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Les Ailes Ardentes de Rodrigo Ramis

Rodrigo Ramis anime le lieu d'un passage, les Cafés Poésie Nomade. Passage de la parole au silence habité par la Poésie tout entière, qui alors retrouve sa nature profonde, remplit son rôle trop facilement effacé par son sommeil dans les pages des livres : être le vecteur d'une communion, une prière qui unit les hommes plus haut que toute croyance, dans cette unité de l'humanité retrouvée. Alors j'ai voulu savoir comment ceci arrive, qui fait qu'autour de ce totem, de ce feu de joie dans la nuit, la Poésie, se révèle ce qu'elle porte d'incompressible, la fraternité. 

Vous avez commencé par le théâtre, j’espère ne pas me tromper… Le texte dramatique est particulier, il comporte cette “double énonciation” qui fait que le public est présent dans l’implicite de la parole, et dans les dispositifs scéniques. Pourquoi êtes-vous venu à la poésie ? 
Je suis comédien et metteur en scène avant tout, mais la poésie et la littérature ont toujours été présentes. Etant jeune, dans ce moment de bascule entre l'adolescence et l'âge adulte, c'était plus la littérature qui représentait pour moi le monde, artistique mais aussi le vital. Je suis né et j'ai grandi au Chili. J'ai vécu en grande partie sous la dictature et tout ce qui relevait du théâtre et du spectacle avait été balayé. Voir un spectacle de théâtre était quelque chose d'exceptionnel. En revanche on avait plus facilement accès à la littérature et à la poésie. Elles m'ont éveillé, réveillé. J'ai donc commencé avec la poésie. Et puis je suis venu au théâtre, et c'est à partir de lui que j’ai construit tout le travail que je fais, dont celui de poésie, qui alors s’est avéré être un feu ardent qui avait été toujours vivant, prêt à surgir.
Pourquoi mettre en scène la parole poétique ? 
J'écris de la poésie surtout pour qu'elle soit dite. Donc je l'imagine, je la crée dans ce sens-là, pour qu'elle soit énoncée dans l’espace en présence d’autres personnes. C’est différent du texte dramatique dialogué : je fais toutefois du théâtre mais j'ai une vision particulière du théâtre. Je n'ai pas eu cette possibilité de grandir avec des références à un théâtre conventionnel (et à un répertoire), qui propose surtout des mises en œuvre d'une illusion qui reste en référent, avec le quatrième mur...

Café Poésie Nomade au Musée Nationale
de l'Histoire de l'Immigration, décembre 2019.

Au fil du temps cette histoire de la convention théâtrale m'a semblée lourde, convenue. J'ai donc pensé le spectacle comme le lieu de rencontres et d'échange, un lieu de liberté et d'expression au cœur duquel il y a ce qui est vu, mais aussi ce qui est écouté : une parole qui va à l’origine, à l’essence des mots : poésie. C’est une expérience mystérieuse, mystique aussi. Et cela se passe, détail important, en proximité, dans une configuration idéalement circulaire, qui est fondamentalement organique et démocratique. Tout le monde baigne dans une même lumière, de sorte que chacun voit directement une comédienne, celle-ci peut voir chaque personne, et enfin, chacun se voit être vu ! C’est une expérience d’intimité à laquelle on est convié. Et c’est une parole incarnée -une histoire racontée- qui est au cœur de cette expérience partagée. Dans nos spectacles, on fait un théâtre qui, tout en étant une expérience visuelle, on met en valeur l’écoute, la puissance de la parole.
À l’inverse, dans le Cafés Poésies Nomades, les Rencontres ouvertes et participatives de poésies, on s’accorde de partir sur un art généralement écrit pour aller dans l’oralité et la performance. Chacun peut intervenir en toute liberté. Mais le contexte que je propose, par le choix et la disposition du lieu, et par l’ouverture avec la Cérémonie de Café, fédère et crée une confiance, une connivence qui offre à chacun un espace d'expression qui dépasse la seule parole. La nature même de la poésie est celle-ci, de permettre la réunion de tous dans l'ouverture et l'universalité de ce qu'elle porte et dans l’entièreté qu’elle demande au moment de l’offrir en présence. Si ce que tu offres n’est pas fait entièrement, au-delà des catégorisations sociales, et de toutes sortes, si ce n’est pas une authentique “offrande”, alors quelle valeur cela peut-il avoir... ?
Avant chaque séance vous offrez aux participants une cérémonie, la cérémonie du café. Elle précède le partage de la poésie. Pouvez-vous nous en parler ?
On pourrait comparer les Cafés Poésie Nomades à une table d'hôte ou un bar, et la représentation théâtrale à un restaurant. Dans un restaurant tout est figé et convenu, on est dans une salle avec des gens que l'on ne connaît pas et on mange selon un protocole établi, mais surtout dans un espace précis et cadré, la table.

