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Le Marché de la Poésie d’après : rencontre avec Vincent Gimeno-Pons

Après deux ans de cessations, entre espoir et interdictions, le Marché de la Poésie de Paris a enfin eu lieu en ce mois d'Octobre. Une édition très réussie, une fréquentation très importante place Saint-Sulpice où le public et les acteurs du métier du livre de poésie se sont retrouvés, enfin. Mais demeurent ces deux années de parenthèses où aucun d'entre eux n'a pu faire connaître ni distribuer donc vendre des publications qui ont été de facto ralenties, voire momentanément interrompues. En 2019 nous avions interrogé Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons, à propos de l'interdiction d'organiser le Marché de cette même année, et du combat qu'ils ont mené pour défendre et porter en ces temps de crise sanitaire cette manifestation incontournable et touts les événements annexes, la "Périphérie", qui s'y rattachent (« États généraux permanents » de l’urgence : entretien avec Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons). Aujourd'hui Vincent Gimeno-Pons, Délégué général, a  accepté de dresser un bilan de ces deux ans de cessation, et de la reprise. Nous le remercions d'avoir accepté de répondre à nos questions. 

Vincent Gimeno-Pons, le Marché de la poésie nous l’avons évoqué est un lieu de rencontre entre les éditeurs, les poètes et le public. Quels types d’éditeurs accueillez-vous ? Et combien ? Pour quel type public ?
Le Marché de la Poésie accueille environ 500 éditeurs qui publient des livres mais aussi des revues. Ce sont pour la plupart d'entre eux des éditeurs indépendants qui ne publient pas forcément que de la poésie, mais principalement de la poésie, et je dirais qu’à travers eux ce sont aussi et surtout les poètes que nous défendons. Le public c'est un peu difficile de le cerner, mais enfin, la plupart sont des gens qui qui aiment la poésie. Ce sont des amateurs de poésie qui ont là l'occasion de trouver quasiment toute la production poétique de toutes ces maisons d'édition (même si nous ne sommes pas exhaustifs). 
Le rôle du marché de la poésie c'est aussi cette prise directe entre le producteur et le « consommateur » et ça c'est essentiel : les éditeurs qui sont présents le sont réellement et non pas à travers un réseau de distribution. C'est ce qui plaît aussi aux lecteurs, avoir ce contact direct avec celui qui produit un livre mais aussi avec celui qui l’a écrit. Nous essayons de tout faire, tous les ans, pour attirer un public plus large, et plus diversifié. Nous y arrivons petit à petit. Nous avons remarqué cette année qu’il y avait une fréquentation  plus importante qu’à l’ordinaire de gens un peu plus jeunes.

Journal Marché des lettres de la 38ème éditions du Marché de la Poésie.

Ce sont peut-être également les effets de la crise car pendant deux ans personne n'a eu accès à cette production ou très peu. Là les gens avaient l'occasion de voir ces éditeurs qui malgré la crise ont quand même sorti pour le Marché de la Poésie à peu près 700 nouveautés ! Malgré l'impact de la crise économique sur leur travail ils ont quand même continué à produire ce qui est remarquable !
Cette fréquentation a-t-elle évolué en termes de qualité et de quantité ?

La fréquentation a évolué depuis 1983 en termes de qualité et de quantité d'éditeurs mais aussi de public, bien entendu. En 1983 il y avait à peu près 50 éditeurs qui étaient présents sur le marché. On est à dix fois plus aujourd'hui. Pour le public c'est la même chose. Je crois que le marché de la poésie est devenu comme vous le disiez incontournable. C'est un lieu magique. Cette magie-là opère on ne sait comment… Sûrement grâce au travail des éditeurs qui sont vraiment des gens extraordinaires. Et puis il y a une telle ferveur de la part des poètes aussi pour faire avancer la cause de la poésie qu’on ne peut que les soutenir. Cette année était particulière puisque ça faisait 28 mois que le Marché de la Poésie n'avait pas eu lieu donc la fréquentation a été miraculeusement haute.

Il y a une scène sur laquelle on fait une trentaine de rencontres, de lectures et de tables rondes qui proposent des débats sur la poésie contemporaine. Nous nous sommes  aperçus que le public est en demande. Nous avions créé les États généraux de la Poésie pour cette même raison,  donc nous essayons de développer ces manifestations. Nous avons aussi d'autres événements qu'on appelle la Périphérie du Marché de la Poésie. Ce sont des rencontres que nous organisons un peu partout en France et à l'étranger et qui permettent à des publics moins accessibles parce que géographiquement plus éloignés de participer aussi.  Nous continuons cette opération jusqu'à la fin du mois de novembre cette année. Nous sommes aussi allés à la rencontre de personnes détenues. Nous travaillons avec un groupe d'autistes qui s'appelle "Les Turbulents", depuis quatre ans maintenant, et nous organisons des ateliers d'écriture et des rencontres avec des poètes. Ces ateliers et ces rencontres donnent lieu à  un spectacle. Nous développons nos partenariats à l’internationale. Nous allons cette semaine en Allemagne. C'est une collaboration que nous avons entérinée il y a déjà de deux ans (mais il ne faut pas oublier que nous avons eu un arrêt de deux ans). Avec la Maison de la Poésie de Berlin nous avons décidé de mettre en place des échanges , qui d'ailleurs aboutiront  à ce que l'Allemagne soit l’invitée d’honneur du Marché de la Poésie. Ce que nous souhaitons c'est faire le tour du monde pour découvrir les poésies du monde entier et les faire découvrir au public. Nous désirons également créer des échanges.

Peut-on dire que c’est un pôle économique important pour les acteurs du métier de l’édition de poésie ?

Il y a énormément d'éditeurs qui font une grande partie de leur chiffre d'affaires pendant ce marché de la poésie et cette rencontre est une rencontre directe entre le « producteur » et le « consommateur ». Ce sont des termes que je n’hésite pas à employer parce qu’il faut aussi considérer l'aspect économique des choses, il n’y a pas que les échanges intellectuels qui peuvent se faire au Marché de la Poésie.

Il faut bien que les éditeurs qui produisent des livres puissent les vendre ne serait-ce que pour continuer à en publier. Bien entendu nous ne maîtrisons pas le chiffre d'affaires global ! Mais quand nous voyons le sourire que peuvent avoir les éditeurs à la fin du Marché nous nous doutons que l'activité a été conséquente. Chaque année nous avons de plus en plus de demandes ce qui pose aussi un problème d'espace sur la place Saint-Sulpice. Et si chaque année nous avons de plus en plus de demandes c'est aussi parce que tout le monde se rend compte que le Marché de la Poésie est un moment essentiel de l'activité économique.
La crise sanitaire et les confinements ont entraîné l’annulation de deux Marchés de la Poésie, sans oublier la fermeture des librairies, des théâtres, des lieux où on pouvait écouter des poèmes et rencontrer les auteurs … Quelles sont les conséquences économiques de ces restrictions et interdictions ?
Il est vrai que cette crise a eu un impact catastrophique pour tous ces éditeurs parce que la plupart d'entre eux ne vivent que grâce aux rencontres qui peuvent se faire soit autour de lectures soit à l’occasion de manifestations comme le Marché de la Poésie. Pendant deux ans ils n'ont pas eu accès à leur public. On a beau essayer de compenser par des ventes sur internet etc… ce n’est absolument pas la même chose !
De plus les gens ont aussi besoin de rencontrer ces éditeurs qui ont une production généralement artisanale donc de grande qualité. On a besoin aussi de voir et de toucher ces livres !  Donc ça a été une période compliquée ! Nous avons essayé de les soutenir mais il est bien évident qu'on ne peut pas faire un Marché de la Poésie virtuel sur internet ça n'aurait aucun sens ! Pour la plupart ces éditeurs ont survécu. La plupart d'entre eux ont continué leur activité ralentie voire stoppée puis reprise. Nous avons retrouvé une production de nouveauté qui a été assez exceptionnelle pendant cette année 2021, sans parler des initiatives sur internet avec des lectures ou bien des rendez-vous pour des débats ou autres. Cela n’a bien évidemment pas remplacé l'échange humain qu'on peut avoir traditionnellement. Chacun a donc survécu comme il pouvait mais a survécu, à quelques exceptions près, ce que bien sûr nous déplorons !

 

Périphérie #40, "Panthéon (Paris)". Table ronde Poésie et engagement. Rencontre avec Michel Deguy, Armelle Leclercq, Bernard Noël, Florence Pazzottu et Alexis Pelletier. 16 juin 2017.

Quels sont les professionnels du livre qui ont été les plus touchés ?
Toute la chaîne du livre a été totalement impactée par cette crise, que ce soit les diffuseurs, les distributeurs, les libraires, les bibliothèques ou le simple lecteur, tout le monde a été touché. D'abord parce qu'il y a des lecteurs qui n'avaient pas accès aux nouveautés. Nombre d’éditeurs ne vivent que grâce aux rencontres qu’ils organisent autour de leurs publications. Donc pendant deux ans ça a été très compliqué.
Mais, vous savez, la poésie est en crise permanente même d'un point de vue économique. Il ne faut pas oublier que dans le secteur de la librairie la poésie ne représente que 0,3% des ventes ! Donc on est en situation de crise permanente. Ça veut peut-être dire qu'on arrive mieux à résister à la crise qu'on a pu subir ces dernières années même si humainement ça a été très difficile ! Nous avons été surpris de constater que la plupart des éditeurs que nous défendrons au Marché de la Poésie ont tenu le coup. Il y a peu de librairies qui consacrent véritablement un rayon à la poésie et dans les grandes enseignes il faut quand même insister pour trouver où est la poésie. C'est problématique et de toute façon ça a toujours été le cas de figure. Certes dans les années 80 c'était plus facile car il y avait plus de libraires donc un plus grand nombre qui acceptaient d’accueillir les ouvrages que présentaient ces éditeurs de poésie. Aujourd'hui c'est beaucoup plus compliqué, si on n'est pas en plus dans le circuit de la chaîne du livre, avec son distributeur et son diffuseur, généralement les libraires ne prennent pas de livres de poésie. Je dis bien généralement parce qu'il y a fort heureusement encore beaucoup d'exceptions et de libraires qui font un travail extraordinaire par rapport à la défense de la poésie et de la liberté de création. Aujourd'hui il faut rentrer dans des cases pour exister ce qui n'est pas le cas de la plupart des éditeurs que nous accueillons au Marché de la Poésie. C'est peut-être justement ce qui fait le succès de cette manifestation. Je vous avouerais que nous préférerions de notre côté que le marché de la poésie ait moins de succès et que ces éditeurs soient représentés à longueur d'année  un peu partout, mais malheureusement ça n'est pas le cas, alors il y a le Marché de la Poésie, mais aussi d'autres manifestations, qui existent pour défendre leur travail. Et j'espère qu'il y en aura de plus en plus pour montrer ce travail extraordinaire, j'insiste car les éditeurs sont des gens formidables qui ont une passion, que nous partageons, et que nous essayons de partager avec le public. Et comme généralement nous avons un public de passionnés aussi, c'est un grand moment de partage.
C'est vrai que la chaîne de distribution qu’il s’agisse des distributeurs ou des grandes enseignes qui vendent sur internet demande quand même des marges assez importantes que les éditeurs indépendants peuvent d'autant moins se permettre de payer maintenant. Il y a les marges, il y a les retours, enfin il y a tout un tas de problématiques… Il faut faire des tirages plus conséquents pour être présents dans le réseau de la librairie. Donc ça n'a pas non plus beaucoup de sens de demander à ces éditeurs qui font un travail artisanal avec généralement une grande qualité dans les choix des papiers, des maquettes, des typographies, de leur demander de rentrer dans le cadre traditionnel de cette chaîne du livre. Bien entendu il y a un certain nombre d'éditeurs qui sont présents au Marché qui font cet effort mais on ne peut pas le demander à tous ces éditeurs parce qu'il y a des petites maisons d'édition qui tiennent vraiment grâce à une personne et qui n'existeraient pas sans le travail de cette personne. Ça serait beaucoup trop difficile de pouvoir tenir le choc.
Tous ces paramètres rendent d'autant plus nécessaire la présence et la réalisation de ces rencontres avec le public. Et si vous me permettez aussi de porter l'accent sur un point : pendant cette période très complexe qui a duré deux ans il ne faut surtout pas oublier qu’il y a eu un soutien que ce soit au niveau du Ministère de la Culture ou bien au niveau des Régions : des mesures ont été mises en place. Elles ont sans doute permis à la plupart de ces éditeurs de passer le cap. D’une façon générale en France il y a eu un soutien étatique relativement conséquent par rapport aux petites entreprises pour leur permettre de continuer à exister. Même si maintenant on va sans doute avoir l'effet boomerang de l'impact de la crise, dans son ensemble. Mais en tous les cas jusque-là ces mesures ont permis à ces éditeurs de pouvoir continuer à tenir la tête hors de l'eau, surtout pour ce qui concerne les éditeurs qui ne publient que de la poésie. Ils ont été plus touchés que des éditeurs qui diversifient leurs types de publications. Je pense qu'à partir du moment où on est une petite maison d'édition indépendante, quel que soit son type de production, cette crise a été difficile à traverser, mais fort heureusement les mesures d’aides ont globalement permis la survie de cette tranche de l'édition.
Pensez-vous que l’édition indépendante, la publication et la diffusion de la poésie soient menacées ? Qu'il y aura des impacts futurs de cette crise ? 
Je ne sais pas ce que donneront les mois qui viennent par rapport à une crise économique d'ensemble. Le Marché de la Poésie qui vient de se dérouler a été une réussite aussi parce que les lecteurs ont acheté des livres. Mais là de manière générale on s'aperçoit que les prix sont en train de monter énormément et que l'inflation va galopante. Donc je ne sais pas quel va être l'impact de ces données économiques, dans l'avenir, sur les ventes que peuvent effectuer ces éditeurs. Il est évident qu’en ces périodes difficiles on dépense plus facilement pour acheter des produits alimentaires que pour aller vers la culture. Donc en ce cas il risque d’y avoir un impact sur la diffusion de la poésie et sur le travail de ces éditeurs.

 

Périphérie #24, Maison
 de la Poésie/Scène littéraire, De nouvelles écritures. Températeur : Éric Dussert. Avec : Michaël Batalla, Sereine Berlottier, Sophie Loizeau, François Matton, Sandra Moussempès, Cécile Portier.

Mais pour le moment c'est encore un peu prématuré pour le savoir. Il est évident que même si le gouvernement parle de relance économique on s'aperçoit qu’on est en train de commencer à payer le coût de la crise. Espérons alors que cela ne se répercutera pas trop sur la culture d'une façon générale et sur le travail de ces éditeurs indépendants en particulier.
Il faut aussi souhaiter que la crise sanitaire soit passée. Car si on commençait à interdire à nouveau un certain nombre de manifestations culturelles là ça serait un coup dur pour l'ensemble de cette profession. Donc il faut espérer qu’au niveau du Ministère de la Culture et des Institutions Régionales on continue à surveiller avec une grande attention ce qui se passe aujourd'hui et ce qui va se passer dans les mois qui viennent. Parce que je pense que même si ces éditeurs ont l'habitude de vivre une crise permanente, à un moment donné cela devient beaucoup trop !
Le CNL et les régions nous l'avons déjà souligné ont quand même débloqué des subventions pour aider les acteurs du métier du livre, alors certes les dossiers étaient assez complexes à mettre en place mais nous sommes dans un système de bureaucratie et de technocratie qui fait que quand on veut avoir un soutien il y a des dossiers un peu complexes à remplir... Mais ils l'ont fait et de leur côté les institutions ont bien accueilli ces demandes. Elles ont aussi soutenu des manifestations comme le Marché de la Poésie, parce que deux ans sans existence, pour nous, c'était aussi délicat d'un point de vue financier. Ces institutions nous ont soutenus pour que nous puissions continuer mais aussi pour que nous puissions indemniser les auteurs qui devaient participer à des manifestations et qui n'ont pas pu le faire. Parce que nous sommes en train de parler des éditeurs mais il y a aussi tous ces auteurs qui à longueur d'année font des lectures, des ateliers d'écriture, etc…  et qui n'ont pas pu pendant toute cette période faire quoi que ce soit. Pour eux ça a été aussi une période délicate voire encore plus compliquée que celle qu’ont vécu les maisons d'édition.
Vous avez créé les États généraux permanents de la poésie en 2017. C’est le lieu d’une interrogation théorique et pragmatique sur la poésie et sa place dans notre société contemporaine. La poésie est un genre qui est peu représenté dans les grandes chaines de distribution. Le Marché de la Poésie et d’autres manifestations contribuent à la rendre accessible au public, à la rendre visible, et audible. Ces problématiques inhérentes à la crise ont-elles changé cet état de fait ? Quel est l'avenir de la poésie ?

Les Etats généraux de la poésie # 01, Bibliothèque municipale de Lyon La Part-Dieu, 2017.

