Danièle Duteil : Haïkus extraits de différents recueils

après l’averse
une autre averse
empreintes profondes

 

brumes de décembre
un vol d’échassiers
se perd

 

Derrière les hirondelles, haïkus coécrits avec Gérard Dumon, AFH, 2010.

∗∗∗

les champs inondés
entre deux cabanes flotte
une cuve à mazout

 

jardins submergés
dehors une femme appelle
son minou minou

 

Écouter les heures, Prix du livre haïku, APH, 2013.

∗∗∗

allongée
sous les étoiles
parfois une chute

 

 

retour au pays
même vent mêmes pierres
d’autres vies

 

Au bord de nulle part, illustration haïga de Ion Codrescu, éditions Pippa, 2014.

∗∗∗

Des tags sur les murs
La maison du pêcheur
fleure le curry

 

 

Village décrépi
Pas même un cadran solaire
pour piéger le temps

 

Décrocher les étoiles, préface d’Alain Kervern, illustrations de Choupie Moysan, éditions Unicité, 2018.

Présentation de l’auteur




Giselle Lucía , 27 novembre, Confessions de Sapho après un délire à la folie

Traduction de Fernando Ariño

27 DE NOVIEMBRE

 

En esta pared la bala perforó el silencio.
Un temblor impuesto en la gravedad de la existencia.
Ocho rostros dispersos
ocho cuerpos abiertos en la propia desnudez de la caída
mixtura de oquedades y superficies
que conoce las formas en que el peso de la conciencia
puede penetrar al muro.
No existe el temor al silencio.
Las armas se agitan indecisas de sí mismas
maldicen su propia pólvora
y escupen al viento
sumisas del odio de los otros
penetran los espacios
detienen cada resto de temblor
cada sonido
cada pedazo de miedo y duda.

Ahora la mano que aprieta el gatillo es la que tiembla.
El peso del silencio es más certero
y penetra más hondo en los espacios.
No sé si soy el cuerpo, la pared o la bala
solo sé que muero.

 

 

 

 

27 NOVEMBRE 

 

Dans ce mur la balle a troué le silence.

Un tremblement imposé dans la gravité de l’existence.

Huit visages épars

Huit corps ouverts dans la nudité même de la chute

Mélange de creux et de surfaces

Qui sait de quelle façon le poids de la conscience

Peut pénétrer le mur.

La peur du silence n’existe pas,

Les armes s’agitent sans être sûres d’elles-mêmes

Maudissent leur propre poudre

Et crachent au vent

Soumises à la haine des autres

Elles pénètrent les espaces

Font cesser ce qui reste de tremblement

Chaque son

Chaque morceau de peur et de doute.

La main qui presse la détente n’est jamais celle qui tremble.

Le poids du silence atteint mieux la cible

Et pénètre plus profondément les espaces.

Je ne sais pas si je suis le corps, le mur ou la balle

Je sais seulement que je meurs.

 

Giselle Lucia, Festival della letteratura du Milano.

 

CONFESIONES DE SAFO TRAS UN DELIRIO A LA LOCURA

 

Es cierto, a veces el silencio
se vuelve un castigo insoportable
y la agonía de estas manos vacías
el único consuelo para trenzar
las cuerdas de arpas rotas.

La noche me devuelve soledades
telas manchadas de odio y distancia
para atarme de manos y pies.
Me creí culpable
sofocada en el polvo de templos sombríos
rodeada de fantasmas extraviados
que intentaban cosechar flores rojas
                                           con semillas azules.

Una y otra vez me negué al grito,
lucí un chaleco de desmembradas ilusiones
hasta que probé, buche a buche
el vino de los dioses
aquellos que se veneran al filo de la vida
para que no tropiecen ante sus propios pedestales.

No fui más esclava de palabras inventadas
ni enumeré las flechas del pecado y la virtud.

Nada provocó la huida
de esta máscara que habito
sólo en mi cuerpo se quebraron los miedos
la sombra muda ante el espejo de mis propios ojos.