Théâtre of Ardent Wings, Théâtre d'Ailes Ardentes,
Subo, un poème de Greman Estrada Fricke, poète
chilien, dit par Rodrigo ramis.

Dans les bars ou les tables d'hôtes on se retrouve souvent à côtoyer des personnes qu'on ne connaît pas, mais on peut échanger assez librement au fil de ce que l’on boit ou mange, les énergies circulent, on suit le courant, on découvre, il se crée des affinités à plusieurs niveaux. Ce qui m'a toujours attiré et intéressé c'est l'imprévu.. dans le sens de la spontanéité, rendue souvent possible par la  proximité entres les gens, les interactivités qui s’opèrent dans les présences. C’est très vivant. Bien sûr, parfois cela peut faire désordre, un “n’importe quoi”. Mais cela n’a pas trop d’importance, il s'agit d'écouter l'expérience du présent, ce qui est là. C’est être ouvert à l'extérieur qui vient nourrit notre monde intérieur, et à ce moment-là c'est cette interaction qui guide ou construit le déroulement de “ ce qui ce passe “, et cela “ se passe ”, d’une certaine façon, que ce soit un spectacle, une rencontre de poésie, ou une soirée mondaine.
Pour en revenir à la Cérémonie de Café, le spectacle vivant est immatériel. Il me paraissait nécessaire de présenter quelque chose de tangible, “ une nourriture terrestre “, car cela fait partie de la vie. Mais il fallait que cela ait aussi un intérêt artistique, et que cela soit perçu comme faisant partie d’un ensemble, d’un tout.
La cérémonie du café cadre les séances, dans lesquelles les participants vont par la suite s'exprimer en toute liberté, sans aucun déroulement préétabli, sans un thème imposé ou proposé ni aucune contrainte (sauf celle d’une durée de temps “ raisonnable ”). Je souhaite redonner sa noblesse au café avec ce moment de silence autour de sa préparation. Sacraliser et conscientiser. Le café est une boisson puissante, c'est un produit de la terre, un “ café de spécialité ” est normalement associé à un producteur répertorié et un torréfacteur précis, et ceux que je propose proviennent de professionnels que je connais et qui travaillent en qualité. Offrir et partager ce savoir-faire, cette valeur humaine et cet investissement du cœur dans un spectacle, c’est lui donner une valeur plus juste, et une dimension poétique, comme pour ce que je fais. J’opère un lien.
Cette cérémonie marque un temps “ extraordinaire ”. C'est comme si je fonctionnais par complémentarité, il y a ce moment de la cérémonie à partir d’une expérience qui est devenue banale et quotidienne, que je ritualise, et qui ouvre sur un espace d'expression totalement libre, spontané, dans l'échange immédiat. Un temps de l’inattendu, de l’inconnu.
Ces séances où tout le monde se voit et où chacun peut s’exprimer en toute confiance, fait écho à l’énergie du cercle, c’est d’ailleurs le circulaire et l’ondulation qui caractérisent le vivant. La voix est organique, elle est vibration. Dans nos sociétés les mots sont devenus banals. Le Café Poésie Nomade veut redonner à la parole son essence. La poésie permet d'exprimer des émotions, une énergie directe, un rythme et une musique, et chaque mot, chaque geste ont une nécessité, il se crée un sens au-delà du sens convenu des mots et des phrases, comme des révélations. La parole poétique dévoile les êtres, ce qui ouvre à une communion fraternelle. Tout prend place et coule de source, il y a comme une symbiose totale et on ne voit plus le temps passer...
 
