Anne Barbusse, A Petros. Crise grecque, extraits

Poème 1

Sounion glacial
des oranges ornent les arbres de toutes les rues - près des ambassades, avenue large, maisons plus anciennes, des musées, un vaste parc exotique et grouillant, verdoyant et touffu -
Sounion empli d’un vent qui fléchit les corps historiquement perdus
la mer au pied se moire dans nos regards - de l'autre côté la mer dessine l’écume des vagues irréprochables - Sounion glacial - à fleur de mer l’hiver grec souffle sur des images - nous
sommes dans un décor inventé le temple se dresse dans le froid qui claque et les colonnes ne disent rien
l’hiver est un souffle de vent sur de la mer consentante
de l'autre côté des villas et des pins et des figuiers
la nuit les deux corps dorment l’un contre l’autre
à Sounion le vent bat la coulpe des terres froides et dures
la nuit les deux corps se cherchent
dans la crique un hôtel couleur de boue défigure le silence
il faudra bien que les dieux s’en mêlent
des ruines de maison et une petite église sur la colline inhabitée  du monde qui fait face
peu de choses - les terres tombent dans la mer avec l’aplomb de la perfection de la Méditerranée sûre de son horizontalité antique - seul le froid fait douter - que
faisaient les dieux dans pareil hiver - nous nous
souvenons de Borée et de notre enfance éclatée
- Sounion glacial -
le temple a le vent entre ses bras et le laisse hurler
au bas la mer attire nos yeux dispersés
nous ne voyons rien nous ne sommes que vent traversé de froid
nous ne sommes que mer abrupte et lissée de vagues  - nous sommes
la mer et le vent si lointains qui traversent nos corps séparés - ce sont les images que tu as capturées entre le vent et le soleil blanc comme hiver grec - là le froid
la veille du départ là le froid palpable comme ta peau tiède et brune - la nuit dans ton lit
plus rien ne peut m’atteindre du monde laissé derrière moi et du jardin taiseux - je puis
acquérir une autre vie malgré l’indécision du ciel gris d’Athènes et de décembre finissant - je
puis parcourir la route sinueuse et les constructions éparses sur la route de Sounion avec la Grèce muette et inconnue la Grèce de décembre qui me parle la langue froide de sa beauté moderne  - beaucoup de quatre-voies de train de banlieue de voitures et de panneaux publicitaires mais des maisons et des objets qui ne trompent pas - j’entre
dans mon monde
avec le vent hurlé de Sounion et le temple qui tient face à l’hiver qui tourne autour des colonnes de décembre - et une petite réparation de briques romaines et rouges au milieu du socle
sûr - avec le vent qui plaque la mer contre le monde et frappe nos corps hivernaux
Poséidon hurle avec la passion du monde
au retour aux mines du Laurion des bateaux pour partir à l’île de Sappho des bateaux en attente de Mytilène et un port mort au bord de l’hiver court
des oliviers avec de l’herbe si verte au pied et touffue - comme un printemps d’avant l’hiver -
il y a les mines fermées et l’argent introuvé et les ferries qui ne partent pas
il y a la route effrayée de la veille du départ
les heures qui plongent le monde dans le vent et Poséidon qui résiste
il y a - encore - un homme qui conduit pour moi
la nuit tombe tôt sur l’Attique d’hiver

 

Poème 2

la ville vendait toutes les marchandises inventées par les hommes et les kiosques vendaient les cartes téléphoniques internationales
la ville offrait des policiers casqués et porteurs de boucliers et les manifestations criaient et chantaient lentement autour de Syntagma
la ville avait le pas tuméfié de la neige froide et la clarté de sa poussière
au coin des rues le béton entretenait la laideur de la douleur
à peine un balcon, à peine ai-je ouvert la fenêtre, les derniers jours, dans le soleil
les cabines téléphoniques étaient en panne
le jardin derrière Syntagma était sombre
le bas de la ville grouillait et regrettait les rocs clairs qui respirent - Acropole, Lycabette, colline de Philopappou - le reste s’effrayait de poussière et de voitures - la ville
avait tué ses rêves - les rues avaient froid - peu à peu
dans le déploiement de mes marches j’ai appris avec mon corps le plan inconnu d’un territoire
j’ai usé les heures pleurées pour que mes pas montent à l’Acropole d’hiver et que la neige soit réalité de mars
cela ne grouillait plus à terre - en haut on tâchait de restaurer la beauté
- du Lycabette, Acropole et mer derrière, au sud, de l’Acropole, montagnes au nord et mer au sud, de Philopapou, Acropole et neige sur les hauteurs vers le nord - on variait les points de vue on essayait la caméra les angles de vue pour ne pas haïr la ville - il fallait sauver l’essentiel parer au plus pressé ne pas haïr la ville en sus de l’amant - la neige
n’avait aucun mot
je ne tuerai pas la ville avec mon malheur de femme
devant le parlement, à la nuit tombée, un beau travelling d’hommes jeunes et bruns, serrés, avant la ligne des policiers, je passe devant cette ligne d’hommes très beaux, je voudrais filmer la jeunesse de l’humanité révoltée et calme
le sigle des drapeaux - allons - la témérité des corps debout
dans la grande avenue une librairie silencieuse, un homme qui lit a oublié son sandwich sur une table, un rayon de livres anglais, une citation de Gertrude Stein disant en substance que
l’homme seul veut être avec les autres et que l’homme avec les autres veut être seul -
des livres de grec ancien avec la traduction de grec moderne sur la page d’en face- on mesure les siècles qui ont modifié les mots, les esprits, la qualité des phrases, les accents - des livres de poésie ou de mythologies pour les enfants - le calme - Anne did you eat something - la tranquillité des livres et de sa voix - une première paix
la ville me laisse filer vers l’hôtel avec mes pas de femme
la longue ligne des hommes bruns devant le parlement
la ville est femme indigène
demain il aura reconquis son calme d’homme d’été et de décembre
la neige de mars fondra avec la facilité éclatée de la folie
demain il me préparera l’huile d’olive et les figues
la neige deviendra confuse et Athènes reconquerra la luminosité maritime d’une amoureuse

