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« États généraux permanents » de l’urgence : entretien avec Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons

De rebondissements en annulations, nous l’avons cru possible, proche voire effectif, ce 38ème Marché de la Poésie de Paris. D’abord en juin, date habituelle de l'événement, attendu par le monde de la Poésie francophone et international. La crise sanitaire a mené à la décision de remettre cette édition à la rentrée. Octobre, dit-on à Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons. Mais nous apprenons pour la seconde fois son interdiction, peu de jours avant le début de cette manifestation si importante. Peu importe que des éditeurs aient prévu une logistique parfois périlleuse pour venir, que des auteurs aient préparé des lectures et des conférences, peu importe le travail titanesque des organisateurs, peu importe le public : ce 38ème Marché de la Poésie est décidément interdit. Rappelons qu’il se déroule en plein air, dans le cadre de la Foire Saint-Sulpice, sur la place du même nom. Rappelons que les éditeurs sont installés sous des tentes ouvertes. Rappelons que les allées sont larges. Rappelons qu’aux mêmes dates de ce mois d’octobre s’est tenu le Salon d’Art contemporain du Carreau du Temple, bâtiment avec portes et fenêtres, donc fermé. Quelles sont les raisons qui ont motivé ces décisions ? Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons ne cessent pas le combat, et s’expriment, alors que leurs courriers aux instances décisionnaires sont restés sans réponse.  

Le Marché de la Poésie est un rendez-vous attendu par les éditeurs et poètes francophones mais aussi internationaux. Depuis quand a-t-il lieu ? Quelle fréquentation attendez-vous chaque année ?
Même s’il est difficile pour nous de le chiffrer, faute de moyens pour le faire, l’estimation est de l’ordre de 50 000 visiteurs chaque année. Unique en France, et ce pendant cinq jours.
Cette 38ème édition du Marché de la Poésie a été interdite par décision du Préfet de police de Paris. Il devait se dérouler en plein air sur la Place Saint Sulpice comme cela fut le cas chaque année. En plus de ce paramètre non négligeable car le lieu n’est pas un endroit fermé, vous aviez pris toutes les dispositions pour que les normes sanitaires soient respectées. Comment cette décision a-t-elle été justifiée ?
Cette décision n’a pas été justifiée, c’est bien là le problème majeur. Notre manifestation n’a pas été officiellement interdite, mais nous avons décidé de l’annuler faute de réponse du Préfet de police. Maintenir l’ouverture du 38e Marché, c’était courir le risque de nous mettre en difficulté légale et de fournir des arguments à ceux qui voudraient voir disparaître la Foire Saint-Sulpice.

 

Selon toute apparence d’autres manifestations sportives et artistiques ont été autorisées aux mêmes dates, et se sont déroulées pour certaines dans des espaces fermés (par exemple « Les galeristes » au Carreau du Temple, rendez-vous dédié à l’Art contemporain). Comment comprendre cette différence de traitement ?
Ce serait plutôt au Préfet de police de Paris de s’expliquer sur ce point, et c’est précisément ce que nous lui avons demandé. Peut-être que le Marché de la Poésie, tout comme le Salon de la revue, L’Autre Livre ou Page(s) ne sont pas suffisamment « commerciaux » à ses yeux et regardés d’un œil de mépris pour leur dimension culturelle. Pourtant nous y mêlons ces deux aspects, sans honte aucune : la culture a également le droit de vente.

Vincent Gimeno-Pons, juin 2015.

Lieu d’échanges et de rencontres, lieu de croisement de cultures et de voix, lieu de fraternité et de richesse tant humaine qu’artistique, le Marché de la Poésie est un rassemblement où se croisent et s’échangent des idées, où se nouent des amitiés et des collaborations qui donnent lieu à des réalisations artistiques. C’est donc un moment incontournable où s’élabore la dynamique de créations futures ?
Il s’opère au Marché de la Poésie une magie que nous ne maîtrisons pas, et c’est tant mieux. Né d’une volonté initiale de rassembler en un même espace tous ceux quasiment qui font vivre la poésie contemporaine, (nous ne prétendons nullement à l’exhaustivité toutefois), les fondations de ce Marché se sont bâties autour des éditeurs et des revues, ce qui lui a certainement offert et lui offre encore une plus grande et solide assise que celle d’autres rencontres sur la poésie et la création littéraire. Ce sont les participants eux-mêmes du Marché qui lui donnent vie en y invitant leurs auteurs, leurs publics, tout comme les professionnels du livre qui s’intéressent à ce domaine. Et le public du Marché de la Poésie ne cesse de grandir d’année en année. Nous ne sommes qu’une vitrine, un écrin, et le succès constant du Marché prouve l’intérêt d’une telle manifestation.

 

Combien d’éditeurs indépendants participent à cette manifestation ? En quoi venir au Marché de la Poésie est vital pour nombre d’entre eux ?
Près de 500 éditeurs et revues y participent ou y sont représentés.
La plupart des publications présentées pendant le Marché ont généralement peu de visibilité auprès du grand public. Une grande partie des éditeurs (et revuistes) qui y participent ne sont pas parisiens. C’est l’occasion pour eux de rencontrer leurs auteurs, d’échanger avec d’autres éditeurs (nombre de coéditions sont nées au Marché). L’activité de la seule vente représente sans nul doute environ la moitié de leur travail sur place. Le reste concerne l’échange et la convivialité. S’il paraît quelque 400 nouveautés au moment du Marché, nous pouvons sans nous tromper en conclure que c’est un moment essentiel dans la production littéraire éditoriale de création.

Communiqué de presse suite à l'annulation du 38ème Marché de la Poésie.

Quels seront les impacts économiques causés par cette interdiction ?
Nous ne connaissons pas encore l’impact de cette interdiction. Sans doute va-t-il se révéler dans les mois qui viennent. Depuis mars dernier, nombre de ces éditeurs et revues n’ont pu aller à la rencontre de leurs lecteurs, du public, de leurs auteurs. Leur déficit de vente est important et la pérennité de leur activité est parfois mise en péril.
La poésie, aujourd’hui si peu présente en librairie, va sûrement voir l’espace qui lui est maigrement dévolu se réduire encore. Certes, l’univers de l’édition de poésie (et de création) est en crise permanente, mais une crise comme celle-ci, c’est assurément une crise de trop.
Quelles sont les conséquences pour la vie de la Poésie, sa visibilité, sa diffusion ?
Comme vous pouvez le penser, elles sont très graves. Et n’oublions pas leurs effets sur les poètes eux-mêmes, les auteur.e.s qui ont également grandement perdu dans la « bataille » : plus de rencontres, plus de lectures, plus d’ateliers. Beaucoup vivent, voire survivent, tout au long de l’année grâce à ces événements qui n’ont pu avoir lieu, et qui ne reprendront pas avant longtemps, de toute évidence. Et au-delà de cette dimension économique non négligeable, la rencontre avec les lecteurs et le public est essentielle dans l’univers de la poésie. Sans rencontres, pas de dialogues, de contradictions, de création vive.
Cela fait déjà longtemps que la poésie est en souffrance au niveau de sa diffusion, de sa perception dans notre société.  Il serait désormais grand temps que ceux qui sont en charge d’organiser la vie sociale et culturelle prennent conscience que la poésie est essentielle à la création littéraire, essentielle au développement et à la survie de la langue, sous toutes ses formes. Grand temps qu’ils respectent ceux qui œuvrent pour une véritable éducation populaire d’exigence.
Vous avez écrit au Préfet de police de Paris pour lui demander des explications. Avez-vous reçu une réponse ?
Non, et malheureusement nous n’attendons pas plus de réponse de Monsieur le Préfet de police de Paris que de Madame la Ministre de la Culture aux lettres ouvertes que nous leur avons envoyées il y quelques jours. Les institutions « responsables » se complaisent dans le silence, c’est la politique de l’autruche, la tête dans le sable, en attendant que passe la tornade.
Peut-on parler de censure plutôt que d’interdiction ?
 Lorsqu’aucune réponse ne vient, malgré nos relances acharnées, tout peut prêter à confusion, non ?
Et maintenant, que faire ?
Pas d’autre choix que de continuer notre action, de résister, de se battre. Ne pas baisser les bras, lire, écrire, écouter, vivre en poésie… en solitude et solidarité.

 

Denis Pourawa. Photo c_i_r_c_é - Marché de la Poésie, octobre 2020.

 

A lire, les Lettres ouvertes, communiquées au Préfet de police de Paris et à Madame la Ministre de la Culture :

Lettre ouverte au Préfet de police de Paris

lettre ouverte à Madame Roselyne Bachelot-Narquin, Ministre de la Culture

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Alain Kervern, « praticien » du haïku

 Le Breton Alain Kervern est une référence dans le monde du haïku. Poète lui-même, essayiste, auteur de nombreux ouvrages, il a traduit le Grand almanach poétique japonais et vient de publier un essai sur les haïkus face au changement climatique.

D’où remonte votre passion et votre pratique du haïku ?
Pour évoquer ma pratique du haïku, il faut remonter très en arrière. Tout d'abord, j'ai étudié le haïku, genre mineur de la poésie japonaise, quand j'étais étudiant à l'Ecole des Langues Orientales à Paris entre 1966 et 1969, puis au Japon pendant deux ans, de 1969 à 1971. De retour en Bretagne, je découvre avec stupéfaction que le haïku est devenu une pratique internationale, sous l'influence de mouvement beatnik venu des USA. Un genre poétique si spécifiquement japonais devient ainsi une pratique internationale! La poésie n'est plus l'objet d'études, c'est une pratique à la portée de tous.
A partir de quel moment commencez-vous, vous-même, à publier ?
La naissance de la revue « Poésie Bretagne » dans les années 80, lancée par Denis Rigal, Paol Keineg Alain Le Beuze me permet d'y publier des  auteurs japonais de la grande tradition néo classique du haïku, comme Issa Kobayashi et Shiki Masaoka ainsi qu’un poète contemporain Tamura Ryûichi.

 

Et votre premier recueil personnel ?
J'ose publier mon premier recueil de haïku aux éditions Folle Avoine en début des années 2000. Depuis je publie çà et là, quand l'occasion se présente, des haïkus personnels, en particulier dans la revue « Seashores » à Dublin, revue bilingue français-anglais, ou dans la revue « Manmaru » à Tôkyo qui publie en français et japonais, revue animée par un talentueux poète de haïku, Yasushi Nozu.

Alain Kerven et Pierre Tanguy.

Mais vous avez surtout, pendant longtemps, travaillé sur l’Almanach poétique japonais…
Mon énergie et mes efforts se sont surtout concentrés, en effet, sur l'Almanach Poétique Japonais, un document extraordinaire que j'ai découvert fortuitement chez des amis japonais à Brest. Comme quoi le monde de la poésie n'a pas de frontière. De quoi s'agit-il? Il s'agit du « Saïjiki », un Almanach Poétique,  énorme répertoire de « mots de saison », ce que les Japonais appellent le « kigo » et qui  classe, saison après saison, les expressions caractéristiques des cinq  saisons, la cinquième saison étant  le Nouvel An, un moment très important de l'année qui  dure un mois. Cela signifie qu'au Japon, quand vous souhaitez écrire un haïku, celui-ci doit obligatoirement y  inclure une allusion saisonnière.
Que découvrez-vous en traduisant cet Almanach ?
Le choc a été pour moi qu'à travers des centaines voire des milliers de « mots de saison », c'est toute la civilisation japonaise qui est répertoriée dans ces Almanachs poétiques, les « Saïjiki ». Alors je me suis dit, je mettrai le temps qu'il faut, mais il faut traduire ça. La maison Kodansha, qui édite les cinq volumes de cet Almanach Poétique  à Tôkyô, apprenant mon projet, m'a fait cadeau des cinq volumes.
Encore fallait-il pouvoir l’éditer ?
J'ai eu la chance de rencontrer Yves Prié, des éditions Folle Avoine, qui n'a pas hésité une seconde et a édité la version francophone  des cinq tomes de ce monument de la sensibilité poétique japonaise. Aujourd'hui encore, les Japonais sont très étonnés qu'un document si spécifiquement japonais reçoive un tel engouement hors Japon. Pour la poésie francophone, j'observe que mon ami Seegan Mabsone, qui vit au Japon, fait avec d'autres poètes un gros travail  pour adapter cet almanach à la poésie francophone. Que dire de plus? Que la poésie est « une arme chargée de futur », nous dit le grand poète Gabriel Celaya.
 Pouvez-vous nous donner quelques haïkus que vous avez composés récemment 
 Volontiers, en voici quelques uns.
Bonne nouvelle! 
il desserre le noeud
qui s'est formé  en lui  
L'écorce des arbres  
une autre façon d'apprendre  
d'où viendra la nuit  
Il  amasse en lui
tant de lignes de force
germination                
Pour interroger le vent
tous ces mots 
lieux de convergence  
Faire corps
avec le silence
frôlements    
 
Ce ne se sont pas des haïkus qu’on pourrait qualifier de « classiques », avec notamment le kigo, le mot de saison. Que révèlent-ils de l’évolution du haïku ?
 Dans l'évolution actuelle du haïku, je trouve qu'il y a de plus en plus d'audace et de recherches sérieuses sur le rapport entre la poésie et le réel. A mon  corps défendant, à force de traduire des haïkus, ce qui constitue un véritable entraînement sportif,  je réalise de plus en plus ce qu'est la véritable nature de ce poème court. Il y a déjà une véritable profondeur troublante dans l'acte de transformer des émotions en mots couchés sur du papier. A plus forte raison quand il s'agit de poésie.
Quels travaux menez-vous actuellement ?   
Je traduis actuellement un long article du poète et essayiste Kazuo Ibaragi  intitulé « les poètes de haïku face aux problèmes que rencontre l'environnement ». Cet article a été publié dans le numéro  17 du Bulletin du Centre d'études sur la littérature du haïku. Il date déjà de l'année 2012 !

 

Présentation de l’auteur




Les Ailes Ardentes de Rodrigo Ramis

Rodrigo Ramis anime le lieu d'un passage, les Cafés Poésie Nomade. Passage de la parole au silence habité par la Poésie tout entière, qui alors retrouve sa nature profonde, remplit son rôle trop facilement effacé par son sommeil dans les pages des livres : être le vecteur d'une communion, une prière qui unit les hommes plus haut que toute croyance, dans cette unité de l'humanité retrouvée. Alors j'ai voulu savoir comment ceci arrive, qui fait qu'autour de ce totem, de ce feu de joie dans la nuit, la Poésie, se révèle ce qu'elle porte d'incompressible, la fraternité. 

Vous avez commencé par le théâtre, j’espère ne pas me tromper… Le texte dramatique est particulier, il comporte cette “double énonciation” qui fait que le public est présent dans l’implicite de la parole, et dans les dispositifs scéniques. Pourquoi êtes-vous venu à la poésie ? 
Je suis comédien et metteur en scène avant tout, mais la poésie et la littérature ont toujours été présentes. Etant jeune, dans ce moment de bascule entre l'adolescence et l'âge adulte, c'était plus la littérature qui représentait pour moi le monde, artistique mais aussi le vital. Je suis né et j'ai grandi au Chili. J'ai vécu en grande partie sous la dictature et tout ce qui relevait du théâtre et du spectacle avait été balayé. Voir un spectacle de théâtre était quelque chose d'exceptionnel. En revanche on avait plus facilement accès à la littérature et à la poésie. Elles m'ont éveillé, réveillé. J'ai donc commencé avec la poésie. Et puis je suis venu au théâtre, et c'est à partir de lui que j’ai construit tout le travail que je fais, dont celui de poésie, qui alors s’est avéré être un feu ardent qui avait été toujours vivant, prêt à surgir.
Pourquoi mettre en scène la parole poétique ? 
J'écris de la poésie surtout pour qu'elle soit dite. Donc je l'imagine, je la crée dans ce sens-là, pour qu'elle soit énoncée dans l’espace en présence d’autres personnes. C’est différent du texte dramatique dialogué : je fais toutefois du théâtre mais j'ai une vision particulière du théâtre. Je n'ai pas eu cette possibilité de grandir avec des références à un théâtre conventionnel (et à un répertoire), qui propose surtout des mises en œuvre d'une illusion qui reste en référent, avec le quatrième mur...

Café Poésie Nomade au Musée Nationale
de l'Histoire de l'Immigration, décembre 2019.