Nous avons organisé les États généraux de la poésie pour la première fois en 2017. Nous avons essayé de faire un état des lieux de ce qu’il en était aujourd'hui pour la poésie. Puis nous nous sommes aperçus à la fin de cette première année qu’il fallait continuer cette réflexion en tout premier lieu parce que le Marché de la Poésie est un lieu de réflexion autour de la poésie, donc autant utiliser ce cadre pour continuer cette réflexion, avec chaque année une thématique différente.
Et comme le Marché de la Poésie est le lieu naturel de cette réflexion, les États généraux de la Poésie sont devenus permanents pendant le Marché de la Poésie. Cette année nous avions choisi comme thématique « Les finalités du poème ».
Nous nous sommes vraiment rendu compte qu’il y a une réelle demande du public qui vient au Marché de la Poésie, ce qui rassure aussi, car il ne s’agit pas seulement de gens qui viennent acheter des livres de poésie. Ce sont vraiment des gens qui ont envie de réfléchir sur cette poésie contemporaine et sur ce qu'elle apporte dans notre société. La poésie c'est un outil de réflexion permanente sur la société dans laquelle on vit. C’est un regard sur ce monde qui nous entoure. C'est important justement de l’interroger aussi, d’évoquer ce qu’elle est et quel est son avenir. C'est ce que nous essayons de mettre en place depuis maintenant quatre ans. La poésie c'est une parole ouverte à une pluralité sémantique. Est-ce que la place de la poésie va enfin être plus importante ? Je ne me fais pas d'illusions sur ce point, elle sera toujours en marge, mais je pense que la poésie est faite pour être en marge. Ça peut être rassurant autant qu'inquiétant. Mais ce qui serait d'autant plus inquiétant c'est que la poésie devienne un phénomène de mode parce que cela signifierait qu’elle risquerait de changer son fusil d'épaule. Mais je pense qu'on en est loin, ou alors, si la poésie devient un phénomène de mode, c'est que les lecteurs ont changé leur fusil d'épaule et qu'ils ont envie d'accéder à une autre vision du monde.
Bien sûr nous espérons tous que le public et que les lecteurs de poésie soient de plus en plus nombreux avec le temps. Nous faisons tout de notre côté pour essayer d'être la meilleure vitrine possible de ce travail autour d'elle. Nous avons de plus en plus de public et c'est un public intéressé par la poésie. C’est gratifiant pour les poètes et pour les éditeurs. Et effectivement il y avait une très belle fréquentation le week-end de ce dernier Marché de la Poésie, à tel point que nous avons été obligés de fermer nos portes à un moment donné puisqu'on avait largement dépassé les jauges qui sont autorisées pour les rencontres publiques. C’est aussi dû à cette attente de plus de deux années pour que ces rencontres soient à nouveau possibles. J’insiste bien sûr ce terme, celui d'une rencontre, d'une rencontre humaine, d'un échange humain.
Vous savez 38 années d'existence de ce Marché de la Poésie ça n'est pas rien, mais il y a encore énormément de travail à faire pour l'avenir. Donc aux alentours du mois de juin de l'année prochaine nous allons essayer de fixer un cadre qui soit un peu plus habituel et en l'occurrence en 2022 nous recevrons le Luxembourg comme invité d'honneur. Nous essaierons de retrouver les traces de ce que nous avons connu jusqu’à maintenant. Quand nous avons décidé de faire ce marché de la poésie au mois d'octobre sans en avoir vraiment le choix nous avons été un peu inquiets sur les retours que nous en aurions.  Il se trouve que ça a été très positif et tant mieux. Mais en tous les cas nous restons vigilants sur l'avenir et sur tout ce qui reste à construire !

Voici l'émission littéraire L'ire du Dire n°3, diffusée sur Fréquence paris Plurielle 106.3 FM le mercredi 24 novembre 2021. Carole Carcillo Mesrobian reçoit Vincent Gimeno-Pons. Un entretien qui a précédé cette Rencontre "Le marché de la poésie d'après" et en a été le support.

Présentation de l’auteur




Une Ent’revue‑s avec André Chabin

L'univers des revues est diversifié, multiple, innombrable. Toutes portées par une ligne éditoriale bien définie qui fait leur identité, elles permettent une diffusion de la littérature, de l'art, appréhendés à travers des prismes différents, enrichissant ainsi mille facettes des thématiques ou des sujets abordés.  C'est dire que leur existence est nécessaire, car elles assurent une pluralité d'approches qui garantissent la liberté fondamentale de pouvoir appréhender un  domaine en choisissant comment grâce à la diversité des informations disponibles. André Chabin a été pendant trente ans directeur de l'association Ent'revues, et du site du même nom, site de référence sur les revues contemporaines (www.entrevues.org). Rédacteur en chef de La Revue des revues, coordinateur du Salon de la revue, il organise et participe à de nombreux colloques, journées de réflexion et autres manifestations sur les revues contemporaines. Il a accepté de répondre aux questions de Recours au poème. Nous l'en remercions vivement.

Pourquoi les revues ? Vous avez créé Ent’revues, La Revue des revues, et participé à l’élaboration du salon de la revue. Qu’est-ce qui a motivé cet intérêt et cette mobilisation ?
Permettez-moi d’abord une petite rectification : je ne suis pas le créateur d’Entrevues en 1986 – j’étais alors libraire – même si j’ai rejoint l’association assez précocement début 1989 pour en devenir, c’est vrai, le pilier, l’animateur, le représentant, à la fois « petite main » et administrateur. Au fond, cette précision factuelle importe moins que l’engagement total, l’enthousiasme, la conviction de mener une action utile, nécessaire même, en direction des revues.

La Revue des revues, publié par Association Entrevue, 1986.

 Je crois avoir su maintenir l’association – un combat permanent, parfois usant –, c’était bien le moins mais aussi développer des outils et des actions qui aujourd’hui lui donnent figure : un catalogue exhaustif, autant que faire se peut des revues vivantes - devenu un site internet de référence - un salon de la revue qui s’est imposé comme un rendez-vous très cher à de très nombreuses revues… Je ne vais pas faire ici l’histoire d’Entrevues : imaginez, c’est presque 50 ans de vie qu’il faudrait embrasser !
Tentons en quelques mots de dire comment l’association a vu le jour : tout est parti d’un colloque sur la situation des revues en France, colloque voulu par la Direction du livre de l’époque dirigée par Jean Gattégno. Colloque qui a donné naissance à un rapport, rapport qui portait lui-même en gésine la création d’Ent’revues. Quels constats donc nés de ce colloque, développés dans ce rapport ? Les revues avaient de plus en plus de mal à se faire connaître et reconnaître : les libraires s’en détournaient, les bibliothèques ne les accueillaient qu’à dose homéopathique, la presse, le plus souvent, les ignorait superbement, les outils de commercialisation faisaient grandement défaut…Bref, les revues étaient en voie d’invisibilité.
Face à cette situation, la création d’Entrevues s’est voulu réparation. Bien entendu, cette petite machine avec ces moyens limités en bras et en finance ne pouvait prétendre colmater toutes les brèches, renverser un mouvement de fond, repeindre du sol au plafond de rose la grisaille des temps. Mais enfin, il s’est agi de créer un espace d’information et de formation pour les revues, sur les revues, un lieu de réflexion sur le phénomène revue, un outil de leur promotion.
Je ne vais pas énumérer les dizaines d’initiatives – de colloques en « nuits de la revue », de séances de formation à destination de bibliothécaires en soirées de promotion, de collaborations avec de nombreuses manifestations ou institutions (Marché de la poésie, BPI, Les Revues parlées, la Maison des écrivains…) à la publication d’un guide pratique de la revue à destination des porteurs de projets en passant par des années de chroniques à France-Culture. 
En somme, nous avons multiplié les points d’impact interdisant (fol espoir !) à tel ou tel de dire que les revues n’existaient pas, étaient introuvables, n’en valaient pas la peine…Bref, j’aime à dire qu’Entrevues n’a cessé de jouer du tam-tam : déboucher les oreilles, dessiller les yeux. Faire voir et entendre, partager la diversité, la créativité, le talent, le mouvement perpétuel des revues si méconnues, si mal aimées, quand elles n’apparaissaient pas comme des formes désuètes, enkystées dans une histoire qui fut certes glorieuse mais qui avait fait son temps.
Pouvez-vous également nous parler de La Revue des revues ?
La chute de ma précédente réponse conduit naturellement à votre autre question : La Revue des revues est notre bateau amiral sans lequel toutes nos autres actions n’auraient pas la même légitimé, le même ancrage. En effet, La Revue des revues n’a de cesse de redonner aux revues, par des études historiques, universitaires, à tout le moins érudites, leur place légitime de notre histoire culturelle aussi bien du point de vue de la création que de la réflexion.

Marché de la poésie, Place saint-Sulpice, 37-ème édition, André Chabin interroge Fabien Drouet pour sa revue - "21 minutes"  et Hervé Laurent pour sa revue - "L'Ours blanc". Avec également  François Rannou pour "Babel heureuse" et Marie de Quatrebarbes pour "La tête et les cornes".

Pourrait-on citer un grand mouvement littéraire, une avant-garde, une idéologie, une avancée de la pensée qui n’auraient fait d’une ou plusieurs revues le lieu même de son élaboration, le creuset de sa réflexion, de ses batailles et de sa discussion, voire de sa contestation ? Pour ma part je n’en vois pas…Et pourtant combien d’études historiques font l’impasse sur ce rôle éminent, cardinal des revues, les reléguant en note en bas de page, en brassée bibliographique. Comme si leurs corps étaient transparents, comme si elles n’avaient pas été des organismes vivants, avec leurs ardeurs, leurs humeurs, leurs acteurs, leur sociabilité. Le travail de notre revue prend cette désinvolture à revers et entend restituer leurs traits et silhouettes aux revues, retrouver leur souffle perdu, leur respiration et leur profondeur.
Mais La Revue des revues ne fait pas que tendre un miroir savant au passé, elle sait aussi s’intéresser aux revues du présent : portraits, état des lieux, notes de lecture sur les nouvelles venues.
Double mouvement donc : vers le passé et le présent. Inscrire ce présent dans une histoire prestigieuse ; rendre le passé mieux présent. Faire un chaîne.
A cette jointure : la parole d’écrivains. Désormais – et cela dure depuis quelques années – , chaque numéro s’ouvre sur un texte libre d’un créateur, invité à évoquer son rapport aux revues. Sont passés à la question, parmi beaucoup d’autres, Liliane Giraudon, Pierre Bergounioux, Emmanuel Laugier, Arno Bertina, Lucie Taïeb, Jean-Marie Gleize, Gilles Ortlieb et tout récemment Jean Daive. Ils nous ont confié l’importance que les revues ont revêtu dans leur trajectoire de lecteur, d’auteur, de créateur même. Témoignages sensibles qui permettent mesurer l’empreinte laissée par leur compagnonnage, souvent précoce et non moins durable, avec les revues. Autant de textes qui nous honorent et sont réponses élégantes à ceux qui s’enferrent dans l’erreur de croire que la littérature n’a plus souci ou attachement aux revues.
Vous avez participé à la création du salon de la revue, quelles sont les dynamiques, les enjeux et les retombées économiques pour les revues présentes ?
Le Salon est une aventure aussi merveilleuse qu’aventureuse : bricolé avec des bouts de ficelles et de l’énergie, il est devenu une manifestation reconnue, attendue par des dizaines de revues, des plus petites au plus prestigieuses, qui trouvent là l’occasion de rencontrer un public large et de faire partager leur travail ( plus de trente animations par édition). L’occasion aussi de se rencontrer : les revues sont souvent des petites machines solitaires, le Salon leur est un moment unique pour échanger entre elles, se comparer, se passer des « tuyaux », parfois d’imaginer des actions communes. Il y a quelque chose de joyeux, à la fois convivial et professionnel dans ces deux jours partagés que même après plus de 30 ans d’exercice je ne m’explique pas vraiment : le sentiment d’une communauté en action, un partage de valeurs fait de gratuité et de nécessité, la juste reconnaissance d’un artisanat fragile et résolu…Les organisateurs sont pour peu dans cette chaude ambiance du Salon, ce sont les revues elles-mêmes qui allument le feu.
Je ne saurais vous dire les retombées économiques pour chacune des revues si ce n’est pour elles parfois l’occasion de rencontrer le diffuseur espéré, de faire affaire avec un portail numérique qui va les accueillir…Quant aux ventes…Le Salon est aussi une épreuve de vérité, ça passe ou pas ! Mais après tout telle revue qui vendra 20 ou 30 exemplaires, c’est loin d’être négligeable à leur échelle économique, rentrera dans ses frais, se prouvera à elle-même qu’elle sait séduire. Je ne sache guère de revues qui dédaignent le Salon faute de ventes suffisantes : revenir, recommencer, tenter à nouveau !
Y a-t-il plus de revues numériques ou de revues papier ?  Combien de revues de poésie francophones avez-vous recensé ?
Pour toutes ces questions je renvoie au site internet d’Entrevues qui s’efforce d’être au plus près de la vérité des chiffres : https://www.entrevues.org/revues/
Sur les près de 3 000 revues francophones qu’il recense (veille et actualisation quotidienne), c’est encore une majorité de revues papier qui tient la corde. Mais les situations sont fort disparates. Du côté des sciences humaines, le numérique tend à l’emporter : beaucoup de revues universitaires se créent directement sur le net épousant les nouvelles pratiques des chercheurs, obéissant aux nouvelles politiques publiques. Mais même dans ce domaine, le papier fait de la résistance : ce n’est pas parce qu’elles ont rejoint des portails que les revues renoncent à leur version imprimée. Elles n’ont aucunement le désir de rompre avec cet attachement…
Du côté des revues de création, il est tout aussi périlleux de faire un diagnostic : du blog à la plateforme, tous les goûts sont dans la nature. Il me semble – mais je dis ça à une revue numérique ! – que la période de la plus grande créativité a pâli : il y eut naguère une originalité de forme des revues de création sur le net époustouflante.  Souvenir et nostalgie de Chaoïd, La Page blanche, D’ici là, Synesthésie, Panoplie, Incident et beaucoup d’autres d’autres dont le nom s’efface et même la trace sur le toile. Aujourd’hui le paysage s’est assagi même s’il est toujours fécond, riche et offre, en particulier à la poésie, des espaces de création et de critique d’une extrême richesse.
Quel rôle jouent les revues dans la diffusion de la poésie ?
Ma réponse va être rapide : en 2020, le prix Nobel de littérature était décerné à Louise Glück. Et chacun d’y aller de sa déploration : comment ça, un prix Nobel au nom inconnu en France, pas de traductions disponibles, On a l’air fin ! C’était une fois de plus ignorer le travail pionnier des revues : la revue Po&sie n’avait pas attendu ses lauriers, ni les pleurs qui les baignaient pour la traduire et ce dès 1985 et puis en 1989.
Traduire : s’il ne restait qu’une raison pour faire des revues, ce serait de traduire disait en substance Michel Deguy. Voici déjà ce que peut faire et ne cesse de faire une revue pour la poésie : traduire et traduire encore, faire venir les langues du monde sur nos rives, être une chambre d’écho à la création d’ailleurs quand nul ne sait encore que cette voix lointaine existe et nous attend…
Deuxième élément de réponse : y a-t-il meilleur lieu pour accueillir les nouvelles voix que les revues ? N’est-ce pas leur mission première que d’être à l’écoute de ce qui naît? Les jeunes poètes le savent bien qui attendent des revues d’être leurs premières lectrices, leur premier port d’attache, à l’initiale de leur reconnaissance.
Où aurais-je découvert des poètes qui aujourd’hui occupent une place vibrante sur la scène littéraire sinon dans des revues ? Où Christophe Manon, Nathalie Quintane, Charles Pennequin, Valérie Rouzeau, Jean-Michel Espitallier, Cécile Mainardi, Etienne Faure et bien d’autres sinon dans des revues parfois minuscules, souvent passées sous les radars ? Et pourtant, on le voit, essentielles pour faire émerger des voix qu’on retrouvera plus tard dans des recueils publiés chez des éditeurs ayant pignon sur rue. Qui aura semé ? Qui saura récolter ?
Quel est leur avenir ?
Depuis le temps qu’on promet leur extinction, c’est à croire que les revues ont inventé le mot « résilience » : non décidément elles n’ont nulle intention de mourir, elles ne cessent de se débattre dans l’improbable. Ent’revues enregistre une soixantaine de créations par an, des créations souvent portées par des jeunes de l’âge du « tout-écran ». Décidément cette forme dans sa souplesse, dans sa capacité à renouveler ses modalités, à gober de nouveaux territoires a de beaux jours, malgré les nuits à traverser, devant elle. Elle apparaîtra de plus en plus précieuse, vitale même à mesure que l’uniformité, la vitesse, le prêt à penser, à consommer, à jeter semble vouloir étouffer tout écart…Oui, les revues n’auront de cesse de frayer des chemins de traverse, d’imaginer des sentiers où sentir, marcher, dialoguer, muser, rêver hors le bruit du même.

André Chabin : Les revues, lumières souterraines, Les archives du présent.

Pour prolonger cette réflexion, et rejoindre ou retrouver Ent'revues, que nous remercions pour ces propos : https://www.entrevues.org/surlesrevues/rever-hors-le-bruit-du-meme/

Présentation de l’auteur




Charles Pennequin, du vivant extrêmophile au devenir des poètes-poissons

Charles Pennequin est un poète au sens intégral du terme. Ce qui veut dire qu'il se saisit de la parole, vivante, pour créer une poésie, vivante. 

Mais qu'est-ce que c'est la poésie vivante ? C'est une poésie qui vit dans et par la rencontre, l'élaboration d'un sens partagé avec ses destinataires. En ce sens, les  performances de Charles Pennequin sont uniques. Elles sont  filmées, enregistrées sur support vidéo ou sur bande son. Il y convoque la parole, dans une oralité sans cesse mise en demeure de renouveler le texte grâce aux répétitions des mots, aux jeux avec le langage, et à cette fusion opérée entre le son et un sens qui s'élabore grâce et avec ce travail sur la parole en action. Vers la fin des années quatre-vingt-dix, il commence à travailler l'improvisation à partir de l'usage de dictaphones, sur lesquels il s'enregistre en direct, puis qu'il rediffuse en public. Cette question de l'improvisation est incontournable de la démarche du poète car elle correspond à la question même du langage, à son rythme et à son enchaînement, qui sont garants d'une possible émergence de ce que les mots recèlent d'inconnu pour le locuteur lui-même, mais aussi, grâce au partage, pour les destinataires. 

