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Ian Monk, oulipien dans la forme

L’Ouvroir de littérature potentielle, l’Oulipo, qui regroupe des écrivains et des mathématiciens, a été créé par des poètes comme Raymond Queneau et des mathématiciens comme François Le Lionnais, fascinés par les liens entre mathématiques et poésie.  Pour eux mathématiques et poésie ont en commun les concepts de contraintes et de structure. Pour les oulipiens, comme Ian Monk, ces contraintes et ces structures sont l’essence de ces deux mondes. La démarche scientifique préside à la création, et les contraintes formelles (ce qui est aussi une démarche conceptuelle) peuvent mener le langage vers la possible expression d’une transcendance qui dépasse totalement l’acte d’écrire motivé uniquement par ce cadre formel. C’est ce qui a guidé Ian Monk dans ses recherches de contraintes. Inventeur des Nonines (entre autre) il poursuit également les recherches formelles de Queneau pour pousser le langage à se débarrasser de toute subjectivité préalable à l’acte d’écriture, certainement pour voir si la forme peut porter une sémantique élaborée de manière aléatoire et expérimentale. Méthodes scientifiques donc, pour défricher un chemin tout aussi scientifique, celui d’une immersion dans un sens jamais préétabli, jamais motivé par le désir de « vouloir dire ». Est-ce qu’alors science et poésie se rejoignent dans ce partage de méthodologies, pour finalement devenir l’expression des concepts qui sous-tendent toute la matière, et les éléments à l’œuvre dans le fonctionnement de ce qui est, ou bien est-ce que cette forme, ainsi composée grâce aux méthodes arbitraires et scientifiques, actualisée par le lecteur, est juste un lieu où tous les possibles peuvent être perçus, selon le destinataire. Ce qui est certain c’est que le sens existe et l’enjeu serait peut-être de se demander si cette voie mène le langage à potentielle disparition dans un tout sémantique qui la dépasserait alors pour venir ouvrir à une transcendance possible de toutes ses acceptions. C’est à toutes ces questions que Ian Monk a accepté de répondre. Nous le remercions.

Vous êtes membre de l’Oulipo (ouvroir de littérature potentielle) qui compte de nombreux mathématiciens. L’oulipo n’est « pas un mouvement littéraire, ce n’est pas un séminaire scientifique, ce n’est pas de la littérature aléatoire » pour citer Raymond Queneau, un de ses fondateurs. Mais alors, qu’est-ce que c’est ?
L’Oulipo est un groupe de travail, qui réunit des gens de disciplines différentes : des écrivains, des mathématiciens, des érudits, des informaticiens, une plasticienne, un bédéiste… qui recouvrent souvent deux voire plusieurs de ces matières. Ce qui nous unifie, c’est un intérêt dans la forme des créations artistiques, et en ce qui concerne ce groupe, surtout les formes littéraires. Mais nous ne sommes pas un « mouvement » ou une « école » car chaque membre est libre de faire comme il veut. C’est à dire, écrire sans « contrainte » ou aspect formel s’il le souhaite. Ceci explique, je crois, en partie la longévité du groupe.

Lecture presque morale d'une élémentaire perpétuelle, Atelier Ian Monk, Oulipo, 2015.