En mis labios estalló la guerra del verbo
y yo, Safo, mujer de oscuras nostalgias
comprendí que mis dioses
siempre tuvieron la razón
y que a veces
el silencio se vuelva un castigo insoportable.

 

 

 

 

Confessions de Sapho après un délire à la folie.

 

Il est vrai que parfois le silence

Devient un châtiment insupportable

Et l’agonie de mes mains vides

L’unique consolation pour tresser

Les cordes des harpes brisées.

 

La nuit me renvoie des solitudes

Toiles maculées de haine et de distance

Pour me laisser pieds et mains liés.

Je me suis crue coupable

Etouffée dans la poussière de temples obscurs

Entourée de fantômes égarés

Qui essayent de moissonner des fleurs rouges

Aux graines bleues.

 

Je me refusai au cri encore et encore,

Revêtis une blouse d’illusions démesurées

Jusqu’à ce que j’aie goûté, gorgée par gorgée

Le vin des dieux

Ceux que l’on vénère au fil de la vie

Pour qu’ils ne trébuchent pas devant leurs propres piédestaux.

Je cessai d’être esclave de mots inventés

Et n’énumérai pas les flèches du péché et de la vertu.

 

Rien ne provoqua ma fuite

Hors de ce masque que j’habite

Seulement se brisèrent ces peurs dans mon corps

L’ombre muette devant le miroir de mes propres yeux.

 

Sur mes lèvres éclata la guerre du verbe

Et moi, Sapho, femme aux obscures nostalgies

Je compris que mes dieux eurent toujours raison

Et que parfois

Le silence peut devenir un châtiment insupportable.

 

Giselle Lucia, Lee poema de Luis Saiz, Asociación Hermanos Saiz.

Présentation de l’auteur




Benoit Jeantet, Trois poèmes pour tourner autour du noyau noir

Équeutage

 

Pas d’endroit plus doux,
tu disais, dans la vie,
que l’équeutage des haricots,
aperçu de l’autre coté du miroir,
seize ans-un léopard derrière la vitre,
lorsque tu n’es encore
qu’une enfant perdue
qui survit de chasse et de pêche,
une enfant avec ces yeux
qui ont aimé les œufs durs,
échappée à coups de lattes
de ses terres grasses
et des jupes de quelque arrière-tante
où un accident de laboratoire
pouvait toujours se produire,
et d’ailleurs tu revois souvent
sa petite bouche vernie,
ses lèvres qui se gercent
sur un début de surdité
qui n’était là que pour entretenir
la légende…

 

Mégot

 

Non-non et non, ah non,
je ne fumerai pas ton mégot de matinée,
au motif soudain de cette obligation
qui m’est faite,
de composer avec la douleur.
Je préfère, et de loin,
perdre mon temps
avec la chinoise dont le souvenir
vit encore
sur notre baie vitrée…
Ses yeux experts en mélancolie
et cette façon de s’accrocher
aux bras de ce gamin.
Et quelques plumes tentaient de s’enfuir
d’un anorak
traversé par plus d’une ville.
Et tout autour circulait une odeur étrange,
tourmentée…
Le temps que je te console
dans un grand foulard bleu marine,
les araignées ont dû les engloutir,
faute de mots audacieux,
sous des kilomètres de toiles...

 

Montagnes

 

Ce matin, alors, les montagnes
sont descendues jusqu’à ma porte,
et cette vue offrait,
une fois encore,
la preuve du désir fascinant
qu’a toujours eu cette bonne vieille mélancolie
de me fondre dessus,
comme ça, au moment où on ne l’attendrait plus…
Toujours les mêmes fantômes. Toujours…
Et même ici où je me croyais tranquille,
des chats qui avaient survécu
depuis mon enfance,
auprès de tous ces feux d’autrefois,
se sont mis à me miauler après.
«Où t’étais donc passé? Oh mais putain, qu’est-ce que t’as foutu?»
Toujours les mêmes décisions sinistres. Toujours…
Et même là, où je pensais pouvoir éliminer
tout ce que j’avais écrit de sale et de moche,
juste en fermant les yeux, la laideur au fond des poches,
j’ai compris qu’il faudrait que le vent souffle tempête
pour chasser la brume qui me recouvrait le cerveau…