Jean-François Pauvros, Charles Pennequin. Droit au mur, suivi de Causer la France et de Cette femme est morte, tous les trois morceaux sont inédits. Guy Niole.

Cette mise en acte du langage est inédite, et son objectif aussi : libérer la langue du poids des inconscients et offrir aux mots une amplitude sémantique débarrassée de toutes les scories qui y sont inscrites, qu'elles soient engrammées  dans chaque individu ou bien dans l'inconscient collectif. La liberté réside là, dans ce travail de nettoyage, qui s'effectue seul ou avec le public, dans le partage, vecteur de déploiement sémantique qui ouvre aussi le mot à des potentialités inédites, et à sa « vivance ».

Il a accepté de répondre aux questions de Recours au poème, et d'évoquer ce qu'est pour lui écrire, la poésie, et son dernier livre paru chez POL, Dehors Jésus.  Jésus est avant tout, pour Charles Pennequin, un poète. Peut-être parce qu'il énonce un Verbe créateur, peut-être parce que ses paroles on le pouvoir de façonner le réel, qu'elles sont préexistantes à l'édification d'un monde que Charles Pennequin refuse d'énoncer sans tenter d'agir pour le changer. Dans une dialectique incessante entre personnages et éléments biographiques, l'auteur interroge  ce pouvoir de la parole. « Jésus, c’est aussi la main de Charles Péguy, le devenir des poètes-poissons, et des solutions pour le « vivant extrêmophile ».

Charles Pennequin tu viens de publier Dehors Jésus. Peux-tu nous parler de ce livre, de sa place dans votre œuvre et de sa genèse ?
J’ai commencé un texte, peut-être en 2018 ou avant, sur Jésus qui se promène dans la ville. C’est une ville du bord de mer, sans doute Marseille. Marseille c’est une ville à poète, des poètes comme Artaud ou Tarkos, plus récemment. C’est une ville où on marche beaucoup. Jésus marche beaucoup, il tourne dans la ville, il veut changer quelque chose à l’esprit de cette ville. C’était une ville où j’aimais allé et je me souvenais de ces petites rues en remontant la cannebière, on prend des petites rues avec tous ces marchands, vers Noailles, et Jésus il est dans sa tête, il pense, il croit qu’en marchand il va vider sa tête mais d’abord elle se remplit de tous les sons de la ville.
Puis j’ai écrit d’autres textes qui suivent, en 2018, sur la maladie (Jésus a la crève, il reste chez lui, il aimerait aller dehors car il fait beau, il fait beau à Lille, mais il a la crève, il ne comprend pas pourquoi les gens ne sortent pas plus), sur les bactéries, sur le masque, sur la respiration, etc. Puis je lis des livres et regarde des films sur Jésus, notamment ceux écrits par Jérôme Prieur et Gérard Mordillat. Je lis aussi des évangiles apocryphes, notamment l’enfance de Jésus. Tout cela me travaille et j’écris des textes sur l’écriture, l’oralité, Jésus avant les écriture, avec son bâton qui trace sur le sable des choses qu’on ne saura jamais (c’est écrit dans les évangile, il y a un seul endroit où on dit que Jésus écrit, c’est lorsqu’il trace sur le sable, et il est bien indiqué qu’il trace, et non qu’il écrit). Jésus est un poète avant la parole qui s’écrit. Car même la parole maintenant s’écrit, elle s’écrit même avant d’avoir été prononcée. On dit même que certains parlent comme des livres.

Nous sommes des chiens – Charles Pennequin & Cécile Duval. Poésie-performance, le vendredi 5 décembre 2014 à la Maison de la Poésie. Performance proposée dans le cadre du cycle « Écrivains en résidences Région Île-de-France ».

Tu écris « Jésus n'écrit pas dans sa tête mais dans sa bouche. La bouche à Jésus est une imprimante à mains. Jésus dit : Nous sommes des machines dont la pensée passe par nos doigts. Tous ces lointains imprimés dans les souvenirs, toutes ces vies qui l'entourent Jésus et notamment celle de Lulu. Son pays sa famille ses amours, Jésus va passer tout ça par le fil de l'écrit. Jésus est un poète qui trace sa vivance dans le poème. » Quel est le rôle de la parole, de ce qui passe par la bouche ?
La parole c’est du bruit qui va ou qui ne va pas dans un texte. Il faut regarder comment les gens parlent, parfois c’est limite si les gens ouvrent la bouche, c’est comme un tout fin filet qui passe sans même qu’on mâche les phrases, pourtant les phrases on les a dites en mâchant. Il y a dans le parler quelque chose qui reste d’une faim, on a eu faim quand on s’est mis à parler, à chaque fois qu’on pense au parler on a le souvenir de quelque chose qui croque, car les mots passent entre les dents et ils gardent le souvenir de la faim, mais c’est pire que la fin, c’est la fin sans rien, c’est croquer dans le vide.
Après, c’est toute la difficulté entre le parler et l’écrit, dans l’écrit il y a quelque chose qui ne reste pas, les tournures de ce qui sort de la bouche, par exemple quand j’improvise je ne dis jamais un mot pour un autre, les choses sont d’une parfaite logique, tout est bien dans sa place, tout se suit dans le rythme logique, imperturbable, l’écrit, lui, permet les tournures, encore plus de tournoiement, mais il y a pour moi aujourd’hui un vrai problème entre l’écrit et le parler, celui qu’on n’admet pas dans nos sociétés, plus personne ne sait parler vraiment aujourd’hui, plus personne n’a sa phrase à lui, qui sortirait ainsi, comme une flamme légère, une petite flamme qu’on tient dans la main. On n’a pas confiance en le parler. On veut éteindre le parler.

Gesticulations dans les villes, ici Douarnenez, pour improviser autour de Dehors Jésus paru chez POL en 2022.

charles pennequin

Est-ce que c’est la parole qui élabore le texte ? Est-ce qu’écrire c’est parler, ou essayer de parler une autre langue qui serait la poésie ?
La poésie c’est le lieu de l’écriture et aussi de cette interrogation, il n’y a plus d’interrogation ailleurs, dans les autres formes d’écrits, dans la poésie c’est l’écrit mais qui contient encore une danse, une gestuelle, il y a un goût pour ce qui fraie entre le son et le sens, c’est cette hésitation qui est palpable dans la poésie.

 

Tu dis que tu es un poète vivant. C’est quoi être un poète vivant, et la poésie vivante ? Est-ce qu’il y a une poésie morte ?
Je dis que je suis vivant, poète je le dis pas forcément, je dis vivant, dans la vivance, c’est-à-dire dans la merde, c’est-à-dire entre chant et réel, dans quelque chose de boueux, de quotidien, on ne veut pas du quotidien dans l’art, on veut effacer le vivant, c’est-à-dire le concret, la brique, le sol, les rapports entre chemise et chaussure et le bruit des couloirs modernes, on veut pas de la vie moderne qui efface la poésie. Tout tente d’effacer la poésie, mais si on écoute parler, si on regarde vraiment ce qui se passe, il y a du boulot pour les poètes !

Au marché (de Lille-Wazemmes), 7 novembre 2008, improvisations parlées et écrites.

Et alors est-ce que tu es poète ? C’est quoi être poète ?
Le poète est un écrivain, c’est un terme à la con, comme parolier, maintenant on désigne tel rappeur, tel chanteur, tel artiste comme poète, parce que ça fait bien, alors qu’il n’y a pas de quoi se vanter, de toute façon le terme fonctionnel c’est écrivain. Ecriturin. Rapport avec rien. Gesticulateur opiniâtre. Eructateur, verbigérateur, rapporteur, écouteur, transmetteur. C’est juste un machin collé à l’organisme, comme une main, des yeux, une bouche. Un poète se sert de choses rapportées, des éléments, des matériaux, avec ses organes reproducteurs de bruits, de sons, de mots, d’images. Il pique la bande passante du vivant, il farfouille dedans. C’est un obsédé du parler souvent.
Quel est le rôle de ces mises en voix filmées ou enregistrées que tu as inventées et que tu pratiques ?
C’est des choses à côté, pour dire aussi des choses depuis la bouche et pas que depuis les doigts, la main, c’est user d’outils comme avant on usait du papier, c’est pareil, on est faits d’extensions, depuis qu’on parle, ou depuis qu’on fait du feu, depuis qu’on casse des pierres, on utilise la lance, la hache, puis la bagnole, puis la caméra, on fait feu de tout bois pour organiser la révolte avec les mots, les phrases, on danse dessus, on chante, on crie, tout est bon pour tortiller la langue contre ceux qui pensent que le langage sert à s’endormir dedans.

videos faites à Lille en 2005-2006 (en 3GP, format de l'époque pour les téléphones portables).

Tu as donné des concerts et des lectures musicales de Dehors Jésus avec Jean-François Pauvros. Comment appellerais-tu ces « performances » ? Est-ce que ce sont des spectacles ou bien l’élaboration d’un échange avec le public qui permet au texte de vivre ?
Ça permet autre chose, avec quelqu’un qui suit ou pas ce qui se dit, comment ça se dit. Je n’ai pas besoin d’accompagnateur, on dit souvent ça : le poète et son accompagnateur, c’est horrible. Le poète sait chanter seul, jouer seul, jouir seul, il sait tout faire, mais là il y a comme une adversité et un compagnonnage, il y a une fusion parfois, ça monte ailleurs, et puis les gens qui sont là montent ou descendent avec nous, ils ne sont plus le public, ils sont une force, une masse qui intervient, joue son rôle aussi. Ce ne sont pas toujours des spectacles, car c’est joué sans prévenir, sans prévention, sans répétitions, parfois j’essaie de faire comme si je répétais. Comme si je vivais.
Dans Dehors Jésus tu mets en scène des personnages, ou bien des personnes ? Est-ce une fiction ? Les as-tu croisés dans la vie ?  Qu’est-ce qu’ils représentent ? Et d’abord est-ce qu’ils représentent quelque chose ?
Il y a des fictions oui, Jésus c’est plusieurs personnes que j’ai connues par exemple. Il y a Lulu, qui a une part importante dans le livre. 

Lecture filmée par Camille Escudero ; lecture d'un texte extrait de Dehors Jésus (P.O.L 2022).

Je pense que Lulu c’est plus fort que Jésus, ça mène plus loin, pourtant c’est un petit bout de femme, une vieille femme, il n’y a que Charles Péguy chez qui on peut comprendre Lulu. Puis il y a Bobi, qui est un jeune qui sort de prison.Ça dit des choses, mais les textes disent aussi, chaque texte délivre quelque chose qui sera développé ailleurs. Il y a le sujet du Temps, il y a les lointains qui sont très présents dans chaque partie du livre. Il y a les vacances, la mer et l’autoroute, la ville.
Est-ce que la poésie est ou peut être un acte militant, engagé ?
C’est une militance pour elle-même. C’est un acte pour lui-même. C’est militer pour trouver son sabir, que chacun cesse de parler comme les consignes de la télé ou de la SNCF. Qu’on arrête le parler qui va toujours dans le même sens, abouti toujours aux mêmes phrases. Le parler c’est là où on sent le mieux la fatigue de l’humain. L’humain est fatigué et son parler est plein d’aphtes, de boules, le parler humain a les boules.
As-tu des lectures ou des performances musicales à venir ? Si oui où et quand ? Et des projets ?

Charles Pennequin, Dehors Jésus, P.O.L.,
2022, 352 pages, 20 €
https://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-5344-7 

Je vais à Céret, avec Camille Escudero, on est invités à performer dehors, dans la ville ! Dans l’espace « La Catalane », une lecture performance à deux corps et deux voix intitulée De la Rigolade. Et avant cela je vais avec elle aussi à Perpignan et à Ille-sur-Têt, chez André Rober. Puis avant encore, à Périgueux, du 10 au 12 mars, pour le festival ExPoésie. Puis après je fais un concert, fin mars, au théâtre Molière, à Paris. En avril je serai en Bretagne, à Far West plus exactement, qui se trouve à Penmach, pour la présentation de Dehors Jésus.
Puis je continue à travailler, je travaille avec un jeune dessinateur sur la ville, puis j’ai un autre chantier qui m’attend, où je vais dessiner et écrire aussi.

Lecture- Performance de Charles Pennequin avec Jean-François Pauvros et lecture finale par Camille Escudero à l'occasion de la sortie chez P.O.L de Dehors Jésus. Le Monte en l'air.

Présentation de l’auteur




Ian Monk, oulipien dans la forme

L’Ouvroir de littérature potentielle, l’Oulipo, qui regroupe des écrivains et des mathématiciens, a été créé par des poètes comme Raymond Queneau et des mathématiciens comme François Le Lionnais, fascinés par les liens entre mathématiques et poésie.  Pour eux mathématiques et poésie ont en commun les concepts de contraintes et de structure. Pour les oulipiens, comme Ian Monk, ces contraintes et ces structures sont l’essence de ces deux mondes. La démarche scientifique préside à la création, et les contraintes formelles (ce qui est aussi une démarche conceptuelle) peuvent mener le langage vers la possible expression d’une transcendance qui dépasse totalement l’acte d’écrire motivé uniquement par ce cadre formel. C’est ce qui a guidé Ian Monk dans ses recherches de contraintes. Inventeur des Nonines (entre autre) il poursuit également les recherches formelles de Queneau pour pousser le langage à se débarrasser de toute subjectivité préalable à l’acte d’écriture, certainement pour voir si la forme peut porter une sémantique élaborée de manière aléatoire et expérimentale. Méthodes scientifiques donc, pour défricher un chemin tout aussi scientifique, celui d’une immersion dans un sens jamais préétabli, jamais motivé par le désir de « vouloir dire ». Est-ce qu’alors science et poésie se rejoignent dans ce partage de méthodologies, pour finalement devenir l’expression des concepts qui sous-tendent toute la matière, et les éléments à l’œuvre dans le fonctionnement de ce qui est, ou bien est-ce que cette forme, ainsi composée grâce aux méthodes arbitraires et scientifiques, actualisée par le lecteur, est juste un lieu où tous les possibles peuvent être perçus, selon le destinataire. Ce qui est certain c’est que le sens existe et l’enjeu serait peut-être de se demander si cette voie mène le langage à potentielle disparition dans un tout sémantique qui la dépasserait alors pour venir ouvrir à une transcendance possible de toutes ses acceptions. C’est à toutes ces questions que Ian Monk a accepté de répondre. Nous le remercions.

Vous êtes membre de l’Oulipo (ouvroir de littérature potentielle) qui compte de nombreux mathématiciens. L’oulipo n’est « pas un mouvement littéraire, ce n’est pas un séminaire scientifique, ce n’est pas de la littérature aléatoire » pour citer Raymond Queneau, un de ses fondateurs. Mais alors, qu’est-ce que c’est ?
L’Oulipo est un groupe de travail, qui réunit des gens de disciplines différentes : des écrivains, des mathématiciens, des érudits, des informaticiens, une plasticienne, un bédéiste… qui recouvrent souvent deux voire plusieurs de ces matières. Ce qui nous unifie, c’est un intérêt dans la forme des créations artistiques, et en ce qui concerne ce groupe, surtout les formes littéraires. Mais nous ne sommes pas un « mouvement » ou une « école » car chaque membre est libre de faire comme il veut. C’est à dire, écrire sans « contrainte » ou aspect formel s’il le souhaite. Ceci explique, je crois, en partie la longévité du groupe.

Lecture presque morale d'une élémentaire perpétuelle, Atelier Ian Monk, Oulipo, 2015.

Qu’apportent les contraintes qui accompagnent l’acte de création littéraire qui sont issues de la démarche scientifique à la poésie ?
Sans trop vouloir mettre les bâtons dans les roues de ce numéro de votre revue, je ne pense pas que nous avons une « démarche scientifique » à la poésie, ou à la prose. Je me demande même si une telle chose existait, à quoi elle ressemblerait. Mais on peut en même temps considérer que les démarches de création poétique et scientifique sont beaucoup plus similaires que l’on ne pense en général. Dans les deux cas, on a un vague sentiment, ou bien la certitude, qu’on est sur la piste de « quelque chose », et pour arriver à saisir cette chose, il faudra trouver les outils, les techniques adéquats, sans savoir forcément si on va y réussir. Je pense donc que la différence entre les deux démarches est beaucoup moindre que le grand public, et même la plupart de praticiens, ne le croient. Il y a une grande partie d’inspiration dans la recherche scientifique, juste comme il y a souvent des heures passées à travailler de manière disciplinée pour faire avancer un projet dans l’écriture poétique.
D’où le fait que tous les scientifiques parlent de la beauté des découvertes, juste comme les artistes parlent de la beauté de leurs créations. Mais pour conclure ce point, je pense que le fait d’utiliser les « contraintes » ou les formes préétablies lors d’un acte de création littéraire rend l’écrivain beaucoup plus conscient des outils et de techniques dont il se sert, que les écrivains qui croient vivre une sorte « d’inspiration pure », alors que fatalement ils se servent eux aussi d’outils et de techniques, même s’ils pensent qu’ils sont complètement libres. Quant aux scientifiques, ils savent qu’ils ne peuvent pas faire « n’importe quoi » et doivent respecter quelques contraintes, ou règles de base.

