous un format "journal" de quatre pages à déplier (bien loin de la publication élégante sous son actuelle couverture crème au logo noir et rouge, ornée d'une oeuvre en frontispice. Le premier numéro affichait comme ambitieux slogan "Notre programme? Poésie" et le désir ainsi formulé de créer

un lieu de débat, sans autre consensualité de principe que ce service du fait poétique" et donc "d'accueillir toute la poésie sans exclusives, explorer, ne pas refuser le débat, mais tourner la page des avant-gardes et des guerres esthétiques."

Combien de mots il faudrait souligner tant ils nous "parlent" ! Combien ce projet - toujours vivant, presqu'un siècle plus tard, alors que, changé le millésime, l'Histoire se retourne, dans d'inquiétants soubresauts - nous rappelle à la vigilance la plus vive : la lucidité poétique. On n'acccepte pas de s'occuper d'une revue brandissant fièrement comme un étendard le titre de Recours au Poème sans être sensible à cette fraternité de pensée ! C'est ce même projet de résistance qui inspira, en mai 2013, la création de notre revue par Gwen Garnier-Duguy, dans une version exclusivement numérique – à laquelle nous tenons - choisie pour atteindre à moindre coût un maximum de lecteurs, et diffuser la poésie vivante de notre époque comme ultime recours contre la médiocrité, la dissolution des valeurs, la merchandisation globale et de l'humain aussi. La poésie, "les poésies, sans exclusives", dans l'union de la lutte contre la perdition de notre humanité : voilà le projet, la voie que nous suivons.

Oui, le vénérable Journal des Poètes est notre frère en poésie – et ce dès le premier numéro, dont nous sont proposés trois textes, selon un dispositif qui sera celui de cette rubrique d'anamnèse de la revue;

Le premier est un écrit critique de Pierre Bourgeois, intitulé "Plaidoyer pour la poésie impure". Philippique enflammée aux formules qui claquent, où je relève deux phrase à méditer. D'abord :

L'homme étant une combinaison plus ou moins variable de lucidité et d'inconscience, que la poésie accepte de s'affirmer simultanément sur le double plan de l'obscur ravissement et de la clarté mystérieuse

puis cette conclusion :

Ainsi la poésie est le système D appliqué à la pacification provisoire des choses éternelles.

un poète belge – ici Maurice Carême, et un poète étranger, Witold Wandurski pour ce premier numéro, complétent le dispositif. Le Belge autant que le Polonais présentaient dans ces pages des poèmes "engagés"- assez surprenant pour le premier dont les écoliers apprennent des vers où l'on ne rencontre pas ce "Dieu (qui) regarde couler / Le limon noir / des ouvriers."

Le second, "Poète-prolétaire", décrit une journée de meetings et de luttes, qui se clôt par ces deux vers magnifiques de réalisme ET de spiritualité :

L'orteil gelé brûle en ses souliers béants.
Mais l'espoir, ce filament chauffé à blanc, couve sous la cendre.

En ce mois de fleurs et de luttes, il me semblait évident de mettre en exergue de ce numéro de Recours au Poème le numéro mémoriel du  Journal des Poètes, en formant le voeu que l'union de toute notre volonté poétique maintienne vive la flamme de l'humain en nous, aiguise le regard sur les violences et les injustices, offre un horizon aux âmes désespérées.




Giovanni Pascoli, une traduction inédite : Le 10 Août (élégie)

Jean-Charles Vegliante nous offre la première traduction française de Pascoli depuis 1925 (Editions Mimésis). Voici une occasion unique de revisiter l’œuvre d'un annonciateur de notre modernité. Poète du début du vingtième siècle, grâce à son travail sur la forme, il offre au lyrisme de nouvelles voies d’expression. Une traduction sensible qui rend compte de la musicalité de la langue, des emplois syntaxiques et du vocabulaire propres à Pascoli. Jean-Charles Vegliante restitue la particularité de l’œuvre de ce précurseur de la poésie moderne, autant pour ce qui concerne la forme que la nature des sujets abordés. Découvrir l’œuvre de ce grand poète et la version française de ses vers est  aussi l’occasion de considérer le travail du traducteur, qui, lorsqu’il s’inspire de l’esprit de l’auteur absorbe la singularité de son style et participe de la création poétique.

 

 

                    X Agosto

 

San Lorenzo, io lo so perché tanto
     di stelle per l’aria tranquilla
arde e cade, perché sì gran pianto
     nel concavo cielo sfavilla.

Ritornava una rondine al tetto:
     l’uccisero: cadde tra spini:
ella aveva nel becco un insetto:
     la cena de’ suoi rondinini.

Ora è là, come in croce, che tende
     quel verme a quel cielo lontano;
e il suo nido è nell’ombra, che attende,
     che pigola sempre più piano.

Anche un uomo tornava al suo nido:
     l’uccisero: disse: Perdono;
e restò negli aperti occhi un grido:
     portava due bambole, in dono...

Ora là, nella casa romita,
     lo aspettano, aspettano, in vano:
egli immobile, attonito, addita
     le bambole al cielo lontano.

E tu, Cielo, dall’alto dei mondi
     sereni, infinito, immortale,
oh! d’un pianto di stelle lo inondi
     quest’atomo opaco del Male!

 

                                G. Pascoli, “Elegie”, Myricae, 1897    

        

 

                    10 août

 

Saint Laurent, moi je sais pourquoi tant
    d'étoiles parmi l'air tranquille
brûlent, tombent, pourquoi pleur si grand
    dans le ciel concave étincelle.

Une hirondelle au toit revenait :
    tuée, tomba dans les épines ;
elle avait dans son bec un insecte :
     assez pour que ses petits dînent.

La voilà, comme en croix, or qui tend
    ce vermisseau au ciel lointain ;
et son nid est dans l'ombre, il attend,
    pépiant toujours mais pour rien.

Un homme revenait à son nid :
    on le tua ; il dit : Pardon ;
dans ses yeux grand ouverts reste un cri
     il avait deux poupées en don…

Or là, dans la maison solitaire,
    on l'attend, on l'attend en vain ;
droit immobile il montre la paire
    de poupées à ce ciel lointain.

Et toi, Ciel, qui surplombes les mondes
    sereins, infini, immortel,
oh ! d'un pleur d'étoiles tu l'inondes
    cet opaque atome du Mal !

 

Pascoli, Myricae (éd. 1897, 30 ans après l'assassinat de son père)

 

 

 

Traduction non comprise dans L’impensé la poésie, Jean-Charles Vegliante, éd. Mimésis 2018.
Sur l’élégie de Pascoli, voir aussi sur Poezibao

 

 

Présentation de l’auteur




Les cahiers de PAUL VALÉRY

« ...Et je jouis sans fin de mon propre cerveau » faisait dire Paul Valéry au locuteur de son sonnet intitulé Solitude. C’est ce qui amène Michel Deguy, dès la page 26 de sa préface, à souligner que « La grande affaire, la «grande chose» valéryenne, fut celle de l’intellect. », et ce constat implicite, qui constitue à la fois comme la nappe phréatique où aura puisé toute la réflexion de l’auteur du Cimetière Marin et de la Jeune Parque, et ce qui aura inspiré ici son préfacier, ce constat de l’essentiel souci de « l’esprit » chez un Paul Valéry qui cependant ne se voulait pas « philosophant », c’est ce qui permet à Michel Deguy d’ajuster sa focale concernant le contenu des cahiers.