 

 

Présentation de l’auteur




Jean Antonini : Un mot, un brin d’herbe… et autres haïkus

 

Un mot un brin d’herbe

cent brins d’herbe un mot

Un mot un brin d’herbe

 

 

Dans l’ombre du saule

le troupeau bien rassemblé

Pas folles les vaches

 

 

Entre les feuilles

plonger d’une branche à l’autre

j’ai été moineau

 

 

Comme un martinet

délesté de tout objet

de tout langage

 

« Nous ne voulons pas

d’étrangers chez nous » disent-ils

― Cris des martinets

 

 

Un peu d’eau des arbres

un camion jaune sur une route

la Terre

 

 

Déjeuner d’été

Un vanesse vient nous tenir compagnie

sur le saladier

 

 

Des radiations

il ignorait ce que cachait ce mot

― cancer des os

 

 

Au milieu d’un pré

un sac en plastique blanc

rempli d’herbe

 

 

Au cimetière

une femme téléphone

« Quand rentres-tu ? »

 

 

La présidente

du syndicat des mésanges

à la fenêtre

 

 

Aiguilles des pins

Saisir des bouts de nuage

avec les dents

 

 

Vingtième jour du mois

Même en comptant les heures

noyé dans le temps

 

 

Pluie sur le Rhône

Toute cette eau toute cette eau verte

sous le ciel gris

 

Je

suis retraité

songe-t-il en tirant les rideaux

― Matin brumeux

 

 

Toi aussi, apprends

la patience de l’araignée

― Monde en expansion

 

 

Quand il s’envole

le corbeau ne sait pas où

il va se poser

 

 

Avant le rendez-vous

on essaye de compter nos

battements de cœur

Présentation de l’auteur




Giovanna Iorio et la magie des voix

ACQUA PIOVANA

 

Oggi non avevo voglia
di essere me
allora ho camminato
a lungo dietro a
ombrelli aperti
ho cercato un tetto
un canale rotto
oggi sono stata
un secchio
d’acqua piovana. 

EAU DE PLUIE

 

Aujourd’hui je ne souhaitais pas
être moi-même
alors j’ai longtemps
marché derrière des
parapluies déployés
j’ai cherché un toit
une gouttière brisée
aujourd’hui j’ai été
un seau
d’eau de pluie.

 

Traduction Marilyne Bertoncini

                        1.

Ti guardo mentre ti spogli 
E il vuoto si riempie di foglie
Te ne stai silenzioso in mezzo alla luce
Osservi il mio stupore muto.

Je te regarde quand tu te dépouilles
Et le vide se remplit de feuilles
Tu te tiens en silence dans la lumière
Tu observes ma muette stupeur.

                        2.

Oggi curo i tuoi rami
Anche quello spezzato
Che ha dentro ancora la linfa.
Lo avvolgo in una benda
Come un arto malato
Ecco la tua mano, nell'aria, ferita.

Aujourd'hui je soigne tes branches
Même la cassée
Où coule encore la sève.
Je l'entoure d'un bandage
Comme un bras malade
Voici ta main, dans l'air, blessée.

 

 

                        3.

Oggi abbraccio un albero
E il sole  sulla  corteccia
Tra pochi istanti il nero
Scomparirà. La luce farà breccia.

 

Aujourd'hui, j'embrasse un arbre
Et le soleil sur l'écorce
Sous peu le noir
Disparaîtra. La lumière gagnera.

                        4.

Eri sveglio anche tu.
Ti ho sentito respirare.
Avevi la luna  tra i rami
Come una lanterna accesa
E nidi vuoti da cullare
Per tutta la notte.