Lecture presque morale d'une élémentaire perpétuelle, Atelier Ian Monk, Oulipo.

Vous avez inventé de nouvelles contraintes d'écriture, les « monquines », qui sont des mots nombrés et les quenoums, qui combinent quenines et pantoums. Et vous avez écrit (entre autres…) avec Michèle Aubin, qui est une mathématicienne, Le Monde des nonines. Pouvez-vous nous parler de ce livre et de la démarche que vous y avez mise en œuvre ?
Au 12e siècle, un troubadour, Arnaut Daniel, inventa une forme poétique, la sextine, qui consiste en six strophes de six vers (plus un tornada de 3 vers à la fin qui ne nous concernera pas ici) dont les mots en fin de vers, au lieu de rimer, restent les mêmes mais sont repartis à chaque fois d’une manière différente, pour que chaque mot se trouve dans chaque position une et une seule fois, et une septième strophe, utilisant la même permutation d’ordre 6 redonnerait l’ordre initiale. Et il y a une répétition du dernier mot du dernier vers en première position de la strophe suivante. La permutation est la suivante : 123456, 615243, 364125, 532614, 451362, 2465431. Le dernier mot en fin de vers donc devient le premier de la strophe suivante, le premier le deuxième, et ainsi de suite. Cette forme a été utilisée de temps en temps durant l’histoire de la poésie occidentale, mais c’est Raymond Queneau de l’Oulipo qui s’est demandé « pourquoi toujours 6 ? pourquoi pas 3 ou 4 ou 5 et cetera ? ». Il s’est vite rendu compte que la permutation en question ne marche pas pour tous le nombres, et souvent on retombe sur la situation initiale trop vite, à la énième strophe et pas la énième plus une. Tel est le cas par exemple pour le nombre 4, dont la permutation « à la sextine » donne 1234, 4132, 2431, 1234. Non seulement on retombe sur la situation initiale dès la 4e strophe, mais le mot en position 3 ne change jamais de place. Il est donc tombé sur une nouvelle suite de nombres, les « nombres de Queneau » (1,2,3,5,6,9,11,14…), ayant leurs propres propriétés.
Par la suite, Jacques Roubaud a trouvé un système qui satisfait deux des conditions de la sextine, mais pas la proximité de la répétition des derniers et des premiers vers. Puis, lors d’une conversation avec Frédéric Forte, on s’est demandé comment on peut prédire après combien de termes un « non-nombre de Queneau » retombe sur sa situation initiale : c’est donc 3 pour le nombre 4, mais 4 pour les nombres 7 et 8, mais comment savoir pour les autres, sans faire la démonstration à la main, ce qui devient vite rébarbatif pour les nombres plus élevés. Et puis, je me suis dit, pourquoi ne pas utiliser « ce qui ne marche pas » en tant qu’élément à exploiter au lieu de chercher à l’éviter. Par exemple dans le cas de 4, le vers 3 pourrait être un refrain ? Sans rentrer trop dans les détails ici, j’ai demandé à Michèle Audin de m’aider, et le livre est né de cette façon, avec Michèle fournissant les éléments mathématiques et moi (la plupart) des poèmes qui en découlaient. (La version intégrale du livre reste consultable sur le site de l’Oulipo : https://www.oulipo.net/fr/le-monde-des-nonines).
Le fait d’imposer au langage une actualisation motivée de manière scientifique donc en quelque sorte arbitraire, active doublement la nature du langage poétique. Les combinatoires mises en œuvre habituellement grâce au poème, c’est-à-dire le fait que le poème place le langage hors des cadres référentiels protocolaires et active sa fonction autotélique, se trouvent donc d’emblée posées comme un préalable à l’écriture. Quel est alors l’objectif sémantique, et y en a-t-il un ?
Bien, en ce qui me concerne, le fait d’utiliser les formes, que j’appellerais plutôt « arithmétiques », me donne la possibilité d’établir la structure du ou des textes à écrire, souvent avant de penser au futur contenu « sémantique ». Dans le cas de Plouk Town, par exemple, j’avais décidé d’écrire une suite de x poèmes de x2 vers de x mots, un choix qui peut sembler arbitraire mais qui avait une sorte de sens numérique pour moi. Concrètement, ça voulait dire commencer par un poème d’un mot (1 poème de 1 vers de 1 mot) et finir provisoirement par une série de 11 poèmes de 121 vers de 11 mots (la séquence étant bien sûr potentiellement infinie).
Ce qui m’intéresse dans ce genre de pratique est d’avoir alors en quelque sorte un ensemble de boîtes vides dans lesquelles je peux mettre ce que je veux, la structure étant « vide » de sens. Ensuite, l’excitation consiste en la recherche du contenu et le fait de le remplir comme il faut l’espace disponible à chaque fois. Je ne sais pas si ceci est une réponse à votre question, mais c’est une tentative…

Avant de naître, Ian Monk lu par Jacques Bonnaffé, juillet 2020.

Serait-ce un moyen d’atteindre, grâce à la distance que ces contraintes établissent, un point où le langage comme celui des mathématiques serait débarrassé de toute subjectivité et pourrait alors énoncer des concepts purs, comme peut le faire le langage scientifique ?
Non, je ne pense pas que la poésie soit capable de décrire des concepts purs. Au moins, pas le genre de poésie qui m’intéressait à lire ou à écrire !

IAN MONK – PQR (POÈMES QUOTIDIENS RENNAIS). Lecture par l’auteur. Rencontre animée par Alain Nicolas. Maison de la Poésie - Scène littéraire.

Présentation de l’auteur




Le Marché de la Poésie d’après : rencontre avec Vincent Gimeno-Pons

Après deux ans de cessations, entre espoir et interdictions, le Marché de la Poésie de Paris a enfin eu lieu en ce mois d'Octobre. Une édition très réussie, une fréquentation très importante place Saint-Sulpice où le public et les acteurs du métier du livre de poésie se sont retrouvés, enfin. Mais demeurent ces deux années de parenthèses où aucun d'entre eux n'a pu faire connaître ni distribuer donc vendre des publications qui ont été de facto ralenties, voire momentanément interrompues. En 2019 nous avions interrogé Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons, à propos de l'interdiction d'organiser le Marché de cette même année, et du combat qu'ils ont mené pour défendre et porter en ces temps de crise sanitaire cette manifestation incontournable et touts les événements annexes, la "Périphérie", qui s'y rattachent (« États généraux permanents » de l’urgence : entretien avec Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons). Aujourd'hui Vincent Gimeno-Pons, Délégué général, a  accepté de dresser un bilan de ces deux ans de cessation, et de la reprise. Nous le remercions d'avoir accepté de répondre à nos questions. 

Vincent Gimeno-Pons, le Marché de la poésie nous l’avons évoqué est un lieu de rencontre entre les éditeurs, les poètes et le public. Quels types d’éditeurs accueillez-vous ? Et combien ? Pour quel type public ?
Le Marché de la Poésie accueille environ 500 éditeurs qui publient des livres mais aussi des revues. Ce sont pour la plupart d'entre eux des éditeurs indépendants qui ne publient pas forcément que de la poésie, mais principalement de la poésie, et je dirais qu’à travers eux ce sont aussi et surtout les poètes que nous défendons. Le public c'est un peu difficile de le cerner, mais enfin, la plupart sont des gens qui qui aiment la poésie. Ce sont des amateurs de poésie qui ont là l'occasion de trouver quasiment toute la production poétique de toutes ces maisons d'édition (même si nous ne sommes pas exhaustifs). 
Le rôle du marché de la poésie c'est aussi cette prise directe entre le producteur et le « consommateur » et ça c'est essentiel : les éditeurs qui sont présents le sont réellement et non pas à travers un réseau de distribution. C'est ce qui plaît aussi aux lecteurs, avoir ce contact direct avec celui qui produit un livre mais aussi avec celui qui l’a écrit. Nous essayons de tout faire, tous les ans, pour attirer un public plus large, et plus diversifié. Nous y arrivons petit à petit. Nous avons remarqué cette année qu’il y avait une fréquentation  plus importante qu’à l’ordinaire de gens un peu plus jeunes.

Journal Marché des lettres de la 38ème éditions du Marché de la Poésie.

Ce sont peut-être également les effets de la crise car pendant deux ans personne n'a eu accès à cette production ou très peu. Là les gens avaient l'occasion de voir ces éditeurs qui malgré la crise ont quand même sorti pour le Marché de la Poésie à peu près 700 nouveautés ! Malgré l'impact de la crise économique sur leur travail ils ont quand même continué à produire ce qui est remarquable !
Cette fréquentation a-t-elle évolué en termes de qualité et de quantité ?

La fréquentation a évolué depuis 1983 en termes de qualité et de quantité d'éditeurs mais aussi de public, bien entendu. En 1983 il y avait à peu près 50 éditeurs qui étaient présents sur le marché. On est à dix fois plus aujourd'hui. Pour le public c'est la même chose. Je crois que le marché de la poésie est devenu comme vous le disiez incontournable. C'est un lieu magique. Cette magie-là opère on ne sait comment… Sûrement grâce au travail des éditeurs qui sont vraiment des gens extraordinaires. Et puis il y a une telle ferveur de la part des poètes aussi pour faire avancer la cause de la poésie qu’on ne peut que les soutenir. Cette année était particulière puisque ça faisait 28 mois que le Marché de la Poésie n'avait pas eu lieu donc la fréquentation a été miraculeusement haute.

Il y a une scène sur laquelle on fait une trentaine de rencontres, de lectures et de tables rondes qui proposent des débats sur la poésie contemporaine. Nous nous sommes  aperçus que le public est en demande. Nous avions créé les États généraux de la Poésie pour cette même raison,  donc nous essayons de développer ces manifestations. Nous avons aussi d'autres événements qu'on appelle la Périphérie du Marché de la Poésie. Ce sont des rencontres que nous organisons un peu partout en France et à l'étranger et qui permettent à des publics moins accessibles parce que géographiquement plus éloignés de participer aussi.  Nous continuons cette opération jusqu'à la fin du mois de novembre cette année. Nous sommes aussi allés à la rencontre de personnes détenues. Nous travaillons avec un groupe d'autistes qui s'appelle "Les Turbulents", depuis quatre ans maintenant, et nous organisons des ateliers d'écriture et des rencontres avec des poètes. Ces ateliers et ces rencontres donnent lieu à  un spectacle. Nous développons nos partenariats à l’internationale. Nous allons cette semaine en Allemagne. C'est une collaboration que nous avons entérinée il y a déjà de deux ans (mais il ne faut pas oublier que nous avons eu un arrêt de deux ans). Avec la Maison de la Poésie de Berlin nous avons décidé de mettre en place des échanges , qui d'ailleurs aboutiront  à ce que l'Allemagne soit l’invitée d’honneur du Marché de la Poésie. Ce que nous souhaitons c'est faire le tour du monde pour découvrir les poésies du monde entier et les faire découvrir au public. Nous désirons également créer des échanges.

Peut-on dire que c’est un pôle économique important pour les acteurs du métier de l’édition de poésie ?

Il y a énormément d'éditeurs qui font une grande partie de leur chiffre d'affaires pendant ce marché de la poésie et cette rencontre est une rencontre directe entre le « producteur » et le « consommateur ». Ce sont des termes que je n’hésite pas à employer parce qu’il faut aussi considérer l'aspect économique des choses, il n’y a pas que les échanges intellectuels qui peuvent se faire au Marché de la Poésie.

Il faut bien que les éditeurs qui produisent des livres puissent les vendre ne serait-ce que pour continuer à en publier. Bien entendu nous ne maîtrisons pas le chiffre d'affaires global ! Mais quand nous voyons le sourire que peuvent avoir les éditeurs à la fin du Marché nous nous doutons que l'activité a été conséquente. Chaque année nous avons de plus en plus de demandes ce qui pose aussi un problème d'espace sur la place Saint-Sulpice. Et si chaque année nous avons de plus en plus de demandes c'est aussi parce que tout le monde se rend compte que le Marché de la Poésie est un moment essentiel de l'activité économique.
La crise sanitaire et les confinements ont entraîné l’annulation de deux Marchés de la Poésie, sans oublier la fermeture des librairies, des théâtres, des lieux où on pouvait écouter des poèmes et rencontrer les auteurs … Quelles sont les conséquences économiques de ces restrictions et interdictions ?
Il est vrai que cette crise a eu un impact catastrophique pour tous ces éditeurs parce que la plupart d'entre eux ne vivent que grâce aux rencontres qui peuvent se faire soit autour de lectures soit à l’occasion de manifestations comme le Marché de la Poésie. Pendant deux ans ils n'ont pas eu accès à leur public. On a beau essayer de compenser par des ventes sur internet etc… ce n’est absolument pas la même chose !
De plus les gens ont aussi besoin de rencontrer ces éditeurs qui ont une production généralement artisanale donc de grande qualité. On a besoin aussi de voir et de toucher ces livres !  Donc ça a été une période compliquée ! Nous avons essayé de les soutenir mais il est bien évident qu'on ne peut pas faire un Marché de la Poésie virtuel sur internet ça n'aurait aucun sens ! Pour la plupart ces éditeurs ont survécu. La plupart d'entre eux ont continué leur activité ralentie voire stoppée puis reprise. Nous avons retrouvé une production de nouveauté qui a été assez exceptionnelle pendant cette année 2021, sans parler des initiatives sur internet avec des lectures ou bien des rendez-vous pour des débats ou autres. Cela n’a bien évidemment pas remplacé l'échange humain qu'on peut avoir traditionnellement. Chacun a donc survécu comme il pouvait mais a survécu, à quelques exceptions près, ce que bien sûr nous déplorons !

 

Périphérie #40, "Panthéon (Paris)". Table ronde Poésie et engagement. Rencontre avec Michel Deguy, Armelle Leclercq, Bernard Noël, Florence Pazzottu et Alexis Pelletier. 16 juin 2017.

Quels sont les professionnels du livre qui ont été les plus touchés ?
Toute la chaîne du livre a été totalement impactée par cette crise, que ce soit les diffuseurs, les distributeurs, les libraires, les bibliothèques ou le simple lecteur, tout le monde a été touché. D'abord parce qu'il y a des lecteurs qui n'avaient pas accès aux nouveautés. Nombre d’éditeurs ne vivent que grâce aux rencontres qu’ils organisent autour de leurs publications. Donc pendant deux ans ça a été très compliqué.
Mais, vous savez, la poésie est en crise permanente même d'un point de vue économique. Il ne faut pas oublier que dans le secteur de la librairie la poésie ne représente que 0,3% des ventes ! Donc on est en situation de crise permanente. Ça veut peut-être dire qu'on arrive mieux à résister à la crise qu'on a pu subir ces dernières années même si humainement ça a été très difficile ! Nous avons été surpris de constater que la plupart des éditeurs que nous défendrons au Marché de la Poésie ont tenu le coup. Il y a peu de librairies qui consacrent véritablement un rayon à la poésie et dans les grandes enseignes il faut quand même insister pour trouver où est la poésie. C'est problématique et de toute façon ça a toujours été le cas de figure. Certes dans les années 80 c'était plus facile car il y avait plus de libraires donc un plus grand nombre qui acceptaient d’accueillir les ouvrages que présentaient ces éditeurs de poésie. Aujourd'hui c'est beaucoup plus compliqué, si on n'est pas en plus dans le circuit de la chaîne du livre, avec son distributeur et son diffuseur, généralement les libraires ne prennent pas de livres de poésie. Je dis bien généralement parce qu'il y a fort heureusement encore beaucoup d'exceptions et de libraires qui font un travail extraordinaire par rapport à la défense de la poésie et de la liberté de création. Aujourd'hui il faut rentrer dans des cases pour exister ce qui n'est pas le cas de la plupart des éditeurs que nous accueillons au Marché de la Poésie. C'est peut-être justement ce qui fait le succès de cette manifestation. Je vous avouerais que nous préférerions de notre côté que le marché de la poésie ait moins de succès et que ces éditeurs soient représentés à longueur d'année  un peu partout, mais malheureusement ça n'est pas le cas, alors il y a le Marché de la Poésie, mais aussi d'autres manifestations, qui existent pour défendre leur travail. Et j'espère qu'il y en aura de plus en plus pour montrer ce travail extraordinaire, j'insiste car les éditeurs sont des gens formidables qui ont une passion, que nous partageons, et que nous essayons de partager avec le public. Et comme généralement nous avons un public de passionnés aussi, c'est un grand moment de partage.
C'est vrai que la chaîne de distribution qu’il s’agisse des distributeurs ou des grandes enseignes qui vendent sur internet demande quand même des marges assez importantes que les éditeurs indépendants peuvent d'autant moins se permettre de payer maintenant. Il y a les marges, il y a les retours, enfin il y a tout un tas de problématiques… Il faut faire des tirages plus conséquents pour être présents dans le réseau de la librairie. Donc ça n'a pas non plus beaucoup de sens de demander à ces éditeurs qui font un travail artisanal avec généralement une grande qualité dans les choix des papiers, des maquettes, des typographies, de leur demander de rentrer dans le cadre traditionnel de cette chaîne du livre. Bien entendu il y a un certain nombre d'éditeurs qui sont présents au Marché qui font cet effort mais on ne peut pas le demander à tous ces éditeurs parce qu'il y a des petites maisons d'édition qui tiennent vraiment grâce à une personne et qui n'existeraient pas sans le travail de cette personne. Ça serait beaucoup trop difficile de pouvoir tenir le choc.
Tous ces paramètres rendent d'autant plus nécessaire la présence et la réalisation de ces rencontres avec le public. Et si vous me permettez aussi de porter l'accent sur un point : pendant cette période très complexe qui a duré deux ans il ne faut surtout pas oublier qu’il y a eu un soutien que ce soit au niveau du Ministère de la Culture ou bien au niveau des Régions : des mesures ont été mises en place. Elles ont sans doute permis à la plupart de ces éditeurs de passer le cap. D’une façon générale en France il y a eu un soutien étatique relativement conséquent par rapport aux petites entreprises pour leur permettre de continuer à exister. Même si maintenant on va sans doute avoir l'effet boomerang de l'impact de la crise, dans son ensemble. Mais en tous les cas jusque-là ces mesures ont permis à ces éditeurs de pouvoir continuer à tenir la tête hors de l'eau, surtout pour ce qui concerne les éditeurs qui ne publient que de la poésie. Ils ont été plus touchés que des éditeurs qui diversifient leurs types de publications. Je pense qu'à partir du moment où on est une petite maison d'édition indépendante, quel que soit son type de production, cette crise a été difficile à traverser, mais fort heureusement les mesures d’aides ont globalement permis la survie de cette tranche de l'édition.
Pensez-vous que l’édition indépendante, la publication et la diffusion de la poésie soient menacées ? Qu'il y aura des impacts futurs de cette crise ? 
Je ne sais pas ce que donneront les mois qui viennent par rapport à une crise économique d'ensemble. Le Marché de la Poésie qui vient de se dérouler a été une réussite aussi parce que les lecteurs ont acheté des livres. Mais là de manière générale on s'aperçoit que les prix sont en train de monter énormément et que l'inflation va galopante. Donc je ne sais pas quel va être l'impact de ces données économiques, dans l'avenir, sur les ventes que peuvent effectuer ces éditeurs. Il est évident qu’en ces périodes difficiles on dépense plus facilement pour acheter des produits alimentaires que pour aller vers la culture. Donc en ce cas il risque d’y avoir un impact sur la diffusion de la poésie et sur le travail de ces éditeurs.