Qu’apportent les contraintes qui accompagnent l’acte de création littéraire qui sont issues de la démarche scientifique à la poésie ?
Sans trop vouloir mettre les bâtons dans les roues de ce numéro de votre revue, je ne pense pas que nous avons une « démarche scientifique » à la poésie, ou à la prose. Je me demande même si une telle chose existait, à quoi elle ressemblerait. Mais on peut en même temps considérer que les démarches de création poétique et scientifique sont beaucoup plus similaires que l’on ne pense en général. Dans les deux cas, on a un vague sentiment, ou bien la certitude, qu’on est sur la piste de « quelque chose », et pour arriver à saisir cette chose, il faudra trouver les outils, les techniques adéquats, sans savoir forcément si on va y réussir. Je pense donc que la différence entre les deux démarches est beaucoup moindre que le grand public, et même la plupart de praticiens, ne le croient. Il y a une grande partie d’inspiration dans la recherche scientifique, juste comme il y a souvent des heures passées à travailler de manière disciplinée pour faire avancer un projet dans l’écriture poétique.
D’où le fait que tous les scientifiques parlent de la beauté des découvertes, juste comme les artistes parlent de la beauté de leurs créations. Mais pour conclure ce point, je pense que le fait d’utiliser les « contraintes » ou les formes préétablies lors d’un acte de création littéraire rend l’écrivain beaucoup plus conscient des outils et de techniques dont il se sert, que les écrivains qui croient vivre une sorte « d’inspiration pure », alors que fatalement ils se servent eux aussi d’outils et de techniques, même s’ils pensent qu’ils sont complètement libres. Quant aux scientifiques, ils savent qu’ils ne peuvent pas faire « n’importe quoi » et doivent respecter quelques contraintes, ou règles de base.

Lecture presque morale d'une élémentaire perpétuelle, Atelier Ian Monk, Oulipo.

Vous avez inventé de nouvelles contraintes d'écriture, les « monquines », qui sont des mots nombrés et les quenoums, qui combinent quenines et pantoums. Et vous avez écrit (entre autres…) avec Michèle Aubin, qui est une mathématicienne, Le Monde des nonines. Pouvez-vous nous parler de ce livre et de la démarche que vous y avez mise en œuvre ?
Au 12e siècle, un troubadour, Arnaut Daniel, inventa une forme poétique, la sextine, qui consiste en six strophes de six vers (plus un tornada de 3 vers à la fin qui ne nous concernera pas ici) dont les mots en fin de vers, au lieu de rimer, restent les mêmes mais sont repartis à chaque fois d’une manière différente, pour que chaque mot se trouve dans chaque position une et une seule fois, et une septième strophe, utilisant la même permutation d’ordre 6 redonnerait l’ordre initiale. Et il y a une répétition du dernier mot du dernier vers en première position de la strophe suivante. La permutation est la suivante : 123456, 615243, 364125, 532614, 451362, 2465431. Le dernier mot en fin de vers donc devient le premier de la strophe suivante, le premier le deuxième, et ainsi de suite. Cette forme a été utilisée de temps en temps durant l’histoire de la poésie occidentale, mais c’est Raymond Queneau de l’Oulipo qui s’est demandé « pourquoi toujours 6 ? pourquoi pas 3 ou 4 ou 5 et cetera ? ». Il s’est vite rendu compte que la permutation en question ne marche pas pour tous le nombres, et souvent on retombe sur la situation initiale trop vite, à la énième strophe et pas la énième plus une. Tel est le cas par exemple pour le nombre 4, dont la permutation « à la sextine » donne 1234, 4132, 2431, 1234. Non seulement on retombe sur la situation initiale dès la 4e strophe, mais le mot en position 3 ne change jamais de place. Il est donc tombé sur une nouvelle suite de nombres, les « nombres de Queneau » (1,2,3,5,6,9,11,14…), ayant leurs propres propriétés.
Par la suite, Jacques Roubaud a trouvé un système qui satisfait deux des conditions de la sextine, mais pas la proximité de la répétition des derniers et des premiers vers. Puis, lors d’une conversation avec Frédéric Forte, on s’est demandé comment on peut prédire après combien de termes un « non-nombre de Queneau » retombe sur sa situation initiale : c’est donc 3 pour le nombre 4, mais 4 pour les nombres 7 et 8, mais comment savoir pour les autres, sans faire la démonstration à la main, ce qui devient vite rébarbatif pour les nombres plus élevés. Et puis, je me suis dit, pourquoi ne pas utiliser « ce qui ne marche pas » en tant qu’élément à exploiter au lieu de chercher à l’éviter. Par exemple dans le cas de 4, le vers 3 pourrait être un refrain ? Sans rentrer trop dans les détails ici, j’ai demandé à Michèle Audin de m’aider, et le livre est né de cette façon, avec Michèle fournissant les éléments mathématiques et moi (la plupart) des poèmes qui en découlaient. (La version intégrale du livre reste consultable sur le site de l’Oulipo : https://www.oulipo.net/fr/le-monde-des-nonines).
Le fait d’imposer au langage une actualisation motivée de manière scientifique donc en quelque sorte arbitraire, active doublement la nature du langage poétique. Les combinatoires mises en œuvre habituellement grâce au poème, c’est-à-dire le fait que le poème place le langage hors des cadres référentiels protocolaires et active sa fonction autotélique, se trouvent donc d’emblée posées comme un préalable à l’écriture. Quel est alors l’objectif sémantique, et y en a-t-il un ?
Bien, en ce qui me concerne, le fait d’utiliser les formes, que j’appellerais plutôt « arithmétiques », me donne la possibilité d’établir la structure du ou des textes à écrire, souvent avant de penser au futur contenu « sémantique ». Dans le cas de Plouk Town, par exemple, j’avais décidé d’écrire une suite de x poèmes de x2 vers de x mots, un choix qui peut sembler arbitraire mais qui avait une sorte de sens numérique pour moi. Concrètement, ça voulait dire commencer par un poème d’un mot (1 poème de 1 vers de 1 mot) et finir provisoirement par une série de 11 poèmes de 121 vers de 11 mots (la séquence étant bien sûr potentiellement infinie).
Ce qui m’intéresse dans ce genre de pratique est d’avoir alors en quelque sorte un ensemble de boîtes vides dans lesquelles je peux mettre ce que je veux, la structure étant « vide » de sens. Ensuite, l’excitation consiste en la recherche du contenu et le fait de le remplir comme il faut l’espace disponible à chaque fois. Je ne sais pas si ceci est une réponse à votre question, mais c’est une tentative…