Au fil du temps cette histoire de la convention théâtrale m'a semblée lourde, convenue. J'ai donc pensé le spectacle comme le lieu de rencontres et d'échange, un lieu de liberté et d'expression au cœur duquel il y a ce qui est vu, mais aussi ce qui est écouté : une parole qui va à l’origine, à l’essence des mots : poésie. C’est une expérience mystérieuse, mystique aussi. Et cela se passe, détail important, en proximité, dans une configuration idéalement circulaire, qui est fondamentalement organique et démocratique. Tout le monde baigne dans une même lumière, de sorte que chacun voit directement une comédienne, celle-ci peut voir chaque personne, et enfin, chacun se voit être vu ! C’est une expérience d’intimité à laquelle on est convié. Et c’est une parole incarnée -une histoire racontée- qui est au cœur de cette expérience partagée. Dans nos spectacles, on fait un théâtre qui, tout en étant une expérience visuelle, on met en valeur l’écoute, la puissance de la parole.
À l’inverse, dans le Cafés Poésies Nomades, les Rencontres ouvertes et participatives de poésies, on s’accorde de partir sur un art généralement écrit pour aller dans l’oralité et la performance. Chacun peut intervenir en toute liberté. Mais le contexte que je propose, par le choix et la disposition du lieu, et par l’ouverture avec la Cérémonie de Café, fédère et crée une confiance, une connivence qui offre à chacun un espace d'expression qui dépasse la seule parole. La nature même de la poésie est celle-ci, de permettre la réunion de tous dans l'ouverture et l'universalité de ce qu'elle porte et dans l’entièreté qu’elle demande au moment de l’offrir en présence. Si ce que tu offres n’est pas fait entièrement, au-delà des catégorisations sociales, et de toutes sortes, si ce n’est pas une authentique “offrande”, alors quelle valeur cela peut-il avoir... ?
Avant chaque séance vous offrez aux participants une cérémonie, la cérémonie du café. Elle précède le partage de la poésie. Pouvez-vous nous en parler ?
On pourrait comparer les Cafés Poésie Nomades à une table d'hôte ou un bar, et la représentation théâtrale à un restaurant. Dans un restaurant tout est figé et convenu, on est dans une salle avec des gens que l'on ne connaît pas et on mange selon un protocole établi, mais surtout dans un espace précis et cadré, la table.

Théâtre of Ardent Wings, Théâtre d'Ailes Ardentes,
Subo, un poème de Greman Estrada Fricke, poète
chilien, dit par Rodrigo ramis.

Dans les bars ou les tables d'hôtes on se retrouve souvent à côtoyer des personnes qu'on ne connaît pas, mais on peut échanger assez librement au fil de ce que l’on boit ou mange, les énergies circulent, on suit le courant, on découvre, il se crée des affinités à plusieurs niveaux. Ce qui m'a toujours attiré et intéressé c'est l'imprévu.. dans le sens de la spontanéité, rendue souvent possible par la  proximité entres les gens, les interactivités qui s’opèrent dans les présences. C’est très vivant. Bien sûr, parfois cela peut faire désordre, un “n’importe quoi”. Mais cela n’a pas trop d’importance, il s'agit d'écouter l'expérience du présent, ce qui est là. C’est être ouvert à l'extérieur qui vient nourrit notre monde intérieur, et à ce moment-là c'est cette interaction qui guide ou construit le déroulement de “ ce qui ce passe “, et cela “ se passe ”, d’une certaine façon, que ce soit un spectacle, une rencontre de poésie, ou une soirée mondaine.
Pour en revenir à la Cérémonie de Café, le spectacle vivant est immatériel. Il me paraissait nécessaire de présenter quelque chose de tangible, “ une nourriture terrestre “, car cela fait partie de la vie. Mais il fallait que cela ait aussi un intérêt artistique, et que cela soit perçu comme faisant partie d’un ensemble, d’un tout.
La cérémonie du café cadre les séances, dans lesquelles les participants vont par la suite s'exprimer en toute liberté, sans aucun déroulement préétabli, sans un thème imposé ou proposé ni aucune contrainte (sauf celle d’une durée de temps “ raisonnable ”). Je souhaite redonner sa noblesse au café avec ce moment de silence autour de sa préparation. Sacraliser et conscientiser. Le café est une boisson puissante, c'est un produit de la terre, un “ café de spécialité ” est normalement associé à un producteur répertorié et un torréfacteur précis, et ceux que je propose proviennent de professionnels que je connais et qui travaillent en qualité. Offrir et partager ce savoir-faire, cette valeur humaine et cet investissement du cœur dans un spectacle, c’est lui donner une valeur plus juste, et une dimension poétique, comme pour ce que je fais. J’opère un lien.
Cette cérémonie marque un temps “ extraordinaire ”. C'est comme si je fonctionnais par complémentarité, il y a ce moment de la cérémonie à partir d’une expérience qui est devenue banale et quotidienne, que je ritualise, et qui ouvre sur un espace d'expression totalement libre, spontané, dans l'échange immédiat. Un temps de l’inattendu, de l’inconnu.
Ces séances où tout le monde se voit et où chacun peut s’exprimer en toute confiance, fait écho à l’énergie du cercle, c’est d’ailleurs le circulaire et l’ondulation qui caractérisent le vivant. La voix est organique, elle est vibration. Dans nos sociétés les mots sont devenus banals. Le Café Poésie Nomade veut redonner à la parole son essence. La poésie permet d'exprimer des émotions, une énergie directe, un rythme et une musique, et chaque mot, chaque geste ont une nécessité, il se crée un sens au-delà du sens convenu des mots et des phrases, comme des révélations. La parole poétique dévoile les êtres, ce qui ouvre à une communion fraternelle. Tout prend place et coule de source, il y a comme une symbiose totale et on ne voit plus le temps passer...
 
Pourquoi le Café Poésie Nomade ? Qu’est-ce qui vous a guidé vers la mise en place de ces soirées établies autour de la poésie ? 
Dans les Cafés Poésie j'ai voulu créer une espace de liberté. Le choix du lieu n'est pas anodin, je commence par la cérémonie du café, grâce à laquelle je canalise et je laisse la porte ouverte, je n'impose rien. C'est un temps de liberté et de respect que nous allons créer ensemble.

Chantier théâtral Aujourd’Hui.

J'accueille tout le monde et toutes les interventions. Je donne toute liberté d'intervention, chacun prend en charge le temps et l'espace, qui est pourtant notre commun, notre “ communauté du soir ”. Il y a une démocratie et un partage avec le moins de conventions possibles. 
Le langage poétique est déployé, je ne fais que poser un contexte pour que chacun puisse offrir les mots qu'il a choisis, chacun en est responsable. Je n'impose pas de thème ni de cadre. Qu'est-ce qui va surgir dans la spontanéité ? Qu'est-ce que chacun souhaite partager ici et maintenant, ardemment, avec nous ? Ce sont, à chaque nouvelle séance, des questions ouvertes, et qui trouvent des réponses uniques. Les mots en réponse viennent, et aussi des silences. Des silences ancestraux, comme quelqu’un les a récemment décrits au Chili, lors d’une soirée en janvier dernier. Au Chili ce genre de réunions sont beaucoup moins fréquentes et ont moins de références (peut-être cela a été oublié... ou perdu. La dictature a beaucoup détruit et effacé). Il y a eu alors   beaucoup de silences. Et c’était merveilleux ! Le silence, c'est justement l’origine, le lieu de dévoilement du poème. 
Quel lien faites-vous entre la poésie et la performance, ou le texte dramatique ?  Entre l’écrit et l’oral ? 
Quand j'écris les textes poétiques et que je les offre de manière performative, je découvre les mots. Chaque mot évoque quelque chose d’unique et de spécifique à chaque personne. Quand on dit un texte le comédien vit quelque chose et les spectateurs aussi. Dans cette présence il y a déjà nécessairement une interaction qui porte le sens des mots bien au-delà. La parole ouvre alors à la conscience collective. À l'origine la parole est prière. Une parole soufie  dit que “ l'apparence est le début de la vérité ” : si ce que je dis est entièrement dit, je véhicule une vérité, la mienne, c'est une porte pour voir ce qui se passe à ce moment précis, globalement. Et on rentre dans “ la maison ”. Dans ce qui EST.
Dans les Cafés Poésie je chante souvent de chants traditionnels des diasporas africaines, qui sont des chants qui ont un sens puissant, et j’encourage, par là, à ce que d’autres le fassent aussi, à chanter (ou danser...). Parler est musique, la voix est un instrument de musique. En Inde, le premier instrument percussif est la voix. Au Café Poésie j'ouvre la porte d'une maison et chacun peut entrer pour y habiter dans le respect et dans l'écoute. Ouverture qui est celle de la poésie, un espace de paix et d'échange, l'ouverture du langage vers les multiples facettes de l’expérience. 
Un spectacle de théâtre est normalement préparé. Les comédiens et les metteurs-en-scène ont besoin de travailler en amont. Il y a moins la propension à improviser. Et les gens de théâtre sont en général peu enclins à improviser. C'est beaucoup moins le cas avec les musiciens, qui sont assez aptes à faire des jams et jouer sans grandes indications préalables. Cela donne des soirées, ou même parfois des parties de concerts, très émouvants, où se crée une convivialité comme naturelle, comme lors de l'explosion du jazz moderne. Alors j’ai souhaité créer des soirées en partant de ce que l’on nomme poésie, “ l’oralité ”,  posant les conditions pour accueillir et faciliter une telle spontanéité, en partant de l’écoute, du respect de l’autre, laisser venir un élan de cohésion, où vont se révéler les présences. J’ai voulu créer un contexte pour que tout le monde soit en mesure d‘offrir son individualité, son unicité, et de forger une énergie collective. Partage... 
Pour les amérindiens ou autres peuples premiers, prendre ou donner la parole est un acte total. Dans une prière  chaque mot est dans un élan et un engagement afin de se faire entendre par une présence invisible, et s’assurer de recevoir ce qui est demandé. J'ai voulu aussi retrouver cette conscience de la puissance de la parole, de sa nature sacrée, sans devoir donner des explications, et sans devoir en mettre plein les yeux.
Pendant les séances la parole poétique se réactualise à chaque fois. Il se crée une émulation créatrice très dynamique, c’est ainsi qu’il y a ce partage et non juste une suite d’interventions isolées qui ne se répondent pas. C’est comme une chaîne humaine où chaque main vient se poser sur la dernière, et ainsi de suite...
Le théâtre est l'art de la relation. La poésie aussi. C'est l'art de vivre. L’art porté par chacun de nous, offert en partage, pour mieux vivre, et célébrer, simplement, naturellement, la joie essentielle de vivre.
 

Photo Conor Horgan.

Présentation de l’auteur




Giovanna Iorio et la magie des voix

 Poète et artiste sonore résidant à Londres, Giovanna Ioro  est la créatrice et l'animatrice de la World Poetry Sound Map , projet auquel nous sommes associés ((voir en page de une et pour envoyer des enregistrements, la page contact de la revue)). Elle a déjà exposé son travail en Angleterre et en Italie. « Voice Portraits » s'inscrit dans l'ensemble de ses démarches originales et variées, toujours en lien avec la poésie, comme le projet collectif "Lettres d'amour à un arbre". 

Il s'agit avec "Voice Portraits" d'une collection de voix de poètes transformés en spectrogrammes pour lesquels elle a sélectionné des poètes passés et contemporains, transformant leurs voix en une vibrante et colorée galerie de portraits : chaque voix a suscité une peinture unique pour une riche expérience esthétique multi-sensorielle sur la voix humaine. 

Chaque voix est unique, et les portraits de voix révélent leur beauté dans chaque poème, déclare l'artiste  dont le travail nous permet aussi de visualiser de façon synesthésique cette beauté telle qu'elle la perçoit avec une sensibilité fort originale. C'est une démarche que nous comprenons, et qui a amené l'équipe de Recours au Poème à ouvrir une page Soundcloud afin de faire entendre les poèmes traduits en "V.O" - Avant de commencer l'entretien, voici le spectrogramme de la voix de l'artiste que je lui ai demandé de nous donner, accompagné du poème que vous "entendez/voyez" : 

ACQUA PIOVANA

 

Oggi non avevo voglia
di essere me
allora ho camminato
a lungo dietro a
ombrelli aperti
ho cercato un tetto
un canale rotto
oggi sono stata
un secchio
d’acqua piovana. 

EAU DE PLUIE

 

Aujourd’hui je ne souhaitais pas
être moi-même
alors j’ai longtemps
marché derrière des
parapluies déployés
j’ai cherché un toit
une gouttière brisée
aujourd’hui j’ai été
un seau
d’eau de pluie.

traduction : Marilyne Bertoncini

Parle-moi de la formation artistique et intellectuelle qui t'a amenée à cette démarche – peu d'artistes s'intéressent à la voix de façon aussi prégnante et « matérielle » . Peux-tu me dire quels événements, souvenirs, voix... sont à l'origine de ta fascination ?
J'ai toujours donné beaucoup d'importance à la voix parce que je trouve que le son de chacune est absolument unique, inimitable. La voix, c'est aussi le souffle, l'âme. Chaque fois que s'éteint une voix, il me semble qu'on perd un univers. Quand je me suis installée à Londres, j'ai cherché des cours d’ Art Sonore,  parce que j'avais en tête de conserver des voix et des sons. J'ai commencé une collection, je suis devenue  collecteuse de voix. En Italie,  j'avais écrit un bref récit, pour le projet « Red Valentina » intitulé « Le collectionneur de voix », qui parle d'un homme mystérieux auquel les gens confient leur voix comme s'il s'agissait de leur âme...
Peux-tu nous en dire plus sur ce projet « Red Valentina »?
Quand je vivais à Rome, j’écrivais des récits surréalistes dans la rue – je me promenais avec une machine à écrire Olivetti, assez spéciale, antique et rouge avec des touches parlantes. Parfois, j’écrivais dans des bars, et je m’amusais à créer une histoire en m’inspirant d’un consommateur ou un passant qui attirait mon attention, et dont je « volais » des bribes de phrases et de conversation. C’est ainsi qu’est née la rubrique « Red Valentina » dont chaque récit était publié sur Roma&Roma, un site auquel j’ai collaboré pendant des années avec des récits situés à Rome (« Les Histoires invisibles », Demi-sommeil etcoetera.

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C'est une activité très technique : quel matériel et formation requiert-elle ?
Les Portraits de voix sont le résultat de plusieurs passages. Je transforme d'abord les voix des poètes en spectrogrammes. Le « portrait d'une voix » est créé à partir de la trace sonore de quelques minutes avec laquelle j'ai élaboré un spectrogramme – c'est-à-dire, l'équivalent de l'empreinte digitale d'une voix : un graphique qui permet d’en visualiser les couleurs et la chaleur. Ensuite, je m'amuse à « immerger » les voix dans des filtres qui  en révèlent leurs nuances et la forme. Les couleurs sont le résultat d'un algorithme complexe qui étudie les tons et les nuances .Puis viennent les choix esthétiques et la réélaboration. Par exemple : chaque voix entre dans une sorte de chambre noire, dans laquelle j'immerge les sons. Chaque fois, le résultat est spectaculaire. Il ne s'agit pas vraiment d'une chambre noire, mais mon  émotion très semblable à celle qu'on éprouve quand les couleurs et les formes émergent du bain sur le papier. J'éprouve un grand bonheur à faire des portraits de voix. Comme si l'âme d'une personne se matérialisait sous mes yeux . J'ai l'intention de faire le portrait de tous les poètes du passé que j'aime, pour voir la forme et la couleur de leur voix.

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voix de Berthold Brecht (à écouter sur le site de Poetry Sound Library Map)

Pourrais-tu décrire en mots l'un des spectrogrammes que tu préfères ?
Dans la collection,  il y a la voix de T.S. Eliot, un poète que j'aime beaucoup. Le spectrogramme de sa voix, selon moi, est stupéfiant : la voix se transforme en un paysage mauve qui fascine parce qu'il est à la fois mystérieux et familier. Un lecteur de « La Terre vaine » ne peut que reconnaître « the violet hour »
At the violet hour, the evening hour that strives
Homeward, and brings the sailor home from sea,
The typist home at teatime, clears her breakfast, lights
Her stove, and lays out food in tins.
Se perdre dans la couleur mauve de la voix de T.S Eliot est une expérience unique que j'ai retranscrite visuellement.
Sur quel support sont transférés les spectrogrammes que tu exposes ? Et quel est le destin de ces portraits ?
A Londres, pour l'exposition, je les ai imprimés sur divers matériaux : papier, bois et plastique. A Salernes, les oeuvres ne sont pas encadrées et  sont beaucoup plus grandes (50x50cm) :  PVC forex s'est révélé le matériau idéal pour ce type de travail.
J'essaie de les montrer : c'est la deuxième exposition (Giovanna Iorio, Voice Portraits, spectograms, London, Sun 2 Dec - Sun 5 Jan) en Angleterre, en Italie, il y a en janvier l'exposition de Salerno. Et au printemps une nouvelle exposition en Angleterre intégrera des voix de poètes contemporains.