 

Périphérie #24, Maison
 de la Poésie/Scène littéraire, De nouvelles écritures. Températeur : Éric Dussert. Avec : Michaël Batalla, Sereine Berlottier, Sophie Loizeau, François Matton, Sandra Moussempès, Cécile Portier.

Mais pour le moment c'est encore un peu prématuré pour le savoir. Il est évident que même si le gouvernement parle de relance économique on s'aperçoit qu’on est en train de commencer à payer le coût de la crise. Espérons alors que cela ne se répercutera pas trop sur la culture d'une façon générale et sur le travail de ces éditeurs indépendants en particulier.
Il faut aussi souhaiter que la crise sanitaire soit passée. Car si on commençait à interdire à nouveau un certain nombre de manifestations culturelles là ça serait un coup dur pour l'ensemble de cette profession. Donc il faut espérer qu’au niveau du Ministère de la Culture et des Institutions Régionales on continue à surveiller avec une grande attention ce qui se passe aujourd'hui et ce qui va se passer dans les mois qui viennent. Parce que je pense que même si ces éditeurs ont l'habitude de vivre une crise permanente, à un moment donné cela devient beaucoup trop !
Le CNL et les régions nous l'avons déjà souligné ont quand même débloqué des subventions pour aider les acteurs du métier du livre, alors certes les dossiers étaient assez complexes à mettre en place mais nous sommes dans un système de bureaucratie et de technocratie qui fait que quand on veut avoir un soutien il y a des dossiers un peu complexes à remplir... Mais ils l'ont fait et de leur côté les institutions ont bien accueilli ces demandes. Elles ont aussi soutenu des manifestations comme le Marché de la Poésie, parce que deux ans sans existence, pour nous, c'était aussi délicat d'un point de vue financier. Ces institutions nous ont soutenus pour que nous puissions continuer mais aussi pour que nous puissions indemniser les auteurs qui devaient participer à des manifestations et qui n'ont pas pu le faire. Parce que nous sommes en train de parler des éditeurs mais il y a aussi tous ces auteurs qui à longueur d'année font des lectures, des ateliers d'écriture, etc…  et qui n'ont pas pu pendant toute cette période faire quoi que ce soit. Pour eux ça a été aussi une période délicate voire encore plus compliquée que celle qu’ont vécu les maisons d'édition.
Vous avez créé les États généraux permanents de la poésie en 2017. C’est le lieu d’une interrogation théorique et pragmatique sur la poésie et sa place dans notre société contemporaine. La poésie est un genre qui est peu représenté dans les grandes chaines de distribution. Le Marché de la Poésie et d’autres manifestations contribuent à la rendre accessible au public, à la rendre visible, et audible. Ces problématiques inhérentes à la crise ont-elles changé cet état de fait ? Quel est l'avenir de la poésie ?

Les Etats généraux de la poésie # 01, Bibliothèque municipale de Lyon La Part-Dieu, 2017.

Nous avons organisé les États généraux de la poésie pour la première fois en 2017. Nous avons essayé de faire un état des lieux de ce qu’il en était aujourd'hui pour la poésie. Puis nous nous sommes aperçus à la fin de cette première année qu’il fallait continuer cette réflexion en tout premier lieu parce que le Marché de la Poésie est un lieu de réflexion autour de la poésie, donc autant utiliser ce cadre pour continuer cette réflexion, avec chaque année une thématique différente.
Et comme le Marché de la Poésie est le lieu naturel de cette réflexion, les États généraux de la Poésie sont devenus permanents pendant le Marché de la Poésie. Cette année nous avions choisi comme thématique « Les finalités du poème ».
Nous nous sommes vraiment rendu compte qu’il y a une réelle demande du public qui vient au Marché de la Poésie, ce qui rassure aussi, car il ne s’agit pas seulement de gens qui viennent acheter des livres de poésie. Ce sont vraiment des gens qui ont envie de réfléchir sur cette poésie contemporaine et sur ce qu'elle apporte dans notre société. La poésie c'est un outil de réflexion permanente sur la société dans laquelle on vit. C’est un regard sur ce monde qui nous entoure. C'est important justement de l’interroger aussi, d’évoquer ce qu’elle est et quel est son avenir. C'est ce que nous essayons de mettre en place depuis maintenant quatre ans. La poésie c'est une parole ouverte à une pluralité sémantique. Est-ce que la place de la poésie va enfin être plus importante ? Je ne me fais pas d'illusions sur ce point, elle sera toujours en marge, mais je pense que la poésie est faite pour être en marge. Ça peut être rassurant autant qu'inquiétant. Mais ce qui serait d'autant plus inquiétant c'est que la poésie devienne un phénomène de mode parce que cela signifierait qu’elle risquerait de changer son fusil d'épaule. Mais je pense qu'on en est loin, ou alors, si la poésie devient un phénomène de mode, c'est que les lecteurs ont changé leur fusil d'épaule et qu'ils ont envie d'accéder à une autre vision du monde.
Bien sûr nous espérons tous que le public et que les lecteurs de poésie soient de plus en plus nombreux avec le temps. Nous faisons tout de notre côté pour essayer d'être la meilleure vitrine possible de ce travail autour d'elle. Nous avons de plus en plus de public et c'est un public intéressé par la poésie. C’est gratifiant pour les poètes et pour les éditeurs. Et effectivement il y avait une très belle fréquentation le week-end de ce dernier Marché de la Poésie, à tel point que nous avons été obligés de fermer nos portes à un moment donné puisqu'on avait largement dépassé les jauges qui sont autorisées pour les rencontres publiques. C’est aussi dû à cette attente de plus de deux années pour que ces rencontres soient à nouveau possibles. J’insiste bien sûr ce terme, celui d'une rencontre, d'une rencontre humaine, d'un échange humain.
Vous savez 38 années d'existence de ce Marché de la Poésie ça n'est pas rien, mais il y a encore énormément de travail à faire pour l'avenir. Donc aux alentours du mois de juin de l'année prochaine nous allons essayer de fixer un cadre qui soit un peu plus habituel et en l'occurrence en 2022 nous recevrons le Luxembourg comme invité d'honneur. Nous essaierons de retrouver les traces de ce que nous avons connu jusqu’à maintenant. Quand nous avons décidé de faire ce marché de la poésie au mois d'octobre sans en avoir vraiment le choix nous avons été un peu inquiets sur les retours que nous en aurions.  Il se trouve que ça a été très positif et tant mieux. Mais en tous les cas nous restons vigilants sur l'avenir et sur tout ce qui reste à construire !

Voici l'émission littéraire L'ire du Dire n°3, diffusée sur Fréquence paris Plurielle 106.3 FM le mercredi 24 novembre 2021. Carole Carcillo Mesrobian reçoit Vincent Gimeno-Pons. Un entretien qui a précédé cette Rencontre "Le marché de la poésie d'après" et en a été le support.

Présentation de l’auteur




Bonnie Tchien Hwen-Ying : Le corps du silence

Entre Paris et Migné, Bonnie Tchien Hwen-Ying travaille. Elle travaille l'art performatif, recherche l'équilibre entre le mouvement et le silence, pour pouvoir, dit-elle, faire de ce vecteur qu'est la performance un corps qui unit différents moyens d'expression artistiques. Elle n'est ni une illustration, ni une voix off, ni une entité qui serait séparée du monde et des autres. Elle est l'ultime moyen de communication, celui qui rend perceptible ce que l'Art contient, dans son silence retentissant. Fondatrice de l'Espace Miss China rue Française et du Cabaret de la Performance à Paris, organisatrice et directrice artistique de la résidence d'artistes Chantons aux Vaches et désormais de la Boucherie, centre d'Art performatif, tous deux situés à Migné, elle mène ce chemin comme une exploratrice qui va toujours plus loin en terre inconnue, car pour elle la performance doit être ce lieu d'une communication aboutie et unificatrice, hors du langage.

Peux-tu nous parler ta formation et de ce qui t’a menée à la performance ?
Ma formation initiale est celle d'une créatrice de mode, ce qui m'a menée inévitablement à m'intéresser et à être influencée par le domaine artistique. Mon nom dans ce domaine était Miss China. A cette époque je me suis liée avec les artistes et tout a commencé à l'Espace Miss China Rue Française. C'était en 1995, nous avons commencé à performer en liant nos différentes disciplines artistiques. Puis j'ai ouvert le Cabaret de la Performance. Mais tout a commencé rue Française.

Straight line, avec Bonnie Tchien HY
et Davide Napoli, 2018.

Qu’est-ce qu’une performance ?
J'ai récemment découvert que la vie est une performance. Une performance c’est une expression directe et un moyen de communication immédiat avec les gens qui nous entourent. Une manière de communiquer à travers un certain regard et une certaine gestuelle. C'est pouvoir communiquer avec les autres.
Au centre d'Art performatif La Boucherie que j'ai récemment ouvert à Migné, tout est orienté vers la performance, et on constate que c'est là que tout nous mène absolument à la vie. Dans l'élaboration du travail qui mène à l'élaboration de Chantons aux Vaches, c'est pareil. Tout comme pour  les résidences d'artistes, qui permettent à différents types d'artistes de nationalités variées de se côtoyer. La performance est  toujours le point de croisement ou de rassemblement, le point d'orgue d'une communication universelle.  Je n’exposerais pas une photo si la photo ne nous mène pas à une action performative.  La performance est l'unique mise en œuvre  qui permette de restituer ces différents vecteurs artistiques, qui sont son support. Elle rend possible et visible, audible,  leur rencontre, leur croisement, leur intertextualité.  Elle devient ce troisième corps, le corps du silence, de ce silence habité par toutes les potentialités sémantiques que porte l'œuvre d'art, et elle est l'ultime moyen de communication.

Cœur brisé, Bonnie Tchien HY et Tia-Calli Borlase, "The mermaid who loved seahorses", Cabaret de la performance.

Tu travailles avec un grand nombre de poètes. En quoi la poésie et la performance sont-elles liées ?
Je travaille aussi avec des danseurs et dernièrement des musiciens (du son). La poésie est la performance des mots, des expressions. La performance est l'expression du corps. On ne peut pas dire que la performance illustre ou révèle le texte. Les deux corps, poésie et gestes, poètes et performeurs, se rencontrent, et créent une troisième entité, un troisième corps, la performance. C’est pour cela que je dis que pour moi communiquer est important, créer une connivence, une gestuelle. Les sens se croisent et cette rencontre permet  de laisser émerger un troisième corps, la performance, quand ça marche bien. C'est une autre écriture du poème. Une ouverture de sens, de ses potentialités infinies, que tout le monde partage.
Tu as, entre autre, participé à l’élaboration du livre publié avec Davide Napoli, Errances cristallines, sur/avec Bonnie Tchien Hwen-Ying, paru aux éditions Transignum. Comment avez-vous élaboré ce livre ? Comment le corps et les mots ont-ils dialogué pour former les poèmes ?
Ce livre s’est élaboré à partir d’un corps en mouvement qui a parlé au poète. Davide Napoli a fait ce livre avec moi et sur moi. Donc mon corps en train d'effectuer la performance a amené une communication, un dialogue  entre nous deux à travers une substance figée sur la pellicule, les photos, qui témoignent de cette rencontre de deux moyens d’expression. De là l’émergence du livre, que l’on peut considérer comme un corps sémantique fait de la rencontre des vecteurs artistiques qui l’ont précédé.  Davide Napoli  a écrit à partir de ma gestuelle  que la photographe Rohsuan Chen a su parfaitement capter sur les photos. Je pense que c'est de cette rencontre entre la photographie et le mouvement du corps que sont nés les poèmes. 

Davide Napoli, Errances cristallines, sur/avec Bonnie Tchien Hwen-Ying, Les éditions Transignum, 2018. PDF disponible sur https://www.bonnietchienhwenying.com

Tous les ans tu proposes Chantons aux vaches. Peux-tu nous expliquer de quoi il s’agit ?
Chantons aux Vaches a été  créé en 2014. J'ai souhaité travailler sur la communication. La performance c'est ceci, un travail sur la communication, pas autre chose. En voyant mon chien communiquer avec des vaches, je me suis demandé si leur langage est commun. Comment communiquent-ils ? A  partir de 2014 cet axe de recherche a été une préoccupation constante.  Communiquer. J'ai incité des artistes internationaux à venir, et nous avons travaillé sur ce qui à travers la langue permet de communiquer. Puis nous avons élargi l'acception du mot, et la nature des  interrelations : les êtres avec les êtres ; les êtres avec les animaux ; les êtres avec l’environnement (nature végétaux etc). Nous travaillons ensemble  à partir de cette problématique.  Les artistes sont multidisciplinaires et de toutes nationalités. Chantons aux Vaches s’élabore au fur et à mesure, on évolue ensemble, chacun fait quelques pas, dans le respect et l'harmonie. Cette année pour notre huitième édition cette période de partage me confirme que tout ceci  finalement est le reflet de  la vie.  C'est également une démarche philosophique et politique. Essayer de trouver ce qui est communicable et non communicable. Cela rejoint les problématiques d’aujourd’hui : qu’est-ce qui n’a pas été communiqué correctement, pourquoi les humains ne parviennent-ils pas à s'entendre, se comprendre ? Essayer de créer des ponts, des liens et des moyens de communiquer entre tous les humains, et tout ce qui existe, est ce qui motive notre travail ensemble. La performance, qui est ce moyen d'expression artistique ultime parce qu'elle convoque nos sensations, nos sentiments, et l'espace du vivant qui est en chacun de nous, est ce moyen ultime, incontournable, de communication.

Banquet Chantons aux vaches, août 2020, cameraman Pascal Boymond, Chantons aux vaches.

Quel est ton objectif, ou bien qu’est-ce que tu souhaites mettre à jour ?
Je souhaite pouvoir trouver des vecteurs de communication qui permettent l’harmonie.  L’art est le moyen le plus facile pour atteindre ça. La performance touche les spectateurs au plus profond de leurs sensations, de leurs sentiments. Elle rend perceptible ce que certaines œuvres recèlent, contiennent. Elle actualise un sens parmi les multiples acceptions que l'art porte, et en offre le partage. Le silence, je crois que la performance ouvre l'espace du silence contenu dans chaque œuvre d'art.
La performance tout comme la poésie ouvre vers une acception autre du réel. En ceci elle est intimement liée à la poésie. Est-ce qu’elle ne serait pas finalement cette mise en scène de la différance derridienne ?
La performance permet un autre accès à l'ouvre d'art. Elle peut rendre compte du travail du poème, mais aussi de celui de la musique, de l'image. Elle n'est jamais ni illustration, ni faite par, ou pour, une poème ou une musique spécifique. Elle a une vie propre, et s'installe dans ce vide sémantique laissé par toute œuvre d'art, pour n'être ni cette œuvre, ni le corps de l'artiste qui performe, mais un espace entre les deux, ou un plein, un troisième corps. Une performance n’est jamais reproductible,  et c’est aussi en cela qu’elle est unique, dans les multiples déploiements qu'elle permet à partir d'une œuvre.
Peut-être alors que la performance est l’unique possibilité de mettre en scène la poésie ? Peut-être qu’elle donne à voir le silence sur lequel ouvre le poème ?
La musique peut. La danse aussi. La musique est parfois une performance, la danse aussi. La performance englobe quelque chose d’immense. La performance n’est qu’Une performance. Elle est une méditation, une gestuelle, car tout se dit dans le silence, un silence qui alors est un bruit énorme, un son assourdissant, un en soi. Je pense à une phrase « de fil en aiguille tout se dit dans le silence ». Tout se dit dans le silence.