Poème 3

un voyage pour que s'élèvent des signes - trajets illusoires, vanités, fin d’hiver -
un canal, le long du Rhône, deux petits ponts de pierres, vieux, les vagues du Rhône,
le Rhône, toujours le long des mes histoires amoureuses
une masure avec des chèvres
les centrales nucléaires, un enfant peint sur une cheminée, deux éoliennes, la menace et l’énergie, l’une tourne l’autre pas
je refais un voyage de décembre, les voyages ne touchent rien, mars n’est pas Noël,
un aviron quatre hommes deux cygnes
une femme qui porte un œil bleu, dans le métro, à Lyon de la première chute,
I will never be your boyfriend what is the truth - unforgettable - 
il est plus difficile de se séparer des vivants que des morts - le choix est l’abstraction de notre malheur - nous n’embrassons que des totalités émiettées - les jacinthes embaument sans notre vouloir - les violettes ont succédé à la fugacité des crocus et des âges -
le lyrisme est ébréché l’amoureuse a eu froid dans la neige
Athènes était glaciale
entre nuages et soleil qu’avons-nous à dire - nous ne survolons que l'à-plat de nos mystères - au-dessus des nuages la lumière ne dit rien aux avions qui ne savent que le passage
nous étions les spectateurs démunis de nos rêves - North by Northwest, un homme sillonne l’espace, cherche un homme qui n’existe pas tout en étant pris pour cet homme qui n’existe pas - le rien à l’œuvre, mais tout de même le happy end - c’est ici que la vie se démarque du cinéma - il n’y a aucune larme - la magie ne fonctionne plus
y aura-t-il de la neige à Athènes
une femme ne se suicide pas parce que la neige tombe à Noël
- en décembre il faisait doux, j’ai pris un bain dans la mer, les corps étaient tièdes -
la nuit tombe plus vite à Athènes je rentre à l’hôtel au milieu des hommes qui passent
j’apprends une langue je n'ai peur que de mon errance - mais les hommes - nous détruisons tous deux avec la peur enfantine - au Pirée je n’ai rien trouvé -
je répète les mots de ta langue je prononce avec le revers de la passion
au Pirée j'ai traversé un tunnel de béton tagué de frais et j’ai vu les banlieues solitaires
je ne t'ai rencontré nulle part
j’ai marché sur les décombres expulsés de mes rêves
enfin la plage - une piscine très bleue où des gens nagent dans la lumière de mars, des voiliers minuscules, des baigneurs isolés, enfin la plage -
je ne vois pas la mer au Pirée mais des policiers traversent un square à moto tandis qu’une mendiante mendie
une île petite et sûre, tombée par hasard dans la baie, muette et scandaleuse de beauté
you are not even a relative
à l’arrivée, aéroport sombre, Syntagma et Omonia plus sombres encore - il a plu -
tu m’apprends le retournement de la figure humaine - un chien paralysé des deux pattes arrières, la réalité d’Athènes est laide, ta voix agressive comme les villes -
l’hiver n’a pas la tiédeur de l'automne plus amoureux que notre histoire
les roadmovies s’achèvent souvent dans la mort, j’aurais dû savoir - Thelma and Louise, Easy Rider, Zabrisky Point, Badlands - je te parle encore - Pandore a encore oublié l’espoir
en refermant la boîte - tu as basculé au bord de la haine - il n’est guère que l’happy end de Sailor and  Lula mais c’est un conte - je tombe - je ne puis que
te tuer de mots - je n'ai pas levé l’âme du Pirée, je n’irai pas dans les îles - you
destroy
 et l’hiver marche vers le printemps - deux fois je suis allée au Pirée, j’espérais un salut de la mer - rien ne nous a sauvés - au retour les jacinthes ne m'avaient pas attendue -
le monde continue en dehors de moi - je suis monstrueuse d ‘amour - tu es le monstre
aux sentiments tranchés - maybe we are two difficult persons - peut-être le monde
est-il plus difficile que la mer

 

Poème 4

et pourtant
en haut de Philoppapou un violoniste jouait en regardant l’image calculée de l’Acropole blonde
au bout d’avenues rectilignes brillait la mer du Pirée sans parler
la prison de Socrate n’est pas la prison de Socrate
je ne savais pas où était le violoniste
juste vu un clochard, plus bas, installé dans son campement sur la colline, un Diogène avec une tente, un chien, des bâches fixées sur bancs et tables de pique-nique, des sacs plastique, de l’ordre, il lit son journal, le violoniste joue - c’est ainsi
que se juxtaposent les objets et les hommes du monde
le violoniste tâche d’enclore l’Acropole dans sa musique, en haut, appelé par le ciel
j’aurais aimé aller au cinéma mais tu es fatigué
les désaccords ont le chemin de croix du Christ de Socrate de Diogène
et pourtant il joue
les passants ne pourront voir son visage, tourné vers les temples, absorbé par les dieux et la musique possibles - il ne faut pas le déranger, un seul intrus peut détruire les paradis
misérables - il joue - le violon face à l’Acropole, mon amertume qui regarde l’après-neige
ceux qui marchent dans la poussière des rues ne voient plus l’idée des temples
ceux qui mendient sont au ras de la terre ceux qui vendent sont engloutis de
l’humanité dérisoire qui rampe parmi les objets des supermarchés
les rues grouillent de médiocrité
mais ceux qui manifestent - le cordon de jeunes hommes beaux et bruns - peut-être ne
suis-je plus amoureuse - mais comment renoncer à la précision des corps - jouer
du violon tout en haut du monde - les vestiges des dieux dans la modernité pure - aller
manger avec toi au bord de la mer et des deux îles - ou jouer du violon face à l’Acropole -
la mer ou les dieux - les hommes ont trop de peines - les hommes mendient l’humanité - un seul s’en va avec son violon, il a les cheveux longs, il nous quitte - les dieux sourient -
les hommes de Syntagma ont les visages graves des révoltés - ils vivent encore -
sont-ils dieux modernes, ou ombres niées de dieux

 

Présentation de l’auteur




Mattia Scarpulla, Les cent pas et autre poèmes

I

Les cent pas

 

À Peppino Impastato

1

Depuis le Chili A. arpente le métro montréalais se sent en sécurité parmi les inconnus     à cause de ses cauchemars d’enfants mère père sœurs frères assassinés A. ne peut pas s’endormir sur un siège     A. se condamne à marcher dans un métro parcourant la ligne orange jusqu’à son terminus et repart dans un métro de la ligne verte ou jaune     le soir A. se cache avec l’aide des gardiens d’origine iranienne et des souris québécoises     en compagnie de deux caribous acadiens rescapés d’un génocide dans une forêt de Gaspésie tous trois s’endorment en s’étreignant dans la chaleur d’un placard rempli de balais et de blattes slaves qui leur portent le café le matin      chaque matin A. recommence à parcourir les dédales du sous-sol et les couloirs et les entrepôts et les rames du métro et à retenir sa dernière liberté

2

B. n’a plus de cœur  B. l'a arraché juste avant de monter sur un cargo pour quitter le Venezuela  B. a arraché ses mains sa langue son nez ses oreilles ses yeux     résister à trop de souvenirs     B. possède deux jambes et deux pieds musclés et marche du matin au soir en face du consulat du Venezuela    aller-retour aller-retour     les employés lui demandent en français en anglais et en vénézuélien pourquoi     aller-retour aller-retour      B. hurle que leur gouvernement encourage la mort et la misère dans leur pays      aller-retour aller-retour     les employés nés au Venezuela maintenant citoyens canadiens ont des maris des femmes des enfants québécois une maison deux voitures un chalet dans les Laurentides ou les Cantons de l’Est un arbre de Noël non synthétique et ne supportent pas la neige et le froid et leur passé vénézuélien n’existe finalement que comme une légende       les employés sortent et frappent B. à mort      