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voix de Pier Paolo Pasolini (à écouter sur le site )

Quels sont tes autres centres d'intérêt: tu nous a parlé de ton activité d’ « écrivain de rue », nous avons diffusé ton projet poétique et collectif de lettres à un arbres, nous publierons tes poésies...
J'aime les arbres, et au printemps, avec le retour des fleurs et des feuilles, je voudrais projeter les vidéos des installations collectives de « Love poems for a tree », à l'occasion du solstice de printemps. L'une des rimes récurrentes dans ma poésie est « voce/luce » - en présence de la voix, il y a souvent aussi la lumière...
 
 
 

                        1.

Ti guardo mentre ti spogli 
E il vuoto si riempie di foglie
Te ne stai silenzioso in mezzo alla luce
Osservi il mio stupore muto.

Je te regarde quand tu te dépouilles
Et le vide se remplit de feuilles
Tu te tiens en silence dans la lumière
Tu observes ma muette stupeur.

                        2.

Oggi curo i tuoi rami
Anche quello spezzato
Che ha dentro ancora la linfa.
Lo avvolgo in una benda
Come un arto malato
Ecco la tua mano, nell'aria, ferita.

Aujourd'hui je soigne tes branches
Même la cassée
Où coule encore la sève.
Je l'entoure d'un bandage
Comme un bras malade
Voici ta main, dans l'air, blessée.

 

 

                        3.

Oggi abbraccio un albero
E il sole  sulla  corteccia
Tra pochi istanti il nero
Scomparirà. La luce farà breccia.

 

Aujourd'hui, j'embrasse un arbre
Et le soleil sur l'écorce
Sous peu le noir
Disparaîtra. La lumière gagnera.

                        4.

Eri sveglio anche tu.
Ti ho sentito respirare.
Avevi la luna  tra i rami
Come una lanterna accesa
E nidi vuoti da cullare
Per tutta la notte.

Tu étais toi aussi réveillé.
Je t'ai entendu respirer.
Tu portais la lune entre tes branches
Comme une lanterne allumée
Et des nids vides à bercer
Pour toute la nuit.

                        5.

Sogniamolo insieme il mare.
Se vuoi salgo in cima al tuo ramo
Più alto. Si vede da lassù
In fondo brillare? E se ancora
Fosse lontano, scenderò
Proverò a darti la mano.
A camminare nella tua ombra.
Avanzare.

 

Nous rêvons ensemble de mer.
Si tu veux je monte au sommet de tes branches
tout en haut. De là-haut, est-ce qu'on voit
briller le fond ? Et si c'était encore
loin, je descendrai
J'essaierai de te serrer la main.
De marcher dans ton ombre.
D'avancer.

                       

                        6.

Somiglia alla meraviglia del cielo
Il tuo intreccio complicato
Di rami storti e nidi vuoti
Il silenzio è tornato
Si sente in alto solo un respiro
Il tuo pensiero alato.

On dirait la merveille du ciel
L'entrelacement complexe
De branches tortes et de nids vides
Le silence est revenu
On n'entend en haut qu'un souffle
Ta pensée ailée.

 

                    7.

Tra varchi di foglie secche
Si vede un cielo malato
E una nuvola bianca come la neve
S'appoggia già lieve
A un ramo piegato
L'inverno passa ogni giorno
A farti un saluto
Un vecchio amico.

A travers les brèches de feuilles sèches
On voit un ciel malade
Et un nuage blanc comme neige
S'appuie déjà doucement
A une branche pliée
L'hiver passe chaque jour
Te saluer comme
Un vieil ami.

    

                        8.

Voglio abitare una casa che ti somigli
Le stanze verticali le foglie
Il letto nel ramo più cavo
Una coperta che sussurri parole
Felici di giovani tigli

E voglio ospitare creature
Anche quelle randagie e raminghe
I rapaci e le fiere
Tenerle tutte con me per un poco
Giocare prima di andare a dormire
Osare qualche fiamma
Accendere perfino un piccolo fuoco
Che non bruci. Solo un fuoco che brilli.

Je veux habiter une maison qui te ressemble
Les pièces verticales le feuilles
Le lit dans la branche la plus creuse
Une couverture murmurant des mots
Heureux de jeunes tilleuls

Et  je veux abriter des créatures
Même errantes et perdues
Les rapaces les bêtes sauvages
Les garder un peu avec moi
Jouer avant de dormir
Oser quelque flamme
Allumer même un petit feu
Qui ne brûle pas. Qui brille seulement.

                        9.

Vorrei che mi raccontassi qualcosa
Provo a poggiare l'orecchio sul tronco
questo nodo che hai in gola
ti tiene legata la voce?

Tu che hai visto ogni alba e tramonto
Cosa ti ha lasciato la luce che muore?
Un suono? Un colore?
Posso trasformare la luce
in parole?

Ma sento ribollire la linfa.
Ridi, rispondi, t'adire?
Né l'uno né l'altro
Un ramo in diniego nel vento.
Nel tuo silenzio nascondi
i segreti più veri.

Je voudrais que tu me dises quelque chose
Je tente de poser l'oreille sur le tronc
Ce noeud que tu as dans la gorge
Te noue la voix ?

Toi qui as vu toutes les aubes et les couchants
Que t'as laissé la lumière qui meurt ?
Un son ? Une couleur ?
Je peux transformer la lumière
en parole ?

Mais je sens bouillonner la sève.
Tu ris, tu réponds, tu te fâches
Ni l'un ni l'autre
Une branche le nie dans le vent.
Dans ton silence tu caches
Les secrets les plus vrais.

                        10.

Guardo le tue venature
Le macchie porpora pronte a brillare
Quando il sole ti viene a sfiorare.
Non c'è dolore nelle foglie cadute
Solo una leggera rassegnazione
Che resta a fluttuare nell'aria
Per ore, o forse per tutta la vita.

Lasciano un segno lieve
sono sull'asfalto una forma
appena intuita.
Come la storia sulla nostra pelle
Che il tempo traccia a matita.

 

J'observe tes veines
Les taches pourpres prêtes à briller
Quand t'effleure le soleil.
Pas de douleur dans les feuilles tombées
Seule une légère résignation
Qui fluctue et reste dans l'air
Pendant des heures, ou peut-être toute la vie.

Elles laissent un signe léger.
Sur l’asphalte c’est une forme
qu’on devine à peine.
Comme l’histoire sur notre peau
tracée au crayon par le temps.

 

traduction ; Marilyne Bertoncini

Présentation de l’auteur




Chantal Dupuy-Dunier, bâtisseuse de cathédrales

Chantal Dupuy-Dunier, auteure d'une trentaine de recueils,   dont Initiales (éditions Voix d'encre)  qui lui avait valu le prix Artaud en 2000,  publie un nouveau recueil, l'impressionnant Cathédrales, aux éditions Petra. Elle y retrace, depuis le néolithique, le mouvement qui pousse l'humanité à ériger des pierres vers le ciel. Cet ouvrage de plus de 300 pages - dont elle nous offre 5 extraits accompagnés de leur lecture par elle-même - est une sorte de chant qui, en trois mouvements  ("Sanctuaire mégalithique", "Crypte primitive", "Cathédrale ogivale")  retrouve, suit  - mime aussi par la disposition des mots sur la page - les rituels sacrés qui lient depuis toujours la pierre à la prière - révèlant ainsi  la profonde et troublante énergie poétique de ces gestes qui font de l'écrivain le compagnon des bâtisseurs. 

Chère Chantal, je pense que mes premières questions porteront sur la genèse de cet ouvrage :
- comment t'es venu le désir / l'idée de ce thème? Comment s'insère-t-il dans ton oeuvre (souvent plus autobiographique, ou intimiste) et dans ton parcours de vie personnel ?
- c'est une épopée qui cite des auteurs, et même quand tu ne cites pas, on devine l'énorme quantité de lectures / de visites qui nourrissent ce livre : peux-tu parler de ton travail préparatoire de documentation, de la façon dont tu as constitué/exploré/exploité ces sources ?
Ensuite, je pense qu'il serait intéressant de savoir comment tu t'y es prise pour construire ta cathédrale : tes choix de construction et de mise en page (car c'est très construit - le choix des "pierres", les calligrammes...) - c'est de mon point de vue, assez vertigineux. Une oeuvre somme ! 
Cette cathédrale, je la portais sans doute en moi depuis longtemps.
Une vieille fascination pour le travail des hommes qui ont bâti ces monuments, devant la foi qui les portait, ce d’autant plus que je suis incroyante. J’envie ceux qui ont, entre la mort et eux, le rempart d’une croyance rassurante.
Je suis devenue athée vers 22 ans, mais j’ai un passé de religiosité important. Vers l’âge de 10 ans, je voulais devenir carmélite, cela n’a duré que quelques mois. J’avais et j’ai conservé une attirance pour Sainte Thérèse de Lisieux. J’admire qu’on puisse consacrer toute sa vie à un idéal, même si ce n’est pas le mien, et que cet idéal soit tourné vers les autres. En faculté, j’ai suivi quelques cours de théologie.
Ce projet d’écriture s’est imposé à moi en voyant un « œuf de lumière » au sol de la cathédrale de Chartres, reflet d’un vitrail sur lequel l’ombre de nuages se mouvait (photo ci-jointe. J’ai même une petite vidéo). Oui, cela a débuté par cette « illumination », donc par la manifestation du soleil, ce dieu primitif dont on retrouve la présence dans des objets religieux comme les ostensoirs et surtout dans les rosaces. C’est ce qui m’a fait signe.

toutes les photos sont de l'auteur

Pourquoi tous ces auteurs cités (et j’aurais aimé en citer tant d’autres) ? Parce que j’ai voulu que ma « Cathédrale » soit une grande métaphore de la poésie. Elle symbolise la pyramide poétique. Depuis les origines, chaque poète en étant une pierre, écrivant sur les fondations que tous ses prédécesseurs ont édifiées, et déposant sa propre pierre sur laquelle pourront s’appuyer d’autres poètes à venir. Cette cathédrale s’appelle « la poésie ».

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Dans mes recueils précédents, il est vrai que la part autobiographique était importante. Cependant, j’ai toujours espéré que le lecteur n’y verrait pas simplement « ma petite histoire», mais pourrait projeter la sienne. Beaucoup m’ont dit que le village de Cronce était pour eux un autre village de leur enfance. De même, quand j’écris sur la mort, il est évident que cela concerne tout le monde et résonne.
De plus, j’entretiens avec les pierres un rapport intime car mon prénom « Chantal » signifie « caillou, pierre ». Dans  Initiales, des lettres et une date gravées dans un mur servaient de point de départ au poème. Dans Creusement de Cronce , c’était déjà « la parole des pierres » que je recueillais. En ce qui concerne Saorge, dans la cellule du poème ((Les trois recueils ont été publiés par Voix d’encre.)), les pierres du monastère sont aussi très présentes. La pierre fait pour moi partie du vivant, je suis avec elle dans une relation orphique comme avec toute la nature, avec tout le vivant. Lorsque j’écris, je me sens tailleur de mots, sculpteur dans le matériau du langage. Mon stylo est un burin.
Des lectures, des visites ? Bien sûr, durant plusieurs années, mais j’aurais aimé avoir le temps de lire davantage, il y avait déjà Victor Hugo avec « Notre-Dame de Paris » et ma découverte principale a été Joris-Karl Huysmans. Dans son roman  La cathédrale , c’est justement celle de Chartres qu’il évoque. J’ai donné le nom de son héros Durtal à un de mes personnages. J’ai rejeté certains livres exposant des théories délirantes, comme ceux qui racontent que des extraterrestres sont venus construire nos cathédrales ! Le sujet stimule les imaginations. Les lectures se faisaient en chemin, en même temps que l’écriture. Je n’ai pas fait un travail rigoureux de préparation. Quand on écrit sur un sujet, j’ai remarqué que les choses se présentent autour de ce sujet, sans doute parce que l’on est dans l’état d’esprit de les remarquer. Beaucoup d’images quand même, d’intuition aussi. Je voyais l’évolution de mon sanctuaire mégalithique et du lieu où il se trouvait. Je voyais mes personnages. J’ai préparé mes calligrammes en prenant des croquis de vitraux, notamment à la Sainte-Chapelle de Paris. Le problème est que je ne sais pas dessiner et j’aurais aimé que la rosace finale figure vraiment une grande rosace.
En matière de visites, c’est la même chose, j’aurais voulu voir toutes les cathédrales ! J’ai aussi fait en sorte que l’Auvergne où je vis ait sa place et j’ai fait des emprunts à nos belles basiliques en plus de la cathédrale de Clermont-Ferrand et de celle du Puy qui valent un détour.
Comme tu le notes, ce livre est très construit. Je l’ai vraiment bâti. Chacun des trois chapitres comporte un préambule où le même personnage est présent, un homme qui retranscrit ce à quoi il assiste (il est bien sûr le poète), puis des « Pierres », qui peuvent être des animaux, des personnages, des éléments, etc. Dans chaque section, on retrouve un sacrifié, un officiant, un incroyant, un astre, de l’eau, des arbres et les bruyères qui vont donner son nom à « Notre-Dame des Bruyères », ainsi que « Pierre, la Pierre » qui, de pierre d’autel du sacrifice primitif, devient marche devant l’autel d’une première église avant de clore le tombeau d’un Maître d’Œuvre de la cathédrale. J’ai réellement posé mes pierres poétiques les unes sur les autres.

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Tu as répondu de façon exhaustive aux deux premières questions - c'est un texte extrêmement intéressant ! M e restent des demandes concernant la suite : comment t'y es-tu prise pour construire ta cathédrale, comment se sont déterminés tes choix de construction et de mise en page (car c'est très construit- le choix des "pierres", les calligrammes...)
Après la survenue de l’inspiration, déclenchée par cet « œuf de lumière » mouvant vu au sol de la cathédrale de Chartres, l’idée s’est imposée à moi qu’il fallait vraiment essayer de construire ce livre comme les bâtisseurs de cathédrales, en y consacrant beaucoup de temps et de passion. Victor Hugo cité en exergue écrivait : « Quiconque naissait poète se faisait architecte. »
J’étais habitée par ce projet à long terme. Oui, je voyais le lieu, les édifices. Je côtoyais mes personnages. Eux aussi se sont imposés à moi.
J’ai fait un plan, que j’ai remanié plusieurs fois. Deux choix s’offraient à moi : construire un ouvrage encore plus important en incluant un chapitre qui se serait appelé « Cathédrale romane » ou élaguer un édifice qui risquait de devenir trop « lourd » pour le lecteur. J’ai choisi d’élaguer en faisant un saut un peu rapide de « Crypte primitive » à « Cathédrale ogivale ». « Cathédrale » a compté une cinquantaine de pages supplémentaires et des « Pierres » (paragraphes) en plus. Il y a peut-être quelques anachronismes, mais je me pose en poète pas en historienne, même si je me suis documentée.
Au fond ma cathédrale, dont je reconnais que la construction est ambitieuse, se veut non seulement une grande métaphore de la poésie, mais tente de représenter l’humanité dans son ensemble et l’univers avec tous les éléments qui le composent (ce qui est bien sûr impossible). Le choix de la mise en page accompagne mon écriture depuis mes premières publications. Elle doit s’accorder au texte, elle fait partie intégrante du poème, en renforce le sens.
Les calligrammes de vitraux sont pour moi le moyen de figurer la lumière passant à travers les « espaces blancs » des poèmes.
Je reviens aussi au culte du soleil, depuis le sacrifice primitif accompli pour qu’il se lève chaque jour jusqu’à la rosace finale. Souvent, il y a une « boucle » dans mes recueils, un retour au début.
Le style aussi change selon le sujet. Ici, il y a beaucoup de formes litaniques parce qu’elles rappellent les prières.

lumière sur un signe lapidaire à Orcival.

 

 

5 extraits de Cathédrale

 

Poème inaugural :

 

Ce matin,

au sol de la cathédrale

dont les neurones de pierres se souviennent,

le geste ovale du labyrinthe

désigne la direction de l’œuvre.

Les rayons traversant un vitrail

dessinent sur les dalles

un reflet marbré.

Le reflet à la forme parfaite

progresse lentement vers l’entrée du dédale,

œuf lumineux.

