Lorna Crozier — God of Shadows, une cosmogonie du divin
Présentation et traduction de Jean-Marcel Morlat
Lorna Crozier (http://lornacrozier.ca/page0/page0.html), qui vit sur l’île de Vancouver, est née en 1948 à Swift Current, en Saskatchewan, où elle a passé son enfance. Elle est professeure émérite de l’Université de Victoria. Officière de l’Ordre du Canada, elle est reconnue pour son immense contribution à la littérature canadienne et est la lauréate de cinq doctorats honorifiques. Elle est l’auteure de nombreux recueils de poésie dont Inventing the Hawk (qui lui a valu le Prix du Gouverneur général en 1992). Elle a aussi publié deux récits biographiques, Small Beneath the Sky et Through the Garden: A Love Story (with cats). Avec son mari le poète Patrick Lane (décédé en 2019), elle a dirigé les recueils Breathing Fire: Canada’s New Poets (1994) et Breathing Fire 2 (2004). Elle a également compilé et dirigé Best Canadian Poets, 2010. En 2018, elle a reçu le George Woodcock Lifetime Achievement Award.
GOD OF WATER
Her signs are willow wands and pitchers molded from mud in the shape of shore birds. She calleth forth water and she maketh it disappear. She knows the fountain of youth; she knows the dried well where the old ones gather and toss into the dark the thin coins of their given names. She blackens the River Styx and gilts the mouth of the stream that flows through the gates of heaven. Mostly she’s this colour: Agean blue, Danube blue, Nile blue, South Saskatchewan blue, Pacific and Atlantic blue. None of them blue. That crow sent out to find dry land? It saw no end to water. It landed on her wrist as if it were Bedouin-trained, then went off again. Praise to her ears is the beat of its wings. And the thou, thou, thouhitting shingles and the tautness of tents, all around her the rivers running. That was the best of times, the undamnedrivers running.
Dieu de l’EAU
Ses panneaux sont des baguettes de saule et des pichets modelés à partir de boue ayant la forme d’oiseaux de rivage. Elle invoque l’eau et la fait disparaître. Elle connaît la fontaine de jouvence ; elle connaît le puit asséché où les anciens se rassemblent et lancent dans ses profondeurs les pièces émoussées où sont inscrits leurs prénoms. Elle ensanglante le Styx et recouvre d’or l’embouchure qui coule par les portes du Paradis. Elle est principalement de cette couleur : bleu égéen, bleu Danube, bleu du Nil, bleu de la Saskatchewan Sud, bleu Pacifique et Atlantique. Aucun d’entre eux n’étant bleu. Ce corbeau envoyé pour découvrir la terre ferme. Il atterrit sur son poignet comme s’il eût été entraîné par les bédouins, puis il reprit son envol. Louange à ses oreilles que son battement d’ailes. Et les toi, toi, toi, frappant les bardeaux et les tentes tendues, tout autour d’elles les rivières coulant. C’était la meilleure des époques, les rivières délivrées de la malédiction qui coulent.
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GOD OF THE DISREGARDED
There’s a shine on the boy’s belly where the mouth of this god kissed him. No one has kissed him there before. Only the wind fingers the old woman’s hair (how she longs to be touched), opens her unbuttoned jacket. Because people in the city have stopped noticing the seasons, snow stops falling. Birds rattle the bushes so they’ll be seen. A grey jay calls. On the way to the party the stench in the subway was so bad the couple held scarves over their mouths and nostrils until their stop at Bathurst. On the way home eight hours later—it was New Year’s Eve, there was a crowd—they got in the same car. The heap of clothes that was a man still lay on the floor. God of the disregarded made the revelers, vigorously drunk and void of pity, step over, step over, in and out.