 

3

C. liste ses courses compte les arrêts de bus apprend leur nom      connaît le nombre de pas pour monter jusqu’à l’Oratoire Saint-Joseph       quatre kilomètres cinquante minutes exacts de marche entre le parc de La Fontaine et le marché Jean Talon      marcher et respirer     C. apprend les noms des bières de microbrasserie des entrées plats desserts de ses restaurants préférés où on l’informe aussitôt des nouveautés     C. connaît les noms prénoms de ses voisins leurs âges leurs signes zodiacaux grecs latins et chinois      C. a étudié et travaille comme archiviste      on connaît son talent partout dans les ministères parce que C. trie même les poubelles     dans lesquelles on jette par inadvertance une facture qui pourrait équilibrer un budget       un gobelet qui pourrait sauver l’écologie      et C. répète dans sa tête les noms répertoriés dans les archives du Service Secret Communiste Roumain       depuis dix ans ouvertes publiques transparentes       la dictature s’est écroulée le dictateur a été exécuté mais la dictature se poursuit aujourd’hui la dictature ne peut pas être oubliée C. répète les noms de ses amis et de ses proches qui ont collaboré avec la dictature  les noms de ses amis et de ses proches qui ont été torturés et éliminés par la dictature    C. attend que les collaborateurs survivants obtiennent un permis de séjour pour le Canada     C. attend de les croiser dans une rue

 

4

Peppino Impastato a protesté seul et s’est fait trucider par la mafia dans son petit village sicilien      par malchance il s’est réincarné dans un corps italo-canadien à Montréal      malgré lui Peppino a repris son combat et marche ses cent pas des institutions fédérales jusqu’aux institutions provinciales jusqu’aux bâtiments des entreprises de l’immobilier jusqu’aux maisons des mafieux de Montréal qui règnent avec la bénédiction de l’État   Peppino marche et crie ses cent pas en attendant sa prochaine condamnation à mort      en espérant qu’il ne sera pas seul cette fois à marcher      en espérant avoir la chance de se réincarner dans un corps non-italien qui aime oublier qui aime Ashton le Hockey et la chasse à la perdrix et non à l’humain

 

 

 

 

 II

L’écriture d’ongles sur ma peau

les livres brûlent dans la bibliothèque   les vitraux explosent    les cendres étouffent les gorges de leurs bourreaux    les pages crient pendant que les mots s’effacent avec les histoires     les pierres en chute libre écrasent tout le passé

on est venu chercher mes livres    on a rempli des cartons et des sacs     on a critiqué leur lourdeur    la poussière sur les étagères    leur odeur leur moisissure    on a ouvert des livres et lu des paragraphes en grimaçant les voix et les mimiques des personnages    on en a fait des chapeaux et des avions     le soir ma voix explorait en écho la solitude de mon corps dans mon bureau devenu un désert infini

on m’a enlevé mon ordinateur    mes disques durs     on m’a appris que la lecture servait à s’orienter dans la ville     à communiquer les nouvelles     à donner des ordres     on m’a appris à ne pas imaginer d’histoires       à ne pas imaginer les gens      à suivre une direction      un trajet univoque     établi   bien défini avec une seule destination plusieurs seuils et trappes       j’ai appris à répondre je n’existe pas

on m’a arraché mes crayons mes cahiers mes stylos mes photographies mes collections de timbres de pièces      on m’a appris à ne pas savoir écrire      que l’écriture n’a jamais existé que le langage était une illusion que je pouvais montrer un pouce pour recevoir mon plat de viande et légumes

on m’a coupé les pieds et on m’a cloué sur une chaise pour aider dans une cuisine près d’un lit où je vivrai travaillerai mon existence      pourtant la nuit la lumière éteinte les yeux fermés je trace avec mes ongles sur ma peau       j’invente des vies picaresques     mon sang me lave de la torture et de l’ignorance     mes cicatrices me rappellent mon existence

 

 

Mattia Scarpulla lit un extrait de son premier roman Errance, une vidéo Ulaval nouvelles.

III

Chairs amies

je me réveille et je ne me souviens pas si j’ai vingt trente quarante ans     j’enfile mes plus vieux vêtements      eux aussi ont traversé la France le Canada la Belgique la Roumanie et l’Italie et l’Italie et l’Italie et l’Italie       j’ouvre la porte et je suis à Rome ou à Gênes ou à Turin     j’ouvre les yeux et je me retrouve à Québec      je désintègre mon passé présent en sueur dans ma course du matin      

je croise en courant mes librairies préférées en France et Italie   des manifestations toujours défaites sur Place de la République à Paris sur la place du dôme à Milan sur la place de l’Union à Cluj-Napoca     je m’essouffle en traversant les Galeries royales à Bruxelles      j’accélère en m’extirpant de mon corps et je m’enfonce dans un vortex de sensations

avec son livre son appareil photographique et son vélo mon amie Aglika contemple les gestes les plus simples des passants      mon ami Mouthé pédale d’un campus universitaire africain à l’autre en évitant les explosions de Boko Haram et en cherchant à transmettre le plus de libertés possibles à ses étudiants       Katia et Marie organisent en riant un thé une randonnée un apéritif      Miriam Carolina Niels commencent un périple de conversations et de chansons en consumant leurs pieds dans une nuit métropolitaine qui ressemble un peu à Rome et un peu à Barcelone

on se retrouve tous à seize ans dans le bus 56      le même conducteur forcené qui parle de soccer et de pizza      vers l’école de nos premiers désirs et de nos premières erreurs       avec la migraine de bière du dernier amour       avec des ambitions d’écrivains cuisiniers photographes sportifs et avec

tous les matins je cours avec les jambes de Katia      les poumons de Marie     avec les bras de Mouthé     le sourire de Carolina      le cœur de Niels     les yeux et le nez d’Aglika       les pieds et les mains de Miriam      je retrouve leurs odeurs dans l’effort       je suis prêt à commencer ma journée 