En effet, Valéry, grâce à cette préface, est à la fois relié à nous, lecteurs d’aujourd’hui, mais aussi distancié de nous par diverses analyses qui démontrent de quelle manière le monde tel que se le figurait Valéry réfléchissant (éventuellement avec spéculations anticipatives), et le monde « homonyme » tel que nous le vivons, appréhendons, recevons actuellement, sous les apparences de la quasi-ressemblance, en profondeur diffèrent au point que même la signification-ressemblance de ces apparences est un mirage. Par exemple, relever à la lumière de notre pensée actuelle ce qui semblerait des traits « annonciateurs », « prophétiques », en ce que Valéry a développé comme idées diverses dans ses textes, les officiels, ou les, jusqu’à notre époque, non-officiellement édités des Cahiers (qu’il avait cependant toujours projeté d’éditer comme une œuvre majeure), serait une erreur de perspective du même genre que celle qui nous fait interpréter un texte de Platon avec les outils de la philosophie contemporaine.

PAUL VALÉRY – Cahier 1894-1914 Volume XIII – Préface de Michel Deguy (NRF – Gallimard).

Entre les formules de Valéry, et les nôtres actuelles identiques, un glissement de réalité, une « substitution de substrat », se sont produits avec le siècle qui a passé : de 1871 (naissance de P.V.) à 1945 (sa mort), passablement de métamorphoses historiques se sont produites en 74 ans, la technique notamment a commencé à prendre de l’importance (à cause des guerres et de l’industrie). Mais de 1945 à 2018, c’est-à-dire une période à peu près équivalente, « l’imperium technologicum » si j’ose dire, a remplacé à grande allure le règne de l’Homme, entendons « de ce qu’il y avait d’humain » dans l’Humanité. Je n’entends pas évoquer les cyborgs, les robots, les transhumains, non plus qu’entrer dans les détails sur cette affaire du « déshumanisme », de « l’antigrandeur », points que la préface éclaire subtilement et nettement. Ce que je voudrais mettre en lumière, en revanche, c’est ce qu’il y a de profitable à retirer des écrits quotidiens de ce philosophe qui refusait de l’être, de ce mathématicien amateur épris de précision, de netteté, de ce poète pour qui poétiser n’était qu’un « exercice », comme il l’écrit à André Gide en dédicace. En effet, à le lire, j’ai ressenti une certaine fascination. Non que la pensée de Paul Valéry soit impressionnante à chaque page, certes ; non qu’elle n’apparaisse pas en divers endroits comme périmée ; mais parce qu’il y a entre elle et nous, en relativisant certes la comparaison, la même différence/proximité qu’on éprouve lorsqu’on travaille sur – mettons – un texte latin, par rapport à la traduction « moderne » qu’on voudrait en faire : quelque chose qui est à la fois de l’ordre d’une proximité qui efface l’abîme temporel, mais aussi de l’ordre du radicalement distant, d’historicisé, de vaguement démodé. Et cela oblige le lecteur curieux de Valéry et de sa pensée - sans cesse en train de s’aventurer, telle qu’elle apparaît dans les Cahiers -, à s’aventurer lui-aussi, en s’obligeant à une gymnastique assouplissante qui a pour effet la prise de conscience de ce que devient notre temps : car rien de tel qu’une similitude en apparence, hérissée de différences en réalité, pour retirer de la confrontation entre le monde de Valéry et les nôtres (du « monde fini » valéryen l’on est retourné à une multiplicité plus ou moins indéfinie de mondes contemporains), une lucidité nouvelle, un panorama en relief, une « vision stéréoscopique » propre à nous faire évaluer ce que j’appellerais le « site » d’où se parle et s’écrit la littérature, spécialement la poésie, de notre XXI ème siècle…

 

                                                                                                    




André Velter, N’importe où

Etre ou devenir poète ? Telle a été la question – peut-être absurde - que je me suis d’abord posée en ouvrant ce recueil de poèmes d’André Velter, mais ensuite - et surtout - en consultant ce qui est hors du champ poétique (les humains avides, les propos d’une rationalité outrancière, etc.).

 

Comment ces non-poètes et leur non-poésie peuvent-ils cotoyer ou secréter des mots ou des esprits… poétiques. D’où émerge la fragile capacité d’élaborer un univers distinct ? Est-ce un « voyage » de l’esprit qui s’élabore peu à peu, tout en engendrant ou en s’enrichissant de « résonances » diverses avec le monde et les autres, comme le suggère l’auteur? Et ma vraie question, la poésie précède-t-elle ces mots pour la dire ? Se trouve-t-elle déjà dans la nature (l’élan de cimes d’Himalaya) ou la conjonction nature-culture (puissance des fresques de la grotte Cosquer)? Ces derniers jours de neige ont engendré tant de photos émues de ville ou de paysage magnifié par le blanc… Etait-ce une démarche poétique? pré-poétique ? Bref, serions-nous tous poètes, attendant seulement l’heure de le manifester, de le devenir ? Je poiêsis, tu poiêsis, il….

André Velter, N’importe où, Livre-récital + CD avec Jean-Luc Debattice et Philippe Leygnac, dessins Ernest Pignon-Ernest, Le castor astral, 118 pages, 18 euros, 2017

André Velter, N’importe où, Livre-récital + CD avec Jean-Luc Debattice et Philippe Leygnac, dessins Ernest Pignon-Ernest, Le castor astral, 118 pages, 18 euros, 2017

De certains êtres, il est dit qu’« ils sont poètes ». Certains l’affirment eux-mêmes : « Je suis poète ». Une telle assurance impressionne. Etre ou ne pas être poète ? Qu’est-ce à dire ? Comment avouer son âme poétique ? André Velter propose – une nouvelle fois - dans cette publication de croiser les mots et les sons (musique et lecture par des comédiens-musiciens, Jean-Luc Debattice et Philippe Leygnac), tout en y adjoignant les esquisses amies d’Ernest Pignon-Ernest((L’une propose une version sublime de L’origine du Monde de Courbet.)). Telle est sa façon de vivre la poésie, mêlant le sens (au sens de signification) de ses propres mots aux délices des sens (au sens de sensations) auditifs (diction, chant et musique) et visuels (dessins). Corps et esprit entremêlés donc, cherchant en toute amitié ici des correspondances, là un dialogue, partout des échos. Comme si son propre pouvoir de création - vraiment créatif - cessant d’être individuel, s’élaborait désormais à plusieurs, en une indistinction originelle. La poésie nait-elle de cet ensemble artistique ou devient-elle l’œuvre impulsée par le poète Velter? Une poésie chantée, rythmée, modulée, sculptée sur la musique et accompagnée de dessins (visages et corps). Une poésie autre, mobile, « à voix haute », une sorte de lente caravane – en devenir - sur la route d’une soie poétique. Peut-être. En recherche. Faut-il inscrire dans le choix métrique cette légère préférence du poète pour des quatrains, dont le refrain – on sent qu’il a été lu et relu mille fois à voix haute - cadence certains poèmes. Il est un leitmotiv qui sonne parfois comme un point d’orgue de son discours ou de sa sensibilité. De même, la rareté des ponctuations révèle sans doute la puissance primordiale d’un souffle inspirateur.