 

 

Extrait de « Sanctuaire mégalithique » :

 

Ô Soleil, je guette ton retour.

 

Quand je devinerai ton approche,

j’attacherai ma chevelure

pour aller recueillir l’eau

avec laquelle mon père lavera

la lame du sacrifice et la pierre d’autel.

Et je prononcerai ces mots :

 

Source, qui désaltère l'orge, la fourmi et l’homme debout,

le chêne, le rat des champs et l’homme couché,

redonne à la lame et au granit

l’embrasement du dieu soleil.

 

Di va oumba          par le ventre de la grêle,

Di va oumba          par les blessures du ciel,

Di va oumba          par le souffle qui règne sur le souffle !

 

 

 

Extrait de « Crypte primitive » :

 

Vous qui êtes là,

écoutez les paroles qu’il prononce tout bas :

Tu t’appelles Pierre la Pierre.

Au milieu du tertre bouleversé par le remuement du chantier,

je t’ai vue apparaître près des bruyères en fleurs.

Le ciel était animé d’un somptueux vol de corbeaux.

L’ombre velours de leurs ailes accentuait ta couleur

et traçait des reliefs à ta surface.

Lorsqu’après tous nos efforts,

le bœuf robuste t’a enfin rendue au jour,

je serais tombé à genoux sur la terre rouge,

mais ta beauté paralysait mes gestes.

J’ai pu ouvrir la bouche et demander :

- Qui es-tu ?

 

 

 

Extrait de « Cathédrale ogivale » :

 

Chacun lève les yeux vers le grand livre de pierre,

livre de verre en ses vitraux.

Recueil vertical,

poème dressé au-dessus du langage ordinaire,

que je tente de traduire.

 

˗ Poète, comme Maître d'œuvre, est un haut-métier

qui ne va pas sans le devoir d'être Homme,

ne s'accommode pas d'une existence banale.

La responsabilité des mots nous incombe ˗

 

 

 

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Présentation de l’auteur




Gérard Baste : Plus rien à dire ?

On a dit à Gérard Baste qu'il est le « Patrick Sébastien », le « Jean-Marie Bigard » du rap français (je le cite)… Peut-être qu’il y a beaucoup de provocation dans certains de ses textes, mais pour ma part je connais un homme posé et réfléchi, qui sait exactement comment et pourquoi...

Comment faire pour émouvoir, toucher, ne pas cesser la lutte… et pourquoi : parce que lui est engagé, bien qu’il s’en défende avec humilité, pour la cause de tous,  pour l’humain, et l’édification d’une société plus juste, plus sociale, et plus… poétique… Et puis, surtout, Gérard Baste refuse la facilité, le star-système et les occasions offertes sur des plateaux qui mènent à devenir un bâillonné de plus.

Le Rap et le Slam est-ce de la poésie mise en musique ou bien de la musique avant tout, accompagnée par un texte…? Est-ce encore et toujours le lieu d’énonciation d’une parole engagée… ?
En tant que rappeurs moi et les membres du groupe (Svinkels) avons grandi avec la montée du FN et le mouvement punk donc on a abordé ces thèmes là. De manière simple et frontale… Et l’évoquer serait simple, serait juste, et ce serait rendre compte de ce pour quoi nous agissons. Mais on ne peut pas non plus ignorer que la parole engagée est de nos jours l’objet d’un investissement de la part de ceux qui énoncent aussi un discours convenu. En gros la « parole engagée » a été récupérée par le système. Et c’est choquant de s’entendre dire que c’est démagogue quand on aborde des problématiques qu’on ne peut pas passer sous silence… C’est ce qui m’a  motivé pour écrire les textes Le Corbeau, ou Réveille le punk. J’ai voulu créer une ambiance à la Clouzot, une atmosphère un peu intimiste qui évoquerait « l’esprit de clocher »… Renaud avait ce discours engagé sans être dans l’énonciation directe des problématiques socio-historiques. C’est en rendant compte du quotidien qu’on peut le mieux témoigner, émouvoir, toucher les gens,  et porter une parole engagée.

 

Et puis, je me considère comme un poète avant tout, et avant toute chose c’est au texte, à la parole que j’accorde une attention particulière. C’est une posture personnelle bien sûr. J’ai lu et je lis encore de la poésie, car le Rap et la Slam c’est avant tout pour moi un "travail" sur la langue. J’ai grandi avec, et j’ai même eu un prix de poésie pour des textes écrits dans ma jeunesse.  Je suis devenu un rappeur  et ce que je fais est hédoniste, mais avant tout on essaie de mettre de la poésie là-dedans,  en travaillant le langage. Nous faisons  une poésie crue comme celle de  Bukovski par exemple.
Le rap et le slam sont de la poésie du quotidien. C’est une poésie de la rue. Les artistes se sont appproprié la syntaxe et les mots du langage quotidien des jeunes.
Il y a des artistes qui enchainement mots et idées et qui s'emparent du quotidien avec ce matériau-là du langage, comme PNL par exemple… Cette écriture contribue au travail d’évolution de la langue. Je pense que les jeunes ne se posent pas la question, ils grandissent avec ces codes là, et les retrouvent dans des productions qui les interpellent. Et poésie et musique se rejoignent de plus en plus. Certains poètes comme Philippe Katerine commencent à collaborer avec des rappeurs (avec Alkapote). Ils créent ensemble une dynamique spéciale qui donne jour à une poésie typique rythmée et dont la langue séjourne entre une oralité ancestrale et le rythme d’une respiration purement actuelle.
La part du rythme y est-elle proportionnelle à la volonté de porter une parole politique…
Le rap est élaboré à partir d’une rythmique. Les mots sont prévus pour marteler, être martelés,  et il y a une énorme  envie de langage ! J’ai souvent été épaté de voir des jeunes qui n’ont pas un accès de fou à la "culture" mais qui ont des fulgurances magnifiques, qui écrivent à partir d’un rythme transcrit dans et par les mots, des textes qui ont une portée incroyable !
De quoi nous interroger sur le déterminisme, et sur les systèmes qui permettent à certains de s’exprimer alors que beaucoup pourraient témoigner, rassembler, relier l’humain à l’humain. Beaucoup n’ont rien eu dans les mains mais la liberté est là...
Faut-il penser la culture comme un lieu de pouvoir ?
Sur le terrain la culture est un lieu de « petit pouvoir » : on est subventionné mais il faut rester dans le cadre de certaines attentes… Alors que même s’il faut savoir bousculer il est nécessaire  d’être à l’écoute des gens… La poésie, la musique, doivent rassembler, fédérer, unir et permettre à l’humain d’émerger parce qu’il se reconnaissent dans une parole commune. Dans les grands festivals malheureusement beaucoup tiennent les mêmes propos, se positionnent tous de la même manière, parce que c’est « mieux vu »… Il y a toujours les mêmes groupes, qui répondent aux mêmes attentes…
La parole poétique, la musique, le Rap, le Slam, tout ceci est de l’art au sens où c’est façonné de nos chairs, de nos bouches, de nos quotidiens ! Ça appartient à tous.
On en revient à la question de l’engagement, que tu m’as posée au début  : je parlerais alors du  "divertissement" avant tout, car se pose cette question : est-ce que faire de la poésie pour dénoncer n’est pas un peu démagogique ? Je pense pour ma part que si,  parce que on parle à des convertis, à des gens qui attendent ce discours, précisément. Mais je continue à chanter engagé parce que ça donne du souffle  et surtout que les gens prennent conscience depuis peu de toutes les problématiques importantes de notre époque : la couche d’ozone, la pollution, la façon de manger… les gens changent…
Il est également important, voire incontournable, de rappeler que tout discours a du mal à trouver sa voie parce que la priorité de beaucoup de nos frères est remplir le caddie, c’est une lutte quotidienne, qui les tient éloignés de toute nécessité autre que celle de la survie. Leur énergie est tout entière absorbée par ceci, la survie. Tout discours aurait du mal à trouver place, à s’immiscer là-dedans, dans ce quotidien miné par le souci permanent de tenir debout.
Et puis je remarque aussi que ces problématiques qui touchent l’engagement social et (donc) politique trouvent désormais sa voie beaucoup plus facilement dans le cinéma… Bruno Dumont ou  les Frères Dardenne, Audiard (le fils) aussi, dressent des portraits vivaces et réalistes des gens donnés à voir dans un quotidien qui est révélé par une fiction, travaillée bien souvent en corrélation avec une visée documentaire (Bruno Dumont se tient sans cesse sur ce fil ténu qu’est le récit fictionnel et le reportage). Et même si le Rap et le Slam ont contribué à mettre un petit coup d’accélérateur pour ce qui concerne l’énonciation d’une parole de révolte et de résistance, je remarque que beaucoup se tournent vers le cinéma, qui semble prendre le relais en la matière (Grand Corps Malade par exemple).
Peut-être est-ce aussi parce que de nos jours l’image prend le pas sur la lecture, on compte en terme de "vues", pour ce qui est des vidéos que les gens visionnent majoritairement (préférentiellement à la lecture par exemple)…
On utilise donc tous ces vecteurs, et on essaie de continuer, à porter la poésie, le Rap, le Slam, et aussi surtout à ne pas renoncer à faire évoluer les choses…

 

Présentation de l’auteur




Georges de Rivas, Eurydice, la Voix du silence, table-ronde du printemps des poètes 2019

Eurydice, Ecoute et Voix du silence, Muse de la poésie orphique

  La Quête d'une langue du Paradis

 

Je veux ici poursuivre ma réflexion esquissée au cours du Printemps des poètes 2019, dans le cadre de la Table-ronde que j'ai organisée au Château de Solliès-Pont sur le thème : « Eurydice ou la Voix du silence ».

Cet article fait aussi écho à ma dernière œuvre poétique parue aux éditions Alcyone ( Avril 2019 ) sous le titre «  La Beauté Eurydice ».

Alcyone est la plus importante des sept étoiles – les Pléiades- Elle signifie la paix et n'est pas sans lien avec la vocation d'Orphée, chantre du sublime amour, de l'harmonie et de la beauté qui par la grâce de son chant finira par charmer non seulement les Furies mais aussi le maître des Enfers Hadès et son épouse Perséphone.

« La Beauté Eurydice » procède de la même source d'inspiration que mes œuvres précédentes :  « Orphée au rivage d'Evros »  publiée aux éditions du Petit Véhicule en 2017 et Orphée, Zéphyr en Azur publiée en français et roumain aux éditions Bibliotheca Universalis en 2018.

Quelle magie pouvait incarner ce chant mythique du prince de la dynastie des poètes qui s'en alla jusqu'en enfer pour ramener son épouse Eurydice à la lumière du séjour terrestre ?

Galerie de l’Or du temps N°69 : Georges de Rivas, Orphée au rivage d’Evros, Editions du Petit véhicule, 2017.

Le Grec antique pour qui la mort était une hantise adhérait à cette vision du poète porté par le souffle de l'inspiration orphique : il vénérait les grands poètes nimbés du sceau cratylique, ceux qui accordaient leur souffle à la beauté d'une langue portée par les ailes d'un ample souffle rythme périodique. 

Revisitation de la légende d'Orphée,« La Beauté Eurydice » s'inscrit dans cette filiation littéraire, mythique et spirituelle .

Son originalité me paraît résider en un dialogue permanent entre Orphée et Eurydice, liés l'un à l'autre comme la parole au silence.

La beauté de cette œuvre m'apparaît inspirée par une vision orphique du monde et le souffle retrouvé d'une langue où la poésie et la musique, renouant leur alliance originelle déploient au-dessus du néant les ailes d'un lyrisme flamboyant.

J'espère que mes lecteurs seront sensibles à la veine poétique et musicale del' œuvre, à son ampleur imaginative et à sa profondeur harmonique .    

Eurydice se révèle ici comme la source d'eaux-vives d'où jaillit le poème aimanté par sa Présence-Absence . Le silence d'Eurydice est le philtre d'amour qui opère la magie enchanteresse d'Orphée. Ce chant est puisé à même l'essence du Logos, poème orphique en résonance avec le Verbe, l'Origine. Et peut-être Eurydice, haute voix du silence qui prend la parole, faisant écho au poème de Leconte de Lisle intitulé Khiron, a-t-elle voulu nous révéler, mystère demeuré mystère «  Le chant qui n'étant plus est toujours entendu » ?

 

Eurydice est à la fois l'Ecoute et la Voix du silence murmurant à l'oreille d'Orphée qui égrène la plainte de son chant sur le rosaire de son absence. La quête d'Orphée et l'élévation de son chant naissent de l'aiguillon de sa part divine, éternelle, l'ange invisible de l'amour intangible qui l'attend par delà les brumes fongibles du néant …

Orphée et Eurydice ne forment qu'une seule et même entité, portés depuis l'éternité par le souffle de l'Androgyne Primordial. Comme le Logos et le silence, ils baignent dans une seule et même substance d'amour. Et Eurydice précède Orphée comme l'Ecoute, la parole…

Matrice féconde, insondable mystère, elle est telle l'Alma Mater, la source inépuisable de son vers : l'origine de sa quête et de son chant tissé de désespérance et d'espérance. Elle est la primordiale voix du silence d'où émane le verbe des mondes.

Réverbération de la musique des sphères où vibra la lumière incréée, elle est la muse inspiratrice, le souffle de la nuit antérieure qui résonne dans l'ouïe intérieure du poète, l'oreille du cœur par laquelle Beethoven, dans le silence de sa surdité percevait les émotions du grand opéra de l'univers..

 

Gustave Moreau, Orphée.

Et n'est-il pas avéré que l'Opéra est né avec l'Eurydice de Giulio Cassini et Jacopo Peri en 1600, précédant l'Orfeo de Monteverdi en 1607 ? «  La lumière a un âge, la nuit n'en a pas » écrit René Char, aphorisme qui révèle métaphoriquement la nature du rapport d'Orphée à Eurydice.

Quant à l’œuvre initialement évoquée « la Beauté  Eurydice », il s'agit à la fois du livre de la présence-absence et de la lumière-amour dont est tissé la parole orphique : oraculaire, prophétique.

Evocation de l'éternel amour, poème où Muse de la poésie orphique, Eurydice sort de son silence et s'adresse à Orphée revenu sur terre, depuis  cet au-delà où elle séjourne encore !

Et comme l'augure l'une des acceptions étymologiques de son nom  «  Grande Justice », son apparition ne peut avoir lieu qu'en une fin des temps - Apocalypse qui verrait la transfiguration de l'Histoire  ou en ce pur instant d'éternité – petite apocalypse et révélation de la beauté dans la foudre enchantée du poème.

Souffle éthéré du silence d'où jaillit la poésie, La Beauté Eurydice s'accorde à la parole de René Char : «  Il semble que ce soit le ciel qui ait le dernier mot, mais il le prononce à voix si basse que nul ne l'entend jamais » .  La voix qui murmure derrière le mur d'éther silencieux où l'ont recluse les dieux, c'est la voix de la Muse de la poésie orphique, la voix d'Eurydice ressuscitée, Grande Justice réapparue derrière les closeries du plus haut silence !

Eurydice est la voix  du silence, l'ange tutélaire d'Orphée.« Ange, ce qui tient en nous ,à l'écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence » écrit René Char

Elle est la  muse de la poésie orphique, miroir où se reflète l'Âme du monde, la source d'inspiration déjà évoquée de ce « chant qui n'étant plus est toujours entendu .

Par Elle,  la lumière de la parole est réverbéréeen l' âme d'Orphée.  Lumière de la parole dont la substance est l'Amour, Lumière- amour du Logos d'avant la lumière sensible, vibration du verbe dans le cristal du silence primordial. Et dans le jardin de son silence imprégné d'une pure substance d'amour, est perpétuellement éclose la rose d'une nouvelle parole sur l'Homme et le cosmos, née des noces de l'Eros et du Logos !

∗∗∗∗∗∗

 

II. Quête d'une Langue du paradis, mystère d'amour et présence du Logos.

 

Orphée et Eurydice forment avec Dante, seule figure ici de poète dont l'existence est attestée comme sa muse inspiratrice Béatrice un quatuor à cordes angéliques dont les fibres de l'âme résonnent de la traversée des cieux et des enfers.

Orphée et Eurydice, figures mythiques issues du ciel pré-chrétien,  de la Grèce antique vivent leur chemin initiatique comme descente aux Enfers, catabase à laquelle répond l'Anabase, ascension finale de Dante guidé par Virgile et Béatrice au livre III vers le Paradis. Or le mythe d'Orphée comme la Divine Comédie sont animés par la quête d'une langue du Paradis, marche dans l'indicible, élévation et aimantation de l'âme vers la lumière de l'impossible amour.