IV

Mari et femme

 

la femme ne sait plus où se trouve la tête de son mari      son mari maniaque de l’ordre     il nettoie nettoie nettoie      et il l’oblige à nettoyer à nettoyer à nettoyer     le connard elle me répète en rigolant       et moi je les aime mari et femme     lui pour sa danse qu’il a apprise au Liban avant de partir en Europe pour les études     elle pour son odeur musclée qu’elle amène d’un territoire à l’autre d’une guerre à l’autre et parce qu’elle hurle pendant l’amour en se rappelant l’explosion des corps de sa famille      lui rit en me racontant leurs exploits sexuels toute une nuit ou tout un dimanche finissant inévitablement par l’entremêlement de leurs orgasmes et de leurs larmes       

mais le mari est mort      bêtement       un cafard avalé de travers       ça aurait pu être une réaction allergique à la piqure d’une guêpe grande comme un lion     ou un vase tombé du dixième étage d’un gratte-ciel sur le pauvre mari qui danse en chemise blanche jupe noire et talons aiguilles rouges     le connard me vole toujours mes vêtements    sa femme me répète en rigolant     on peut aussi mourir à cause d’une veste oubliée quand il fait moins vingt degrés        à cause d’un doigt enfoncé et bloqué dans la narine tout en pensant à sa propre mère qui interdit avec un index tendu de mettre ses doigts dans le nez     le résultat des accidents de notre existence belle merveilleuse riche magnifique est tragiquement le même        le mari est mort    

le mari est mort en avalant un cafard de travers pendant qu’il me racontait ses exploits sexuels avec sa femme      sa tête ne lui servant plus je la lui ai volée et sa femme la cherche      je me coupe la tête et la remplace par celle du mari       

le mari voyait des étoiles filantes en plein jour     était attiré par l’odeur de gâteaux et de plats de viande et de pommes de terre au four      souriait aux inconnus jusqu’à se faire tabasser      pendant un rendez-vous de travail il aimait s’imaginer les femmes et les hommes nus et il éclatait de rire      rêvait de changer de ville de pays d’essayer d’autres corps et d’autres têtes

j’apporte ma tête à la femme     elle hurle sur la tête de son mari vissée sur mon corps      elle m’engueule j’ai trahi notre amitié      lasse elle prend ma tête et la met sur le corps de son mari qui se met à ronfler       en écho à son ronflement je me souviens du village et de la plage de mon enfance       je pleure dans les bras de la femme qui se souvient d’une comptine apprise au temps de la guerre     nous nous dénudons et faisons l’amour en retombant en enfance et en guerre bercés par mon ronflement surgissant de ma tête sur le corps du mari

 

V

Prêt au combat

effondré mon cœur vide     ma peau en sueur glacée     je crains une nuit de solitude angoissante      je devrais sortir et crier la douleur de Rick Grimes      son fils Carl mordu par un zombie      je ne peux pas dormir et regarde encore dix épisodes The Walking Dead en me demandant si cette tragédie était le destin de Carl en buvant de l’eau pétillante en mangeant deux pizzas et en laissant à sept heures du matin un message à ce zombie de secrétaire de mon chef      pas de travail aujourd’hui     deuil deuil deuil deuil     pas tous les jours que Rick perd son enfant       que nous perdons Carl  

mon sommeil agité de cauchemars      mes collègues de travail et mes amis du soccer veulent me mordre         je me réveille courageux mange huit œufs crus comme Rocky Balboa bois du thé vert pompe mes bras en flexion hurle après mon centième abdominal    je me douche m’habille d’un t-shirt blanc d’une veste et d’un pantalon en jeans et passe une demi-heure à coiffer avec du gel mes cheveux frisés comme ceux de Rick Grimes      je vérifie tout en ordre dans les armoires les tiroirs    je plie encore une fois des chaussettes. je déplace deux coussins lave et essuie la vaisselle    c’est mon destin      je suis prêt au combat 

nous vivons le temps des zombies    la neige nous ensevelira l’océan dévastera la terre le soleil nous brûlera     et nous arpenterons le monde en survivant     nous vivons le temps des zombies     nous ne savons plus marcher sommes branchés aux voitures boîtons dans des chaussures achetées sur Internet en répétant de brefs trajets de l’épicerie à la banque du travail à la maison en répétant des codes des chiffres pour nous identifier      mais moi je suis prêt au combat en attendant l’apocalypse

Place d’Youville je regarde les gens descendre du bus les passants traverser    les zombies imitent bien les humains    cette vieille femme s’aide d’une canne pour cacher sa démarche incertaine     je la suis et mesure son crâne d’un coup d’œil       je m’approche d’un adolescent aux pieds plats et aux épaules courbées       je mesure l’épaisseur de ses genoux en pensant à la lame qui pourrait les sectionner      je suis une itinérante aux mouvements lents et elle s’enfuit après m’avoir découvert reniflant son cou      je m’assois dans les cafétérias près d’étudiants qui râlent qui grognent les yeux figés sur leurs écrans     je regarde dans la bouche d’hommes de femmes d’affaire qui parlent dans leur cellulaire    je veux assister à la chute de leurs dents premier symptôme de la dégénérescence de leurs fonctions vitales      j’esquive leur morsure quand les mâchoires se resserrent à la vitesse d’une guillotine     oui    j’observe et me prépare au combat      fort et courageux      demain je me porterai de nouveau malade au travail     je trouverai les couteaux et les tournevis adéquats pour trouer des cerveaux d’un seul coup

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Barry Wallenstein, poèmes inédits extraits de Pandemonium

Ces poèmes, traduits par Marilyne Bertoncini, et inédits en Français, sont extraits du  CD Pandemonium (( Cadence Jazz ecord, 2005))

Barry Wallenstein dit "How the day begins"

How the Day begins

the day starts out as still

as a windmill caught in a calm absolute

that dreamy divagation

holds the man alive well into his future

thinking of it.

the day begins this way :

there's a bustle around the house

four kids, two his owns and two visiting,

are, literally, banging life into the place

thinking of it

the day starts out with windmill blades

holding the sunlight, and in the evening,

with moonrise, the fins again glow, and

there is no fire, no alarm

no one thinks of it.

the day resumes its burden

working deep into a leafless March

which stalls till mid-month,

holds its breath and releases April

think of it : April.

the day dissolves to evening

as in the old days

and lowers its eyes to the light ;

and every thought on the edge of dread

buries itself in night.

 

Comment démarre la journée

la journée démarre aussi doucement

qu'un moulin à vent par un calme absolu

cette errante rêverie

maintient l'homme bien en vie pour son futur

penser à cela.

la journée commence ainsi:

ça s'agite dans la maison

quatre enfants, deux à lui et deux en visite,

y font, littéralement, exploser la vie

penser à cela

la journée commence avec des ailes de moulin

retenant la lumière du soleil, et le soir,

au lever de la lune, les nageoires à nouveau brillent , et

il n'y a pas de feu, pas d'alarme

personne n'y pense.

le jour reprend son fardeau

de profond labeur dans un Mars dépouillé

qui stagne jusqu'au milieu du mois,

retient son souffle et libère Avril

y penser : avril.

le jour se dilue en soirée

comme autrefois

abaisse ses yeux à la lumière;

et toute pensée sur l'arête de la peur

plonge dans la nuit.

Pandemonium

They, driven by doubt and a whim, opened the box

and out everything jumped, fluorescent

and fearsome, and the box became famous

for its nightclub/late nighttime release and later

worse, that rumble befor the joists gave

and the bleeding call to the world,

but the world wasn't listening

with its nations pinpoint pressed to the wall ;

the nations'armies slouch in lassitude and fog

while the generals speed to their offices

to calculate scores, the scores of blame, long

having forgotten the box and its many tongues of flame.