Tu étais toi aussi réveillé.
Je t'ai entendu respirer.
Tu portais la lune entre tes branches
Comme une lanterne allumée
Et des nids vides à bercer
Pour toute la nuit.

                        5.

Sogniamolo insieme il mare.
Se vuoi salgo in cima al tuo ramo
Più alto. Si vede da lassù
In fondo brillare? E se ancora
Fosse lontano, scenderò
Proverò a darti la mano.
A camminare nella tua ombra.
Avanzare.

 

Nous rêvons ensemble de mer.
Si tu veux je monte au sommet de tes branches
tout en haut. De là-haut, est-ce qu'on voit
briller le fond ? Et si c'était encore
loin, je descendrai
J'essaierai de te serrer la main.
De marcher dans ton ombre.
D'avancer.

                       

                        6.

Somiglia alla meraviglia del cielo
Il tuo intreccio complicato
Di rami storti e nidi vuoti
Il silenzio è tornato
Si sente in alto solo un respiro
Il tuo pensiero alato.

On dirait la merveille du ciel
L'entrelacement complexe
De branches tortes et de nids vides
Le silence est revenu
On n'entend en haut qu'un souffle
Ta pensée ailée.

 

                    7.

Tra varchi di foglie secche
Si vede un cielo malato
E una nuvola bianca come la neve
S'appoggia già lieve
A un ramo piegato
L'inverno passa ogni giorno
A farti un saluto
Un vecchio amico.

A travers les brèches de feuilles sèches
On voit un ciel malade
Et un nuage blanc comme neige
S'appuie déjà doucement
A une branche pliée
L'hiver passe chaque jour
Te saluer comme
Un vieil ami.

    

                        8.

Voglio abitare una casa che ti somigli
Le stanze verticali le foglie
Il letto nel ramo più cavo
Una coperta che sussurri parole
Felici di giovani tigli

E voglio ospitare creature
Anche quelle randagie e raminghe
I rapaci e le fiere
Tenerle tutte con me per un poco
Giocare prima di andare a dormire
Osare qualche fiamma
Accendere perfino un piccolo fuoco
Che non bruci. Solo un fuoco che brilli.

Je veux habiter une maison qui te ressemble
Les pièces verticales le feuilles
Le lit dans la branche la plus creuse
Une couverture murmurant des mots
Heureux de jeunes tilleuls

Et  je veux abriter des créatures
Même errantes et perdues
Les rapaces les bêtes sauvages
Les garder un peu avec moi
Jouer avant de dormir
Oser quelque flamme
Allumer même un petit feu
Qui ne brûle pas. Qui brille seulement.

                        9.

Vorrei che mi raccontassi qualcosa
Provo a poggiare l'orecchio sul tronco
questo nodo che hai in gola
ti tiene legata la voce?

Tu che hai visto ogni alba e tramonto
Cosa ti ha lasciato la luce che muore?
Un suono? Un colore?
Posso trasformare la luce
in parole?

Ma sento ribollire la linfa.
Ridi, rispondi, t'adire?
Né l'uno né l'altro
Un ramo in diniego nel vento.
Nel tuo silenzio nascondi
i segreti più veri.

Je voudrais que tu me dises quelque chose
Je tente de poser l'oreille sur le tronc
Ce noeud que tu as dans la gorge
Te noue la voix ?

Toi qui as vu toutes les aubes et les couchants
Que t'as laissé la lumière qui meurt ?
Un son ? Une couleur ?
Je peux transformer la lumière
en parole ?

Mais je sens bouillonner la sève.
Tu ris, tu réponds, tu te fâches
Ni l'un ni l'autre
Une branche le nie dans le vent.
Dans ton silence tu caches
Les secrets les plus vrais.

                        10.

Guardo le tue venature
Le macchie porpora pronte a brillare
Quando il sole ti viene a sfiorare.
Non c'è dolore nelle foglie cadute
Solo una leggera rassegnazione
Che resta a fluttuare nell'aria
Per ore, o forse per tutta la vita.