Avant de naître, Ian Monk lu par Jacques Bonnaffé, juillet 2020.

Serait-ce un moyen d’atteindre, grâce à la distance que ces contraintes établissent, un point où le langage comme celui des mathématiques serait débarrassé de toute subjectivité et pourrait alors énoncer des concepts purs, comme peut le faire le langage scientifique ?
Non, je ne pense pas que la poésie soit capable de décrire des concepts purs. Au moins, pas le genre de poésie qui m’intéressait à lire ou à écrire !

IAN MONK – PQR (POÈMES QUOTIDIENS RENNAIS). Lecture par l’auteur. Rencontre animée par Alain Nicolas. Maison de la Poésie - Scène littéraire.

Présentation de l’auteur

Ian Monk

Ian Monk est né en 1960 près de Londres, mais vit actuellement à Paris.

Après des études de lettres à la faculté de Bristol, il entre dans le groupe de l'Oulipo en 1998, à la suite d'un travail de traduction et d'adaptation pour l'Oulipo Compendium avec Harry Mathews.

Au sein du groupe, il crée de nouvelles contraintes d'écriture. Ces poèmes ont été publiés par de nombreuses revues, dont Le Jardin OuvrierFormes Poétiques ContemporainesGrumeauxCe qui Secret, McSweeney'sDrunken BoatWords Without Borders… Il se produit régulièrement avec Arnaud Mirland et leur groupe de rock The Outsiders, et il donne des lectures/performances aussi bien en France qu’ailleurs (Londres, Bruxelles, Berlin, Luxembourg, Los Angeles, New York…). Actuellement, il multiplie les collaborations avec d'autres artistes, par exemple en participant à la création d'un spectacle avec Superlevure Compagnie et un projet poésie/photographie avec l'artiste japonaise Hanako Murakami.

Ian Monk a traduit de nombreux auteurs, notamment Georges PerecRaymond RousselHugo Pratt et Daniel Pennac. Il a gagné le Prix Scott Moncrieff pour sa traduction de Monsieur Malaussène en 2004.

Il a participé occasionnellement à l'émission de France Culture Des Papous dans la tête.