Timeless Resistance, invitation à la rétrospective Chantons aux vaches 2019 (http://www.chantonsauxvaches.com)

Présentation de l’auteur




Yves Bonnefoy

Une des toutes premières rencontres à avoir été publiée sur Recours au poème, parue en octobre 2012.

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Natacha Lafond et moi-même avions rencontré Yves Bonnefoy en janvier 2004, dans son bureau du Collège de France, pour un long et passionnant entretien, qui était destiné au numéro de la revue Le Bateau Fantôme portant sur le thème du « livre ». Cet échange consista principalement dans la discussion des questions que nous avions préparées, mais aussi dans l’évocation chaleureuse de nombreux souvenirs littéraires.

Comme le lecteur pourra le constater, le poète a répondu à nos questions sous la forme d’un court essai, ou, si l’on préfère, sous la forme d’une longue lettre adressée aux questionneurs ; mais il demeure, dans son discours et son esprit, un entretien.

Sur les trois parties de ce texte, la première, la plus longue (elle couvre la moitié de l’ensemble) est reproduite ici pour Recours au poème. Le texte complet a paru la première fois dans la revue Le Bateau Fantôme, n°4, « le livre », 2004.

Mathieu Hilfiger

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Cher Mathieu Hilfiger, chère Natacha Lafond, j’ai lu vos questions, je leur ai trouvé beaucoup de sens, et c’est au point que je souhaite que vous les placiez, toutes ou au moins certaines, au seuil de ces réflexions. Mais permettez-moi de vous répondre comme si vous ne m’aviez posé qu’une seule grande question, celle du rapport que j’entretiens, ou qu’un écrivain peut entretenir, avec le livre, le livre comme tel…  Car c’est là un problème que je suis loin de maîtriser, d’où suit qu’avant de m’arrêter à vos points de vue plus particuliers, j’ai besoin de faire un retour sur moi, qui risque de prendre tout mon temps.

Un retour qui doit pour commencer en revenir à l’enfance puisque celle-ci est dans l’existence le moment où les livres ne peuvent manquer de produire sur leur lecteur prenant conscience de soi leurs effets les plus forts, parfois même bouleversants. Je l’ai déjà rappelé, à chaque fois que j’ai eu à m’expliquer sur la poésie, l’enfance est l’âge où la pensée conceptuelle, celle qui aborde les choses par leurs aspects, donc par leur dehors, se met en place dans la parole, dans le regard, mais de façon lacunaire encore, insuffisamment cohérente, d’où des failles entre ses propositions par lesquelles la plénitude de l’immédiat, en passe d’être oubliée, se marque dans l’esprit avec du coup un relief, une qualité de mystère, qui pourront hanter la mémoire pour tout le restant de la vie. Et ce souvenir, c’est alors le bien de la poésie, qui cherchera à le préserver dans tous ces mots de la langue que la vie adulte, pour sa part, ne peut que concéder ou abandonner aux concepts. 

Or, ces mots, où vont ainsi se retrouver aux prises les deux regards, celui du logos conceptuel organisateur du monde où l’on a à vivre, ou déjà les grandes personnes vivent, et celui d’auparavant, qui percevait les êtres et les choses dans leur immédiateté, leur unité, où se présentent-ils à l’enfant qui grandit sinon dans les livres qu’il lui est donné de lire ?  Je me propose donc de retrouver la façon dont j’ai vécu, pour ma part, le fait du livre. De comprendre comment un livre peut, comme tel, troubler la pensée, par sollicitation de ce que j’appellerai l’imagination métaphysique : non celle qui se complait à rêver de situations simplement inactuelles, inaccessibles, dans la réalité comme elle est, mais celle qui conçoit des degrés supérieurs de celle-ci, et veut se porter vers eux.

Un livre ? Mais remarquons d’abord l’ambiguïté de ce mot qui désigne aussi bien une œuvre littéraire, par nature immatérielle, que le volume où on peut la lire, en ce cas du papier, de la chose imprimée, une couverture, neuve ou usée, tous éléments offerts au regard sans relation évidente avec ce dont le texte fait part : le livre, en ce sens du mot qui est le plus vaste autant que le premier, ayant sa vie indépendamment de l’œuvre. Le même vocable a deux acceptions profondément différentes. Et pourtant ! N’y a-t-il pas entre ces deux réalités, l’entité purement mentale et l’objet physique, quelque chose pour les unir en nous qui sera plus que le simple fait que l’une soit le véhicule de l’autre ?

Telle la question que je dois me poser sans plus attendre, car je vois bien qu’elle peut expliquer beaucoup de mes rencontres les plus anciennes avec les livres. Très importants furent pour moi les petits volumes d’une certaine collection Printemps à laquelle j’ai déjà fait allusion dans d’autres écrits mais dont il me faut reparler, de ce nouveau point de vue. On m’avait abonné quand j’eus neuf ans aux petits ouvrages de cette série bimensuelle, je les recevais par la poste, 64 pages de minime format gardées ensemble par deux agrafes avec trois ou quatre illustrations, du dessin au trait, sous une couverture en couleur, elle aussi une belle image. Et ces petits romans, que j’attendais avec impatience un jeudi sur deux, c’était bien, tout d’abord, un livre, au sens matériel du mot : l’enveloppe que l’on déchire et cette ressemblance aux publications antérieures que l’on est ravi de constater dans la livraison nouvelle, avec beaucoup d’affection pour cette typographie, cette minceur souple qui ont déjà apporté de si séduisants récits. Ces livres, je ne les abolissais pas dans l’acte de la lecture, je les conservais, avec respect, avec compassion aussi pour leur fragilité évidente.

Et le même intérêt pour l’enveloppe des textes, je l’ai éprouvé tôt après cette première expérience de lecture dans l’espace plus austère mais tout aussi fascinant des Classiques Vaubourdolle, petits livrets voués à toujours la même présentation matérielle et eux aussi très minces et bien fragiles, dans leur refermement sur des textes cette fois imprimés serrés et avec une encre un peu trop grise mais qui me paraissait annoncer ainsi une difficulté essentielle. Il y avait à la maison un certain nombre de ces brochures, aussi quelques autres de chez Hatier, et j’y découvrais Andromaque, Britannicus ou Le Cid, je lisais subjugué ces tragédies, mais cette fascination pour des textes ne me faisait pas oublier leur vêture, et quand je regardais en quatrième page de couverture la longue liste des ouvrages « de la même collection », c’est à celle-ci que je pensais tout autant qu’à des œuvres encore inconnues de moi. Je perdais mon regard dans une cohorte de minces livres gris bleu, je m’avançais parmi eux, présences à la fois invisibles et proches qui étaient comme à veiller pour moi dans l’espace qui s’étendait entre le lieu proche et ces œuvres lointaines, énigmatiques.

Car voici bien ce qu’il faut que j’ajoute sans attendre, et qui me reconduit à ma première remarque, sur le regard des enfants, au moins de quelques enfants : ces œuvres, ces livres - dans cette fois le sens littéraire du mot, et en particulier ceux de la collection Printemps -, ne s’ouvraient pas à moi comme le récit d’événements ou de situations d’un monde réel, d’un monde certes inexploré encore mais bien réel ici même, et que mon imagination, mon désir, auraient voulu pénétrer, anticipant sur les années à venir, non, c’était l’imagination métaphysique qui avait d’entrée de jeu pris la barre, et je ressentais ainsi, de façon aussi instinctive que profonde, que ce que je lisais avait son lieu dans un autre monde, un qui, pour avoir les mêmes objets, les mêmes lois, les mêmes paroles que le nôtre, n’en était pas moins séparé de nous par un grand mur invisible.  La réalité dite par ces livres, et que rien ne distinguait de la mienne, en fait transcendait celle-ci, elle se situait à un degré supérieur dans l’être, elle était donc inapprochable sinon par la pensée qui ne cessait pas de s’élancer vers les cimes de cet ailleurs, irisées d’une lumière parfaitement mystérieuse.

Rien que de naturel dans cette impression, j’imagine, c’est simplement la mémoire de la présence, celle que j’évoquais au seuil même de ces remarques, qui cherche à s’inscrire dans la figure du monde à mesure que des récits élargissent cette dernière. La mémoire produit ce que dans un de mes livres j’ai appelé un « arrière-pays », un vestige de l’expérience originelle préservé aux lointains du monde comme il faut bien qu’on l’accepte.

Mais ce qui apparaît maintenant et que je dois souligner, c’est le lien que cette rêverie ontologique fait apparaître entre le livre véhicule et le livre texte, entre le contenant et le contenu : le premier se révélant davantage qu’un simple porteur du second, sans effet sur l’œuvre. Existence qu’il est bien, comme le montrait déjà l’affection qu’il sait provoquer, il peut être non tant le guide que je disais tout à l’heure, vers de la littérature encore non lue, que le messager qui vient à nous de cet ailleurs où les personnages et les situations des récits, des drames, paraissent alors résider. Il a un peu de sa vie ici, oui certainement, mais le plus clair autant que le plus secret de son être est « là-bas », à l’horizon du visible. Le livre, le support matériel de l’œuvre, quel est son rapport à celle-ci ? Dans de tels cas, c’est de confirmer qu’elle n’est pas de ce monde.

Un leurre, par conséquent, ce papier, ces caractères typographiques, ces couvertures comme des portes de temple étagées à plusieurs niveaux dans les brumes d’un outre-espace, un leurre car cette imagination d’un ailleurs dans l’expérience de vivre est tout de même un péril, et qu’il faut combattre. Le sentiment de présence, avoir compris - avoir su - que la réalité, c’est l’intensité dans la figure des choses, voilà qui est véridique, c’est le bien que nous recevons de notre mémoire quand elle se fait poésie, mais où le danger commence, c’est quand cette impression de réalité se sépare de nous pour se porter sur des choses rêvées ailleurs, alors que c’est ici même que ce qui est a son lieu, et doit être reconnu, et vécu. Là-bas, en dépit de l’intensité qu’on y rêve, ce ne sont que des représentations sans épaisseur d’existence, c’est de l’image, rien qui pourra répondre aux besoins de la personne comme il faut pourtant les savoir et les accepter si l’on se veut fidèle au moment premier de présence, présence aussi de soi-même à soi. De telles rêveries sont des leurres, et la poésie, ce sera de se persuader de cela. 

Vous voyez, je viens de vous faire part d’une de mes convictions, cette idée que le livre, le livre chose, peut être vécu d’une façon qui fait de lui un péril, en tout cas pour la poésie. Le livre peut être dangereux. Mais l’essentiel, aujourd’hui, ce n’est pas de redire cette expérience, c’est de comprendre la raison pour laquelle un tel leurre se met en place. Pourquoi, comment, le livre qu’on tient entre ses mains peut-il donner lieu à une transmutation des figures qu’on y rencontre, alchimie qui de leur statut ordinaire de simples sténographies de choses et de personnes d’ici tire l’or d’une apparence d’épiphanie ? Pourquoi ? Eh bien, parce qu’en sa nature même de chose, d’objet matériel, tangible, manipulable, le livre a une forme et des limites.  D’où suit que le texte qu’il contient est lui-même délimité, séparé de tous ces possibles qu’auraient été une suite donnée à son récit, par exemple, ou une objection apportée par un critique. Il lui est permis d’exister en soi, resserré sur soi : et c’est de cette virtualité, si le lecteur s’y attache, que la transmutation est la conséquence.

Que sont ces mots, en effet, qu’on rencontre alors dans le livre, qu’on y lit mais en se heurtant à gauche et à droite aux bords du cadre, lesquels renvoient vers le centre, là où sont les phrases du texte, avec leurs indications ainsi absolutisées ? Ces mots ne peuvent parler à ceux qui sont restés au dehors, ils ne peuvent entendre ce qu’on leur dit, rien en eux par conséquent qui puisse prêter à parole, ils ne sont, purement et simplement, qu’une langue, la langue que constituent leurs rapports au sein du livre. Et cette langue est donc libre de déployer ce qui est dans la nature des langues, à savoir qu’elles ignorent le temps de la finitude, celui qui dans nos vies, par la pensée de la mort qui en résulte, oblige à prendre au sérieux les situations du hasard et ne pas douter que c’est ce hasard le réel. Qu’on se laisse capter par une langue en son être propre, qu’on préfère en percevoir les structures plutôt que les employer, et ces structures se font un intelligible, au sens platonicien de ce mot, et quand ensuite on aperçoit cet intelligible dans les quelques figures - c’est le récit - qu’il puise dans le monde sensible pour, en somme, se signifier à lui-même, on voit celles-ci dans sa lumière, on les a perdues pour ce monde, ici, où on peut bien continuer à vivre mais où on a cessé d’exister. 

Et cesser ainsi d’exister, c’est évidemment une tentation, puisque c’est cesser aussi bien d’être mortel, et je crois donc que cette façon de se laisser séduire par le livre - autrement dit de profiter de son caractère fondamental, sa capacité de tailler dans la continuité de la parole, de fermer du texte sur soi -, c’est un fait assez répandu dans la communauté des lecteurs, quitte à prendre divers aspects, qui sont diverses manières de promouvoir la langue à l’encontre de la parole. On peut rêver d’un « arrière-pays » et il y a déjà nombre de façons de le faire, soit géographiquement, soit comme nostalgie d’autres moments de l’histoire, mais aussi on peut imaginer l’ailleurs érotiquement, passionnellement, la passion amoureuse, découverte dans des poèmes avant d’être tentée dans la vie supposée vécue, n’étant qu’une des retombées de ce grand mirage. Et d’aucuns, enfin, profiterons de ce qu’une langue, c’est de l’oubli de la mort, c’est décharger le vivant du sérieux de l’existence, pour se mettre à jouer avec les signifiants de l’idiome ainsi offert à la paresse de vivre, et ce sont alors ces analyses critiques comme on en voit souvent aujourd’hui, analyses-jeux faites à l’aide des simples formes, ou ces livres puisés dans le matériau de rien que la langue par une combinatoire qui élargirait son champ à, rêve-t-on, pauvrement, tout ce qu’on pourrait faire d’intéressant sur cette terre.

C’est en ces régions extrêmes du consentement au mirage, régions plutôt désertiques, que je commence, pour ma part, à m’attrister de la révérence, si ce n’est de l’idolâtrie, dont notre époque fait parfois montre à l’égard du livre, compris comme un texte d’entrée de jeu assumant le fait de son cadre, et y trouvant son bonheur. Pourquoi faudrait-il qu’un livre soit, comme tel, une fin ? Que l’idée d’écrire un livre fasse trembler d’émotion ? Que l’on s’enferme dans l’écriture d’un livre comme si c’était la réponse qu’il faut au supposé non-sens qu’il y a à vivre ? Je n’admire pas l’idée mallarméenne du « Livre » unique, absolu, idée obscure et, heureusement, contradictoire. J’aime profondément Borgès pour son sens exacerbé, en fait douloureux, de la finitude, mais quelle épouvante que la bibliothèque de Babel, à quoi s’est risquée son angoisse ! 

Mais revenons à mon expérience personnelle du livre, des livres, car ce n’est que par cette évocation que je me sens en mesure de répondre à votre attente. Les mirages produits par la collection Printemps ou par les classiques Vaubourdolle ne furent pas les derniers, j’eus à subir d’autres sollicitations, ce furent par exemple, au lycée, les éditions analogues de quelques auteurs latins et d’abord le manuel de grammaire latine, syntaxe mais morphologie presque autant, surtout dans ses « premières années ». Et la même sorte de transmutation du contenu des ouvrages, je l’ai opérée encore quand, dans mes années de lycée toujours, j’ai pris conscience de l’existence des livres surréalistes. Quel paradoxe ! André Breton y parlait d’ajouter des dimensions à la vie, de lui donner plus de réalité, et pourtant ce qui m’attirait à lui c’était ces livres dont la bizarrerie des textes, les images maintenant explicitement suggestives d’une autre réalité - plutôt pauvrement d’ailleurs, mieux eût valu, mais seul Chirico en était capable, s’attacher aux énigmes de l’évidence immédiate -, le tirage très limité, indice qu’ils n’étaient destinés qu’à un petit nombre d’élus, et, de temps en temps, la fatigue de l’exemplaire, preuve de l’existence de compagnons sur la voie à suivre, faisaient d’eux clairement, indubitablement, des messagers d’un ailleurs cette fois encore.

Reste qu’ils me conduisirent, ces messagers, vers tout de même, à Paris, des êtres qui existaient dans ce monde, belle occasion pour revenir de ce côté-ci de l’image. Et aussi je commençai à écrire, et à publier, je voyais d’autres personnes publier à côté de moi : ce qui changea mon rapport au livre. Bien naturellement ! Le livre-messager dont je viens de parler, c’est ce qui nous vient d’un ailleurs, il ne faut pas en avoir rencontré l’auteur, avoir dû constater que celui-ci n’est, si j’ose dire, que réel. À plus forte raison perd tout prestige possible le livre où prend place un texte dont on est soi-même l’auteur. Ne sommes-nous pas, nous qui écrivons, nous qui publions et qui nous parlons, à jamais du pays d’ici ? 

