Éric Sarner, ANAMNÈSE et autres poèmes

Voyez-vous ce palais ?
Nous sommes en Grèce, en Thessalie,
il y a longtemps.
Si longtemps qu’il faut plisser les yeux de l’âme
Pour le faire apparaître.
C’est une maison de marbre, toute de marbre,
Avec des oliviers sur ses flancs,
Alignés comme une fête des sens,
Langoureusement.
On entend des rires,
de la musique d’une telle douceur
Qu’elle donne envie de boire et d’aimer.
Il y a banquet chez Scopas, noble et riche.
Scopas a tout prévu, les plus belles viandes,
Et garnitures, les vins, liqueurs, douceurs
Et tous les fruits imaginables,
Comme pour inviter toute la nature,
Comme si c’était la fin du monde,
On entre, doucement. 
Simonide, le fameux poète lyrique,
À l’instant, finit son chant.
Un enfant blond s’est approché de lui.
Lentement Simonide sort
Avec l’air de chercher quelqu’un.
Devant le palais, il cherche
Comme si c’était lui qu’on cherchait.
Et il n’y a personne.
Et, tandis qu’il tourne et se retourne,
Voilà qu’en une seconde le toit s’effondre
De la salle du banquet. Dans un bruit de saccage,
de pierres perdues, d’horreurs.
Un séisme.

Il n’y a plus d’heure, mais de la poussière
Et des râles.
Scopas et tous  
Gisent là dans les décombres.
Qui est là ? Où ?
On accourt, on veut secourir.
Les serviteurs, les familles.
Puis, on ne court plus.
Dans le silence maintenant,
Sous la lune qui ne dit rien,
On voudrait reconnaître
Ces corps broyés.
Qui dira ces visages confondus ?
Qui pour reconnaître
Le visage de chacun d’eux,
Ces joyeux ensevelis entre les lyres brisées. ?
Alors, il se rappelle, Simonide.
Il revoit les yeux qui rient, les tics, les chevelures,
Lui qui dormait déjà,
Elle trop fardée,
Lui qui disait toujours oui
Elle qui ne disait jamais non.
Et beaucoup d’autres,
Il les connaissait.
De tête, il remet chacun à sa place
Qui retrouve son nom par la bouche du poète.
L'art de la mémoire c’est ainsi qu’il est né.
Ainsi, pas autrement.

*****

ENTRE-TEMPS

Petite mélancolie
l’instant glissé
entre hier et tout de suite
qui danse
comme une image hors cadre
c’est une aube pristine
un rayon entre des arbres
tournant autour
ce qui un moment
s’interpose
commence
et finit

*****

MOTS EN L’AIR

Tous les oiseaux, sans y penser,
travaillent aux couleurs.
Les histoires qu’ils se racontent,
elles seules, créent le rouge, le vert,
le bleu poignant, le jaune mat…
Certains oiseaux bégaient ; ceux-là font des pâtés comme d’amples éclats de rire.  
Dans le désert, c’est tout autre chose,
on dit que les couleurs
dépendent plutôt du sable et des vents.

*****

ON AURAIT CRU UN POÈME

On le voyait bien
Des oiseaux sortaient de sa bouche et
De ses aisselles
On entendait de petites cloches
Et le pas ancestral de vieillards
Qui passaient en bas
Leurs bâtons tapaient les pierres
C’était un chant d’histoires
C’est-à-dire de possibles.
À nouveau il faisait jour

Présentation de l’auteur

Éric Sarner

Poète, documentariste et également traducteur, il aime à se définir comme un « voyageur-chroniqueur ». Né au carrefour de plusieurs cultures, langues et climats, son travail aborde des thèmes, domaines et formes multiples, dans une cohérence secrète, au fil de coups de cœur.

Invité à se définir, Eric Sarner affirme :

J’écris sur Fernando Pessoa et sur la boxe, sur les mères de la place de Mai de Buenos Aires et sur Marcel Duchamp, sur le ladino, la langue des juifs d’Espagne et sur l’art de Frank Sinatra. Je respire ainsi. Complètement. J’aime les puzzles. Les choses attendent toujours qu’on les conjugue.

Bibliographie

Odessa, Odessa, 2025, Ed. Tarabuste

L'attraction du ciel, 2024, Ed. Les Venterniers, une suite de 22 poèmes correspondants au 22 arcanes majeurs du Tarot de Marseille.  

Lisbonne est une fable, 2024, Ed. Tarabuste, un récit de voyage, une dérive dans la géographie réelle et mentale de la capitale portugaise.

99 codas, 2023, Ed. La Rumeur libre, 99 "fins de récits" … à ceci près que ces récits n'existent pas et sont à inventer par le lecteur.

Sugar et autres poèmes, 2021, Poésie/Gallimard, un recueil en cinq parties : Sugar, dans lequel la poésie croise la boxe ; Expérience de l'hiver, Petits chants de proximité, Presque un chant d'errance, un lexique personnel de 80 mots de judéo-espagnol et Petit carnet de silence, notes d'une semaine de mutité volontaire.

En 2014, Éric Sarner a reçu le prix Max Jacob et en 2024 le Grand Prix de poésie Robert Ganzo pour l'ensemble de son œuvre.

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