Bibliographie 

Œuvres

  • PQR (poèmes quotidiens rennais), éditions isabelle sauvage, 2021
  • Aujourd’hui le soleil, Les Venterniers, 2019
  • Vers de l'infini, Cambourakis, 2017
  • ça coule et ça crache, poèmes sur les photos de Hervé Van De Meulebroeke, Les Venterniers, 2016
  • Twin Towers, poème kit en 3D, les mille univers, 2015
  • Les feuilles de yucca / Leaves of the Yucca,ebook bilingue, Contre-mur, 2015
  • , Cambourakis, 2014
  • 14 x 14, L'Âne qui butine, 2013
  • La Jeunesse de Mek-OuyesCambourakis, 2011
  • Un autre là, poème-affiche, Contre-mur, 2011
  • Control Variations, livret de spectacle multimédia, Philharmonia Luxembourg, 2009
  • Prompts, jeu/spectacle interactif, Kunstverein, New York, 2009
  • Plouk Town, Cambourakis, 2007
  • Stoned at Bourgesles mille univers, 2006
  • Writings for the Oulipo, Make Now, 2005
  • N/S, (avec Frédéric Forte), Éditions de l'Attente, 2004
  • Histoires parallèles basique/banale(avec Lise Martin), La Nuit Myrtide, 2004
  • L'Inconnu du Sambre express, TEC-CRIAC, 2004
  • Family Archaeology and Other Poems, Make Now, 2004
  • Le Voyage d'Ovide, Le Verger, 2002
  • Désesperanto, Plurielle, 2001

En collaboration :

  • Battre les rues, dans Les Mystères de la capitale, (avec Olivier Salon), Le bec en l'air, 2013
  • Septines en Septaine et autres poèmes, (avec Frédéric Forte et al.), les mille univers, 2013
  • Anthologie de l’Oulipo, Gallimard, 2009.
  • À chacun sa place, La Contre Allée, 2008
  • Potje vleesch, La Nuit Myrtide, 2006
  • Poèmes accordés, Le Marais du Livre, 2002
  • Oulipo Compendium, Atlas Press, 1998

Traductions (choix) :

  • Oulipo : Paris Math, Cassini, 2017
  • Frédéric ForteMinute Operas (Operas Minute), en collaboration, Burning Deck, 2014
  • Georges Perec/ Oulipo : Winter Journeys (Le Voyage d'hiver & ses suites), Atlas Press, 2013
  • Jacques RoubaudMathematics: (Mathématique:) Dalkey Archive, 2012
  • Hervé Le TellierA Thousand Pearls (for a Thousand Pennies) (Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable), Dalkey Archive, 2011
  • Hervé Le Tellier : The Sextine Chapel(La Chapelle Sextine), Dalkey Archive, 2011
  • Yannick HaenelThe Messenger (Jan Karski), Text Publishing Company, 2010
  • Raymond RousselNew Impressions of Africa (Nouvelles impressions d'Afrique), Atlas Press, 2005
  • Marie DarrieussecqWhite (White), Faber, 2005
  • Marie Darrieussecq : A Brief Stay with the Living(Bref séjour chez les vivants), Faber, 2005
  • Camille LaurensIn Those Arms (Dans ces bras-là), Bloomsbury, 2005
  • Daniel PennacMonsieur Malaussène (Monsieur Malaussène), Harvill, 2003
  • Mathieu RicardTrinh X. Thuan : The Quantum and the Lotus (L'Univers dans la paume de la main), Random House, 2001
  • François CaradecRaymond Roussel: A Life (Raymond Roussel), Atlas, 2001
  • Daniel Pennac : Passion Fruit(Aux fruits de la passion), Harvill, 2000
  • Daniel Pennac : Write to Kill(La Petite Marchande de prose), Harvill, 1999
  • Daniel Pennac : The Scapegoat(Au bonheur des ogres), Harvill, 1998
  • Daniel Pennac : The Fairy Gunmother(La Fée carabine), Harvill, 1997
  • Hugo PrattBallad of the Salt Sea (La Ballade de la mer salée), Harvill, 1996
  • Hugo Pratt : The Celts(Les Celtiques), Harvill, 1996
  • Georges Perec : Three(Quel petit vélo...?Les Revenentes et Un cabinet d'amateur), Harvill, 1996

Poèmes choisis

Autres lectures

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