Lasciano un segno lieve
sono sull'asfalto una forma
appena intuita.
Come la storia sulla nostra pelle
Che il tempo traccia a matita.

 

J'observe tes veines
Les taches pourpres prêtes à briller
Quand t'effleure le soleil.
Pas de douleur dans les feuilles tombées
Seule une légère résignation
Qui fluctue et reste dans l'air
Pendant des heures, ou peut-être toute la vie.

Elles laissent un signe léger.
Sur l’asphalte c’est une forme
qu’on devine à peine.
Comme l’histoire sur notre peau
tracée au crayon par le temps.

 

Présentation de l’auteur




Jean-François Mathé, Elle, au même fil, avait étendu, et autres poèmes

Elle, au même fil, avait étendu
un peu de linge, beaucoup de ciel,
lui avait vidé la maison
et laissées béantes portes et fenêtres.
Puis ils s’étaient regardés d’un regard
qui ne les voyait plus dans l’avenir.

 

Ils avaient amassé assez de mémoire
pour ne rien attendre du lendemain
et pour poser le temps qui restait
comme un pain à partager
sur la table à côté d’un couteau neuf.
 

∗∗∗

 

Quand il m’arrive d’oublier que vous êtes morts,
je vous entends venir,
comme du vent plein d’arbres,
rendre toutes ses feuilles à ma mémoire.

 

Tout ce temps que vous rapportez,
ma maison si petite aujourd’hui
le contient à peine,

 

seule s’agrandit la page,
mieux éclairée par vos ombres que par des lampes,
où j’écris ce que vous me murmurez.

∗∗∗

 

J’avançais, et le jour avant moi
faisait un pas de plus vers l’ombre.
Si beaux arbres et fleurs du bord du fleuve,
je voyais d’avance tout ce qu’un fleuve
emporte de vous
après l’avoir sans bruit émietté en reflets

et moi, tout près de l’eau, rassuré,
j’y voyais mon reflet entier.
Mais pas l’autre qui se disloquait
dans l’eau invisible du temps.
 

∗∗∗

 

Ne regarder au ciel de la nuit
que celles des étoiles qui furent
ce qui autrefois nous a atteints,
transpercés d’une inoubliable douleur.

Et vérifier en tendant vers elles
la main, le regard,
combien elles ont retiré loin de nous
leurs pointes de lames pures
qui n’ont rien gardé de notre sang.
 

∗∗∗

 

L’ombre du soir est encore trop loin
pour qu’on puisse enfin y poser la tête.

Depuis que l’aube pucelle est devenue catin,
depuis que la ville débraillée hurle,
tout entre en nous comme dans un moulin,
fracas, regards, insultes,
pourquoi pas des pierres.
Meunier, dormais-tu en un tel moulin ?

Non, et pour nous
l’ombre du soir est toujours trop loin
pour qu’on puisse enfin
y perdre la tête
sous la douce lame de l’ombre
prête à couper le cou
en cas de besoin.

∗∗∗

 

Ce qui faisait naufrage
était-ce en mer,
était-ce en moi ?

De quelles crêtes ou creux de vagues
appelaient ces voix connues
que la nuit apportait, remportait
dans une nasse de vent noir ?

Qui s’enfonçait en l’eau profonde
où s’élançait mon cœur
comme un sauveteur impuissant ?

Où que ce soit, il y avait naufrage
et seul le matin dirait
qui en avait réchappé
en mer ou en moi.




Tristan Cabral : Quatre poèmes à dire

Quatre poème à dire

 

 

poèmes confiés par Jean-Michel Sananes,
extraits du nouveau recueil de Tristan Cabral aux éditions Chemins de Plume

Ce rien

Certains soirs,
On appuierait bien sur la gâchette,
On tenterait bien le trou noir et la tendre blessure
Mais on ne le fait pas
Par peur
Par peur qu’après
Il n’y ait plus Rien
Même pas cette fêlure
Qui fait danser la Vie !