Pandemonium

Eux, poussés par l'incrédulité et un caprice, ouvrirent la boîte

et hop! tout en sortit, fluorescent

et terrifiant, et la boîte devint célèbre

pour ses nightclubs/ exclusivités de minuit, et plus tard

encore pire, ce grondement avant que les solives ne cèdent

et la fascination du monde pour tout ce sang.

mais le monde n'écoutait pas

avec ses nations épinglées au mur, sur la carte ;

les armées des nations, lasses,  se traînent dans le brouillard

tandis que les généraux filent à leur bureau

pour calculer des scores, le score de leurs fautes, chacun

ayant depuis longtemps oublié la boîte aux mille langues de feu.

Lorelei

Cast a different set of dice

direction Lorelei

an island of spices

a package tight as Lorelei

sprung from a dream

and a good luck toss -

this straight backed head high

visage of Lorelei.

In earlier days the dice said :

love that tree for its knothole

the blades of grass for their fancy

and anything that moves without speaking.

So I did and shared the loneliness of the grass,

the shame of the tree,

and rolled again till the bones came yes

the swift gait and swaying - Lorelei ascending.

Bending, she blows on the sand - golden to the eye

and a cloud goes up shape shifting - breath of Lorelei.

Lorelei

Lance à nouveau les dés

direction Lorelei

une île à épices

un joli lot, bien ficelé, comme Lorelei

jailli d'un rêve

et d'un heureux coup de dés -

surgissant, tête haute,

ce visage de Lorelei

Jadis, les dés disaient :

aime cet arbre parce qu'il est creux,

les brins d'herbe pour leur fantaisie

et tout ce qui bouge en silence.

Ainsi faisant, je partageais la solitude de l'herbe,

l'humiliation de l'arbre,

en relançant les osselets jusqu'à ce qu'ils apportent

la démarche légère et ondulante - l'apparition de Lorelei.

Penchée, elle souffle sur le sable - dorée au regard

et la forme fluctuante d'un nuage s'élève - souffle de Lorelei.

Performance de Barry Wallenstein à la cave Romagnan, Nice

THE JOB, 2008

Sometimes this air I’m in

is so sulfurous, thick and unworthy,

I need to take much shorter breaths

to widen the zone of gasping.

My odd job is

to remember and write down,

with pencil, not pen,

the names of the ones disappeared,

then I hand the paper back 

to the state.

I’m not very good at this

and soon expect a reprimand.

I confuse Joe with Josephine,

Michael with Michelle,

Sally with Sally – gender errors.

And, on occasion, I reverse the truths

of their expirations.

Stupid me.

They all went quickly I report.

The few law suits die in court.

When the air is really bad

we all lean westward

and curse our jobs.

But if I lose this assignment

I may have to be pushing buttons again,

as during that sorrowful time 

melting by the Equator,

counting children ;

that was not a job to talk about.

 

LE BOULOT, 2008

Parfois, l'air dans lequel je suis

est si sulfureux, épais et dégradé,

que je dois inhaler de plus courtes bouffées

pour écarter la suffocation.

Mon petit boulot, c'est

de me souvenir et d'écrire

au crayon, pas au stylo,

le noms des disparus,

puis je rends le papier

à l'état.

Je ne suis pas très bon à ça

et je m'attends sous peu à une réprimande.

Je confonds José et Joséphine,

Michael et Michèle,

Sally avec Sally - erreurs de sexe.

Et, parfois, j'inverse la vérité

sur leurs trépas.

Que je suis bête.

Ils sont tous passés très vite, j'écris.

Les rares suites judiciaires s'éteignent au tribunal.

Quand l'air est trop mauvais

on se penche tous vers l'ouest

et on maudit notre boulot.

Mais si je perds cette mission

il faudra de nouveau que je tire des sonnettes,

comme dans cette période affligeante

en nage, à l'Equateur,

où je comptais des enfants :

c'était pas un boulot dont il faudrait parler.

 

 

.

Track listing: 01. Blues Again Lorelei (Barry Wallenstein) - 5:42; 02. A Little Bunch of Could Haves (Barry Wallenstein) - 2:20; 03. Ballad (Barry Wallenstein) - 1:58; 04. Drinking (Barry Wallenstein) - 2:18; 05. At Thoor Ballylee (Barry Wallenstein) - 6:17; 06. The Job 2008 (Barry Wallenstein) - 2:48; 07. Days of the Week (Barry Wallenstein) - 1:58; 08. Backstage To Be Spoken with Grass (Barry Wallenstein) - 4:40; 09. "lifey/Deathy": Sewer and Tree Commintment to a Fog (Barry Wallenstein)- 4:18; 10. Insinuation Crime (Barry Wallenstein) - 5:22; 11. Bigs & Little Prayer (Barry Wallenstein) - 5:05; 12. How the Day Begins (Barry Wallenstein) - 2:18; 13. Footsprints (Barry Wallenstein) - 3:25; 14. A Little Bunch of Could Haves (alternate take) (Barry Wallenstein) - 2:22; 15. The Job 2008 (alternate take) (Barry Wallenstein) - - 3:34

Barry Wallenstein (voix); John Hicks (piano); Curtis Lundy (contrebasse); Vincent Chancey (cor français); Daniel Carter (saxophone, trompette; Serge Pesce (guitare préparée)

.

Présentation de l’auteur




Marion Dorval, Par le souffle, IV, Ensemble de solutions

Dans le néant qui revient en écho
il y a le doute
il y a la faute
Je ne choisis aucun des deux

Assaillie par la profondeur
de la voie
je mesure
L'immensité qui n'aura pas lieu

Tressaillir et ouvrir l'oeil
- non par peur -
par déclic
La paupière glissant sur l'horizon violet

En myriades de spirales
lumineuses
insaisissables
Les actes m'apparaissent entremêlés

Le goût du regret
attire
et écoeure
Je m'éloigne vers la clarté

Je choisis
le Souffle qui m'unit à toi

 

 

 

 

 

IV

 

Je te regarde je te décrypte je te dévore 

On est quitte

Des essaims bourdonnants qui m’assaillent

Une seule parole qui vaille

La peine que je répète en boucle, à l’heure, 

Sans me presser

Une seule note que j’aime

Que tu sais composer, souvent, à demi, en douce, endormie,

Vaillante et fière, j’espère souvent qu’elle va venir ranimer

L’envie d’allonger paroles et regards qui s’entortillent

Tu m’arrimes à la cheville de ta pensée

Tu es la seule qui parviennes à me faire aimer

L’orée des mots

Ensemble de solutions

 

Aucune heure ne saura troubler l'instant choisi
Aucune éclipse n'évincera les mots transis
Par la clarté lunaire, j'ai vu l'abysse
Je m'y suis reflétée
Dans tes quartiers d'impasse
Un croissant m'appelle pour compléter la nuit

Le gardien à la clé rouillée
Dort sous le porche bleu
Sur mes joues mouillées
L'odeur d'un récent feu
Tout était correct, je suis entrée
J'avais les codes ad hoc