Le titre du présent opuscule N’importe où s’inscrit dans le vertige de Rimbaud : « Au revoir, ici, n’importe où (….) En avant, route. » (Démocratie, Illuminations). Un tel salut a-t-il été emprunté subrepticement à Baudelaire (« N’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde », Le spleen de Paris) ? Qui sait ? Tant et si bien que la démarche de Velter s’inscrit cahin-caha dans une généalogie secrète de la pensée poétique Baudelaire-Rimbaud-Velter: une sorte de cheminement qui mène n’importe où (c'est-à-dire quelque part !) au risque de mener nulle part (un quelque part dissout en quelque sorte). Le poète, quant à lui, estime s’être « délivré d’Arthur » par la compagnie de Guillaume Apollinaire. Pourquoi pas ? C’est sans doute celle de l’Apollinaire du poème Mai (Alcools).

Comment se déploie le voyage en ses écrits ? A-t-il un commencement conduisant vers une fin ? Le départ du poète est autonome : « encore naître de son propre élan ». Il est emporté par un mouvement : « changer en griffes les marques du vent ». Le promeneur passe à l’acte en grande liberté : « j’ai appris en marche la mappemonde ». Pour découvrir cet « univers-là », il lui suffit de « tourner le coin de la rue » et de « partir soleil en tête ». Il se laisse conduire pour aller « où que ce soit ». Il circule sur la « main road » où tracteurs et bétonnières progressent « au pas des dromadaires », une vraie « coulisse de l’enfer ». Il parcourt les villes d’un « Cities blues » (Aden, Zanzibar, Samarkand, Tombouctou, etc.) qui « chantent dans nos mémoires ». Il approche l’Atlantique réel, là « où Tanger marque la fêlure du grand océan » en proie « au ressac incessant des vagues et des songes ». Il frôle des lieux mythiques et progresse en «  galère pour Cythère », un galère qui « a pris l’eau/on ne va pas toucher la terre de si tôt ». Ainsi est vécu ce « galop tonique de mots et d’échos » (4e de couv.). Et pourtant « il ne suffit pas de reprendre la route », répète le poète ensorcelé. Qu’advient-il ?

Une telle excursion dans l’espace n’est pas celle d’un solitaire, mais celle d’un allié des arts (chant, musique, etc. ): « à l’oreille, il faut courir le monde ». Les chants de femmes entendus y sont frangés de tristesse : d’abord celui de Georgina Smolen, chantant Le saule((Georgina, dont Musset dit qu’elle est « un jeune rossignol pleurant au fond des bois »)). Puis celui de Billie Holiday, « Lady Day affligée » ou « Bad Billy perdue », qui avance seule lors de son « ténébreux » et « impossible voyage ». Le seul homme, Louis Amstrong, chante un hôpital, Saint James, en une « marche immobile ». Le son du «piano-bar » remplace ensuite les complaintes, pour dire que « la vie n’est plus que le frisson d’un doux désastre ». De l’instrument, le poète passe aux danses. Au swing d’abord, cette danse « aux chevilles folles » : « encore un swing/poussé au blues/au bas du ring » qui est l’équivalent musical du spleen. (Ce poème semble un écho de La mort des amants de Baudelaire avec ses miroirs/ange/tombeau ?). Au tango ensuite, ce tango d’amour qui se danse avec « une robe calcinée » sur des « cuisses de feu » (réminiscence de Lorca, La femme infidèle ?).

Au terme de cette errance, se trouve la mort : « l’amour à mort/en avalanche ». On entend le « cri du Minotaure » : « ici le cœur sonne/au corps à corps de nos défis ». Il y a ce cri ultime de celui qui a entendu l’écho de la voix aimée et a touché ses songes : « Tournons, veux-tu/au coin de cet univers-là : qui avec du sol, des mélodies, et des cendres/a fait de l’infini le dernier rendez-vous ». On découvre Nada cette « femme du néant », car nada est le rien en espagnol (mais nahda est aussi la renaissance en arabe, pourquoi le lecteur ne ferait-il pas aussi voyager le son?). On écoute alors cette prière pour le repos des morts « requiem express », lors d’une cinquième saison « hors calendrier » «  pour finir en beauté ». Nous, on ne peut plus que se taire à voix haute aussi, oublier même la présence attentive à d’autres morts du 61 rue de Richelieu((où Stendhal écrivit ses Promenades dans Rome)) ou de toute autre rue parisienne.

n.b. Une question : qu’est le « fuel incomburé » (p. 66) tributaire « du pas des dromadaires » ?




Les 101 Livres-ardoises de Wanda Mihuleac

Une épopée des rencontres heureuses des arts

Artiste inventive, Wanda Mihuleac s’est proposé de produire des livres-objets, livres d’artiste, livres-surprise, de manières diverses et inédites où la poésie, le visuel, le dessin ou les formes des objets se combinent afin de donner une autre perspective et une autre dynamique aux textes des écrivains. Mais Wanda Mihuleac n’est pas qu’une glaneuse de livres-objets, elle n’est pas seulement leur éditrice mais aussi leur co-créatrice par les thèmes proposés ou l’espace préfabriqué offert à l’écriture, par les réflexions sur le support graphique et la modalité grâce à laquelle celui-ci devient une source d’inspiration.

101 Livres-Ardoises & Wanda Mihuleac rassemble divers livres-objets, livres-ardoises aux graffitis et graphismes variés, livres sur lesquels on écrit au marqueur blanc sur fond noir, de façons différentes.

Les ardoises, à leur tour, acquièrent des formes variées qui vont de la plus sage – celle de l’écolier – aux assemblages et constructions de toutes sortes, en forme de boite, de mur.

Aux livres-ardoises s’ajoutent les livres-rubans, ou boomerang, les livres- bouteilles de Werner Lambersy, les bâtonnets de mikado portant l’écriture du poète vietnamien Pham, la chaise longue minuscule où repose le texte de Jean-Marc Couvé, un rouleau cylindrique à picots pour piano mécanique offert par Wanda au musicien Jean-Yves Bosseur, un rouleau torsadé comme une bande Moebius, les cubes, les pièces de domino d’Alain Jouffroy…

Puisque 101 Livres-Ardoises & Wanda Mihuleac est un véritable gros livre, une sorte de bibliothèque condensée dans une multitude de tablettes et autres formes diverses et insolites, comme il a été déjà mentionné, je vais m’arrêter, subjectivement, bien sûr,à ce qui m';a retenu l’œil.

