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Fabienne Juhel, La Mâle-mort entre les dents

– Oh, qu'elle s'en allait morne, la douce vie !... 
Soupir qui sentait le remords 
De ne pouvoir serrer sur sa lèvre une hostie, 
Entre ses dents la mâle-mort !...

 

 

Fabienne Juhel propose sous ce titre inspiré d’un vers de Tristan Corbière un roman où le destin du poète breton croise la grande Histoire. Telle est d’ailleurs la ligne éditoriale de la collection Sur le fil proposée par les éditions Bruno Doucey. (Voir autres titres sur le site de l’éditeur.)

Le fait historique, largement méconnu même des Bretons, effroyable, remonte à la guerre de 1870. Les Prussiens menaçant d’assiéger la capitale, Gambetta, ministre de la guerre, décide de faire appel aux hommes valides du pays pour seconder l’armée régulière (inefficace, désorganisée, commandée par des chefs incompétents.) En quelques semaines c’est l’enrôlement de force sur tout le territoire français. Sont réquisitionnés dans la garde nationale des hommes dans la force de l’âge, de 20 à 41 ans, cantonnés dans onze camps, dont celui de Conlie, près du Mans qui formera l’armée de Bretagne dirigée par le général breton Émile de Kératry, une armée forte de 60 000 hommes issus des cinq départements.

Fabienne Juhel, La Mâle-mort entre les dents,
Éditions Bruno Doucey, collection Sur le fil,
novembre 2019, 288 pages, 19,50 euros.

Forte, c’est beaucoup dire, car les conditions dans le camp de Conlie sont épouvantables : insalubrité, tenues inadaptées, privations, humiliations, froid, maladies, épidémies et pour parfaire le tout des armes absentes ou défectueuses, inutilisables. Pourquoi un tel fiasco ? Parce que tout à coup Gambetta a eu peur des Bretons : et s’ils reformaient une armée de Chouans, s’ils fomentaient un autre soulèvement ? Rien n’y fera, ni les lettres, ni les suppliques, ni les démissions, le général Grand Bêta livrera cette armée bretonne en loques aux lignes prussiennes lors de la bataille du Mans les 11 et 12 janvier 1871 : un massacre orchestré dès le départ, un jeu de dupes, une page honteuse de notre Histoire.

Voilà pour les faits. Mais comment passer de l’Histoire au roman ? C’est là qu’intervient le talent de la romancière qui va faire se croiser les événements historiques et le poète des Amours jaunes. Corbière, réformé pour raison de santé, ne faisait pas partie des enrôlés mais son beau-frère, oui, Aimé Vacher, qui fut engagé volontaire. C’est en grande partie grâce à son témoignage que le poète écrivit La Pastorale de Conlie, un poème fleuve de 22 quatrains où il dénonce dans un style neuf, incisif, mordant, la terrible trahison de l’État français envers les Bretons. Imagination et connaissance en synergie créatrice, Fabienne Juhel, qui est par ailleurs spécialiste de Tristan Corbière, dit « s’être engouffrée dans la brèche » de ce poème dont une strophe accompagne chaque chapitre, et on peut dire que c’est pleinement réussi.

La romancière nous donne à vivre les faits de l’intérieur, au plus près des conscrits, de leur calvaire quotidien. Sa documentation est solide, habilement intégrée à la matière romanesque. On découvre les événements au fur et à mesure, on les vit, on s’émeut, on souffre, on s’indigne, d’autant plus que tout est vu par les yeux du poète, dont la longue silhouette noire jumelle de l’Ankou traverse le désastre. Un tutoyeur d’étoiles plongé en enfer, une sorte de Rimbaud breton doublé d’un Diogène qui met sa plume de journaliste lucide et tranchante au service des sacrifiés.

La fiction ne permet-elle pas d’approcher au mieux la réalité ? Si l’auteur prend des libertés avec l’Histoire et les conventions narratives (anachronismes et échos littéraires…), c’est pour nous faire vivre au plus près et le terrible camp de Conlie et la forte personnalité du poète : « Un artiste. Un bohême / À la marge. Retors, éclectique, excentrique, iconoclaste. ». La rencontre est fertile et riche de sens. Fabienne Juhel a ce don de faire revivre l’écriture du poète à travers la sienne : forte, directe, roborative, caustique, inventive, fantaisiste, comme l’était « l’Indien ». (Nombreux sont par exemple les jeux de mots et autres inventions verbales chers au poète. Au passage, quelle modernité dans l’écriture de Tristan Corbière ! Aujourd’hui il lancerait ses poèmes sur les ronds-points, les places, les terrasses des cafés.)

L’originalité de la narration, son rythme, tiennent aussi au fait que l’auteur mêle judicieusement textes épistolaires donnés en « interlude » − une antiphrase que n’aurait pas reniée le poète − et scènes romanesques bien campées, ponctuées de dialogues plus vrais que nature. De plus, Fabienne Juhel encadre son récit de deux autres périodes historiques (1930 et 1943), en introduisant d’autres personnages célèbres, là encore dans un anachronisme fertile qui se moque des conventions et crée la surprise auprès du lecteur. L’événement raconté se trouve pris dans une chaîne humaine proche de nous, avec un effet de profondeur qui accroît l’interrogation. Ainsi peut-on voir que, depuis le « triste en corps bière », l’Histoire n’a pas fini d’ajouter d’autres strophes à sa fameuse Pastorale de Conlie.

Présentation de l’auteur

Fabienne Juhel

Fabienne Juhel a grandi en Bretagne. Après  un doctorat de Lettres en 1993 avec une thèse sur le poète des Amours jaunes, Tristan Corbière elle publie des articles dans la revue Skol Vreizh. Elle enseigne les Lettres dans un lycée dans les Côtes-d'Armor, après avoir été chargée de cours à l'Université de Rennes 2. 

© Crédits photos DR.

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