Trois miles sous la surface
J'ai plongé dans l'interstice
Pour me voiler la face
Ton arrivée subreptice
A fait fondre le plomb
Explosé la serrure
Je pensais tenir bon
J'ai lâché l'armure
Il y a du sel sur ta peau
L'âpre brûlure de l'étau

Des solutions entières
Ou avec des virgules
L'équation du vide amer
L'instant où tu recules
J'ai bu la potion perdu notion
Intervalles disjoints

 

 




Arnaud Vendès, Le pays muet et autres poèmes

Quand tu t'éloignes 
La foule tire des bords en trompe l’œil
Sous l'ombre allongée des feuilles de nuage
Présage immobile 

Tu es le reflet de cuivre et d'or
Des oiseaux tristes
Les ailes brûlées de vérité 
Partis chevaucher l'arc-en-ciel 

Mille traces se perdent dans le blé en herbe
L'oubli te désigne du doigt
Ma mémoire glisse sur les mots
Sans avenir

Je chante dans le noir
Aveugle comme une pierre
Éteint de ta lumière 
Mais ton absence ne peut rien guérir

 Le verrou tiré sur ton visage

Je force la nuit, le jour s'évade
Ta couleur n'existe pas

Je cherche le dernier mot

Un enfant dort sous ta peau

 

Cri du feu

Mon ombre ment elle est infidèle

Canicule du sang le feu s'approche
Aride, tes mains nues
Lissent mes cheveux crin de loup

L'étincelle mendiée au soleil 
Accueille ma nuit en contrebas
J'ai froid

Imposture de la flamme
Les veines ouvertes sur le ciel s'épanchent
Laisse-moi !

Entends les mots de notre « nous »
Fruits mûrs de ton cœur
Plier la vie terrestre

Mes forces s'épuisent
Elles rassemblent tes larmes
En un écrin jade rose

Chaleur de nos corps fondus
De main ferme
Vulcain du cœur

Amour, souffle le fer en or

 

Je n'ai rien fait

Les tambours de guerre
Saignent des rivières de larmes
Éventrent la terre
Plaie ouverte des années vides 

L'eau ruisselle sur la paroi
Couverte de petits visages
En larme de tombeau

La neige noire tapis funèbre
Efface la trace molle
De la chair éteinte

À main nue
Je disperse aux terres arables
La souffrance

La ville se vide des vies inutiles
Vies noires, vies justes
Toutes les morts se valent

Je laisse filer les nuages
En sang et miel
Je n'ai rien fait de ma vie

 

Les lumières de Babel

Le ciel se renverse sur les ruines du mensonge
Langue étrangère 
Chemin aux ornières d'orages

Loin de la ferveur des multitudes
L'air coule dans le désert et la nuit
La terre frissonne

Je sens le souffle d'une femme 
Agenouillée, le corps dénudé 
Elle se lève et marche vers le crépuscule

Sa joie, mon ombre aux plis de sa bouche
Tissus cent fois reprisé, 
Le manteau de son cœur est bien trop léger

Je lui parle comme en plein vent
Les yeux secs
Je déplie une à une les branches d'étoile dans la lumière des siècles

Je ne pense plus, je vois.

 

 

Présentation de l’auteur




Claude Luezior, Golgotha, extraits

Et la croix fut dressée, vive, contre le Mont du Crâne, dans la clameur d’une vengeance.

Par effraction

Le sang

Du hors-la-loi

Ravitaillerait

Nos âmes

Quelques millénaires

Durant
 

Nous ne le savions pas.

À son destin on accrocha

Les ombres violettes

Des autres suppliciés
 

La nuit s’installait et s’enlisait dans la haine et les sanglots.

 

La nuit de l’attente

Veillée du pain

Aux moissons des prophéties

Les vignes de la nuit sécrétèrent leurs prières.

 

Nuit

Où macérait

L’absence

 

Nuit d’aveugles. Nous le sommes toujours, devant ceux que nous crucifions.

 

C’était la nuit

Où nous avions refusé

De porter nos cilices
 
 
 
 

 

 

Extraits de Golgotha, textes et dessins de Claude Luezior, éd. LGR, Paris, 2020.

 

Présentation de l’auteur




Jennifer GROUSSELAS, Arborescences, extrait

Je cherche       la langue des arbres

Je cherche       une langue d’arbre qui parle

une langue pour mon arbre roi des arbres
      mon arbre chevelu aux lucides racines de banjo
      mon Benjiño de molle écorce attentive
                au cœur de tête de lionceau

Pour grimper au tronc pur du Benjiño
Je lave ma langue
Écroulant les pierres des anciens mots

Trempent mes lèvres à la lave des mots naissants
par tonnerres femelles et tonnelles d’orages
j’arrache à la serpe la peau chèvre des phrases
aux grelots qui se trompent en ricanant

 

                    À coups de      hoquets de      volcan
                   Je convoque la mémoire chaire d’une cerise qui fut mordue par son noyau
                   À coups de      hoquets de      volcan
                  Je convoque de félines prises pour avancer haut
                                                 prises de canines fières vêtues du plus beau sang 

 

                         Au chant bisaigüe de la première dent que surgit l’animale fièvre
                                                   mes lèvres se trempent à la bave
                                                                 des mots vagissant

L’eau louve des lunes            tétées
à pleurs de reflets de brume troublée
gargarisant l’eau pâle des mers raclant la gorge des dunes
nourri à la manne des pétales feux    coupés

Rugisse le tonnerre léchant ses échos mugissants
         Mûrissent les bras pousses d’épaules aléatoires
   les bras des arbres dans le tremblé du noir

Pour grimper au tronc pur du Benjiño
Je plonge bourgeons de mots au sein du son claironnant
Au son du fruit de banjo je plonge forêts de mots
errant mes mots enfants de mots
que je rondis
des mains

 

 

 

OUTRE-TERRE

 

 

 

        Écoute ma voix singulière qui te chante dans l’ombre
       Ce chant constellé de l’éclatement des comètes chantantes,
       Je te chante ce chant d’ombre d’une voix nouvelle
      Avec la vieille voix de la jeunesse des mondes.