Le livre comporte aussi un dossier de l’ardoisier comprenant des réflexions, des témoignages relatifs à l’expérience de l’écriture sur l’ardoise, évoquant l’enfance, ainsi que l’expérimentation des écritures en blanc sur noir, tout comme la contrainte de l’espace imposé, lequel, paradoxalement, s’avère innovatrice, créatrice. En 2016, Laurent Grison, poète, critique d’art et essayiste remarquait le fait que ces livres-ardoises sont plutôt des « livres-architectures », « architectures construites, déconstruites ensuite reconstruites », « une sorte de cité utopique ».

double page d'Alain Jouffroy, "Dominos"

Le livre musical de Jean-Yves Bosseur, réalisé sur un rouleau de piano mécanique (2011, 28,5 x 160 cm : deux exemplaires originaux) correspond à quelques mesures du Songe d’une nuit d’été de Felix Mendelssohn-Bartholdy. Sur le bord perforé, le musicien a écrit sa propre partition Songe nocturne… et rare, pour saxophone contrebasse, qui conduit vers plusieurs lectures possibles. La partition a été conçue pour être interprétée par Daniel Kientzy.

Un autre livre écrit sur un rouleau de piano mécanique est A mesure que je t’aime de Sarah Mostrel

(2015, livre-objet, 30 x 120 cm, dans une boite de 8 x 9 x 1 cm; deux exemplaires numérotés originaux, tirage facsimilé de 25 exemplaires numérotés et signés). Un poème d’amour intense, écrit comme une partition musicale.

Le livre sonore cartonné de Laure Cambeau, activé par deux piles électriques (26 x 21,8 x 1 cm, deux exemplaires signés) : La fille peinte en bleu attente est un livre instrument de musique comportant un clavier-solfège.

Non loin du hamac - haïkus de Dominique Chipot (2016, livre-objet, deux ardoises sur chevalet, 32 x 16 cm, et entourées par neuf autres tablettes de bois, 6 x 8,5 x 4 cm, deux exemplaires originaux, signés, non commercialisés), est un arrangement similaire à celui d’une photo de groupe.

Chaises hier de Jean –Marc Couvé (2012, livre-objet : une chaise longue en bois et toile, 41,5 x 15,5 x 15 cm, texte écrit sur les deux côtés du tissu ; deux exemplaires originaux signés) est une chaise longue en miniature qui invite à la rêverie, au voyage, à une autre manière de passer le temps que le terre à terre, selon les dires de l’artiste. C’est aussi « une madeleine-dirigeable », une espèce de machine à explorer le temps retrouvé de l’enfance.

Le livre-affiche de Jean-Luc Despax, Plus Street que Wall (265 x 54 cm; deux exemplaires originaux signés). Merveilleux texte en jeux de mots et couché sur l’ardoise comme des murs en briques nuances gris-cendre et gris-violet clair.

Les poèmes cubes / dés d’Evelyne Bennati Escarpin (2015, livre-objet à neuf cubes, 3,5 x 3,5 x 3,5 cm ; 2 feuilles, 10,5 x 10,5 cm, dans une boite de 12 x 12 x 4 cm ; deux exemplaires originaux, signés, non commercialisés), crées sur un thème suggéré par Wanda Mihuleac, rappelle à l’artiste le jeu oulipien mais aussi les contes, les chansonnettes et les proverbes. Il s’impose une lecture du regard qui parcourt des facettes multiples pour y découvrir des vers masqués, dissimulés, comme dans une partie de cache-cache. Une lecture que peut composer le spectateur, de plusieurs façons, en reconstruisant le texte aléatoire, en générant d’autres compositions en fonction des vers inscrits sur les cubes/dés.

double page de Serge Pey, "Hommage à Zénon d'Elée"

C’est bon de Dan Bouchery (2010, livre cartonné et découpé, 17 x13 x0,8 cm, 10 pages, deux exemplaires originaux numérotés et signés) est un livre-objet, un assemblage surréaliste, dont l’intérieur en relief est pareil aux livres pour enfants. Un Bugs Bunny légèrement humanisé, sur lequel est écrit, comme une continuation du titre « À deux »... deux yeux, l’un parait féminin, l’autre masculin, des yeux yin & yang. Sur le côté de la figure, un D, comme une machine à écrire, sur lequel est inscrit le nom de l’artiste.

À la tombée de la nuit de Michel Butor (2011, livre cartonné, 20 x 26,5 x 1 cm, 14 pages, deux exemplaires numéroté et signés) a l’air des paysages à formes géométriques noir et blanc où le texte trouve sa place sur les diverses parties de la page, tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt sur le côté, ressemblant à des tableaux noirs qui se répondent par des fragments de texte.

Le livre de Magda Cârneci Roue, rubis, tourbillon (livre cartonné et découpé dont les carreaux mobiles cachent des chiffres de 1 à 10 ; 23 x 21 cm, 10 pages ; deux exemplaires originaux, numérotés et signés, tirage facsimilé de 25 exemplaires numérotés et signés) est une œuvre d’art graphique et poétique. « L’exercice scriptural » auquel s’est adonnée la poétesse suppose le retour à l’écriture au tableau noir de l’enfance mais aussi une relation nouvelle avec les outils linguistiques et graphiques. Dans ses réflexions sur ce livre, Magda Cârneci avoue avoir découvert « un nouveau rapport entre l’écriture et son support, entre la parole et le signe visuel (…) entre le dicible et l’indicible ». L’écriture à l’encre blanche dans les espaces réservés (chaque page ayant été conçue comme un art graphique, avec des structures abstraites ou géométriques-constructivistes, évoquant des collages cubistes) a représenté une véritable mise à l’épreuve car chaque page lui paraissait un « abîme sophistiqué ». Mais cela a été également une occasion de revivre les sentiments de l’enfance, une joie de voir émerger, du tréfonds de son être, l’écriture.

Géométrie(s) du chat de Francine Caron (2011, livre cartonné, 20,5 x 20,5 x 1,5 cm, 18 pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés; tirage facsimilé de 120 exemplaires numérotés). Ce sont des poèmes inspirés par un chat, des formes géométriques d’un chat noir surpris en diverses attitudes, debout sur ses pattes, le dos rond, en boule ou bien allongé paresseusement. Ces géométries félines-poétiques s’harmonisent très bien du point de vue visuel- textuel et génèrent même d’autres figures. Par exemple, le chat allongé paresseusement avec le poème écrit dessus peut être un sextant et le chat en boule une pleine lune.

Le livre Frou-frou (2010, livre-affiche, 52 x 223 cm, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) de Guy Chaty est une espèce de tapis couvert de bulles renfermant des onomatopées qui rappelle la trame d’un textile noir et blanc mais aussi les bulles des BD genre Pif le chien ou Tintin. Un livre-affiche couvert d’onomatopées comme un poème d’amour, joué devant le public aux Halles St. Pierre à Paris, en mars 2012. Une sorte de danse amoureuse des bulles noires sur fond blanc, avec de brefs inserts de dessins rappelant des tapisseries, parsemés, de façon postmoderne, d’émoticons souriants.

Jeux de l’être de Daniel Daligand (2010, livre cartonné, avec 13 pièces mobiles, 22,5 x 22,5 x 0,6 cm, 8 pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) est un livre avec des aimants qui se déplacent sur une plaque métallique noire démontrant l’attraction, l’attraction universelle. Une attraction entre les êtres, une attraction des mots entre eux, sous forme de poèmes. Ce sont des poèmes à multiples facettes, une sorte de poèmes-caléidoscopes sur l’attraction entre les amoureux et sur le ludique poétique.