 

Orphée comme Dante figure de l'incarnation de la poésie orphique vivent le deuil irréparable et la quête de cet impossible amour. Seule une langue divine, un chant de l'Origine s'avèrent capables de délivrer cette parole magique, enchanteresse où les dieux et les hommes conversaient dans le Paradis . Au Chant 23 de la Divine Comédie Dante l'exprime avec lucidité . « et à la lumière vive transparaissait/la substance brillante, si claire/dans mon regard qu'il ne pouvait la soutenir. » Et elle (Béatrice) me dit : «  Ce qui t'abat/ est une force à quoi rien ne résiste./ Là est la sagesse et la puissance/qui ouvrit la voie entre ciel et terre,/dont jadis le monde eut un si long désir. »

Dante nous dit : «  ainsi mon esprit dans ce banquet/devenu plus grand, sortit de soi-même/et ne sait plus se souvenir de ce qu'il fit. »

..Si à présent résonnaient toutes les langues/que Polymnie fit avec ses sœurs/les plus nourries de leur lait si doux/pour me secourir/On n'atteindrait pas au millième du vrai, en chantant le saint rire,/et comme la sainte lumière le rendait pur ;/ainsi en décrivant le paradis/ le poème sacré doit faire un saut,/comme celui qui trouve la voie interrompue. » (Le paradis , p.219 ) .

Au seuil de cette parole impossible,  parole du plus haut silence se sont heurtés tous les grands poètes, « marche forcée dans l'indicible » pour  Char et Rimbaud s'écriant : « je n'ai que des mots païens » ne pouvant révéler son expérience intérieure au seuil d'une vision supra-sensible.  

« Les mots manquent » écrit encore Hölderlin qui se consume  dans le feu de son intuition ayant perçu le Logos comme l'origine de toutes choses !                          

René Char a saisi l'essence de ce mystère, l'identité narrative du Logos devenu langage, qui se déploie et se connaît lui-même dans le poème ! Sur un ton prophétique il dit la venue imminente du poème et sa vocation éminente : «  Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux ».

Dante a aussi éprouvé cette impuissance à évoquer par son verbe  cette splendeur de la Beauté que la poésie a vocation à dévoiler :« Il me sembla que son visage flamboyait, et elle avait les yeux si pleins de joie/qu'il me faut passer outre  sans en parler (p.217 . Ed Gallimard).

Georges de Rivas, La beauté Eurydice, extraits dits à deux voix.

Aussi devrions- nous nous tourner vers les fragments d'Héraclite : « A l'âme appartient le Logos qui grandit par lui-même » ou bien « Car le Logos est le bien de l'âme et prend en elle de la force ». Puissance du commencement est le mystère de l'Amour ,substance divine où s'origine le Verbe, la lumière de la parole poétique !

L'âme humaine et le Logos à jamais liés l'un à l'autre, prédestinés!L'âme humaine où brûle et s'embrase l'étincelle du Logos originel et éternel ! Quand retentit le dernier écho du Verbe, le Logos fait une place dans l'âme pour un monde nouveau, capable d'engendrer un commencement. Ce commencement, ce principe c'est le Logos prenant conscience de lui-même . Eurydice est la muse inspiratrice, l'écoute et le silence, l'absence où s'aimante l'origine de la parole : semaison et moisson de sons inouïs qui s'élèvent et fulgurent dans la nuit de l'âme poétique. Le regard de l'âme revient à l'origine et contemple le Logos dans son principe . La lumière de la parole résulte de ce commencement primordial. Et cette lumière de la parole qui apparaît et résonne dans la poésie émane de l'Origine ; elle est lumière invisible dont la substance est l'Amour. C'est là l'essence de la vision de Novalis  : «L'amour est le commencement et la fin de l'histoire du monde, l'amen de l'univers ».

Il ne s'agit pas de la précieuse et vitale lumière du jour, la lumière visible saisissable par les sens, en premier lieu par le sens de la vue, mais bien de la lumière numineuse de l'Origine. Il s'agit de la lumière de l'âme perçue par l'ouïe intérieure où se reflète l'âme du monde. C'est la lumière qui vibre dans la nuit où chemine Eurydice. Et cette lumière d'or qui auréole l'âme du poète est réverbération du Verbe des origines, émanation d'une pure résonance du Logos en l'âme du poète.

 

 

C'est que l'amour, la tombe, et la gloire et la vie,
L'onde qui fuit, par l'onde incessamment suivie,         
Tout  souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
Mon âme aux mille voix que le dieu que j'adore
Mit au centre de tout comme un immense écho sonore.

 

Victor Hugo au cœur de cet immense écho sonore, est l'image des poètes qui parlent la langue des échos, poètes échophones vibrant en ce pays de poésie que nous pouvons appeler Echophonie ! Et Victor Hugo nous précise sa vision : «  Car le mot, qu'on le sache est un être vivant, c'est le Verbe et le Verbe c'est Dieu ». Le poète dans sa nuit d'exilé porte en lui le souvenir de sa patrie spirituelle,  il en perçoit l'écho, celui d'un son  qui va l'éveiller à sainte réminiscence et le mettre en résonance avec cette vibration de la parole des origines, en cette singulière et double expérience échophonique et échophanique ! Et sur l'autel nuptial du silence et de l'éclair poétique, du son et de l'image lequel se voit investi de la préséance dans la fulguration du poème ? Chez les poètes orphiques, comme l'atteste Victor Hugo c'est cette expérience de l'immense écho sonore qui impose sa prééminence ! C'est dire que l'apparition de l'image, du poème écrit rendu visible  procède de cette vibration du verbe, cette résonance échophonique ;

René Char dévoile un pan de ce mystère poétique par ces paroles : «  Il faut que les mots soient pourvus de cet écho antérieur qui fait occuper au poème toute sa place, sans se soucier de ce réel dont il est la roue disponible et traversière ».Il s'agit bien de l'expérience «  d'un son levé avant nous ». Les mots sont investis d'un contenu de connaissance et d'une puissance de révélation ! Ils sont investis d'une charge affective-émotionnelle de pure essence cosmique. Parole tissée d'amour, le poème orphique se révèle comme l'accord renoué entre poésie et musique, telle qu'imaginée en cette Origine qui est le Verbe.  L'ouïe intérieure vibre à la musique des sphères ! Poésie et Musique sont en vérité unies comme le dit Jorge Borgès dans son  Essai sur la Poésie : « Nous avons mentionné le fait que dans la musique on ne saurait dissocier la forme et la substance et que c'est en fait  lamême  chose. Il y a lieu de penser que dans une certaine mesure le même phénomène se produit en poésie »

Pour Borgès, les mots ont été à l'origine des métaphores, échos de  la nuit antérieure,sonorités cosmiques originelles devenues images dans le langage de Poésie. Cette imagination poétique irriguait la vie des peuples de tradition orale, tels ceux du Nord de l'Europe. « Quand ils entendaient le mot Thunor, ils entendaient à la fois le sourd grondement dans le ciel , voyaient l'éclair et pensaient au dieu. Les mots étaient chargés d'un pouvoir magique » dit Borgès.

Gaston Bachelard déplore quant à lui la perte de la parole vivante : « En lisant les mots, nous les voyons, nous ne les entendons plus »

Ainsi devons-nous faire retour au sens originel de la Parole qui est  le sens du mystère, du Moi humain, du Moi d'autrui et du monde. Le Verbe, le chant de l'univers fut au commencement, avant l'écrit et Orphée est le poète inspiré par l' Ether, le messager de la Beauté conçue dans l'existence prénatale, le chantre en qui résonnent les grandes émotions de l'Univers . Il est réminiscence et présence du Logos, lumière-amour du chant, magie de la poésie qui enchanta les Furies de l'Enfer . Il incarne l' Espérance-Poésie au cœur tourmenté de l' Homme assiégé par les puissances du mal aux marches tragiques de l'histoire...Il garde intacte la flamme de l'amour qui ne fut pas emportée par Prométhée, héros de la liberté.

Il est l'espérance invincible de l'âme aux marches du temps et sa harpe divine berce sous les arches de l'éternité le grand dessein de la beauté qui sauvera le monde

Ainsi est-t-il le chantre de la dynastie des sons et des mots éclos au sein de ce cosmos originel où apparût le Logos essaimant ses déclinaisons harmoniques d'éternité en éternité dans le mystère de l'unité consubstantielle de la musique et de la poésie.

Ainsi est-t-il à jamais traversé par le grand souffle de l'amour où vibre sa voix-lyre qui aimante le vaisseau-terre chargé d'histoire sur l'océan du devenir.

 

Carolyne Cannella et Georges de Rivas.

Et son cœur qui palpite à l'unisson des émotions de l'univers et des passions humaines est la demeure de l'âme du monde où résonne l'écho de la nuit antérieure et son cortège de chants inouïs apparus  pour apaiser les tourments des Furies qui dévastent l'Histoire.

Dans son livre « Les Dieux antiques » paru en 1880, Max Muller trouve que le nom d'Orphée découle de l'indien Ribhu et Mallarmé s'en fait l'écho : « Ribhu paraît avoir été donnée, à une époque très primitive, au soleil. On l'applique dans les Védas à de nombreuses déités. « Le sens primitif d'Orphée » semble avoir marqué l' énergie et le pouvoir créateur. » (Mallarmé, O.C, p.1240) Ceci nous ramène à l'essence de la vision orphique du monde qui voudrait que l'univers apparu dans ses formes visibles ne soit que la cristallisation de vibrations sonores émanées du Verbe originel. De sorte que toute forme terrestre serait une vibration, une onde musicale comme ensorcelée dans la matière. C'est là l'idée de Maya avancée par la tradition hindoue pour désigner le monde apparent , dans le sens d'une réalité phénoménale issue de l'impulsion originelle du Verbe ou de présences numineuses.

Nomen, Noumen, mystère du rapport de l'invisible et du visible, Du Nom à son essence. Et le soleil est le lieu d'émanation de cette musique des sphères, de même qu'Orphée est voix-lyre descendue des hauteurs suprasensibles de l'univers pour enchanter le cœur de l'homme et toutes choses sur la terre.  Et c'est là sans doute le message des Védas. Les textes védiques évoquent la notion de « Shruti » mot qui signifie en Sanscrit le fait d'entendre. Et c'est le nom qui fut donné à la Révélation par les sages, les sept Rishis de l'Inde védique. D'où le sens de texte entendu ou texte révélé. Car il s'agit bien d'une connaissance intuitive, d'une audition intérieure ! Shruti est un mot composé signifiant à la fois oreille, audition et connaissance révélée. Texte-Parole saisi par illumination du cœur, par l'ouïe intérieure, c'est à dire l'oreille du cœur ! Orphée inspiré par sa muse, Eurydice, car ici encore elle est l'écoute, la clairaudience de l'âme de pure nature suprasensible.

 

∗∗∗∗∗∗

 

III. Orphée sous le regard de Leconte de Lisle

 

Or c'est là le message essentiel transmis par le poème de Leconte de L'Isle intitulé Khirôn où Orphée rend visite au Centaure. Car voici précisément ce que Khirôn qui s'apprête à quitter le séjour terrestre dit à Orphée sous forme d'éloges.

Ainsi divin Orphée, ô chanteur inspiré,
Tu déroules ton cœur sur un mode sacré.
Comme un écroulement de foudres rugissantes,
La colère descend de tes lèvres puissantes ;
Puis le calme succède à l'orage du ciel ;                            
Un chant majestueux qu'on dirait éternel
Enveloppe la lyre entre tes bras vibrante ;
Et l'oreille attachée à cette âme mourante,
Poursuit dans un écho décroissant et perdu
Le chant qui n'étant plus est toujours entendu.

Le Péléide écoute, et la lyre est muette !
Altéré d'harmonie, il incline la tête :
Sous l'or de ses cheveux, d'une noble rougeur
L'enthousiasme saint brûle son front songeur ;
Une ardente pensée, en son cœur étouffée,
L'oppresse de sanglots ; mais il contemple Orphée       
Et dans un cri sublime il tend ses bras joyeux
Vers cette face auguste et ces splendides yeux                
Où du céleste éclair que ravit Prométhée
Jaillit, impérissable une flamme restée ;

 

 

C'est Eurydice qui est l'ange gardien de cette flamme impérissable jusqu'à la fin des temps. Ainsi porte-t-elle son nom et sa vocation de Grande Justice pour l'accomplissement du grand Dessein de la Terre : l'Amour !

C'est l'écho du Verbe des mondes, la musique de la nuit antérieure qui résonne en l'ouïe intérieure ;  «Et du céleste éclair, jaillit une flamme restée » : il s'agit bien du feu que Prométhée a ravi aux dieux au nom de la liberté et au prix d'une terrible expiation! Mais en Orphée demeure une flamme impérissable et le mystère de la parole, de la création poétique dont il est dépositaire garde toutes ses chances, sa vocation à subsumer le malheur et à réenchanter le monde.

Et la poésie en son essence n'est-elle une sortie hors du champ  étroitement littéraire, cette échappée belle de la parole antérieure à l'écrit ? N'est-elle pas la vocation originelle d'Orphée, cette voix-lyre capable de subsumer le malheur et de transfigurer le chaos du monde par la beauté du Chant ?

 

Comme si le destin eût voulu confier
La flamme où tous vont boire et se vivifier
Au fils de Kalliope, au Chanteur solitaire
Que chérissent les Dieux et qu'honore la Terre. 

 

La voix-lyre d'Orphée demeure l'espérance du salut du monde , car à l'inverse de Prométhée, le fils de Kalliope est chéri des dieux et honoré par la terre . Orphée apparaît à la fois comme messager des rois et des dieux. Son pouvoir est dans sa voix et le Chantre le précise à Khirôn :

 

Cinquante rois couverts de brillantes armures
Attendent que ma voix te conduise jusqu'à eux ;
Tous m'ont dit :«  Noble Orphée, aux paroles de miel
De qui la lyre ardente enchante et la terre et le ciel
Va ! Sois de nos désirs le puissant interprète.

 

C'est tout son être au monde ,qui vibre dans sa voix indissociable de son écoute.  Tout n'est-il pas dit dans les vers déjà évoqués :

 

Et l'oreille attachée à cette âme mourante poursuit dans un écho le chant qui n'étant plus est toujours entendu.

 

C'est bien là l'écho de « l'invincible Nuit de silence chargée » la vaste nuit antérieure perçue par l'ouïe divine, l'oreille du cœur.

Leconte de Lisle dans une ultime résonance à ce mystère du Verbe décrit le départ d' Orphée «  ce même Etranger que nul n'oublie,/ Et qui marche semblable aux Dieux ! Son pas est tourné vers l'Olympe, et d'un pied souverain/ Il foule sans le voir le sentier qui serpente. »

Ainsi Orphée n'use pas de son regard humain pour marcher, c'est son ouïe qui le guide,« son front serein est tourné vers l'Olympe. » Khirôn accueille Orphée dans son antre et le salue par ces paroles :

 

Ta parole, mon hôte, est douce à mon oreille,
Nulle voix à la tienne ici-bas n'est pareille.

 

Leconte de Lisle salue dans les derniers vers le fils de Kalliope « à la belle voix » à l'instant où le chantre de la Thrace disparaît à la vue du peuple à qui il vient d'adresser  ses dernières paroles :

 

Il dit et disparaît. Mais la sublime Voix
Dans le cours de leur vie entendue une fois,
Ne quitte plus jamais leurs âmes enchaînées ;
Et quand l'âge jaloux a fini leurs années,
Des maux et de l'oubli ce souvenir vainqueur
Fait descendre la paix divine dans leur cœur. 

 

Ainsi la voix d'Orphée est-elle gravée comme souvenir inoubliable et immarcescible dans les âmes humaines, elle est immémoriale et demeure à jamais entendue. Elle est pure harmonie accordée par l'âme du monde aux âmes humaines qui baignent dans sa lumière. Cette lumière de l'âme chère est le sanctuaire où descend la « paix divine » Car l'âme est dépositaire du souvenir impérissable de «  la sublime voix entendue une fois ».

Et cette paix est l'aurore de nouveaux liens dans des cœurs unis dans l'amour divin car Orphée a vaincu pour tous le mal et l'oubli ! L'aurore que Mallarmé voulait voir dans des mots pareils à Euros, comme le mot Eurydice, la muse inspiratrice du soleil orphique, cette aube du jour éternellement nouveau dont les peuples anciens ne savaient pas au crépuscule du soir si elle serait là le lendemain ! Ainsi vit encore le poète «  flamme restée »de l'Origine en attente du poème où viendra filtrer la lumière de son âme aux persiennes de cette nuit plus ancienne que le jour et les ténèbres de l'Histoire !