 

L’enfant, le tilleul et le moineau

L’été, il court dans les avoines,
Un moineau le conduit ;
L’hiver, il dort au creux d’un arbre, Le moineau le nourrit,

Le tilleul le protège.
Ce tilleul ne perd jamais une de ses feuilles ; Le moineau ne perd jamais l’un de ses chants ; Cet enfant a été 
chassé de l’école, L’instituteur n’aimait ni les enfants, ni les tilleuls, ni les moineaux !

 

 

Sa dernière lettre à Dieu

Le sol tombe…
De l’autre côté du sang
Un cheval n’a pas échappé à sa solitude… Le sol tombe
Un homme aux mains d’oiseaux
Bien plus seul qu’une étoile
Jette des pierres dans le ciel

La neige est noire
Le cheval s’est noyé
Sur les charniers
Un homme écrit une dernière lettre à Dieu : Elle commence comme ça :
“À toi le Silencieux ! À toi le grand Aveugle ! Et elle se finit par ASSEZ, ÇA SUFFIT ! “.

 

 

 

Les arbres de Kiev

Tous les arbres mouraient…
Des mendiants de miracles passaient
Portant des sacs de sang ;
Les pilleurs d’étoiles
Cherchaient refuge sur la mer ;
D’autres tiraient à genoux dans l’or des acacias
Des loups noirs dévalaient de la Loubianka Des bouchers les suivaient
D’autres hommes mettaient la lumière en joue Et on voyait partout

Les visages dénudés des assassins tranquilles Mais où vont les arbres ? 

 

 

Avec les mains brûlées

Je ne suis pas d’ici
Je viens des nébuleuses
J’incise les époques
Et je joue sur les places
Des musiques douloureuses
Des chiens perdus hurlent dans l’Atlantique Je commence un voyage
Avec les mains brulées
Et je finirai bien
Par faire de mon visage
Une île intraduisible. 




Sylvain Grodos, cinq poèmes

Les silences au fond des voix
les cris étouffés de nos yeux

voilà qu’ils reviennent au galop
quand à travers les mots des inconnus qui passent
nous entendons soudain notre propre musique
errance des cœurs sourds aux échos de la vie
qui patiente et attend qu’on sonne à sa porte
au son du la qui réveillerait les âmes

Et tout à coup ce sont les lignes de nos mains
qui ne disent plus rien
rien de l’avenir perdu d’avance
plus rien de nous
assis et les yeux face au vide à cinq heures du matin
sur le perron de la maison
seuls et cherchant à chanter au monde entier
les soubresauts du quotidien

comme un coq qui voudrait porter sa voix plus haut que l’aube

 

 

 

À l’heure du repas dans la cuisine
une chaise désormais vide regarde
droit dans les yeux ceux qui sont encore là
assis autour de la table
avec la rivière des jours et le pain
qui s’assèchent au rythme des larmes

Et pourtant
un appel derrière les yeux
un indice dans le paysage
un écho qui perce à travers l’averse
viennent faire valoir leur part de lumière
comme si quelque chose
ou quelqu’un
consentait tout de même un instant à descendre
du pays d’où l’on ne revient jamais
s’assurer qu’au fond de nous
chante encore une voix

 

Alors voilà
ça commence à peu près toujours comme ça
quelques mots vains qui s’en viennent de nulle part
et s’en vont aussi tôt bredouilles d’où ils venaient

Un matin comme un autre

On voudrait vivre un peu plus longtemps
vivre un peu mieux
un peu plus près des autres
un peu moins loin de soi

On est pourtant bien seul dans un recoin du monde
et malgré ça plus très sûr de qui dit je
dans nos paroles morts nées

Ainsi l’on relève la tête des angoisses
cherchant dans les petits riens des jours et des nuits
quelque nuage oiseau passant pour accrocher les yeux du cœur
Il n’y a en réalité jamais eu grand-chose à quoi se retenir
sinon les feuilles du peuplier au fond du jardin
qui tremblent de vivre

et l’on se demande de quel point cardinal
le vent nous octroiera-t-il notre propre signification