Le livre-boomerang de Slobodan Despot, Keisaku boomerang (2015, livre-leporello, 18 pages, 41 x 120 cm, déplié, couverture en carton avec un boomerang en bois, deux exemplaires originaux, numérotés et signés; tirage facsimilé de 10 exemplaires numérotés) est une sorte d’accordéon déplié où des poèmes sont écrits sur les formes de boomerang et sur les ardoises carrées, noires sur le fond blanc des pages. Noir sur blanc et blanc sur noir, c’est cela le jeu visuel boomerang.

Alphabet somnambule, livre de Renaud Ego (2016, livre cartonné, avec des lambeaux de voile et une montre, 26,5 x 21 x1,3 cm, 12 pages, deux exemplaires originaux numérotés et signés) est une montre-globe voilée, autour de laquelle, comme dans un rêve surréaliste, les mots s’accumulent sur des bandelettes noires. On peut y voir aussi des flèches d’écritures pareilles aux aiguilles d’une montre visant le lecteur-spectateur. Ce sont des poèmes qui tournent autour du thème « l’extrême délicatesse de l’horlogerie de la vie » et du rêve consistant à rendre au langage un verbe plus créatif.

Dans l’air de Pascale Evrard (2012, livre-objet, palette de ping-pong en bois, 38 x 22,5 x 0,7, avec 47 trous remplis de rouleaux en papier noir couvert de textes ; deux exemplaires originaux, numérotés et signés, non commercialisés) rappelle les vieux papyrus mais aussi les petits mots oracle, petits mots surprise.

Le livre-puzzle de Mireille Fargier-Carouso, Ce serait un dédale (2011, livre cartonné avec de pièces de puzzle détachées, 16 x 16 x1,6 cm, 10 pages, deux exemplaires originaux numérotés et signés) suppose un art poétique combinatoire et apporte le ludique enfantin du jeu d’assemblage. Les pages gardent l’écriture poétique blanc sur noir, en figures géométriques blanc et noir.

Le train de Françoise Favretto (2014, livre cartonné et découpé, Ø=11 cm, dernière couverture d’un cm d’épaisseur, 10 pages, deux exemplaires numérotés et signés) est un livre-objet qui représente un train-poème, avec le texte écrit sur les roues dentelées, roues portant des bandelettes noires ou des figures géométriques.

Puits ardésien de Şerban Foarţa (2011, livre cartonné, 20 x 16 cm, 10 pages, deux exemplaires numérotés et signés) est un puits des lettres espiègles, écrites, évidemment, toujours blanc sur noir, d’inspiration ludique, fournie par le support offert, « ardoise rare », d’une « modestie immémoriale ».

Un beau poème parlant de l’écriture, nous le trouvons dans le « Dossier de l’ardoisier ».

Um mapa de palavras de Nuno Judice (2017, 4 in-folio, un étui de carton, 22 x 16 x 0,6 cm, texte en portuguais, deux exemplaires originaux, numérotés et signés; tirage facsimilé de 25 exemplaires numérotés) contient des poèmes écrits à côté des cartes et sur l’espace d’une carte, espace toujours blanc et noir.

Jetunousvous de Werner Lambersy (livre-objet en forme de bouteille, dans une boite en carton noire, 31 x 9,3 x 7 cm, 12 pages, deux exemplaire originaux, numérotés et signés) est un poème-bouteille en l’honneur de François Rabelais. Ces « Dives bouteilles » sont en même temps destinées aux pliage et dépliage de ce Jetunousvous.

Intéressante la Mondrianisation de Jan H. Mysjkin (2012, livre cartonné avec des collages de papier coloré, 20,4 x 20,4 x 2 cm, 24 pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés), jeu lexical partant du nom de Mondrian où les lettres changent de place entre elles, lettres peintes avec des collages rappelant la Composition With Red Blue and Yellow mais en d’autres nuances.

La fable à l’envers de Bernard Noël (livre-mobile composé de 10 disques de carton, collages, dans une boite en métal, Ø=9 cm, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) est comme une danse tourbillonnante des disques blanc et noir et blanc et bleu essayant d’attraper le fil de cette fable à l’envers.

Journal en mikado de Minh-Triêt Pham (2015, livre-objet, 30 bâtonnets-crayons de mikado, 58 x Ø=0,6 cm, dans un tube de 63 cm x Ø= 0,7 cm, deux exemplaires originaux, numérotés et signés, tirage facsimilé de 50 exemplaires numérotés et signés) est un véritable art du minimalisme mais aussi un jeu combinatoire-aléatoire inventif qui génère divers sens et formes géométriques.

Un assemblage tenant de la poésie et du matériel, Sans titre, d’après un texte de Laurence Vielle (2017, livre-assemblage : 20 flèches, une tête en verre, 35 x 25 x 25 cm, un exemplaire original) réunit des objet divers qui peuvent prendre des formes de flèches (des ciseaux entrouverts) ou mettre des fléchettes de texte sur un flacon de parfum Magie noire, or sur un révolver. C’est plutôt une installation poétique, un peu trop chargée.

Si tout a un commencement de Matei Vişniec (2012, livre cartonné, papier collant noir et jaune, 20 x 16 cm, dix pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) forme des poèmes-zigzag noir et jaune, entre lesquels se glissent des dessins blancs. Poèmes qui invitent à réfléchir sur le commencement, la fin, sur la parole et les langues étrangères.

D’autres livres-ardoises se dirigent vers l’abstraction géométrique, vers le constructivisme, le lettrisme, ou bien sont disposés de manière ludique dans un jeu labyrinthique. Le livre-objet parcourt plusieurs étapes : du matériau brut à l’objet préfabriqué, qui ne se contente pas d’attendre son texte mais devient un espace suggestif-créateur pour une écriture plastique, jusqu’à la combinaison visuelle et la perspective d’ensemble, jusqu’à son placement dans un contexte de lecture-visualisation.

Et il y aurait encore beaucoup à dire et à écrire sur ce livre-album riche, dense, surprenant qui réunit toutes sortes de livres-objets, livres-ardoises, livres-assemblages.
Bref, 101Livres-Ardoises & Wanda Mihuleac peut être considéré une épopée des rencontres heureuses des arts, ainsi qu’une aventure réussie du jeu imaginatif avec le texte, les formes et les objets. Un livre spécial qui mérite toute l’attention.

Et il l’a déjà acquise car beaucoup de ces livres-objets sont parvenus dans l’exposition de Wanda Mihuleac « Contextualizări » (Musée National d’Art Contemporain, Bucarest, Roumanie, 23 novembre 2017 – premier avril 2018. Curatrices : Magda Cârneci, Mica Gherghescu ; Coordonnatrice MNAC : Malina Ionescu ; design de l’exposition : skaarchitects).

Une exposition des plus inventives comprenant trois axes thématiques : « le Mur », « le Miroir » et « l’Écriture », avec des mises en contexte et des remises en contexte ingénieuses visuellement et bien conçues, qui prouvent encore une fois qu’il existe des rencontres heureuses des arts, des créateurs, artistes plasticiens, écrivains, compositeurs de musique expérimentale, chorégraphes.