Pourquoi le Café Poésie Nomade ? Qu’est-ce qui vous a guidé vers la mise en place de ces soirées établies autour de la poésie ? 
Dans les Cafés Poésie j'ai voulu créer une espace de liberté. Le choix du lieu n'est pas anodin, je commence par la cérémonie du café, grâce à laquelle je canalise et je laisse la porte ouverte, je n'impose rien. C'est un temps de liberté et de respect que nous allons créer ensemble.

Chantier théâtral Aujourd’Hui.

J'accueille tout le monde et toutes les interventions. Je donne toute liberté d'intervention, chacun prend en charge le temps et l'espace, qui est pourtant notre commun, notre “ communauté du soir ”. Il y a une démocratie et un partage avec le moins de conventions possibles. 
Le langage poétique est déployé, je ne fais que poser un contexte pour que chacun puisse offrir les mots qu'il a choisis, chacun en est responsable. Je n'impose pas de thème ni de cadre. Qu'est-ce qui va surgir dans la spontanéité ? Qu'est-ce que chacun souhaite partager ici et maintenant, ardemment, avec nous ? Ce sont, à chaque nouvelle séance, des questions ouvertes, et qui trouvent des réponses uniques. Les mots en réponse viennent, et aussi des silences. Des silences ancestraux, comme quelqu’un les a récemment décrits au Chili, lors d’une soirée en janvier dernier. Au Chili ce genre de réunions sont beaucoup moins fréquentes et ont moins de références (peut-être cela a été oublié... ou perdu. La dictature a beaucoup détruit et effacé). Il y a eu alors   beaucoup de silences. Et c’était merveilleux ! Le silence, c'est justement l’origine, le lieu de dévoilement du poème. 
Quel lien faites-vous entre la poésie et la performance, ou le texte dramatique ?  Entre l’écrit et l’oral ? 
Quand j'écris les textes poétiques et que je les offre de manière performative, je découvre les mots. Chaque mot évoque quelque chose d’unique et de spécifique à chaque personne. Quand on dit un texte le comédien vit quelque chose et les spectateurs aussi. Dans cette présence il y a déjà nécessairement une interaction qui porte le sens des mots bien au-delà. La parole ouvre alors à la conscience collective. À l'origine la parole est prière. Une parole soufie  dit que “ l'apparence est le début de la vérité ” : si ce que je dis est entièrement dit, je véhicule une vérité, la mienne, c'est une porte pour voir ce qui se passe à ce moment précis, globalement. Et on rentre dans “ la maison ”. Dans ce qui EST.
Dans les Cafés Poésie je chante souvent de chants traditionnels des diasporas africaines, qui sont des chants qui ont un sens puissant, et j’encourage, par là, à ce que d’autres le fassent aussi, à chanter (ou danser...). Parler est musique, la voix est un instrument de musique. En Inde, le premier instrument percussif est la voix. Au Café Poésie j'ouvre la porte d'une maison et chacun peut entrer pour y habiter dans le respect et dans l'écoute. Ouverture qui est celle de la poésie, un espace de paix et d'échange, l'ouverture du langage vers les multiples facettes de l’expérience. 
Un spectacle de théâtre est normalement préparé. Les comédiens et les metteurs-en-scène ont besoin de travailler en amont. Il y a moins la propension à improviser. Et les gens de théâtre sont en général peu enclins à improviser. C'est beaucoup moins le cas avec les musiciens, qui sont assez aptes à faire des jams et jouer sans grandes indications préalables. Cela donne des soirées, ou même parfois des parties de concerts, très émouvants, où se crée une convivialité comme naturelle, comme lors de l'explosion du jazz moderne. Alors j’ai souhaité créer des soirées en partant de ce que l’on nomme poésie, “ l’oralité ”,  posant les conditions pour accueillir et faciliter une telle spontanéité, en partant de l’écoute, du respect de l’autre, laisser venir un élan de cohésion, où vont se révéler les présences. J’ai voulu créer un contexte pour que tout le monde soit en mesure d‘offrir son individualité, son unicité, et de forger une énergie collective. Partage... 
Pour les amérindiens ou autres peuples premiers, prendre ou donner la parole est un acte total. Dans une prière  chaque mot est dans un élan et un engagement afin de se faire entendre par une présence invisible, et s’assurer de recevoir ce qui est demandé. J'ai voulu aussi retrouver cette conscience de la puissance de la parole, de sa nature sacrée, sans devoir donner des explications, et sans devoir en mettre plein les yeux.
Pendant les séances la parole poétique se réactualise à chaque fois. Il se crée une émulation créatrice très dynamique, c’est ainsi qu’il y a ce partage et non juste une suite d’interventions isolées qui ne se répondent pas. C’est comme une chaîne humaine où chaque main vient se poser sur la dernière, et ainsi de suite...
Le théâtre est l'art de la relation. La poésie aussi. C'est l'art de vivre. L’art porté par chacun de nous, offert en partage, pour mieux vivre, et célébrer, simplement, naturellement, la joie essentielle de vivre.
 