                                                (Léopold Sédar Senghor)

 

 

 

« Sur une terre claire
Sur terre lourde Tentaculée noire
Autant chaire boueuse autant chaire nue
Terre-cri à peine crue »

« Nos pas se sont posés
Foulant d’anciens membres noueux nos pas se sont posés
Je me rappelle, encore je retiens

— Et comment et combien ? »

« Et nos traces
Nos traces fusains de douceur parcourant un dos immense
Un dos immense poussant dorsales de dromadaires
Nos traces nos traces j’en ai très pleine souvenance ont infusé les vasques
Les vasques de vastes ouvertures d’Ailleurs 

— Et comment et combien ? »

« Et nos pieds — combien — nos pieds ont buté un vent épais venté trop doux et très puissant     
     qui semblait traverser le Crin membru de ta Jument-mère,
Doigtant un sol fifré de petites bouches renversées, nos pieds — combien combien — ont   
     tambouriné tambouriné mais mollement le Ventre plein d’une terre diésée
Augmentée de Turgescences noires et l’ont baisée,
Baisée ô comment ô combien avec ferveur sais-tu,
Sais-tu il faut nous croire tu ne sauras jamais comment ni combien. »

 

 

 

 

 

 

 

HOMME DE L’HOMME

 

    Homme de l’homme
    Voyageur voix sans âge à toute heure silence et voix d’homme

     Homme de toute lune qui veille, homme des Temps sans durée homme aux joues de dunes  vides d’un repos qui flotte sans compter,

   Voyageur aux Soleils qui dorment au Sud
    Au Nord
    Homme de l’homme 

     Poursuiveur de pensées égarées, homme de l’homme au regard de nuit dans l’œil de la    chouette,
     Voyageur qui se lève à l’Est et se relève à l’Ouest, arracheur de tempêtes fossoyeur de sources trop pures, Ami
    De toutes eaux salées

    Homme de l’homme, homme de toute lune qui veille…

    Habitant du sabot mouvant de nos dés, homme de la défloration d’instants buveur de drames invécus et d’amour ciguës, bras
    Levé dans la course,
    Bouche mordant les mots sœurs des Langues

    Homme de l’homme voix d’errance et voie d’homme
    Homme des Temps sans durée, homme aux joues de dunes vides d’un repos qui flotte sans    compter,
    Voyageur aux soleils nourris du Nord qui dorment au Sud, homme aux paroles de lunes    auriculaires qui se relèvent à l’Est et marchent
    Pourfendant le Sourire de l’Ouest

    Homme de l’homme, homme de toute lune qui veille…

    Homme de toute présence
    Voyageur-sans-borne, Sang d’homme à l’esprit de Nudité, vaste navire qui porte l’âme    cicatrisée et sans coutume

    Homme de toute

    Absence

    Homme sans traces

    Remous de voix sans nom passage par lui-même   

    Déserté   

    Homme lucide par toi s’entrouvre la lumière élidée,
    Boussole
    Aux mille doigts tremblants qui te guide dans ses filles ébréchées…

     Hôte de nulle part Étranger à toute idée d’étrangeté
     Toi qui sais

    Homme seul et soustrait aux hommes, homme Multiple et Somme de l’homme
    Homme de l’homme Voyageur voix sans âge à toute heure silence et voix d’homme,
    Homme de l’homme

    Homme seul et soustrait aux hommes, homme Multiple et Somme de l’homme,
    Toi qui sais,

    Tu te drapes et te loves,

    Trempant à la magie des lais inouïs que tisse
    Une Mélopée de chamelles.         

 

 

À CORPS FOU

 

 

À la cime
À la terre
je rêve ou délire
grand corps en expansion
émergeant de lourdes profondeurs
je rêve à la terre à la cime délire grand corps
se déroulant croissant pain de lune aux deux soleils…

      Fiers de leur nuit encore
toutes vignes à l’envers
      les ballons mongols de mes lutins gorgés d’encre
se chargent      pour mieux
      crever              au creux de leur cuve barbouillée

                                                       — les gribouillis giclent toujours plus denses
                                                                               pour les brouillis futurs…

sous le lointain
de leur danse
parachevée
ce corps

que je sens se met seul

à sentir
à la pompe
du venin vermeil
mon cœur vient
de s’irradier chaud

je suis corolle qui l’intime expose
qui l’inouï explore qui le soumis des sens explose

Le vin en mes veines
            le vin le vin enfin et seuls d’eux-mêmes
                   ensemble mes cheveux de lierre insensibles

— longtemps pierre blanche et froide
de celle morte

trop bas
tombée —
                                        s’antre-réveillent par envie pressante
                                                                                             d’être vignes

 

 

Plus de ferrements à mes narines 
                               je suis corps-traversée respirant
                                           corps-poreux à tenir loin des braises

 

Je suis moi-même le feu
les ferments sont mes parfums
je m’inspire

Et Sombre Le Rouge me fait
Cité-Lumière
au dos des yeux

 

 

Lors sur          mes bras
                         l’oiseau-lyre   me comble
                                                        la partition
                                                                édentée           d’un jour
                                                                                                  sur deux raturé

Les caresses qui s’écrivent à doux de plumes 
                        les promesses déjà vérités
                                                au dedans réalité plus juste
                                                                              que le regard porté !

 

 

Et par le vieil Aride imbibé
d’une prime-dernière avidité
Sombre Le Rouge me fait 
                                          perfuser à la joie
                                                              mon moi-épouvantail
                                                                                              débobiné :

 

Corps changeant la taille de l’ouverture des portes
galvanisé mon moi sans-épouvante

revient confiance

écarquillée

 

Je-vin goûté prend goût à soi
Grande ourse pleine se pourlèche
Je-vin cratère puis globe de terre tour-
-noyant qui ulule à la folle je suis

Je-vin de toutes marées et des sous-marins de l’espace
                                                            je gobe l’outre comme goéland 
                                                                         — trinquent mes globules de gobelets
                                                                                                                   rouges de gobelets blancs

 

Je-vin sur les traces-fossiles des roux sillons
                                                       passant toutes frontières
                                                                        sans trépasser corps étendu qui foule
                                                                                                               mers fracassées sur plaquettes planches courbes

 

Sans ailes Carpe-Reine sans bouée
Je jongle les astres me joue des cartes
nage à perte mon air
 ourle mes Côtes à bord d’eau noire
trône sur les Bourgs cogne les châteaux
au simple vouloir

 

Mère de ma Terre qui se crée mer au ciel ajouré
Je suis lune-soleil qui danse ma corolle venin des sens
Grande ourse-moi à sauts de carpe clignotant dans la nuit
de la nuit avortée

Je suis la vigne qui tue le lierre acore
Ténor l’oiseau-lyre suis sa rude caresse
fécondée par l’écho formidable de sa caresse-pluie

 

Je suis du sang de l’étincelante épée arrachée au flanc du dolmen
charbon de verre sur la soif infinie de la roche
corps fou en expansion je suis

                                               l’innombrable accord
                                                                  de wagons barbus-feu
                                                                                        dans l’irrémédiable célérité de ma mine

 

Et par Sombre Le Rouge

L’aveugle devin 
de ma Cité-Lumière

JE SUIS

Devin qui est

 

 

 

Présentation de l’auteur




Louis RAOUL, Possibles lieux, extraits

À vendre, chaussures bébé, jamais portées.

                                                                                                                                                      Ernest Hemingway 

 

Paysage où l’été y passe le plus clair de son temps. Sur les chemins il n’y a que mes pas avec leur bruit qui me quitte et me revient sans cesse. Il y aura peut-être l’écho d’un passage plus en avant de ce que je pourrais voir. Des chaussures neuves et bavardes qui reviennent du marché. Puis la rencontre et la joie sur ton visage. Mais fugacité de l’instant, comme cet arbre que l’on abat et qui laisse la lumière reprendre possession du lieu. Des oiseaux passent, hésitant, il faudra se faire à l’absence d’un haut séjour.