 

Texte publié dans la revue roumaine Observator cultural nr.907 (649) 25-31 janvier 2018.
Traduction : Carmen Vlad

Marilyne Bertoncini, "AEencre de Chine"

Marilyne Bertoncini, Æncre de Chine




La Passerelle des Arts et des Chansons de Nicolas Carré

Une fois n'est pas coutume – encore qu'il y aurait à y penser, et que la perspective des fêtes de fin d'année y invitent – nous allons parler de chanson, ici. Et d'un interprète sensible de la chanson française, auteur discret de poésie aussi, et créateur d'un lieu culturel qui promet, sur le port de Nice, près de la Place de l'Ile de Beauté – ça ne s'invente pas : la beauté, en effet, La Passerelle en promet ! A commencer par la magnifique exposition des créations en céramique de Sophie Bayeux qui jouent du fragment et de la couture en technique raku.

Espace bien nommé en ce qu'il permet de tendre des ponts entre les arts : expositions, théâtre (en cours ce trimestre, un extraordinaire hommage à Bobby Lapointe, biographie imaginaire à partir de ses chansons, sur un scénarion de Miran, interprétée avec brio par la troupe en résidence permanente1) musique, cabaret-chanson et poésie, mais aussi ouverture aux arts visuel, du spectacle... à travers des résidences, des ateliers, des formes à trouver... Un lieu à peine ouvert, qui se cherche encore, mais qui regorge de possibilités.

Nicolas Carré

Cette Passerelle, Nicolas Carré en rêvait depuis longtemps... Depuis l'adolescence peut-être même, quand jeune lycéen, il se rendait compte qu'il préférait être chanteur plutôt que comédien. Depuis qu'il animait un lieu similaire à La Gaude, dans l'arrière-pays... Un rêve qu'il a transporté avec lui au fil de ses voyages, aux USA et ailleurs... Et qu'il peut enfin fonder, aménager, créer, avec son complice, Eric Aubertin, propriétaire du lieu, une ancienne menuiserie sur 200 m2, qu'ils ont entièrement transformée en un espace multifonctionnel, coloré, moderne et chaleureux. Le spectacle de Bobby Lapointe était en quête d'un théâtre où programmer et jouer tant que le spectacle marchait, et non pour quelques représentations, comme lors de la première en 1998 ; tout local vide à louer devenait ainsi support d'une rêverie – qui a rencontré le rêve d'Eric, d'ouvrir une galerie...

Sophie Bayeux - artiste céramiste

 

A l'origine de ce projet, aussi, la fascination de Nicolas pour le Lapin Agile et son ambiance de cabaret convivial, qu'il tente de retrouver dans sa fraîcheur initiale, à l'époque de Mac Orlan, de Max Jacob, puis de Ferré ou Nougaro – loin du spectacle muséal pour touriste vers lequel tendrait  désormais, comme tant d'autres, ce lieu montmartrois historique.

Le répertoire du cabaret, Nicolas Carré l'a "hérité" de Miran - auteur de théâtre dont il interprète donc le "Tu la tires ou tu Lapointe"  avec des représentations qui continuent jusqu'aux fêtes, après une interruption musicale liée au festival de jazz de La Gaude -  et de Bernard Bettenfeld, chanteur populaire auquel il rend hommage : ces chansons faisaient partie des spectacles de Miran. Avec le pianiste Bruno Mistrali, son complice, Nicolas proposait d'abord au public de choisir le spectacle parmi une centaine de chansons, qui constituent le coeur de leur répertoire, formule qui évolue sans cesse : il n'y a jamais deux soirées identiques - les invités sont bienvenus, les surprises aussi.

Si le retour du public joue aussi un rôle dans la composition de ce répertoire, Nicolas Carré juge que ce retour est "son affaire" : "c'est à moi de faire aimer la chanson, dit-il, parce que je sais qu'elle est belle, qu'elle mérite d'être présentée, d'être entendue, d'être défendue." Il donne en exemple "Le Chemin des forains" d'Edith Piaf, que Bruno Mistrali et lui ne présentent plus depuis longtemps, bien qu'ils l'adorent, mais qui ne passe pas avec le public : "elle est trop belle cette chanson, s'il y a quelque chose qui cloche, c'est qu'il y a quelque chose qu'on fait de travers... En y réfléchissant, je me rends compte que les fois où je l'ai chantée, je venais de l'apprendre, et je la chantais en ayant un doute sur le texte – forcément, on ne peut pas chanter comme ça. Je ne peux pas "lire" une chanson : je me souviens d'un chanteur au Blue Street à Saint-Laurent du Var qui avait des dossiers, des classeurs énormes sous son piano, avec des centaines de chansons, dans toutes les langues, et qui t'interprétait ce que tu lui demandais... Il ouvrait le cahier, il avait la chanson, avec la partition, l lisait les paroles qu'il chantait – il ne se trompait pas, par contre - mais c'est un autre métier. Moi, je suis 'en mission'."

C'est vrai, Nicolas porte les chansons, et fait "entrer" le public dans celles qu'il nous offre : il ne présente pas des chansons, il nous amène à l'intérieur, et c'est assez extraordinaire."Avec le public, c'est un partage, dit-il, c'est un mot que j'aime bien." Le mot "mission" me semble aussi pertinent : Nicolas Carré permet à des chansons de survivre. Pas toutes peut-être, car il ajoute malicieux :

"Il y a un détail, que je faisais remarquer à Bruno, alors que nous envisagions d'interpréter une chanson de Maxime Leforestier : aucune de celles que nous présentons n'est construite sur le modèle couplet/refrain où le refrain est toujours le même. Les chansons que j'interprète ont parfois un refrain, mais il fait évoluer l'histoire. Les chansons que j'aime racontent des histoires. Je ne chante pas non plus de chansons "qui ne finissent pas" – il y a une histoire, et il y a une chute. On est là – on raconte des histoires : c'est un bon passe-temps".

Tu n'aimes pas le côté ritournelle des chansons?

Non, au contraire,  le côté ritournelle musicale, j'adore – cet air qui revient, la rengaine, j'adore... mais il faut que l'histoire avance. Je chante d'ailleurs une chanson qui s'appelle "La Ritournelle" qui est de Jean-Roger Caussimon, et qui fait partie des chansons qu'il n'a pas enregistrées.

Tu te rattaches à la lignée des chanteurs réalistes?

Non, elle peut être fantastique l'histoire – il faut qu'il y ait aussi une vraie musique derrière – pour Bruno, il doit avoir plaisir à jouer au piano, même s'il arrive à enrichir des mélodies, et qu'il ne joue jamais deux fois la même chose.

Et, Jean-Roger Caussimon, dont tu parles beaucoup lors du spectacle...

C'est l'un des paroliers de Léo Ferré, il était aussi comédien, il écrivait des poèmes et il a rencontré Ferré au Lapin Agile. Ferré lui a demandé s'il pouvait mettre en musique La Seine, je crois... Il a très peu chanté, mais il y a plein d'albums enregistrés par lui – il n'est pas vraiment chanteur... Moi, j'aime bien parler de lui parce que ça résume bien l'esprit de ma soirée. Il a écrit des chansons si belles qu'on peut les chanter les yeux fermés devant un public qui ne les connaît pas, en se disant que de toute façon, ça va plaire, à la première écoute. C'est le pari que je prends – je crois qu'on ne peut pas ignorer la beauté de certaines choses. Et ce que je dis en riant, c'est aussi que j'adore dire son nom. Il résume bien mes soirées, mais nous avons aussi "Sans Bagages" de Barbara, parce que c'est une chanson peu connue, et qu'elle est trop belle. D'Yves Montand, on fait "Casse-tête" – personne ne connaît "Casse-tête". On essaie de faire redécouvrir des pépites qui m'ont été offertes comme sur un plateau par Miran et par Bernard. C'est comme "Ostende", de Caussimont, avec une musique de Ferré, je l'ai toujours entendue, comme "Le Poseur de rails" de Laforgue... personne ne connaît cette chanson, et pourtant elle est magnifique !