Photo Conor Horgan.

Présentation de l’auteur

Rodrigo Ramis

Rodrigo Ramis est metteur-en-scène, comédien, performer, poète, danseur, échassier, percussionniste. Né au Chili en 1965, vit et travaille à Paris depuis 1989. Diplôme d’Ingénieur Civil en Métallurgie, Lauréat Fondation Shell.

Co-fonde Consorcio Azur, Groupe d’actions poétiques, éditant un fanzine d’art et de poésie, et créant des actions d’art performatives en temps de dictature.

À Paris, rentre à la faculté de théâtre de l’Université Paris-VIII, co-fonde la compagnie Léon Céléna en 1992 avec Bruno Subrini (Molière de la Révélation en 1995).

Il s’oriente vers une pratique holistique intense avec les arts martiaux associés à des techniques de soin, travaillant également avec la Compagnie Premier Amour avec Égé-Nil, sur les traces de Tadeusz Kantor (1993-1996).

Danseur contemporain pour la Compagnie Spinach Ballet de Luna Bloomfield (1997), s’intéresse aux arts de la rue comme percussioniste, échassier, artifices (Compagnie K, L’Arbre à Nomades, Compagnie Remue-Ménage, Turbul), et continue son travail d’un théâtre contemporain autour de l’art de l’acteur avec le Workcenter of Grotowski & Richards, Compagnie Ayna, Compagnie de la Yole (2002 - 2016).

Lors de nombreuses rencontres pratiques avec des compagnies internationales à l’Arta-Cartoucherie (Teatro da Vertigem du Brésil, Maud Robart d’Haïti, Maria-Cristina Formaggia, Italie-Bali), il intègre en 2010 Ondinnok, Théâtre Mythologique Amérindien, sur une création à Montréal, Québec.

Il fonde fin 2012 la compagnie Théâtre d’Ailes Ardentes, pour laquelle il est Directeur Artistique, metteur-en-scène, comédien, poète, créant un théâtre intime en proximité, notamment de textes non-théâtraux, avec aussi des actions très diverses, rencontres ouvertes de poésies (Café Poésie Nomade), performances tous terrains....

Il met en scène et joue in : Jeu et Théorie du Duende, de García Lorca; Chimère d’Ailes Ardentes, de Jordan Estevan; Au Cœur de l’Être, poésies personnelles.

 

Il collabore et joue avec le Collectif Focus Trap in Lettres des Steppes, du poète mongol vivant Mend-Ooyo Gombojav (exploitation en cours), travaille en voix et occasionnellement pour d’autres compagnies.

Enseigne son approche de théâtre depuis 2002, depuis 2012 au Théâtre Aleph de Oscar Castro, à Ivry.

Théâtre d’Ailes Ardentes est en Résidence à Anis Gras, Arcueil

 

Photo Conor Horgan.

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