 

 

 

Le pied lourd et les mains graves
la tête basse et les jambes engourdies
les bras qui tombent et l’âme fourbue
de n’avoir jamais pris la route des ailleurs

frappent comme les douze coups de la fin
le vieux singe terré dans sa maison trop petite
avec son cœur d’enfant trop grand
trop vieux pour enfin partir

et le réveillent, lui qui s’était enfin endormi
sur son atlas grand ouvert
à la carte du monde et des gens et de l’amour
le cœur si près de la mer

 

 

À trop enfiler ses pantoufles
on s’attire malgré nous la sympathie des fantômes sédentaires
Et l’on a beau avoir posé de grandes fenêtres
aux murs de la demeure où l’on meurt à petit feu
le peu de paysage que l’on a d’une cuisine
suffit à briser au sol la vaisselle des jours en pleurs :
ah les vieux rêves relégués aux oubliettes de la mémoire
pourtant toujours en flammes
et l’on s’étonnera d’être comme un légume
avec pour seul horizon son potager

 

 

Présentation de l’auteur




Eric Bouchéty, L’Invention du désordre et autres poèmes

Je flottais les bras nus
Lorsque rêvait encore l’irréparable.
A présent le monde vêle
ses aiguilles incessantes
Et l’importance du soleil
qui sans cesse nous sollicite.

Je ne peux plus dormir dans l’infraction du temps,

Impatient de tenir
la terre imprévue,
Sa part de sel et d’utopie
qui jette avec nous la pluie dans le vent,
Des toquades dans l’été,
Nos hantises dans l’azur.

 

-Locus amoenus. -

Tu m’as demandé, malgré les aubes,
Comment demeurer sans alarme
Dans les ors du crépuscule,

Comment loger la nuit du doute
jusqu’en pleine lumière.

Il n’était jamais temps d’arriver ;
Il n’est plus l’heure de revenir.
Nous avons tant admiré
Les poètes s’alanguir
En tenant un beau nuage
Qui n’avait soin de l’incertain.
Et le logis sans route glissait sur l’herbe nonchalante.

Mais comment pourrai-je
Te ramener à la maison
                                             sans retour,
Si la découverte des collines 
Fait coulisser nos ombres,
Si l’instinct des eaux passe les rivières,
a fait pousser les plantes folles, courir les torrents
Qui stupéfièrent nos projets puis grandirent les trajets ?

Nous ne reviendrons pas parce qu’un radeau dérive
sur les floraisons régulières des vents sans logis,
les savoirs infondés
et le retour promis des cieux.

Iris dans le crâne, voguant pupilles, je questionnais tous les départs,
Tu changeais les correspondances.

Nos silhouettes projetées s’étirent encore dans le soir,
poursuivent la veillée.

Comment connaître sans enfreindre
Les proverbes et le retour promis des cieux ?

- Traits capitaux. -

La tête qui a grandi
                                 vers les cibles du ciel,
Leurs motifs confus en bas-de-ligne
dans l’essor des souhaits
              et la cascade des routes,
Parmi les éclaircies diverses,

            Enchevêtre             au soleil versatile des saisons sans mobile
Un transport tourné vers l’expérience,

Traverse                             les désirs romancés, le passé des conquêtes
et l’invincible oubli.

Même sans l’île de Pâques des idoles de passage,
                                           Reste une part importante du cœur
Avec laquelle on se montre,
Pour porter en point de mire
                        des intentions sans dessein.

On voit encore nos songes dans les nuages.

 

- Ligne de force. -

Quand tu auras, quand j’aurai comme toi plus de saisons
Qu’un vieillard dans le chêne,
Et sur les marches de la Terre,
Plus de veines que le marbre,
goûté plus que nos printemps,

Quand les ruisseaux veineront les marges de tes yeux,
Une eau terreuse encore aux lèvres,

Quand nous aurons vu dans l’os
Plus que l’aïeul sa mort
Et que le bronze de mon front
                       aura trouvé sa transparence,

                      Nous ne saurons peut-être rien
Dans l’urgence et les carrousels
Parce que la Terre tourne et que ma main s’est répétée
Sur les fruits réguliers.