Je me suis installé sur la hauteur, là où tant d’autres se sont assis. Et mon regard porte plus loin, comme relayé par ceux qui ne m’appartiennent pas, mais me rapprochent un peu plus de l’amande. Je t’imagine alors au plus haut d’un âge, avec ce parapluie un peu penché vers une ombre sur le chemin. Soulevé à chaque pas, un pan d’étoffe d’où le talon épie le suiveur. Tu portes un manteau de la terre aux joues, et tu marches jusqu’à l’automne. Pour une lumière à portée de sang, dans l’éclair roux d’un gibier de septembre. 

Il fait un été de plusieurs soleils, le lit asséché de la rivière dévoile l’âge de la terre, une terre si dure, que toute mise au jour est remise. Quelque part, les os d’un chasseur-cueilleur en attente de lumière. En attente aussi, l’ébauche de ton visage dans mes pensées. Je marche tout le long d’un jour immobile, l’absence me faisant cortège. J’attends l’orage pour qu’un chemin révèle tes traces, toi qui marches dans l’imaginable.   

Il y aurait eu peut-être, cette petite fièvre de printemps avec sur la table de chevet, le sirop qui fait dormir. Enfance bordée de nuages, tu aurais toussé des oiseaux. Il y aurait eu aussi ce versant d’une écharpe sur le dossier d’une chaise. Peinture d’une chambre de l’imaginable. Tu n’aurais pas pu voir par la fenêtre la montagne, comme un élan arrêté de la terre vers le ciel. Et la lune, comme un visage à l’aplomb de cette robe aux plis changeants, entre neige et ombre.

Présentation de l’auteur




Jean-Jacques Nuel, ITINÉRAIRE et autres poèmes

tu ne referas plus
ce trajet adolescent
entre la sortie du lycée
et la gare routière
où tu attendais l'autocar
de 18 heures 20

t'arrêtant une seule fois
pour acheter un pain
aux raisins
dans une boulangerie
aujourd'hui disparue

si l'établissement
scolaire dresse toujours
sa longue façade rouge
dans la même rue
en face d'un entrepôt
désaffecté

la gare a déménagé
depuis longtemps loin
du quartier de la colline
où te guide
encore
la mémoire de l'asphalte

 

                    *

 

 

 

COMMERCE DE PROXIMITÉ

 

les boutiques ferment les unes
après les autres
dans la petite cité
de caractère
qui se paupérise au fil des ans
sur la vitrine
de la mercerie de la rue des Remparts
un panneau pas-de-porte à céder
et juste au-dessous
l'avis qu'un verre de l'amitié sera servi
le dernier samedi du mois
jour de la fermeture
définitive à ses clients fidèles
une façon de leur dire
merci
une façon de leur dire
adieu

                    *

 

 

 

POÈMES AUTOROUTIERS

ce matin encore au volant
de ta voiture tu es bloqué
sur l'autoroute menant à la métropole
2 kilomètres de bouchon
30 minutes de retard
annoncés en lettres lumineuses
sur le portique dominant les voies
tu te mets au point mort
tandis que se glissant dans le sillage
d'un véhicule de sécurité
ton ange gardien te double
sur la bande d'arrêt d'urgence

                    *

debout peu avant minuit devant une table haute
de la station d'autoroute
tu buvais un café
légèrement amer
contemplant un gobelet de carton
blanc marqué de rouge
à lèvres laissé là par une passagère
de la nuit
la lumière était artificielle
et les êtres en décalage
horaire

                    *

remontant la file de gauche de l'autoroute
tu doubles un long poids lourd
que tu vois diminuer
et lentement disparaître
dans le rétroviseur
et les profondeurs
de la distance ah s'il pouvait en être de même
avec ce vieux et lourd
poids sur ton cœur

                    *

sur 107 point 7
Radio Trafic ne mentionne
aucun incident
aucun accident sur l'A6
et pourtant tu es sûr d'avoir vu
dans le rétroviseur
une fraction de seconde
l'apocalypse
juste avant qu'un virage
ne dérobe la scène

                    *

seul dans l'habitacle
d'une berline conçue pour 4
à 5 personnes
tu remontes l'autoroute A7
et le couloir rhodanien
Lyon 242 kilomètres
le vent contraire
diminue ta moyenne horaire
mais rien ne te presse d'arriver
à destination

                    *

juste un véhicule léger
à la carrosserie couleur grisaille
garé devant la station-service
de l'aire de repos
et sur le parking à l'arrière
du bâtiment quelques routiers
dormant sur la couchette
de la cabine de leur poids lourd
au lever du jour
les jeux d'enfants sont sous la neige

                    *

zone de montagne une descente
à forte pente
sur un panneau triangulaire
à liseré rouge pointe en haut
le pictogramme d'une voiture inclinée
vers le bas 30 % sur 800 mètres
puis les avertissements
utilisez votre frein moteur
use your engine braking
avant le beau panneau carré
à fond bleu
représentant la voie principale en courbe
et une autre voie rectiligne
se terminant par un rectangle
à damiers rouges et blancs
comme une invitation subliminale
à rejoindre la voie
de détresse

                    *

avant la disparition de l'entreprise internationale
de transport routier et de logistique
sa flotte immense de camions rouges
croisait sur les autoroutes européennes
le logo formé de ses 2 initiales
blanches sur le flanc des véhicules
au temps de sa splendeur
le site du transporteur proposait
même à la vente des poids-lourds
en modèles réduits
à l'échelle 1/87
pour quelques dizaines d'euros
on peut encore se procurer
sur e-bay ces derniers restes

                    *

 

 

 

Présentation de l’auteur




Sylvain Jamet, Orage et autres poèmes

je n’attendais pas un si
  grand orage de ta part

dit-il,

ses mains remontant sur
  et dessous son corps
    appelant la pluie

 

Années

 

les vagues — les années
l’humeur change par glissement
de matière compacte  —
                    la débâcle

as-tu déjà tenté
de diviser le temps
en blocs de jour
                   / blocs de nuit

temps liquide —
j’aime que la nuit se boive
que le jour brûle
années
années 
                par glissements

les vagues

 

 

 

 

 

 

Là où

tu cherches le Lieu
c’est toujours

un pays que tu trouves

chaîne côtière à vif
comme un os

la route
le fil que l’on suit

dessous

sur le damier en bas
la ville

une concrétion de
lumière vertébrale

 

 

Perspectives

peupliers comme des flèches
sur de larges avenues
rectilignes

alignés comme des feux
indéchiffrables

les différentes
propositions du réel

l’invention des points chauds

comme eux nous sommes
à la lisière c’est-à-dire
à la frontière

toujours au bord
incandescent de quelque chose

 

 

 

 

 

 

Des voix

 

il

s      appelle

   nt      disen

t                       quoi

            l

                        e

vent     em

porte               le

            sens

                                   .

 

 

 

 

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