Vous couvrez un grand arc temporel dans votre répertoire.

Encore que j'aie des lacunes dans les 30 dernières années – la chanson la plus récente, c'est "Living-room" de Paris Combo – elle doit avoir une petite vingtaine d'années, quand même... et avant ça, c'était "Tombé du ciel", qui est de 89.

C'est un voyage dans le temps que tu nous proposes... une petite bulle...

Oui, mais c'est une incidence, ce voyage dans le temps, ce n'est pas un prétexte. Moi, je veux faire voyager dans la beauté. La chanson, c'est l'objet qui m'intéresse, qui me plaît, qui me fascine, je trouve ça incroyable de pouvoir mettre autant de choses dans si peu de mots.Il n'y a rien, trois couplets, une mélodie qui tient à pas grand-chose, et ce sont des objets que tout le monde connaît, et ça voyage, et ça ne fait aucun doute pour personne que ça, là, c'est beau. Et ça tient dans rien! Et si je trouvais des belles chansons qui ont six mois, je serais ravi de les chanter, je n'ai pas de chapelle ! La chanson de Paris Combo, on me l'a présentée, et je l'ai adoptée parce qu'elle est belle.

 

Nicolas Carré avoue enfin modestement qu'il écrit aussi et que l'un de ses textes est devenu chanson avec la musique d'une amie. Il aime écrire, il aime les moments où il écrit, des moments très agréables, dit-il. De petits formats, ajoute-t-il – une tentative jadis d'écrire un journal  lors de ses voyages se limitant à une page unique...  Alors, pour clore ce portrait, voici trois petits formats de Nicolas, dont on espère qu'il seront un jour des chansons : 

 

Pour une livre de bonheur 28/01/16

Écoute...

 Derrière les portes qu'on ferme, il n'y a jamais rien à offrir... ça se saurait !

 Il paraît que le bonheur s'achète, sans blague !... Vous m'en mettrez 500 grammes, merci... et un peu de mou pour le chat, oui.
Je vous dois ? D'après toi... combien pour 500 grammes de bonheur ? J'en sais rien, j'ai jamais su compter. Il paraît que c'est grave. Je sais pas. Je sais combien j'ai d'enfants... Je sais quand j'ai soif, quand j'ai faim, quand j'ai mal et quand j'ai froid. Je sais quand j'ai peur... et je sais quand j'aime aussi... je crois.
Alors combien ? On s'en fout, tiens donne moi le mou et garde ta livre, garde la bien !
T'en veux ? Viens avec moi, je vais te faire voir.
Regarde... non pas où, comment ! Regarde comment font les enfants. Regarde comme ils regardent. Quelles que soient les circonstances qui font qu'aujourd'hui tu arrives à croire que le bonheur s'achète, le véritable coupable ne peut pas être un enfant. Les enfants ne sont jamais coupables. Le véritable coupable c'est toi... et moi aussi parfois quand je fais pas gaffe... ça m'arrive. C'est l'adulte qui renonce, l'adulte qui croit que le bonheur existe. Je veux dire qu'il existe ailleurs que dans sa tête. Le bonheur n'existe pas ! Il s'invente !
Et il s'invente pour s'offrir, pas pour se vendre.
Si les gens avaient vraiment quelque chose d'intéressant et de désintéressé à offrir, ils ne fermeraient jamais leurs portes qu'à cause des courants d'air... et certainement pas à double tour.
Tu t'es déjà retrouvé à lire un poème, à entendre une chanson, ou à voir une sculpture, une photo, un tableau pour la première fois de ta vie et à te rendre à l'évidence que tu connais cette œuvre... que tu l'as toujours connue !
Le bonheur c'est ça, c'est savoir reconnaître la beauté des choses.

Prends ton argent et jette le ! Avec lui, tu ne pourras jamais t'offrir que l'illusion que ta livre de bonheur n'a coûté de larmes, de sang et d'espoir à personne.

Allez viens, je t'emmène... la poésie, tu connais ? La poésie ça fait rêver ceux qui sont assez tarés pour l'écrire... et toi, toi qui es assez taré pour être encore là, à m'écouter, à me lire. Et je salue ta folie. Je suis poète et toi aussi. La poésie, c'est comme le bonheur... ça s'invente... ça s'invente et ça s'offre !
... tu vois cette plume ?
Eh bien...
Cette plume mon cher, laisse moi te le dire, elle est tout ce que j'ai d'Amour et de passion, toute ma vie d'ici, toute ma construction et si tu sais la voir... moi, je veux te l'offrir

 

 

Destins croisés

J'aime ce rendez-vous où dans notre silence
Ma main et ta conscience s'inventent des mots doux
Des mots d'un autre temps, d'une autre ressemblance
Ou de cette évidence des âmes qui se nouent.

 Là-bas y'a des envies de bien faire, de beauté.
Quand je t'écris "La Vie", tu sais lire l'Amour,
La peur, ma douce amie qu'est ma sincérité,
Ma foi en toi... et en tout ce qu'il y'a autour !

 J'y vais ouvrir les portes de nos univers
Celles de ton salon et de mes fantaisies
Ces mondes différents où l'on voit à travers
Tes joies dans mon stylo et tes peines aussi

 Nos chemins sont les mêmes, où qu'ils aillent, d'où qu'ils viennent.
Ta vie est dans la mienne, je l'ai vu dans ton rire
Et puisqu'il faut choisir, mais qu'à cela ne tienne !
À toi le verbe "Faire", à moi celui d'"Écrire"

*  *  *

Le mec dans le miroir

Dans le silence de ma vie
Où il fait déjà tard
Je me suis fait un ami
... il vit dans mon miroir

 Je pensais qu'on se connaissait
En fait non, pas vraiment
On s'était juste croisé
Comm' ça, en coup de vent

C'est un garçon original
Il dit qu'il est artiste
Ça le rend presque banal
Moi j'aime bien les artistes

 Ce silence dont je vous parle
A la légèreté
Des rêves et des départs
Aux airs de volupté

 Au fond du cœur il a une tache
Un truc qu'il veut pas dire
J'ai l'impression que ça gâche
Un peu tous ses plaisirs

 Je vais tenter de lui parler
J'aime pas le voir comme ça
Ça doit pouvoir s'arranger
C'est rien de grave, je crois

 Je crois oui, que je veux lui plaire
Au mec dans le miroir
On a deux, trois trucs à faire
Avant qu'il soit trop tard.

*  *  *




Poésie en Péril ?