                     Quand tu la multipliais dans le cœur inflexible,
Je voyais mes yeux et la promesse des graines.

                     Quand l’arbre inquiet ne poussera plus,
                     Pris dans le ciel superbe avec un fruit inaccompli,
Les poches pleines de moissons,
M’apprendras-tu encore
                                          l’horizon insoluble ?

Présentation de l’auteur




Alain Freixe, Peut-être

Quelque chose tombe. C’est lent et imparable. Sa retenue le déchire. Le dérobe à l’oblique. Et angle droit sur le vide, le tourne et retourne, le verse et renverse, se perd.
Et dans l’air, c’est à peine si passe le froid de l’ombre.

 

 

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Quelque chose tombe. De clin en clin, comme on le dit d’un œil dans le temps où il reprend ses esprits pour faire tas. Devant. En bas. En bord en bord de monde comme en bord de page les fragments d’ardoise sous les couteaux de l’autre été, aspiré par l’aigu du coin. Qui s’éboule.

 

 

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Quelque chose n’en finit pas de tomber qui nous jette dans le soir des défaites. 
Y vont et viennent, toujours plus perdues, contre toutes les réquisitions du monde, les lumières de sentinelles désarmées. 
C’est la veille. Encore et toujours. 
Souvenances actives de quelques-uns.
À voix de mains.

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Nous pèsent les abandons et nous paralysent les trahisons. Lourd héritage qui nous brûle les yeux jusqu’à nous empêcher d’entrevoir ces peut-être qui poudrent l’air quand tournent et bifurquent les chemins, ces possibles qui ne serpentent au flanc des jours que lorsque nos pas à se heurter à leurs pierres écartent herbes sèches et poussières.

 

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Peut-être, 
lampe douce, allumée sur les eaux du jour par un vent tisonnier, amoureux des matins sans nom.

 

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Peut-être,
et quelque chose serait là. Une main d’ombre gantée de l’arc bleu du silence. Une main flottante et qui appelle à la relève. A la reprise. Une main d’avant les mots. D’avant les couleurs. A la volée. Une main de nuit avec dans sa paume un soleil souterrain.

 

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Peut-être,
et déliées, les routes alors fileraient devant sous un horizon inexploré. 
Loin dans demain.

 

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Nos yeux se prendraient à leurs mirages. 
Images qui iraient jusqu’à traverser leur peau. Eclairs d’oubli où la durée crépiterait comme en un terrain vague où les noms anciens auraient été perdus sous les cendres et les restes de quelques cartons éventrés entre vieux pneus et cagettes à demi-brûlées avant une aube toujours remise, toujours promise.

 

 

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Une aube. 

Quelque chose comme un Noël sur la terre. Celui des enfants dont les yeux, retournés, comme ces terres d’automne ouvertes à la neige, à ses vigueurs prochaines, attendraient, tendus dans les courants qui les emportent, les couleurs des jours nouveaux qui feraient brèche sur brèche au temps d’avant, ce temps muré dans les heures, dans le chaos des lumières électriques où la nuit se perd, toujours plus enfoncée dans les plis de ses masques, les boues de sa figure sans plus aucune chance de visage.

 

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Mais c’est le soir.
Encore le soir. 
Le soir et la pluie sur les dernières pages écrites, les dernières images risquées, comme si la fin avait été donnée au commencement.
Et c’est l’ombre de la mort sur les feux rouges, toujours plus nombreux, sur la route dont les ciels sont bouleversés, l’asphalte éboulé et les eaux salies dans les nids-de-poule, qui m’arrête.

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Qu’est ce qui serait de saison?
Quelles bifurcations?
Quels peut-être?

 

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