Dieu des CRÉATURES NÉGLIGÉES
Il y a un éclat sur le ventre du garçon là où la bouche de ce dieu l’a embrassé. Personne ne l’a embrassé à cet endroit auparavant. Seul le vent touche la chevelure de la vieille femme (ô comme elle désire être touchée), ouvre sa veste déboutonnée. Comme les gens de la ville ont arrêté de remarquer les saisons, la neige a cessé de tomber. Les oiseaux secouent les buissons afin d’être remarqués. Un mésangeai du Canada appelle. Sur le chemin de la fête, l’odeur du métro était si nauséabonde que le couple s’était recouvert le nez et la bouche jusqu’à leur arrêt à Bathurst. Sur le chemin du retour, huit heures plus tard – c’était la veille du jour de l’An, il y avait une foule –, ils sont montés dans le même wagon. Le même homme, véritable tas de vêtements, était toujours allongé par terre. Le dieu des créatures négligées a forcé les fêtards à l’enjamber, à l’enjamber, à aller et venir.
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God of PUBLIC WASHROOMS
You see her sometimes in the face of the woman who pushes the bucket on wheels with its mop, its slosh of water, its bottles of cleaning fluids and rags. When your eyes meet in the bank of mirrors, something sparks and flutters in your breast like a siskin set on fire. This is a rare encounter. Usually you don’t look at her. You’re embarrassed by the tasks she executes in the row of cubicles tall and narrow as confessionals. Her head is lowered, she has work to do. Sometimes you see this god when she squats on a stool by the entrance, in her lap a collection basket. For your coins you get a folded square of paper you never read. The toilet flush is a water-logged bell that summons her inside. You wish you’d used the stall to release a paper bag of yellow butterflies, to leave on top of the tank of the American Standard a swaddled Bethlehem baby; at the very least, to write on the metal door the verse of a psalm that will convince her of your specialness, your lyrical devotion, as she scrubs all natural signs of you away.
Dieu des TOILETTES PUBLIQUES
Vous la voyez parfois sous les traits de la femme qui pousse le seau à roulettes à l’aide de son balai à franges, son eau clapotante, ses bouteilles de détergent et ses chiffons. Lorsque vos yeux se croisent dans la rangée de miroirs, quelque chose se déclenche en vous et fait palpiter votre poitrine tel un tarin des aulnes enflammé. C’est une rencontre rare. D’habitude, vous ne lui accordez aucun regard. Vous éprouvez de la gêne face aux tâches qu’elle accomplit dans la rangée de cabines aussi hautes et étroites que des confessionnaux. Elle a la tête baissée et du travail à faire. Parfois, vous voyez ce dieu accroupi sur un tabouret près de l’entrée, un panier de collecte sur les genoux. En échange de vos pièces, vous recevez un morceau de papier plié que vous ne lisez jamais. La chasse d’eau des toilettes est une cloche remplie d’eau qui l’appelle à l’intérieur. Si seulement vous aviez utilisé la cabine pour libérer un sac en papier rempli de papillons jaunes, pour laisser sur le réservoir un bébé de Bethléem tout emmailloté ; à tout le moins, pour écrire sur la porte métallique le verset d’un psaume la convainquant de votre caractère unique, de votre dévotion lyrique, alors qu’elle efface toute trace naturelle de votre passage.
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God of SLOUGHS
You can tell she’s a western god or she’d be called the god of ponds. Sloughs are not romantic. You can’t imagine someone serenading offshore, tossing petals in the wake. One out of ten on the prairies is alkali, white crusting around the edges. She got the idea from the god of frost though alkali to its advantage survives the heat. You can’t drink from a slough, but ducks paddle in the reeds, the eggs of red-winged blackbirds balance in the swaying bulrushes and the sky falls into it as it would into nicer water, clouds stiffening and flattening like starched handkerchiefs a laundress from long ago hangs out to dry.
Dieu des MARAIS
On voit bien qu’il s’agit d’un dieu occidental, sinon on l’appellerait le dieu des étangs. Les marais ne sont pas romantiques. On ne peut pas imaginer quelqu’un chantant une sérénade au large, jetant des pétales dans le sillage. Dans les prairies, un marais sur dix est alcalin et bordé d’une croûte blanche. C’est le dieu du gel qui a planté cette idée en elle, bien que l’alcali ait l’avantage de résister à la chaleur. On ne peut pas boire dans un marais, mais les canards pagaient dans les roseaux, les œufs des carouges à épaulettes se balancent dans les joncs ondulants et le ciel y plonge comme dans une eau plus agréable, les nuages se raidissant et s’aplatissant tels des mouchoirs amidonnés qu’une lavandière des temps jadis aurait mis à sécher.