 La situation de la poésie et de ses acteurs est loin d'être paradisiaque, et sa survie en tant qu'activité culturelle et sociale est une question récurrente, qu'on peut de nouveau se poser en lisant, sur le site de Sitaudis,  la lettre "Poètes en grève!" à l'attention des organisateurs de la Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne, transmise à titre d'exemple de la situation déplorable faite aux poètes invités. Ou bien en retrouvant, sur le site de la revue Décharge la menace (elle plane depuis plusieurs années déjà) sur le traditionnel marché de la poésie, place Saint-Sulpice, à Paris, (manifestation annuelle où poètes, éditeurs et lecteurs de toute la France et d'ailleurs, se retrouvent en juin), qui risquerait bien d'être supprimé pour des raisons autant administratives qu'économiques. 

Marc Chagall, Le Paradis (détail), Musée Marc Chagall, Nice - photo mbp

Marc Chagall, Le Paradis (détail), Musée Marc Chagall, Nice - photo mbp

En 2018, le 36e Marché de la Poésie recevra le Québec en invité d'honneur et consacrera une partie de ses activités aux deuxième volet des États généraux de la Poésie #02 : le devenir du poème. En 2017, ces Etats Généraux avaient interrogé les enjeux artistiques, la place dans notre société et l’univers économique de la poésie », dressant un bilan assez sombre : malgré la multiplicité des nouvelles formes liées à internet (tweets, blogs, poésie sonore et visuelle...) il reste que dans beaucoup de librairies, le rayon dédié à la poésie est anémié au point d'en être inexistant, que les ventes de recueils ne représentent que 0,1 pour cent du marché, et que de nombreux éditeurs, exangues, ont de moins en moins de visibilité. Trop souvent, la seule occasion institutionnelle de rencontre, notamment avec le public, sont les marchés et fêtes de la Poésie qui se tiennent autant à Paris qu'en province – pour mémoire, le Festival Voix Vives de Sète, qu'anime Patricio Sanchez-Rojas, publié dans ce numéro de novembre, le festival Poésie dans la rue, à Rouen, dont nous avons relayé il y a peu l'information dans notre fil d'actu (qui fait régulièrement écho aux très nombreuses manifestations, lectures, rencontres... promouvant la poésie).

Peut-on espérer de la nouvelle ministre de la culture, éditrice par ailleurs, qu'elle aide à sortir la poésie de son rôle de parent pauvre de la culture ? Pourra-t-elle tenir compte des propositions faites par ces Etats Généraux: allègement des taxes pour les micro éditions, rayon de poésie contemporaine dans les bibliothèques, aides aux maisons d’édition qui souhaitent développer le secteur de l’édition numérique... Un bilan des améliorations amenées par ce dispositif devrait être dressé en 2018 – mais qu'en sera-t-il dans un contexte où la manifestation même qui les a suscités a un avenir précaire ?

 Et pourtant ! La poésie ne cesse d’être lue.

 Sa place, non négligeable,dans le paysage littéraire, et dans la société, quoi qu'en pensent les pessimistes, se lit entre autres à la multiplication, la pérennité et la fréquentation régulière et croissante des sites de poésie en ligne,  et des blogs et tentatives de néopoètes - parfois maladroits (on le serait à moins dans un contexte éducatif où la littérature la cantonne à un bref chapitre, souvent évité par les enseignants talonnés par des programmes). On la mesure également au nombre de revues de qualité, papier ou sur le web qui donnent à de nombreux poètes, confirmés ou débutants, l’occasion de s’exprimer. C'est ainsi qu'en novembre, nous donnons la parole à de jeunes auteurs - Pauline Moussours, Thierry Roquet et Hans Limon -  dont les poèmes côtoient les inédits que nous offre Tristan Félix, les poèmes engagés de Charles Akopian, et les forêts norvégiennes d'Estelle Fenzy.

Avec la conviction qu'il n'est d'avenir que dans l'échange inter-culturel, à travers l'espace et le temps, Recours au Poème continue d'œuvrer aussi pour qu'existe un réseau poétique international : ce mois-ci, nous donnons la parole à Sevgi Türker , qui nous présente sa conception de la traduction, et nous lit un poème de Fuzûlî en langue turque et en français (l'enregistrement est à écouter sur notre nouveau site Soundcloud via le lien de l'article).

Nous citerons Claude Luezior poète suisse dont Nicolas Hardouin présente deux recueils, Nimrod présenté par Xavier Bordes, ou Claudine Bertrand, poète, essayiste et éditrice, qui vient d'être distinguée par le prix européen « Virgile 2017 », à l'honneur dans notre nouvelle rubrique sur la poésie du Québec, qu'elle inaugure  avec des textes engagés et ouverts sur le monde, comme toute son œuvre...

Jean Migrenne, spécialiste de la littérature anglaise, nous propose une délicieuse promenade à travers les siècles, autour du dialogue amoureux – et puisqu'on parle de dialogue, nous donnons la parole ce mois-ci au dramaturge Mathieu Hilfiger, qui se confie à Anne-Sophie Le Bihan.

Nous n'oublions pas l'oeuvre de diffusion des revuistes qui se lancent dans l'aventure ou qui poursuivent leurs publications papier : vous lirez ce mois-ci une présentation de la revue Verso, dont il est le fondateur et l'âme, par André Wexler lui-même, ainsi que la présentation de la nouvelle et jeune revue Artichaut, avec l'interview de sa créatrice, Justine Granjard, mais aussi des notes sur le Journal des poètes, et les Cahiers du sens... on nous pardonnera de ne pas toutes les citer ici, elles sont souvent à la une de notre page facebook. Nous n'oublions pas davantages les éditeurs dont la résistance courageuse permet la publication de nouveautés et de textes ignorés par les « grandes maisons »  et dont notre rubrique « critiques » se fait l'écho.

 Il faut espérer que se réduise l'écart entre un marché économique en perte de vitesse, accompagné des baisses et suppressions de subventions qui maintenaient à peu-près à flot ce secteur où sont de rigueur la bonne volonté, le bénévolat, la prise de risque et l'insolente inconscience de ceux qui sont libres et promeuvent  coûte que coûte ce en quoi ils croient, et l'essor dont témoignent la fréquentation des pages internet et des manifestations dédiées à la poésie. On peut supposer – on doit croire ! - qu’un revirement est à l’œuvre, et qu'elle peut reprendre la place qui a été la sienne jusqu’au dix-neuvième siècle : c'est tout le sens de notre action et ce que nous vous souhaitons, auteurs, éditeurs, et fidèles lecteurs de poésie !

 




Christian Monginot : extraits inédits de “L’avaleur d’échanges et d’usages”

Christian Monginot nous offre de larges extraits d'un nouveau texte - et ce qui nous semble la "marche à suivre" pour les lire, avec la patience qu'il a employé à traquer mots et émotions, ainsi qu'on le devine à ce passage que nous mettons en exergue, et les faire résonner en nous  :

Il faut,

Ici,
La plus grande précision,
Choisir
Chaque mot, chaque virgule, chaque silence
Comme si
Ton souffle, ton équilibre, ta vie-même
En dépendaient ;

Tu te tiens légèrement en retrait du lieu
Où pourrait se dessiner
La rencontre
Ou plutôt
L’icône intérieure de chaque détail
De cette rue étroite avec
La trace et l’émotion qui lui sont attachées ;