Invincible nuit de silence chargé, silence qui pour la première fois fois a parlé et chanté, et qu'a entendu le Péléide, Achille, demi-dieu stupéfait se tenant  aux pieds de la voix-lyre d'Orphée, la voix dont Leconte de Lisle dit que «  la lyre est muette ».

Et le Centaure Khirôn dont la sentence de mort a été proférée par les Dieux se tourne encore vers Orphée :

Mais Hélios encor, dans le sein de Nérée,
N'entrouvre point des dieux la barrière dorée ;
Tout repose, l'Olympe, et la Terre au sein dur.
Tandis que Séléné s'incline dans l'azur,
Daigne, harmonieux roi qu'Apollon même envie,  
Charmer d'un chant sacré notre oreille ravie,
Tel que le noir Hadès l'entendit autrefois
En rythmes cadencés s'élancer de ta voix,
Quand le triple Gardien du Fleuve aux eaux livides
Referma de plaisir ses trois gueules avides,
Et que des pâles morts la foule suspendit
Dans l'abîme sans fond son tourbillon maudit !

 

Orphée et Eurydice, Auguste Rodin.

Le Centaure Khirôn est puni par les dieux pour avoir critiqué leur conduite, et il vient de perdre son statut d'Immortel. C'est à Orphée qu'il se confie car il incarne à ses yeux l'avènement de l'homme au statut divin.

Khirôn veut s'arracher au joug des dieux en proie aux passions  fantasques et aux jugements arbitraires. Il s'écrie :

 

Mais d'où vient que les Dieux qui ne mourront jamais/Les Rois de l'Infini, les Implacables Maîtres/En des combats pareils aux luttes des héros,/De leur éternité troublent le sûr repos ? Est-il donc par delà leur sphère éblouissante ? Une Force impassible, et plus qu'eux tous puissante,

 

Khirôn,le sage se confie au prince des poètes : il va payer comme Prométhée le lourd tribut de la liberté et de l'intuition morale du Bien et du Mal. Et s'il se tourne vers Orphée c'est parce qu'il est sûr que « la Beauté sauvera le monde » fût-ce à la fin des temps ! Et c'est ce que suggère comme nous l'avons déjà évoqué le nom de sa nymphe, muse et éternelle épouse Eurydice : Grande Justice ! Celle-ci ne pourrait devenir effective qu'en raison d'une finalité morale et spirituelle, une sorte d'apocalypse ou de fin des temps.

Orphée chantre de la Beauté la porte toute entière dans son être et cela a été perçu par le jeune Achille au bord des sanglots. La lyre était muette et le Péléide l'entendait, comme si elle émanait de la lumière de l'âme du Chantre de la beauté dans le temps et  l'éternité ! Comme si le chant qui venait d'outre-monde rayonnait par la seule présence d'Orphée.  Et c'est dans cet événement intérieur qu'est le poème, mythique et spirituel de Leconte de Lisle, un pur moment d'initiation,un nouveau commencement de l'Histoire de l'âme et de l'Âme monde. Le poème dit ce recommencement possible du mythe, où l'âme humaine inspirée par l'âme du monde vient à chanter à travers Orphée, présence de la Beauté immatérielle sculptée dans la forme admirable du poème où exulté des sonorités et du rythme de la parole, l'invisible se donne à voir dans le miroir de l'âme. C'est là un grand moment d'initiation où Orphée apparaît comme le vivant principe moral-spirituel de la création, comme le modèle humain divin de civilisation face à toutes les formes de la barbarie.

Ce principe de civilisation a pour nom la Beauté de l'âme et pour  boussole morale l'éthique de la vérité. La poésie est réminiscence et métamorphose de la clairvoyance originelle de l'Humanité et en tant qu'épopée de la langue vernaculaire de l' Ether de la lumière et du son, en tant qu épopée du Verbe, elle est unité de la beauté et de la vérité ! Elle est traversée du Léthé, Aletheia ! Elle est résonance au Aleph primordial dont Dieu ne s'est pas servi pour la création du monde : autrement dit il s'agit d'une sonorité en réserve, un son du silence de la nuit originelle qui s'anime dans le chant d'Orphée, dont on entend l'écho réverbéré dans l'éternité momentanée du poème. Tout est ici lié à l'Ecoute. Le son précède la vision, l'image sur l'autel nuptial du langage orphique.  Et cette sonorité originelle est celle de la voix du silence, c'est la voix même d'Eurydice qui murmure à l'oreille d'Orphée ! « Ecrire commence avec le regard d'Orphée » nous dit Maurice Blanchot, mais c'est un regard tourné vers le passé où Orphée voit Eurydice disparue comme une fumée emportée par le vent, un regard épouvanté qui se changera en ouïe guettant l'écho céleste du silence où s'est évanouie sa Bien-Aimée ! Et si Orphée a perdu à ce moment d'impatience son Eurydice, c'est parce que s'est produit en lui une défaillance de l'Ouïe. Orphée n'a pas su demeurer à l'écoute des pas légers d'Eurydice murmurant sa présence fidèle et déjà la joie de la sortie vers la lumière du Jour ! Et désormais seule son ouïe divine recouvrée peut compenser son incapacité à percevoir par ses yeux, la présence d'Eurydice, muse inspiratrice recluse dans les closeries de son silence cosmique !

Poésie naît de la nuit tourmentée d'Eurydice, de son silence habité comme de l'ouïe réenchantée d'Orphée. Cette ouïe intérieure vibre à jamais dans le poème orphique ; les sons de la lyre ont filtré par les persiennes de cette nuit où veille Eurydice, l'éternelle Bien-Aimée,  muse du poète Orphée qui est, comme Marcel Destienne en a fait mention dans son livre «  l'écriture  d'Orphée, cette «  voix qui ne ressemble à aucune autre » .

 

C'est Orphée qui engendre la lyre,  une lyre-voix qui «  jaillit comme une incantation originelle » et«  se raconte dans ses effets davantage que dans son contenu.

 

Et ce divin contenu, au pouvoir magique, nul ne l'a jamais entendu  et pourtant chacun peut croire un bref instant s'en être souvenu !.. Comme s'il écoutait aux portes de l'âme du monde où bat depuis toujours le cœur silencieux d'Eurydice !

 

Présentation de l’auteur




Rencontre avec Saleh Diab

Une anthologie de poésie syrienne et arabe parue en France

 

La poésie syrienne est mise à l'honneur cette année au "Castor Astral", avec l'Anthologie bilingue de la poésie syrienne, publiée par Saleh Diab, qui rassemble une myriade de poètes du monde arabe ignorés jusqu'à présent des lecteurs francophones, qui connaissent Adonis, ou des poètes vivant en France, mais rien de ce qui est réellement écrit en Syrie, dans le contexte actuel douloureux de ce pays.

Saleh Diab, Poésie syrienne contemporaine,
Edition bilingue, Le Castor Astral, 2018,
367 pages, 20 €

Poète, traducteur et critique, Saleh Diab vit en France depuis 2000. Auteur de plusieurs recueils de poésie, dont  J’ai visité ma vie, en 2013, pour lequel il obtient le Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres, et d’un essai - Récipient de douleur (2007) - sur la poésie écrite par des femmes poètes arabes, il a accepté d' accorder un entretien à Recours au Poème afin d'y exposer un point de vue sans doute très polémique, mais que nous nous faisons un devoir de relayer, car il est pour nous essentiel de donner audience à une pluralité de voix.

Pourquoi  publier une anthologie de la poésie syrienne aujourd’hui ?
La poésie d’expression arabe écrite en Syrie - pays né en 1946 de la Syrie mandataire (Mandat français) - pays aujourd’hui morcelé qui risque de disparaître, se distingue par sa diversité autant que par sa richesse esthétique et artistique. Les poètes syriens ont joué un rôle essentiel dans l’histoire de la modernité de la poésie arabe contemporaine, élaborant des territoires poétiques nouveaux. Cette anthologie revêt une importance de tout premier ordre pour plusieurs raisons : elle englobe les poètes syriens qui ont joué un rôle essentiel dans le renouvellement poétique au cours de la deuxième partie du XX° siècle et jusqu’à nos jours. Ce domaine poétique reste encore largement inconnu du lecteur francophone. Aucun ouvrage de cette dimension n’a été à ce jour publié en français. Seules existent des publications fragmentaires dont la traduction demanderait à être revue soigneusement.
Qu’est-ce que vous avez voulu faire comprendre aux lecteurs francophones en rassemblant tous ces auteurs dans votre anthologie ?
Cette anthologie de poètes syriens donne à entendre une diversité de voix d’une profonde originalité,  caractérisées par des éléments esthétiques dont j’ai tenté de mettre en évidence la pertinence. Cette  poésie a créé des écoles et des courants qui ont généré leur processus  dans le monde arabe dans des conditions bien spécifiques. A cette occasion, au cours de ce travail de composition de l’anthologie, je me suis posé des questions d’ordre littéraire, socio-politique et anthropologique. La production poétique relève de ces paramètres.  Il est en effet légitime de se demander comment les poètes ont pu s’exprimer dans  une Syrie qui est restée fermée trente ans sous la dictature d’Hafez al-Assad, et dix ans sous celle de son fils, depuis l’indépendance. Ainsi un résumé de la situation historique et politique de ce pays me paraît nécessaire. Ces paramètres affectent profondément les conditions de la production littéraire dans son ensemble et celles de la production poétique en particulier.
 
Vous dites que c’est une anthologie de la poésie syrienne mais aussi une anthologie de la poésie arabe. Pourriez-vous nous éclairer ?
La Syrie mandataire et actuelle a fortement participé à la modernité de la poésie arabe, laquelle se divise en trois périodes que nous avons commentées dans l’anthologie.  Sa poésie est liée à l’histoire de la modernité poétique arabe au Moyen-Orient et les poètes syriens ont leur part indéniable dans ce mouvement de renouvellement. Les poètes syriens ont joué un rôle essentiel dans l’histoire de la modernité de la poésie arabe contemporaine, élaborant des territoires poétiques nouveaux, bénéficiant de l’apport et de l’expérience des pionniers irakiens de la modernité. Nous ne pouvons comprendre le mouvement moderniste de la poésie arabe contemporaine sans passer par la poésie syrienne qui a donné de grands poètes au sein de ce mouvement.
Pourquoi les femmes sont-elles si peu présentes dans votre anthologie ?
En art et littérature, la question ne se pose pas en terme de genre, mais en termes de valeur, d’apport au domaine, qu’il soit littéraire ou autre. Si l’on veut évoquer la présence des femmes par rapport aux hommes, il faut prendre en considération des facteurs culturels, religieux, sociaux, politiques. La société patriarcale dépossède la femme de sa langue et de son corps. C'est pourquoi rares sont les femmes qui sont parvenues à créer leur propre langue poétique. Malheureusement, depuis les années 40, on ne compte que deux femmes réellement importantes. Ce qui s’expose actuellement en France, dans le champ de la poésie des femmes arabes, relève d'une sorte de mise en scène où la femme poète est une « diva » exotique : même sa poésie, aussi faible soit-elle, n'est pas l'objet de la rencontre où la femme joue de son corps, comme pour prendre une revanche sur l'éducation répressive qu'elle a reçue.  Et la poésie n'existe pas dans cette mise en scène. La renommée de quelques personnes hyper-médiatisées ici ne repose pas sur la qualité de leur poésie, ou de leur écriture pour les prosateurs, mais sur l’idéologie, sur l’exploitation de l’événement, de la guerre, de l’actualité. Il y a aussi, ici, dans la société française ou européenne, l’idée de participer à l’émancipation des femmes syriennes en les médiatisant.   Or, ce mécanisme, loin de servir la cause des femmes, s’avère pure opération de propagande. Les femmes syriennes à « sauver », à « aider » à « émanciper » sont dans des camps de réfugiés, loin de tout accès à la parole, à l’information, à tout soutien, ou bien demeurent dans l’exclusion dans leurs villes ou villages.
Quelle est en réalité la littérature syrienne contemporaine représentée et traduite en France ? Pourquoi la poésie syrienne est-elle si peu représentée chez nous ?
L’une des premières explications possibles est que le pays a été fermé pendant 50 ans sous la dictature. Toutefois il faut noter que le phénomène a été différent pour la littérature d’autres pays sous dictature (l’Europe de l’Est, Haïti…). En conséquence, pour ce qui est de la Syrie, il y a des auteurs qui ont été traduits, mais pas en raison de la valeur de leur œuvre. Ils ont été traduits pour leur qualité d’activiste ou à la demande d’organismes humanitaires de défense des droits humains. Ils se trouvaient en France comme boursiers, parfois comme touristes. Il avaient des liens avec les ambassades et les centres culturels, universités, et ont saisi l’opportunité de soutenir ce qu’on a appelé « la Révolution syrienne ». Issus des milieux privilégiés proches du régime, ils ont changé de camp à leur arrivée en France, pensant que le régime tomberait. Ils ont cherché à obtenir des soutiens des gouvernements occidentaux, français notamment, créant des associations pour la Défense des femmes syriennes, des enfants, la société civile… Ces associations servent à construire leur image et leur notoriété, mais cela n’a rien à voir avec leur œuvre. D’ailleurs, c’est très visible quand on écoute les entretiens à la télévision, les colloques. Il n’y est jamais question sérieusement de littérature. Les discours sont assez stéréotypés, banals, et itératifs sur le peuple syrien qu’ils prétendent incarner. Ce que l’on observe, c’est que l’on (ce sont les universités, les institutions culturelles, les festivals de poésie, la presse, les médias) ne s’intéresse plus à la littérature en tant que telle, ni à l’art, mais que l’objet que l’on expose, que l’on commente, autour duquel on organise des colloques, c’est la vie, les actions supposées ou réelles, mythifiées, des personnes qui s’autoproclament écrivains, poètes et même philosophes – avec l’appui des universitaires - et les événements qui deviennent prétextes à publications et à médiatisation.
Encore une explication : Le régime a envoyé pendant des années, en France, des boursiers issus de familles proches du régime. Ensuite, ces personnes ne sont pas devenues des passeurs de culture, elles sont rentrées en Syrie pour occuper des postes à l’université, au Ministère de la Culture, à la Direction de revues, etc…Elles ont pris la place des véritables écrivains syriens, partis en exil – il s’agit là d’un véritable exil – aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en France. Le public français ignore tout de cela. Ni les médias, ni les universitaires n’évoquent ces réalités. Actuellement, à la faveur de la guerre, ce sont ces personnes issues de ces milieux favorisés et protégés qui ont obtenu très facilement le statut de réfugiés, et qui prétendent incarner la culture syrienne. Elles bénéficient d'une certaine publicité et d'une audience, dues au manque d'information. Les véritables écrivains, poètes, romanciers, artistes (Faisal Khourtouch, Mohammed Abou Matouk, Wallid Ikhlasi, Ibrahim Samuel, Nazih Abou Afach, Bandar Abed al-Hamid, Ali Abed Allah Said, etc.) sont restés bloqués en Syrie ou ont émigré dans des conditions très difficiles et périlleuses.  On ne les connaît pas ici.
La guerre en Syrie a-t-elle donné lieu à de nouvelles formes littéraires ?
Parmi les poètes des années 70, 80, 90, aucun n’a pris l’événement comme objet d’écriture. Les poètes des années 60 et 70 ont clairement déclaré qu’ils ne soutenaient pas cette « révolution » qui, à leurs yeux, n’en était pas une. Ils ont vu très tôt que le mouvement menait à une guerre civile et internationale, au malheur, à la destruction irrémédiable, mais pas à un changement de régime vers la démocratie. Ils ont prévu les tueries et les carnages, les massacres, et ils s’y sont opposés. Ils ont aussi compris que le mouvement de masse était guidé par les islamistes, eux-mêmes manipulés par les grandes puissances pour servir les intérêts de ces dernières. C’est pourquoi ici, en France, on a essayé de représenter la littérature syrienne à partir des personnes venues récemment à Paris. Hors Adonis et deux poètes à présent réfugiés en France qui font partie de mon anthologie, et qui ne s’expriment pas, ne sont pas du tout audibles ici, il n’y a pas de poète ou d’écrivain syrien digne de ce titre en France. Ceux que l’on voit et entend partout ces temps-ci sont d’une grande médiocrité et ne représentent rien en Syrie, ni plus largement dans le monde arabe. Il se peut que la traduction en français opère une amélioration du texte initial arabe, surtout en poésie, rendant ces textes publiables. Mais ce ne seront en aucun cas des textes majeurs ni d’importance littéraire. Ils séduisent ici, pour des raisons idéologiques. Les milieux culturels et universitaires sont très ignorants en ce domaine et aiment se faire passer pour des soutiens des droits humains. Le problème aussi, c’est la contamination de ces milieux par le compassionnel et l’idéologie droit-de-l’hommiste. La littérature disparaît.
Cette guerre n'a pas donné lieu à une nouvelle écriture, contrairement à ce que prétendent ces auteurs. Bien au contraire, la littérature, notamment la poésie syrienne, ici en France, n’est absolument pas représentée par les banalités qui se publient. En revanche, la poésie syrienne qui s’écrit en Syrie demeure vivante dans le monde arabe mais largement ignorée ici. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de publier mon anthologie.
 Comment avez-vous choisi les poètes ?  Quelle est la démarche que vous avez suivie ?
Mon choix de poètes et de poèmes repose sur la valeur de l’expérience poétique de ces poètes. J’essaie de jeter une lumière sur cette poésie en donnant à entendre les voix des avant-gardes. En présentant la poésie syrienne, j’ai voulu représenter la poésie arabe contemporaine de la deuxième moitié du vingtième siècle, tous ses courants, et à travers tous ses représentants.  Cette poésie est traversée par les mouvements qui ont marqué la poésie mondiale : le romantisme, le surréalisme, l’existentialisme, la poésie du quotidien… les courants qui ont œuvré à une transformation formelle.
Vous avez parlé de la traduction et de son rôle dans la poésie syrienne, pouvez-vous préciser ?
La poésie écrite en Syrie est ouverte  aux poésies étrangères. Les traductions (T.S Eliot, E. Pound, W. Whitman, St-John Perse, R. Char, Rimbaud, A. Artaud, Baudelaire etc…) ont marqué le travail poétique des poètes de la deuxième modernité. La traduction de la troisième modernité des poètes des pays de l’Est, russes, bulgares et hongrois a grandement contribué à la conception de nouvelles propositions d’écriture. L’anthologie offre par conséquent au lecteur francophone l’occasion de découvrir un vaste domaine poétique et culturel qui s’inscrit dans l’expérience d’une histoire mouvementée, tragique, dont témoigne l’actualité.
Elle devrait sans nul doute permettre au lecteur d’enrichir sa propre expérience de même que sa connaissance de l’histoire d’un pays liée à notre histoire et  de productions artistiques qui appartiennent au patrimoine de l’humanité.
 