Et qui plus est, d’un pays dans lequel des questions se posent, qui décolorent les rêveries de l’adolescence qui veut durer aussi efficacement que le réveil au matin efface celles des nuits. L’époque, dès 1934, avait commencé à parler très fort. Un autre texte que celui des œuvres littéraires se faisait de plus en plus une incontournable évidence, dans un imprimé, le journal, et aussi un parlé, à la radio, dans les rues, qui bousculaient la forme des livres, la forme inhérente au livre, laissant du coup échapper de leur discours multiple et contradictoire l’aveu de la distorsion par les structures verbales de la réalité comme il faut la vivre. Bien difficile aurait-il été dans ces années-là de ne pas comprendre que la société tout entière, privée ainsi de parole, était soumise à des systèmes conceptuels – philosophies autoritaires, dogmes des églises, idéologies portant ce passé déjà dangereux et coupable à des conséquences sinistres – qu’il fallait critiquer comme précisément des mirages dans la pensée. C’est de ce point de vue que le surréalisme, aussi chimérique parût-il aux yeux de beaucoup, était un guide vers l’existence vécue le plus quotidiennement : vers la « vraie vie », réclamée par Rimbaud, celle qui se sait « réalité rugueuse », anges oubliés, finitude. – Je compris ainsi, en tout cas, ce que suggérait André Breton. J’écrivis un « Donner à vivre » pour le catalogue de l’exposition de 1947, puis un Anti-Platon. Et je me mis à lutter contre ces tentations – je les ai plus tard appelées gnostiques – qui donnent prestige aux livres des autres et à travers eux à tout livre qu’on prend dans ses mains, que l’on ouvre. Quand j’en vins à en publier un moi-même, un qui aurait à circuler tant soit peu et qu’il fallait rendre présentable, je fis attention à sa présentation, à sa typographie, profitant de la liberté que me laissait l’éditeur, mais il n’en mettait pas moins fin à tout un moment de ma vie.

J’étais d’ailleurs déjà dans le projet d’autres livres. Non pas que je voulusse cela, écrire d’autres livres pour le plaisir d’en écrire, mais il fallait bien que se donnât des points d’appui au dehors - des occasions de souffler - le mouvement d’une écriture dont la réflexion sur l’existence incarnée ici, dans l’ordinaire des jours, m’apparaissait désormais la seule valable raison d’être. En cela, oui, je me sens proche de Proust. Et je ne traite pas bien les livres que j’ai écrits et publiés, ces volumes, plus ou moins gros.  Leur contenu, leurs moments successifs, je les ai assurément en esprit, autant que ma mémoire me le permet, mais je les garde en désordre, et quand il m’arrive d’en chercher un, s’il n’est pas tout à fait récent, je dois l’arracher à l’étau d’autres bien trop serrés contre lui ou le tirer de sous une pile, qui s’écroule. Ma couronne de lauriers, que je dois bien avoir placée quelque part, en tout cas je ne l’ai pas disposée au dessus d’un beau meuble où mes publications vieilliraient agréablement côte à côte, drapées de papier cristal. 

[…]

Photo © Télérama.




Dominique Sampiero : Lettre de verre est le poème

Le verre, on voit à travers, au point de ne plus le voir, tant il est immergé dans le quotidien. Matériau banal, usuel, utile, sa transparence se double d'invisibilité. Pourtant, on peut  voir dans cette présence qui n'occulte pas le monde mais au contraire le révèle, le dévoile, laisse transparaître des contours perçus à travers ce prisme révélateur, une analogie avec le poème. D'ailleurs, il est certain qu'on écrit les poèmes avec des lettres de verre. Entre déliés et arrêtes, entre aplats translucides et arrondis de couleurs, une architecture du silence ouvre sur toutes les combinatoires du sens, qui apparaissent et disparaissent dans ce jeu d'ombre et de lumière. Lettre de verre est le poème, celui de Dominique Sampiero, qui a porté  et réalisé l'anthologie Le Désir de la lettre née de cette rencontre avec le designer Jean-Baptiste Sibertin-Blanc à qui l'on doit ces Lettres de verre1, et le Musverre, Musée du verre de la région du Nord. Il a répondu à nos questions, en toute transparence.

Pouvez-vous nous parler de ce projet du Musée du verre ? Comment est-il né et comment sa réalisation a-t-elle été possible ?
Voilà plus de trente ans que je m’intéresse à ce musée implanté dans l’Avesnois, à Sars Poteries, entre Avenes-sur-Helpe et Maubeuge (à une heure en voiture de Lille et de Bruxelles) et à cette mémoire des maitres verriers. Il me semblait intéressant de confronter l’onirisme du verre à l’onirisme de l’écriture poétique.

La Vie rêvée du verre, performance lecture, contrebasse portée par Dominique Sampiero et Pierre Badaroux.

J’ai connu personnellement son fondateur, le prêtre sécularisé Louis Mériaux, et il me semblait que cet homme engagé dans son projet aurait aimé associer la poésie. Il m’intimidait trop et je n’ai pas osé lui proposer de son vivant.
Un jour, dans les années 60, Louis boit chez une de ses paroissiennes dans un verre de vin dont le pied est un verre à goutte. Il s’étonne de la symétrie de cet objet étrange et s’interroge. La femme, petite fille de maître verrier, lui répond : « C’est un bousillé ! Les maitres verriers de l’atelier de Sars-Poteries avaient le droit de gâcher, de « bousiller » du verre pour eux pendant la pause-déjeuner pour s’entrainer ».

Ils ont fait de cette permission un moment de création et d’affrontement entre leurs savoir-faire. C’est à celui qui inventerait le plus bel objet. Joignant la parole aux actes, cette dame grimpe au grenier et descend un carton plein : encriers revanche, coupe à fruits, lampes, canne de verre… Louis Mériaux découvre une collection hallucinante d’objets colorés d’une grande beauté et inventivité, entre l’art naïf et l’art brut, inclassable en fait.

 

Dans l’enthousiasme de sa trouvaille, il crée une association, collecte un nombre importants de ces réalisations et décide de rouvrir d’anciens ateliers pour des démonstrations de soufflage avec d’anciens verriers en retraite. Il va plus loin. Après un symposium sur le verre réunissant des artistes du monde entier dans ce minuscule village de l’Avesnois ( 1486 habitants ), il obtient du Conseil Général une bourse permettant de mettre en résidence un artiste du verre pendant un an.

Jean-Baptiste Sibertin-Blanc, Lettres de verre, une éclipse de l'objet, Bernard Chauveau, 2021, 20 €.

C’est ainsi que va se créer une collection contemporaine d’œuvres en verre, unique en Europe. Au début, installé dans une ancienne maison de maître, le musée va se déplacer dans une nouvelle bâtisse construite en pierre bleue et que vous pouvez visiter aussi virtuellement sur son blog et sa page FaceBook, le MusVerre.

Lette "L", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Lettre "N", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Comment est venue cette idée de réaliser des lettres de verre, et une anthologie, pour accompagner l’ouverture de ce lieu ?
On a confié au designer Jean-Baptiste Sibertin-Blanc le projet de résidence 2020 et la création, sous le titre « l’éclipse de l’objet », d’un alphabet de verre. Eléonore Peretti, la nouvelle directrice du MusVerre a eu l’idée de m’associer à la rédaction du catalogue et l’a proposé au designer qui a accepté. J’ai donc suivi JBSB pendant un an à travers toute la France dans les ateliers des maitres verriers pour faire leurs portraits. Il s’agissait dans cette réalisation de mettre en œuvre les quatre techniques fondamentales du verre : le soufflage, le bombage, le chalumeau et la cire perdue. Et d’en parler dans les pages du catalogue.
M’est venue l’idée d’une anthologie poétique comme un cadeau à faire aux visiteurs de cette exposition et à l’équipe du musée. Les poètes que j’ai invités ont reçu 10 exemplaires en droits d’auteur et ont joué le jeu avec talent et générosité. L’ensemble a été publié en co édition avec le MusVerre et Bernard Chauveau éditeur.
Il me semble évident de faire un parallèle entre les souffleurs de mots et les souffleurs de verre. Souffleurs d’images, de sens, d’un rapport de diffraction au silence, à la lumière. Je suis convaincu que les poètes et écrivains ont quelque chose à apporter à la vie de ce musée en croisant leurs regards, leurs lectures.
Parlez-nous de votre région, le Nord, et de ce que peut apporter un tel endroit à la vie et à l’économie locales ?

Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par Dominique Sampiero et Jean-Baptiste
Sibertin-Blanc, Bernard Chauveau, 2021, 10 €.

Pour le Nord, je ne sais pas, mais pour l’Avesnois, qui est au Nord du Nord, à quelques pas de la frontière belge, et dont l’économie jadis tournait autour de la poterie, du tissage et du soufflage de verre, oui, il y a un enjeu extraordinaire à associer tourisme et culture.

Lettre "E", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Lettre "Y", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Dans ce paysage de bocages et de haies vives, ardoises, briques et pierres bleues, il y a des endroits chargés d’histoire (naissance du premier Mai avec la fusillade de Fourmies) à condition de ne pas s’enfermer non plus dans une nostalgie passéiste. La question est de dynamiser cette vie rurale et de développer des projets de résidences d’artistes pour refaire le lien entre ruralité et culture. Il y a du pain sur la planche pour les vingt années à venir.
Est-ce que la matière du quotidien tient une grande place dans votre poésie ?
Le quotidien est le point d’ancrage et de menace du poème. Tout pourrait recouvrir, endormir, ensevelir, anéantir, étouffer, scléroser, bâillonner l’acte d’écriture dans une région où si peu de gens lisent et s’intéressent à l’art ou à la littérature.
Mais justement le poème est une sorte de levier. En marchant ici, entre les horizons qui ont inspiré tellement de peintres flamands par des occlusions de lumières, des jeux d’apparition, de disparition, on revit une sorte de quête initiatique : quand je marche et que mon regard se love dans un cercle de plusieurs kilomètres, je fais l’expérience charnelle du centre.
L’autre visage du quotidien s’illustre à travers les caractères et les visages des gens d’ici. J’ai fait plusieurs portraits de ces vies minuscules comme l’écrivait Pierre Michon, parce que j’y trouve justement une rupture avec le quotidien. Certains de ces êtres sont des personnages de fiction dans leur vie de tous les jours. Il se dégage une violence poétique brute de leur rapport au monde qui me fascine. Leur sensibilité ne trouve pas les mots ni leurs émotions mais leurs actes oui. Il y a chez certains d’entre eux et dans leur rapport à la terre ou à leurs voisins, plus de poésie enfouie que dans tous les livres du monde. C’est comme un texte silencieux à déchiffrer au quotidien dans leur vie de taiseux. Une sorte d’histoire enfouie à côté de la Grande Histoire dont le poème tente parfois l’esquisse.

La vie rêvée du verre, performance lecture - contrebasse portée par Dominique Sampiero et Pierre Badaroux.

Pensez-vous que l’on puisse affirmer qu’il existe des choses banales ? L’écriture ne révèle-t-elle pas la magie en chaque chose ?
Banal, étymologiquement, signifie : qui appartient au seigneur et dont l’usage est imposé à ses sujets moyennent redevance… La réponse est donc dans la question. Oui, nous sommes tous dans cette banalité qui nous aliène au travail, à l’argent, aux droits et devoirs de la démocratie…
De plus en plus, avec les catastrophes et révoltes de ces vingt dernières années, regardez comment la colère des gilets jaunes a été cassée, violentée, j’ai la sensation d’appartenir aux maîtres de notre époque, c’est-à-dire, la classe politique. Et que je dois payer le prix fort pour m’en libérer. Mon écho à moi, c’est le poème.

Dominique Sampiero, Je suis un paysage.

L’écriture ne révèle aucune magie mais au contraire libère de toutes les illusions et magies aliénantes. C’est le réel absolu de cette libération. Celui qui écrit ne s’appartient plus, n’appartient pas à lui-même, ni à aucune bannière. Il s’en remet au flux de la langue et d’une pensée à laquelle, à chaque ligne, il assiste à l’apparition.
Le JE est un autre de Rimbaud est une expérience qui humanise et déshumanise en même temps. C’est l’expérience d’une solitude dont l’essence même est de m’inventer infiniment « autre et avec », « dans et en dehors du temps », de descendre dans le noyau pour remonter dans la chute des contours, en accueil, en empathie avec tout ce qui n’est pas moi et pourtant me fonde.

Brut de poésie, avec Dominique Sampiero. Hommage au poète Ghérasim Luca TOI TU, long déferlement amoureux de Dominique Sampiero fait partie d'un spectacle musical avec Henri et Sébastien Texier (Réveiller les vivants) poétique à la fois par son jazz et par son verbe. Jacques Bonaffé.

Note

  1. Jean-Baptiste Sibertin-Blanc est le créateur de cet alphabet de verre. Son livre, Lettres de verre, une éclipse de l'objet, paru aux éditions Bernard Chauveau, a été réalisé lors d'une résidence au MusVerre, où il a développé un projet réunissant verre et écriture, espace et architecture. Il est accompagné de textes de Jean-Baptiste Sibertin-Blanc, de l'artiste verrier Antoine Leperlier, du philosophe Jean-Luc Nancy, du typographe et directeur de l'Atelier national de recherche typographique Thomas Huot-Marchand, de l'écrivain Dominique Sampiero et de portraits de verriers.

 

Présentation de l’auteur




Un don des mots dans les mots, est traduire : entretien avec Marilyne Bertoncini

Qui d'autre pour évoquer la traduction que toi, Marilyne ? Est-ce que quelqu'un qui traduit de la poésie doit être poète, et qu'est-ce qu'être poète ? Je ne sais pas, répondre à ces questions reviendrait à dogmatiser la poésie, et c'est impossible. Elle ne se laisse réduire à rien. C'est parce que tu le sais que personne d'autre que toi ne devait répondre à mes questions. C'est aussi parce que les mots tu en ressens la puissance, les faiblesses, avant même de les recevoir dans le poème. Traduire c'est ceci, avant de tenter de prêter sa sensibilité au poème venu de quelqu'un d'autre, c'est ressentir, sentir, accueillir, et redonner, avec juste ce qui est nécessaire de présence, et d'effacement. Et puis je souhaite en profiter pour te remercier pour ces poètes italiens dont tu traduis les textes que tu permets à tant de gens de découvrir, et dont tu fais des lectures régulièrement.

Marilyne, tu as traduit et tu traduis des poètes, italiens mais aussi anglophones. Comment qualifierais-tu cette activité ?
Peut-être devrais-je te raconter comment on en vient à faire des traductions, ou plus précisément, car chaque trajectoire est singulière, comment j'y suis venue : je n'ai pas suivi de formation théorique à l'université pour obtenir un diplôme de traducteur – en fait, c'est mon activité poétique qui m'y a portée, et plus précisément une rencontre. Alors que j'enseignais à Menton, Barry Wallenstein était  en résidence d'écriture au monastère de Saorge. Ce poète new-yorkais est aussi performeur, et en écoutant le CD sur lequel j'ai découvert Tony's blues ((publié aux éditions PVST, avec des gravures d'Hélène Bautista)), j'ai eu la certitude que le personnage évoqué dans les poèmes aurait intéressé mes élèves – mais il fallait traduire des textes inédits en français. C'est là qu'on pourrait dire née ma « vocation » de traductrice, ensuite poursuivie grâce à Jacques Rancourt, alors directeur du festival et de la revue La Traductière, qui m'a permis de rencontrer d'autres poètes – américains, anglais, australiens... d'autres univers poétiques ; Une fois mise en marche la « machine », c'est une passion qui se développe, et qui m'a amenée à lire des textes théoriques, comparer des traductions, réfléchir sur ma pratique. Rien n'est jamais fixé, il s'agit d'un artisanat, pas d'un travail mécanique, il faut toujours s'adapter aux textes, aux auteurs et à leurs exigences – étudier aussi le champ culturel et linguistique dans lequel a été produit un texte... Il n'y a pas une méthode, ou un outil défini – c'est une série de « bricolages », d'essais, d'hypothèses, d'ajustements..
En relisant ceci, je me dis aussi que l'autre possible origine de ma passion pour la traduction vient du bilinguisme dans lequel je baigne depuis des années, et qui fait de ma vie un perpétuel passage d'une langue à l'autre (parfois même sans que je m'en aperçoive, quand j'énonce à haute voix une pensée commencée dans une langue, pour un interlocuteur d'une autre...) Et ce goût du jeu des langues remonte à bien loin : comme le parcours d'un Petit Poucet retournant sur ses pas, je retrouve le livre de poèmes en anglais que m'avait offert ( une vieille voisine avant de partir pour une opération fatale : je l'ai perdu au fil des déménagements, mais ses pages jaunies, les « tongue twisters » de la fin, un poème comme « a rose is a rose, is a rose... » de Gertrud Stein, n'ont jamais quitté ma mémoire : j'étais encore à l'école primaire, et j'avais une folle hâte de commencer l'anglais en 6ème pour comprendre ce que je lisais à ma façon, enivrée des sonorités que j'imaginais. Mais j'ai aussi en héritage le bilinguisme interdit en famille, et une grand-mère flamande qui avait perdu l'usage de sa langue – considérée comme plébéienne, et donc à proscrire pour les enfants -  jusqu'aux mois qui ont précédé sa mort, où les mots affluaient de nouveau... Je pense que ma fascination pour les langues naît de ces rencontres, et la traduction n'est jamais qu'une extension, une passerelle, vers ceux qui m'ont initiée, par leur passion ou leur rejet.
Est-ce que traduire de la poésie est plus difficile que traduire de la prose, et pourquoi ?
C'est la remarque qu'on fait en général quand tu annonces que tu traduis de la poésie.... Et cela me semble un faux débat :  il faudrait sans doute définir de quel type de prose on parle. Il est sans doute plus facile de traduire un texte technique, une notice, une fois qu'on a une solide connaissance du domaine dont on parle, ou qu'on dispose d'un bon dictionnaire...  Je n'ai jamais traduit de roman, limitant ma traduction de la prose à des nouvelles, les miennes bien souvent. Et les difficultés pour une traduction littéraire n'étaient pas moindres, quoique différentes (un peu comme celles qu'affronte un coureur de marathon par rapport à un coureur de haies).