Propos recueillis par Carole Mesrobian

 

Présentation de l’auteur




Daniel Van de Velde : portrait en creux de l’artiste

C’est par une lecture de poésie que j’ai d’abord rencontré l’artiste, dans la pénombre balbutiante du jardin au bord de l’eau de Béatrice Machet… Il y disait un extrait de son livre, Les Transitions narratives – 160 fragments regroupés en deux parties, alternant dans chacune d’elles chronologie et souvenirs par bribes arrachés aux brumes de la mémoire, tel celui-ci :

Une chaise sans fond m’attend au fond du bois. Je l’avais trouvée non loin de là et peut-être y est-elle encore aujourd’hui que je n’y suis plus. Je m’asseyais à califourchon, les coudes en appui, le dossier anuité. Peut-être je venais là pour attendre le bus mais je n’en suis pas très sûr. Plutôt foûter la déliquescente saveur de l’abandon, ce point d’orgue d’une dérive définitive qui tout absorbe sans cesse. Je devenais vieux. Plus vieux que le monde.

 Des réflexions aussi, dont je retiens les deux fragments liminaires donnant la tonalité de l’oeuvre  :

4 - « Je vis pour que quelque chose en moi ne soit plus ma propre trace. Celle-ci vacille. Je vis pour que l’oubli redevienne la flamme d’une bougie. » (phrase qui revient comme un leitmotiv dans le livre),

160 – « Le retour ? Il n’y a pas de retour. Le point de départ ? Il n’y a pas de point de départ. Le lieu de naissance ? Il n’y a pas de lieu de naissance »

Les segments impairs, « chrono-illogiques » accompagnant ce parcours vers une aporie énoncent ce qui semble une autobiographie imaginée, au conditionnel dans la première partie, à l’imparfait dans la deuxième  : « En 1965, j’avais un an. En 1966, j’avais 2 ans… », dates égrenées comme les années dans l’œuvre de Roman Opalka, inscrivant noir sur blanc, infiniment, la trace de l’irreversibilité du temps. Mais dans le texte de Daniel Van de Velde, se prolongeant, en amont puis en aval, dans un improbable futur – « en 2363, j’aurais 399 ans »… ce qui rend bien incertain le locuteur se projetant ainsi à travers deux fois 4 siècles… tant qu’on ne connaît pas l’autre pratique artistique du poète qui est aussi « sculpteur d’arbres » dirais-je, récupérant ces géants tombés, les creusant pour les restituer à l’univers que troue leur disparition.

J’ai rencontré de nouveau Daniel Van de Velde dans l’un de ces cafés neutres et modernes où l’on vous sert boissons et bagels, et qui me servent de lieu de travail quand je souhaite ne pas être distraite par le décor ou mes livres. Je regrette de n’avoir pas alors enregistré la richesse de notre discussion, et nous avons compensé cette erreur par un échange que j’appellerai épistolaire faute de mot pour désigner la communication courrielle qui est celle de notre époque.

C’est lors de cette rencontre que Daniel m’a donné le mince recueil de poésie chromatique qui retrace l’expérience d’une poétique du « numérique a minima, à partir de la série dite fréquences d’apparition » ainsi que la décrit le préfacier, Georges K. Zenove. Œuvre dont le projet est d’incarner le toujours-déjà-disparu dans l’usage social, « ce qui fait trou dans l’homogénéité verbalisée de la communauté », selon les mots de Christian Prigent cité dans la préface, et qui est à mon avis l’essence et le devoir de la poésie.

L’expérience retracée par ce livre est celle de mots apparaissant-disparaissant par superpositions, effacement, perforations de l’espace où ils s’inscrivent, et où leur fonction n’est plus de signifier ce qu’ils représentent, mais d’être figure/trace en creux de l’absence.

Et plus qu’à Mallarmé et son coup de dés transformant la page en espace, je pense à Magritte qui aurait pu dire « ces mots ne sont pas des mots » mais des objets « creusant l’espace » comme la pluie de signes sur l'écran du générique de MATRIX, cité par Karine Vonna Zürcher à propos de ce travail. https://www.youtube.com/watch?v=qQg6Mtjd0Ok – comparaison d'autant plus juste qu'une version monumentale de ces pages a été affichée dans l'espace public, bruissant de ce silence fait de toutes les rumeurs des passants, dans l'effacement du sens.

Ces textes qui interrogent le statut du mot, qui le dématérialisent en le privant de la sève du sens, me semblent fort proches des œuvres monumentales réalisées par l’artiste dans son travail sculptural. Partant d’une stère de bois, (récupéré, le jour où je l’ai rencontré, de platanes abattus le long d’une route), Daniel Van de Velde y découpe des bûches avec lesquelles il recompose scrupuleusement la forme de l’arbre sur toute sa longueur, avant de creuser, à la tronçonneuse et à la gouge, en suivant le dessin de l’un des anneaux de croissance, le cœur de l’arbre, ne conservant que les anneaux périphériques. Les cylindres ainsi obtenus sont reliés par des vrilles de métal de façon à ménager un jeu, un léger vide, entre les segments.

Daniel Van de Velde, Le Marronnier rouge, vue en coupe

 

A première vue, ce travail évoque celui de Dennis Oppenheim, et notamment les Annual Rings (1968) travail proche du Land Art, dont les photos furent naguère exposées à Beaubourg : l’artiste y projetait sur le matériau éphémère de la neige les cercles concentriques d’un arbre transposés à échelle monumentale : ces anneaux sont coupés par la rivière-frontière entre USA et Canada, à l’intersection précise de celle-ci avec la limite de deux fuseaux horaires, reliant en une installation unique les concepts variables de lieu, et de temps, dans une volonté de « créer une relation dynamique entre le lieu et les conventions qui le régissent » (catalogue d’expo), et jouent sur le passage d’une surface à l’autre. Le travail de Daniel, lui, n’interroge pas le lieu : ses arbres, dématérialisés, déterritorialisés, sont « hors sol » au sens premier du terme, la plupart suspendus dans les airs. La surface aussi disparaît : l’arbre est comme l’écorce d’un trajet, l’amorce d’un passage… Le projet est autre.

 

La seconde référence qui vient à l’esprit est celle de Giovanni Penone, représentant de l’Arte Povera, qui creuse lui aussi les arbres. Mais le projet de Penone est à échelle humaine : c’est son propre corps qu’il insère dans les arbres qu’il travaille, pour souligner, ainsi qu’il le dit, que « l’arbre est une matière fluide qui peut être modelée » - ainsi y inscrit-il par exemple la réplique en bronze de sa main, qui contrariera la croissance ultérieure du tronc, donnant lieu à de réccurentes métamorphoses dryadiques dans une partie de son œuvre (( Giuseppe Penone, catalogue de l’exposition, Editions du Centre Pompidou, 2004)).Ou bien tente-t-il, dans une œuvre comme L’Arbre-porte de 1993 de dégager, par l’évidement d’un tronc, l’arbre plus jeune qu’il fût quelques décennies plus tôt. Dans l’œuvre de Van de Velde, au contraire, l’homme est absent, autant que l’arbre, devenu structure énigmatique et interrogeante, dans laquelle je lis, pour ma part, l’amorce d’un labyrinthe plongeant au cœur de la réflexion sur l’esseité – de l’arbre, ou de l’homme…

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Dennis Oppenheim, Annual Rings, 1968, U.S.A./Canada boundary at Fort Kent, Maine and Clair, New Brunswick. Copyright Dennis Oppenheim

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Giovanni Penone, arbre-porte, 1993

Je laisserai la parole à l’artiste qui a bien voulu répondre librement à ma question ouverte :

Peux-tu me préciser le lien que tu établirais entre ton activité poétique et ton travail de sculpture - comment la mise en page de tes mots s'articule à ta recherche - pas seulement formelle - avec les arbres ?

Daniel Van de Velde, In Kamiyama from September 18 to November 18, 2006

Chère Marilyne, 

l'évidement en poésie et en sculpture acte le fait que nous ne sommes ni au centre, ni propriétaires de ce que l'on voit. On se laisse traverser, ou bien on traverse du regard. Aimer, vivre, écrire ou déclamer, sculpter ou dessiner c'est faire acte de partage dans un univers intégralement déterritorialisé. J'erre ces derniers temps de textes en textes : Giordano Bruno, Lucrèce, Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Carl Gustav Jung, Gilles Deleuze et Félix Guattarri. Une errance pour atteindre un niveau substantiel de l'art. Je dérive désargenté, sans horaires, un brin isolé mais j'accueille avec simplicité chaque mot, chaque branche, chaque tronc qu'il m'est offert de creuser. Ma vie devient trajectoire.

Si j'ai choisi le bois, du moins les troncs chus et les branches échues c'est que en terme de matériau, celui-ci est le juste milieu entre l'air qui est le plus léger et le plomb qui est le plus lourd. Un juste milieu dont la présence informe le mieux celle des êtres humains avec sans doute, en arrière-plan, un désir de nous ancrer dans la réalité terrestre qui nous conditionne. 

Ce serait un comble, pour quelqu'un qui ouvre, qui creuse les arbres en ne séparant pas leur contingence terrestre de la question héliocentrique d'une lumière qu'ils contiennent chacun en leurs anneaux de croissance que je mets à jour, -année de lumière fossilisée-, de t'envoyer "une réponse fermée"... Dans le foisonnement de notre première rencontre, je m'ouvre. Je m'ouvre également par les "plis et replis" de ton opus Mémoire Vive des Replis... que je ressens plus, lecture fragmentée de ma part, par une mémoire de ce que nous allons mémoriser. Genre Deleuze absorbé sous l'optique de Bergson, lui-même absorbé par le spectre substantiel de Spinoza...

Pour le fond commun poésie/sculpture – sculpture/poésie : je veux détacher de l'arbre ce que l'on y projette de bois, et détacher de la poésie ce que l'on y projette d'ontologie obsolète. Nos origines ne sont pas originelles mais trans-substantielles, ainsi que le fait supposer la théorie de la panspermie, (telle qu'expliquée dans ce passage du récit inédit intitulé Les Oscillations Incertaines Des Echelles De Temps :

Sous forme de spores, la vie se propage à travers l'univers. Une pluie sporadique et aléatoire d'acides aminés, capables de traverser les atmosphères grâce au rayonnement nucléique des étoiles. Certaines atterrirent, absorbées par la chute d'un météorite, et firent terre d'un lieu obstinément inculte et atrophié. Un vagabondage présémantique de prébiotiques dans les vides interstellaires. Et Tom de conclure :

-  Je suis un  être intercalé entre plusieurs mondes, plusieurs galaxies. En méditant, je remonte, avec lenteur, avec effroi, jusqu'à une forme de vie proche de la bactérie.

 

Pour le reste, la vie suit son cours et ce qui est œuvre dans ma trajectoire de vie transparait et rebondit constamment à travers la sphère lyrique d'un temps en spirale, éponyme de la pluralité des mondes. Je suis cyclique dans mes déplacements comme le bois ou le mot et la lettre qui ancrent chaque sculpture, chaque poème,  sont des boucles de vie qui in-déterminent la linéarité supposée de mon existence. De toute existence. Ma trajectoire d'homme, d'individu se matérialise à travers l'arbre en creux, devenu spirale de lumière échancrée,  intériorisée et extériorisée. Et, ailleurs et autrement, à travers le poème déterritorialisé. Ces deux facettes de ma  démarche éventent notre supposé sens de l'orientation qui a abouti au dérèglement climatique. A une auto-dérégulation cosmique qu'il nous faudra apprendre à gérer au point de modifier notre conditionnement psychique d'être humain. 

N'être finale
ment plus qu'
un être pour 
être un autre 
être
.

René Char demandait "Comment vivre sans inconnu devant soi?". A force d’œuvrer, je suis devenu inconnu à moi-même. Henri Chopin, dans ses investigations poétiques expérimentales rendait manifeste dans ses gargarismes "insignifiants" la force de notre souffle intérieur en le faisant fusionner avec l'externalité du vent au cours d'une tempête en Écosse. Un acte poétique fondateur, trans-générationnel et trans-moderne. Dedans dehors dehors dedans. Des reprises de vies, des débris de vies. Faire naufrage en soi et hors de soi. Paul Celan écrivait dans un magnifique poème, Tubingen, Janvier, ode à Hölderlin, que s'il nous fallait être,  nous autres poètes, chantres de l'avenir, alors il nous faudrait apprendre à bégayer. 

La roche d'Oëtre - La roche d'Oëtre - ARTerritoire (© Daniel Van de Velde

Tutoyer le vide, les interstices entre chaque mot, entre chaque lettre et absence de lettre dans la continuité obsolescente de la phrase ou du vers, pourvoyeurs de récits. Toute forme de prophétie à partir de ce poème relève du bégaiement. J'échappe à ce sens de ce qui advient, est à venir, par la trouée chromatique des mots qui organise la plupart de mes poèmes. Par mes mains, mes gestes, ma dés-appropriation du monde, je sculpte. Sculpter vient du latin scalpere qui veut dire ciseler, séparer, retirer. Je suis du côté du geste, de la geste, du gestalt. J’œuvre par l'évidement et ce faisant je reviens à la source de la sculpture qui amplifie le vide qui rend toute apparition manifeste.  J'évide les arbres chus et délaissés qui comme les poèmes, avant d'être lisibles, producteurs de sens, de communication, sont pourvoyeurs de visibilité. Ce qui équivaut chez moi à une forme immanente de pensée. Oui Stéphane Mallarmé, oui Christian Prigent. Oui Auguste Rodin, Constantin Brancusi, Carl André, Daniel Buren et Pierre Huyghes. Oui, le poème est absorption lente et parfois sporadique du sens que l'on prête aux mots. La communication est porteuse de leurres, de mal-entendus qui génèrent  des formes obsolètes d'actualisation. J'aime cette notion, chez Noam Chomsky ou bien chez Gilles Deleuze que le langage structure, avant tout, en chacun de nous, une forme inédite de pensée qui ne se résume pas à un sens commun. Le reste étant le plus souvent bavardage. Un bavardage que le corpus poétique d'Henri Michaux n'aura eu de cesse d'éventer. Pour dé-fabriquer le vivant dans lequel nous nous sommes paresseusement laissés signifier. Comme si nous étions des humains hors monde parcourant une terre inhumaine.

 J'ai adoré la banalité du lieu où nous nous sommes vus pour la seconde fois, à Nice. Un lieu non-lieu. Dire dans ce cadre relève du non-dit, étant entendu que la littérature c'est l'art de transmettre de l'indicible pour, entre autre, fortifier l'exigence quotidienne et démocratique des mots, la capacité que nous avons à travers eux de formuler, vaille que vaille. Parfois, je perfore le temps pour nous faire coïncider avec la banalité de nos vies. La banalité des gobelets en carton qui en fin de conversation ont pérennisé les traces sommaires et datées d'une caféine asséchée. Une banalité exempte de tout héroïsme. Souviens-toi des "Ailes du Désir" de Wim Wenders, ce passage où Peter Falk, comédien décalé et ex-ange dit à Bruno Ganz, ange en surpuissance : "tu ne peux pas comprendre l'être humain parce que tu ne peux pas sentir, à travers le gobelet de café, la banalité bienfaisante de l'existence. Ces mêmes gobelets que le serveur ira mettre aux ordures.
Qui, parmi la cohorte des anges .... "

 

 




Rencontre avec Marc Tison

Il ne faut pas ne pas le connaître. Marc Tison. Ce poète n’a jamais revendiqué quoi que ce soit, si ce n’est porter la parole des camarades humains. Il le fait merveilleusement, tout comme il a mené sa carrière de chanteur, humblement, doucement, comme un grondement qui se faufile dans les palabres de tant, et qui enfin explose sur un ciel presque désert de scripteurs engagés… Les poèmes  lus à Caen ont vivement ému les étudiants du Master de Lettres modernes… Pourquoi, me direz-vous ? Et bien parce que Marc Tison attrape le siècle vingt et un et lui demande des comptes…

Marc Tison, Calais

Engagée, politique, c’est à dire d’une belle spiritualité et d’une haute idée de la fraternité et de l’équité, le poète dénonce, pointe des mots, et souligne les superbes aberrations du siècle passé, qui ont franchi le seuil du siècle naissant... C’est cette poésie là que nos jeunes adultes écoutent, qui émeut et porte la parole d’une génération qui est dans la posture d’un Musset, d’un romantique perdu dans une société déstructurée et hors de tout avenir perceptible… Neo-romantisme… ? Non bien sûr car les jeunes adultes du dix neuvième siècle avaient encore cet horizon mirifique et ce refuge qu’était la religion. Elle a été aspirée depuis, disparue avec les pertes et fracas de nos cadavres toujours commis alors que la modernité concept frauduleux offre les déchets nauséabonds que le ressac des océans déposent sur les plages. Marc Tison existe, un espoir car encore le poète armé de mots ose un requiem à l’humanité espérée et soutenue, enfin, par son essentiel drapeau, l’Art.

Quelle est la spécificité du langage poétique ? 
J’aime bien dire que la poésie c’est le signifié des objets de soi. Dans cette aventure de l’exploration des mots de soi auxquels on rend leurs places, leurs intégrités, leurs justesses de mots, ce qui émerveille. Et le plus justement aussi le dire l’écrire avec l’affection que l’on porte nécessairement à ceux à qui on s’adresse, et ce à quoi on s’adresse qui n’est pas soi. Un ami poète que j’aime beaucoup, Guy Ferdinande, m’a parlé un jour avec sa distance taquine au convenu, de sa notion de « l’infra réalité », en opposition, ou en réaction, à « l’hyper réalité » que l’on nous fourgue chaque jour comme le ciment de notre existence sociale.  Cette idée me plait.

Marc Tison, "L'inventaire des horizons", extrait De Des Abribus pour l'exode, éditions Le Citron gare, à la librairie Mona lisait, à Paris, le 2 février 2019.

Pour filer le concept, l’infra réalité n’est pas « l’underground », elle n’est pas souterraine, elle est comme un son infrabasse, pour l’entendre il faut être nu, en tout cas débarrassé des frusques superflus, ça résonne dans le corps. On s’y retrouve en commun sur un ensemble de fréquences qui fait partition, en dehors du brouhaha. J’ai écrit un texte (dans un recueil aujourd’hui épuisé, « Manutentions d’humanités ») qui dit « je m’engage, j’engage avant tout ma main dans la tienne ». C’est ça qui est ça (comme disait ma grand mère). Même si dans le même texte je dis aussi « L’engagement, langage ment ». Va savoir…
Comment, et pourquoi, advient la poésie ?
C’est un mystère ou plutôt un bouleversement. Un bouleversement qui serait un mystère. Bouleversement léger, une faille dans le continuum, dans l’ordre du quotidien prévu des choses. Comme un frisson ou comme l’absence d’un frisson. Bouleversement puissant qui laisse ébahi, Un bouleversement, pas une révolution. Un bouleversement c’est dedans soi. Et soi c’est aussi le monde dans le monde. Si on est bouleversé, on bouleverse le monde. On bouleverse et on dit soudain la vérité, la poésie. C’est comme ça que ça advient, je pense, j’en suis à peu près sur, ou pas tant que ça, je peux me tromper, à vous de voir ce qu’est la vérité.
Cette infra réalité que révèle la poésie ne serait-elle pas un au-delà du langage, aussi ?
J’ai un rapport complexe, de conflit, au langage, au langage qui ne dit pas. Une douleur physique de l’absence, de l’effacement de son objet. Le langage porte les tabous.
Depuis l’enfance, par période ma pratique du langage social a bafouillé, bégayé. Une forme de combat douloureux avec les mots et leurs arrangements quand le moi se dissout dans une multitude qui ne fait pas corps commun, qui ne fait pas cette profondeur de l’existence, ces bouleversements. L’hyper langage fabrique l’hyper-réalité, notre disparition. On disparaît dans le langage qui ne dit pas. Alors j’ai écrit tôt de la poésie, et j’ai aussi tôt, à la prime adolescence, déclamé des textes.
On utilise le langage pour s’en échapper, pour lui échapper. Pour toucher l’objet qui le transcende, lui donner consistance. C’est comme ça en tout cas que je suis sorti du combat avec le langage, que je l’ai apprivoisé, que je l’ai remis à sa place. Alors cette infra réalité qui est en quelque sorte la réalité des hommes et des femmes hors le capitalisme de leur représentation (pour faire court), cette prégnante vérité serait, oui, aussi un au delà du langage, où le corps commun fait humanité. 
Et puisque tu es musicien, est-ce que poésie et musique procèdent de la même manière dans ce dévoilement du tu ?
J’ai utilisé ma voix dans des projets musicaux, ma voix comme support des mots, des sons. J’ai de la difficulté à me reconnaître comme « chanteur ». Je ne suis pas musicien, je suis dans la musique, ou je suis la musique. Je n’ai jamais eu à questionner sa présence, l’évidence à m’y fondre, à suivre ou participer à sa construction, paradoxalement en n’en faisant pas « vraiment ». Si je dis que je suis la musique, c’est aussi que je peux depuis toujours me jouer « dans la tête », en moi, toutes sortes de musiques, existantes (un vrai jukebox) ou qui s’inventent si je laisse faire. Mais je n’ai pas les outils pour fabriquer des objets musicaux. Je produis quelques supports sonores, comme des collages où ma voix serait les découpes. Je les conçois comme des poèmes, ou comme ce que pourrait révéler des poèmes. 
Je me reconnais plus aisément dans l’artisanat de poésie. Surement du fait d’avoir bataillé avec le langage, de l’avoir pris « à bras le corps », vraiment et physiquement. (Cf. réponse à la question précédente), et de continuer à incarner, en les disant, les textes que j’écris, ceux qui ont du sens à être dits. Ceci dit, pour répondre plus précisément à ta question, je conçois tout acte de création comme une prise de distance avec le « je » (la aussi pour faire court). Comme la fabrication d’un espace où nait l’intimité, avec « soi » et avec « l’autre ». Cet espace entre le « je » et le « il ».

 

Cet espace est peut-être un lieu de transcendance, un rythme propre à l’univers. Alors on pourrait peut-être affirmer qu’écrire de la poésie est un acte politique, parce qu’elle offre cette libération potentielle « du langage des autres » comme l’a écrit Michaux ?
Cette question je tourne autour. Je peux y répondre par un oui massif comme un tronc d’arbre sur le chemin peinard de la pensée. Il y a de l’essentiel là dedans. En ayant conscience de flirter avec le contresens de ce que signifierait le « des autres » : le fait d’écrire, de dire ou publier de la poésie dans l’espace public, se pose, se met en œuvre, en un acte politique. Sinon quel sens donner au dévoilement de soi dans cet espace public, quel qu’il soit ? Sans cette intention de considérer avec fraternité cette intimité commune du poème, cela reste un « je » vaniteux, une poésie vaine. La poésie est intimement la réalité. Il n’y a pas d’irréel dans la poésie. Dans la réalité il y a l’autre, le peuple dont je suis. C’est aussi pour ça que je lis un peu partout où cela est possible, magasins, bars, cours et jardin privés, lieux de culture institués……

Marc Tison, "Promis", Des nuits au mixer

Tu emmènes avec cette question sur le lieu double de la sédition aux ordres du langage, et de l’intimité du peuple des femmes et des hommes. Une intimité qui fait corps commun. Cette merveille d’être en vie, et pas tout seul. Je sais cette merveille, souvent ébahi, pataud à en faire parfois une mesure du ridicule de l’ordre social, ou plus heureusement le moteur de révoltes salutaires. Des petites choses quotidiennes. Faire pousser des plants de fèves (de tomates, d’aubergines, et de ceci et de cela... ), réconforter des artistes en déroute dialectique, partager des silences chaleureux, avoir comme certitude d’en avoir peu, au moins celle « de n’être pas si peu de poids dans la balance » de la marche hargneuse du monde. Par une association que je ne raisonne pas -peut être est ce simplement que j’ai l’envie d’en causer-, cette question m’a fait penser aussi à Serge Pey, Natyot, Charles Pennequin, et encore différemment à Marlène Tissot. Leurs poésies sont populaires dans le sens où elles existent physiquement dans l’espace public pour en faire un espace de l’intime, un dévoilement. De l’humanité en quelque sorte. Pour les trois premiers les lire, les voir et les entendre incarner l’objet, différemment chacun, donne toujours une force, une joie nouvelle. Pour Marlène Tissot son écriture de l’intime ouvert et lumineux, me touche beaucoup.  

Par une association que je ne raisonne pas -peut être est ce simplement que j’ai l’envie d’en causer-, cette question m’a fait penser aussi à Serge Pey, Natyot, Charles Pennequin, et encore différemment à Marlène Tissot. Leurs poésies sont populaires dans le sens où elles existent physiquement dans l’espace public pour en faire un espace de l’intime, un dévoilement. De l’humanité en quelque sorte. Pour les trois premiers les lire, les voir et les entendre incarner l’objet, différemment chacun, donne toujours une force, une joie nouvelle. Pour Marlène Tissot son écriture de l’intime ouvert et lumineux, me touche beaucoup.   

Mais ne penses-tu pas que ce qui s’énonce face au public change la nature du texte poétique ?…Quelle différence fais-tu entre le langage écrit et la parole ?
 

Ce n’est pas le même objet qu’un poème soit sur une page ou qu’il s’énonce face au public. Mais c’est la même intention : que l’arrangement des mots trouve son espace, le formule. Cet espace qui est cette intimité de l’autre. Dire un texte en public ne change pas la nature du texte poétique, cela en fait un autre objet poétique. La matière première est la même. Je ne fais pas fondamentalement de différence entre le langage écrit et la parole sinon qu’ils ne se diffusent pas pareillement, que l’espace habité n’est pas le même. J’aime cette liberté de faire vivre le poème dans les espaces publics, les espaces de transmission. Le texte écrit existe dans l’espace de son support. Le texte, les mots dits en public, c’est l’espace sonore, là où vibre le corps. Enoncer, dire, en public les textes poèmes, c’est peut être aussi une façon de réinvestir physiquement le poème qui vient de là, du « corps profond » « du corps intime ». Peut être aussi une façon de retrouver l’émotion de la révélation du poème. Il n’y a pas le corps pour dire et l’esprit pour écrire le poème, il y a « des gestes de nerfs » qui se traduisent dans les mains qui l’écrive, qui le peigne, dans les voix qui le dise, qui le chante. L’air commun que l’on partage vibrera avec. Il le gardera en mémoire, même infime.  Du moins c’est comme ça que je l’expérimente, volontairement.

Ça part aussi d’une intention volontaire d’amener le texte autrement à ceux qui ne lisent pas de poésie. La parole, la mise en espace et l’installation du son du poème là où c’est possible, me permet de l’adresser aussi à d’autres qui ne lisent pas de poésie. Il la fréquente alors autrement, sans obligation d’intellection. Juste en sentir physiquement, une teneur, une atmosphère. Cela transcende l’écrit poétique, tout comme la mise en page dans l’espace de la page intervient dans la proposition. Pour certains de mes poèmes -ils sont en premier lieu écrits sur des pages- le passage à l’oralité est naturel, ils se formulent avec l’excitation des mots qui viennent dans la gorge, dans la bouche. Des résonnances, des chants primitifs. Même si tout cela se réorganise. Il arrive pour quelques textes quand ils passent à l’oralité, qu’ils se reformulent, à la marge, naturellement. J’aime l’idée de cette liberté du poème, des arrangements des mots, des décalages, des pas de coté qui éclairent autrement la chose.

De même dans l’écriture, il m’arrive de reprendre des textes écrits quelques années plus tôt et de les « remixer » comme on remixe, on réadapte une musique. Pourtant, j’écris des textes qui ne se disent pas, et je le dis ainsi. C’est curieux de l’écrire comme ça. Peut être se disent ils tous mais différemment. Ils se disent en soi quand on les lit, quand on les voit. Ils résonnent aussi là. Si on va plus avant, on peut par accident ouvrir une nouvelle fois la boite à grand débat du « ce qui se dit dans le langage », « ce qui ne se dit pas », « ce qui s’entend dans ce qui se dit », « ce qui ne s’entend pas »…… Mais il me semble que ce n’est pas la question du texte poétique. Il est qu’il fasse beau ou qu’il pleuve, qu’on le lise ou qu’on le dise. Il est. Je le vois ainsi.

 

On peut dire aussi que le travail graphique de Jean-Jacques Tachdjian apporte une dimension supplémentaire au signe ?
Jean Jacques et moi on se connaît bien et depuis longtemps. On a une confiance réciproque en nos productions. Faire paraître ce recueil en commun a été très naturel.Nous avons eu un dialogue très simple sur quelques options de surlignages et de découpages. Je ne suis pas intervenu sur les choix de mise en page et de travail graphique de Jean Jacques. Il doit y avoir de l’humilité dans l’apparition du texte. Le texte poétique est humble, il s’offre à l’espace de son apparition. Le son pour le texte dit, le signe sur la surface de l’écrit. De l’humilité en opposition à la vanité. Et « La Poésie » est un terrain de jeux (de « je » pour faire mon malin) miné des leurres vaniteux du « moi ». Le travail graphique de Jean Jacques, ou plutôt les réalisations graphiques qu’il facilite comme un faiseur de poésies graphiques, procède de cette même humilité. La profusion de ses créations, leurs cohérences lumineuses, et sa générosité à les « offrir » dans l’espace commun des gens. J’aime profondément cette liberté de transcription, révélation, du poème dans son espace. C’est essentiel la liberté. Cette liberté révélée par l’illustration de « La prose du transsibérien » de Blaise Cendrars, les mises en page de recueils de Saul Williams, « les collages textes » de Claude Pelieu et tant d’autres. 

Le texte est le texte poétique. Sur la page, l’espace poétique de Jean Jacques, il est un poème supplémentaire.  
 

 

Je te remercie pour tout ce temps accordé à Recours au Poème, et aussi pour ta poésie. Aux élèves du Master de Lettres Modernes de l’université de Caen, j’ai lu Mouvements de Michaux, comme l’âme parfois s’évade, ce cri de liberté, que tu portes au social, au politique, et à l’humain. C’est pour cela que je t’ai lu aussi. Ils veulent entendre que l’engagement existe. Ils ne sont plus seuls, alors. L'Art redevient ce feu autour duquel l'humain s'unit, en une circularité totémique, primale, archétypique. Sa lumière reflète la communion de tous avant la parole, tout comme la poésie, seule nom 

 

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