Barry Wallenstein, Tony's blues, éditions PVST, 2019.

Les difficultés se situent, pour la traduction littéraire et poétique, au niveau du style de l'écrivain, qu'il faut respecter malgré une syntaxe différente.
Le lexique aussi pose de multiples problèmes : on traduit facilement des termes techniques qui ont des équivalents précis, plus difficilement certains concepts (et là, on pourrait aborder toute la difficulté de la traduction des textes de philosophie, qui font encore discuter sur les textes de Freud dont nous disposons, sur la pertinence de la traduction de certains termes de Heidegger etc), et je dirai que le plus difficile à traduire est le mot de la langue commune qui désigne des activités familières ou des objets les plus communs. J'ai renoncé par exemple à traduire le titre du llvre de Barry Wallenstein, Tony's blues, parce que le choix du terme français pour bleu impliquait d'occulter tous les autres : « blues », c'est le blues musical, le cafard, la couleur. Et ses nuances (qui apparaissent notamment dans la fumée du joint de Tony) – sans compter le bleu qui évoque le froid (si présent dans le recueil) – ou le porno, défini blue en Amérique...
Des images sont intraduisibles, de même que des jeux de mots - j'ai récemment participé à une rencontre internationale à l'occasion de la journée internationale de la langue maternelle. Katia-Sofia Hakim citait le mot « camembert », qui n'a effectivement aucun possible équivalent – <mais même en France, en demandant un café, j'obtiens des boissons différentes si je suis dans le sud (où cela a le goût d'un petit espresso italien) ou dans le nord où on le sert dans de plus grandes tasses avec le goût amer de la chicorée. Les actualités sur le Web ont popularisé (c'était avant l'étrange moment où nous vivons avec la maladie des covides) le mouvement FREE HUGS. Et je me suis posé la question du mot « câlin » - qui a toute la douceur de ses sonorités en français, et qui recouvre un vaste champ de contacts, étreintes, caresses... les dictionnaires anglais le traduisent par « hug » qui est plutôt une accolade, ou par « snugle, cuddle », qui représente l'étreinte de type protectrice, maternelle – mais les nuances du « câlin » me semblent bien plus fines, qui va de l'accolade amicale à l'intimité de la relation amoureuse...
La poésie, davantage que la prose, use de figures de style, sans compter le rythme, et la forme que peut avoir une poésie rimée, il n'est pas évident de garder des jeux d'écho ou d'assonances. C'est l'une des plus grandes difficultés que j'ai rencontrées en traduisant l'oeuvre de la poète israélienne Gili Haimovich, par exemple, qui fonde une partie de sa poétique sur une dérive/rêverie lexicale, un jeu d'analogies sonores et visuelles dont une grande partie se perd, et qu'il faut tenter de récupérer autrement, ou en un autre point.
Dans mes traductions, je me suis aussi heurtée au fait que la langue sur laquelle je travaillais n'était pas la langue d'origine du texte – j'ai ainsi traduit des auteurs serbes, indiens, de langue arabe... à partir de l'anglais. Cela demande beaucoup d'échanges avec l'auteur, pour coller au plus près de l'idée initiale. C'est notamment en traduisant les poèmes de Shurid Shahidullah, auteur bengali rencontré grâce à Jacques Rancourt, que je me suis aperçue de l'importance extrême de la diction du poète pour saisir aussi ce que je devais faire en tant que traductrice : les poèmes de Shurid lus par lui en bengali donnent une idée du rythme initial, que je ne sentais pas dans l'anglais, mais que je pouvais tenter de retrouver dans la traduction. Ce n'est toutefois pas évident – et on traduit sans aucun doute plus facilement un poète dont on est proche, par l'univers mental, imaginal, le rapport au monde. Mais l'écueil de cette proximité, notée par tous les traducteurs, est le risque de ramener à sa propre rythmique, son propre univers poétique celui du poète qu'on traduit. Traduire, c'est un travail artisanal ET une activité d'équilibriste, de funambule : il faut rester sur le fil du possible, tirer vers soi et vers sa langue le plus possible, sans basculer, en maintenant l'équilibre avec la charge personnelle, « exotique » du texte.

Une traduction du poème d'Antonia Pozzi sur le blog de Marilyne Bertoncini, minotaura.unblog.fr

Barry Wallenstein dit un poème pour Maya, lecture par l'auteur suivie de la lecture par Marilyne Bertoncini de la traduction. musique d'accompagnement : Panpipes from the Andes.

S’agit-il d’un travail « artisanal » ou bien alors peut-on parler de création, de re-création ? Penses-tu que le traducteur puisse être considéré comme un auteur ?
De même que l'artisan qui façonne un objet le recrée (je pense à l'art africain, et aux masques et statues aux infinies variations dans chaque typologie particulière, qui font qu'on reconnaît à la fois une ethnie, mais si on possède bien le sujet, un artiste, même inconnu, reconnaissable à la façon personnelle dont il manie sa gouge, par exemple) je pense que oui,  sans doute, le traducteur est un créateur : c'est bien évidemment une activité différente de celle qui consisterait à mettre un mot à la place d'un autre comme le fait une traduction artificielle. Les choix que tu fais, la façon dont tu modèles le texte, la démarche par rapport au matériau sont les mêmes que ceux affrontés par l’auteur initial, avec d'autres mots et des contraintes différentes, et supplémentaires puisque tu dois également faire passer de la façon la plus « transparente » possible une idée et un texte initial qui ne sont pas les tiens mais qui sont le sous-texte. Certes, l'objet que tu produis est une création au même titre que l'original, ce n'est pas un décalque, une copie, mais une sorte de faux jumeau. Tu n'as pas eu le choix du thème, mais l'objet que tu produis a une existence propre, et un devenir distincts de celui de son jumeau – et tu l'as « porté » comme on porte un enfant – tiens : peut-être une sorte de gestation pour autrui ?
Existe-t-il des réglementations qui offrent aux traducteurs un statut reconnu ?
Quand j'ai  commencé à publier les traductions que je faisais, et à m'intéresser aux traductions des autres (c'est passionnant, d'étudier la façon dont d'autres résolvent les problèmes), je me suis aperçue qu'ils avaient très peu de visibilités. Le livre Sable, par exemple, qui contient une très belle traduction par Eva-Maria Berg de mon poème, ne la mentionne que dans le colophon... Oubli de l'éditeur, négligence de l'auteur, modestie du traducteur... le sentiment général est quand même que c'est une activité subalterne. A ma question, à un revuiste par ailleurs estimable, sur le fait que les traducteurs étaient à peine mentionnés alors même qu'on ne publiait pas la version originale, je me suis vu répondre :  « mais qui on publie, les poètes ou les traducteurs ? » Eh bien, on publie l'un et l'autre, ils sont bien co-auteurs, comme tu le soulignes dans ta question précédente, et comme les considèrent les  contrats les plus justes.

Little Bestiary/Petit Bestiaire de Barry Wallenstein, lecture bilingue par Marilyne Bertoncini d'un poème extrait du recueil "Tony's blues", publié aux éditions PVST? (2020) avec des gravures d'Hélène Bautista, lors d'une soirée à Valbonne.

Comment peut-on évoquer la relation qui s’instaure entre le traducteur et l’auteur qu’il traduit ?
Comme j'ai traduit des auteurs vivants, j'ai eu la chance de pouvoir échanger avec eux – et la relation est très variée, mais essentielle. Il y a un « pacte » de traduction entre nous, qui définit un type de relation, allant du contrôle pointilleux à la plus absolue confiance. Une fois « cadrée » la relation, l'exploration du texte est une étrange « effraction » dans l'intimité d'un auteur. Traduire implique que tu lises le texte, mais que tu envisages simultanément un tas de possible sous-textes, et j'ai parfois le sentiment, avec des auteurs qui me touchent beaucoup, de « tomber à l'intérieur d'eux-mêmes » - comme un scaphandrier dans les méandres de leur inconscient... C'est peut-être une image un peu exagérée mais il y a, pour moi, un sentiment d'inquiétante étrangeté dans cette union qu'il faut établir entre deux imaginaires, le mien et celui de l'auteur parfois si différent du mien, auquel il s'abouche, univers parfois très proche, mais pourtant aussi totalement étranger, pour lequel il faudra que je trouve des équivalence qui ne l'étouffe pas. Je suis fascinée par cette sensation, ce vertige qui fait de l'auteur que tu traduis un très proche et très lointain à la fois. En fait, les poètes que je traduis par plaisir sont des auteurs que j'aime – des frères ou sœurs de plume, d'encre et d'imaginaire...  Ce sont des liens très forts, de co-création.

 

Image de une © Lydia Belostyk.

Poètes de Parme : Luca Ariano lit Giancarlo Baroni et un poème d'Enrico Furlotti, suivis de leur traduction par Marilyne Bertoncini crédit photo de miniature : Giancarlo Baroni, chaîne Youtube de Marilyne Bertoncini.

Présentation de l’auteur




Jean-Louis Bergère, un chanteur dans le silence

Chanteur poète, poète chanteur, Jean-Louis bergère côtoie les univers de la poésie et de la musique, autant dire celui de la chanson, mais pas seulement. Sa voix est déposée à côté de la musique, parfois dedans parfois juste comme une enluminure tout près discrètement amenée pour révéler simultanément la parole et la musique, dualité qui lorsqu'elles coexistent permet au silence d'affleurer, d'exister et d'ouvrir vers une multiplicité  de réceptions et d'émotions. Le plus difficile à entendre dans la musique c'est le silence, le chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler répondit un jour à un journaliste à propos de ses interprétations de Beethoven : « Les autres chefs jouent les notes, moi je joue ce qu’il y a entre les notes. »

Jean-Louis Bergère a accepté de répondre à quelques questions.

Jean-Louis Bergère, vous êtes poète et musicien, ou musicien et poète ?  Vos mots sont de la musique ou vos compositions sont des mots ?
J'ai commencé à écrire de la poésie, puis de la musique, à côté, sans que ces deux modalités ne s'interpénètrent. Puis avec les années les deux se sont entremêlées. Mon écriture musicale s'est épurée, et est devenue très proche de mon écriture poétique. Ce phénomène a été possible aussi grâce aux lectures-concert que j'organise. Je me suis aperçu que c’est l’oreille du musicien qui est présente dans la poésie, c’est un rythme qui arrive dans les mots. La musique procède de la même manière, ce sont deux modalités qui se complètent. Maintenant avec les années ces deux formes se sont affirmées, ont évolué, sont devenues courtes, et denses, bien plus denses. Mes  chansons sont donc plutôt courtes maintenant, tout comme ma poésie, même si j’aime bien quand les climats se développent.
Quelle place occupe le rythme, dans le poème, dans la musique ?
Le rythme est primordial dans mon travail d’écriture. En musique souvent la première mouture vocale est du "yaourt" et j’écris sur ce squelette rythmique et mélodique qui  ouvre une ligne de chant, même si parfois il n'y a pas de texte. Ensuite  quand j’écris j’essaie de conserver ce que j’ai pu énoncer en terme de mélodie et de chant parlé, tout ce  que je veux absolument conserver. Je ressens cet ensemble de manière intuitive : un morceau et un texte forment un "tout" qui doit être en équilibre. C'est une question de rythme beaucoup, il faut que l'ensemble forme une globalité et je sais quand la chanson est finie, le morceau, le texte, car il n'y a plus aucune retouche à faire.  

Jean-Louis bergère, "Ce qui demeure" - extrait du nouvel album "Ce qui demeure", une vidéo proposée par Jean-Louis Bergère.

Lorsque vous chantez votre voix garde la trace d’une parole discursive. Vous vous situez entre ces deux univers que sont la forme textuelle de la poésie et la musique. C’est encore plus prégnant dans votre dernier album Ce qui demeure. Être face à la musique et louvoyer, jouer, tisser du sens qui alors apparaît dans les silences, il me semble que c'est de cet endroit que vous chantez. Le silence est-il ce qui permet de relier toutes ces modalités d’expression ?
Le parlé-chanté s’est affirmé au fur et à mesure des albums. Léo Ferré a ouvert la voie par rapport à ça. Il était moderne avant l’heure. Il y a beaucoup  de textes parlé-chanté dans la deuxième partie de son travail. Il a ouvert une voie royale pour travailler cette manière de poser la voix sur la musique. Ferré a mis en musique des poèmes d’Aragon, et il a dit "chez Aragon je mets en musique ce qui se révèle à moi de façon immédiate. Ça colle ou pas. Ce qui se révèle à moi de manière immédiate c'est l'émotion".
Pour ma part je place la musique et la voix en face à face. J'ai envie de chanter comme je pourrais murmurer à l’oreille de quelqu'un. Mon rythme préféré est la lenteur car je laisse beaucoup d’espace à la musique et au silence entre les chansons sur scène. C'est quelque chose dont j'ai besoin et le public se l’approprie. Me parler de silence est un compliment, car qu'il soit dans les espaces du morceau ou bien entre les chansons, il permet au public de recevoir la musique, de se l'approprier comme il veut et pas comme le musicien a décidé. Grâce à cette dualité il est accueilli et reçoit l’objet sonore librement.

 

 

Comment pensez-vous vos « Lectures/concerts » ?
Cette formule me permet d'alterner trois ou quatre chansons avec des lectures d'extraits de mes recueils, de mêler les chansons à la poésie, sobrement, simplement, sans théâtralisation ni mise en scène. J'associe musique et poésie en créant des ponts entre les chansons et les textes dans une construction neutre, sobre et fluide. Il n'y a aucune thématique particulière, je ne raconte pas d’histoires mais je traduis de l’émotion. Je suis un traducteur d’émotions.

 

Jean-Louis bergère, "Inouïe", extrait du nouvel album "Ce qui demeure", YouTube "Jean-Louis bergère".

Ça marche très bien, et le public est très ému. Je peux aussi grâce à cette formule réunir les deux versants de mes activités d'auteur et de musicien. Les retours unanimes me démontrent si besoin était que ces deux modes de création artistique sont complémentaires.

Qu’est-ce que la musique peut révéler du poème ?
Je ne sais pas si la musique peut révéler quelque chose du poème, elle accompagne le poème, la musique dans la chanson est une sorte de double effet qui se superpose à celui du texte. Elle permet de replacer le texte dans un autre panorama sensible. Il faut essayer de faire en sorte qu’elle soit le plus près du texte. Le plus difficile est de trouver le bon "assemblage". Pour moi une chanson est un objet sonore global qui intègre la musique, la voix et le texte. Ce sont ces trois vecteurs qui doivent être associés pour que ça fonctionne, et aucun d'entre eux ne doit être prédominant. J'essaie de retrouver dans mon travail ce que j’aime chez les autres, cet objet sonore global qu’on ne peut pas remettre en question, qui s'impose comme une évidence.

Vos textes mais aussi votre musique, vos chansons, sont l’expression d’une quête, de la recherche d’une transcendance, d’une évolution de l’homme vers lui-même. Est-ce ceci, l’Art, cette globalité comme expression métaphorique d’une humanité pacifiée ?
Je ne porte pas une parole engagée et ça ne m’intéresse pas de parler des rumeurs de l’époque. J’écris parce que c’est une manière d’apprivoiser ma propre inquiétude mais je ne souhaite pas écrire de texte sur un thème précis, ce qui vient s'inscrit, je ne peux gérer aucune contrainte en ce domaine. 

Je souhaite traduire ce que l’humain porte, c'est ça mon engagement, être au monde et transmettre cet état de fait, les émotions qui nous traversent. C'est recevoir et redonner, c'est traduire ces ressentis inhérents à cette condition d'être au monde, montrer cette voie vers ce que chacun peut ressentir, comme un paysage intérieur partagé. L’art c'est ouvrir des accès.
Le mot paysage je le ressens quand je compose comme une globalité. Les musiques que j’aime écouter sont celles que je peux écouter en voiture, qui accompagnent mon regard vers l’extérieur. J’adore écouter des musiques en voiture la nuit, des musiques qui habillent le paysage intérieur, qui le subliment. La musique sublime les paysages intérieurs. Elle sublime nos moments d’existence, elle garde l’état émotionnel du moment comme un parfum.

"Le sommeil des chevaux", titre extrait de l'album " Une définition du temps" - 2001. Images /réalisation /montage © Eregreb 2016 - Orage à Cordes-sur-Ciel (81) Écrit et composé par Jean-Louis Bergère.

Je suis un chanteur dans le silence. Ça signifie parler à l’intime des gens. Je le comprends maintenant. Il y a certaines de mes chansons qui résonnent tellement dans l’intime des autres que c’est quelque chose qui m’émeut beaucoup : être à ce point à la rencontre de l’intime de l’autre. C’est aussi la faveur de la musique par rapport au poème, cette faculté de pouvoir être présente ailleurs, même si la poésie on peut la relire longtemps comme on écoute une musique. On peut relire les mêmes vers sans jamais entendre la même chose. Il y a cette densité là c’est aussi le point commun entre chanson et poème, dans une forme courte avoir autant d’ivresse.

"Laissons venir", Jean Louis Bergère.

Présentation de l’auteur