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God of GUILT
So many, so many supplicants, they’re close to needing a heaven of their own. A place of wallowing and muck. The groom who abandoned his high school sweetheart at the altar, the woman who gave up her sixteen-year-old cat so she could move into a luxury apartment, the man who drove his mother to the home and never went back—these are the worshippers though their faith is brittle and brief. They expect the gods to forgive them. Deep guilt, authentic guilt belongs to the good of heart and spleen. What have they done? No one knows. They don’t brag about their sins. They don’t move on. If their souls could be scanned, the gods would see a luminous opacity, an accumulation like hoarfrost thickening on a windowpane light struggles to shine through.
Dieu de LA CULPABILITÉ
Ils sont si nombreux, si nombreux, ces suppliants, qu’ils ont presque besoin d’un paradis qui leur soit propre. Un lieu où se vautrer dans la boue. Le marié qui a abandonné son amour de lycée devant l’autel, la femme qui a abandonné son chat de seize ans pour pouvoir emménager dans un appartement de luxe, l’homme qui a conduit sa mère à la maison de retraite et n’est jamais revenu : ce sont là ses fidèles, même si leur foi est fragile et éphémère. Ils attendent des dieux qu’ils leur pardonnent. La culpabilité profonde, la culpabilité authentique appartient aux gens de cœur et au spleen. Qu’ont-ils fait ? Nul ne le sait. Ils ne se vantent pas de leurs péchés. Ils ne passent pas à autre chose. Si leurs âmes pouvaient être scannées, les dieux y verraient une opacité lumineuse, une accumulation comme du givre s’épaississant sur une vitre que la lumière peine à traverser.
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God of PAIN
On a scale of 1 to 10, how bad is it? How are you to know? Is 10 a decapitation or a hornet sting? Is 3 a penis rubbing the atrophied walls of an old vagina? Does the 3 drop to 1 if the woman comes? This god is the loneliest. No one wants him. You stand corrected—he created masochists after all. At the festivals a hundred or so of the worst of them turn up to carry his effigies from cemetery to chapel. Sometimes he takes the form of a horse’s bowel tied in a knot, other times ripped rotator cuffs shown on x-rays carried like stiff flags on poles. There are clinics in his name. Big pharmaceuticals get rich. People plead with him to shift the suffering of their beloved to them. He won’t do it. What you own you own, he tells them; that’s true for pain more than any other thing. Finally agony is all that’s left, no matter who you were before it started, what good you did: the nameless poet, presumed to be an Irish girl, who wrote “Donal Og”; the mother who paid for groceries for her six fatherless children by whittling birds; the inventor of the touchless car wash that saves you from getting drenched. This divinity molds a new you out of burns and aches and shattering, and leaves you with it. He watches over, yes, you bet, but his eyes are cold.
Dieu de LA DOULEUR
Sur une échelle de 1 à 10, à quel point est-ce grave ? Comment le savoir ? Est-ce que 10 correspond à une décapitation ou à une piqûre de frelon ? Est-ce que 3 correspond à un pénis frottant les parois atrophiées d’un vieux vagin ? Est-ce que le 3 tombe à 1 si la femme jouit ? Ce dieu est le plus solitaire. Personne ne veut de lui. Vous vous trompez : après tout, c’est lui qui a créé les masochistes. Lors des festivals, une centaine des pires d’entre eux se présentent pour porter ses effigies du cimetière à la chapelle. Parfois, il prend la forme d’un intestin de cheval noué, d’autres fois, ce sont des coiffes des rotateurs déchirées, visibles sur des radiographies, portées comme des drapeaux raides sur des poteaux. Il existe des cliniques qui portent son nom. Les grandes entreprises pharmaceutiques s’enrichissent. Les gens le supplient de leur transférer les souffrances de leurs proches. Il refuse. Ce qui vous appartient vous appartient, leur dit-il ; cela vaut pour la douleur plus que pour toute autre chose. Finalement, il ne reste que l’agonie, peu importe qui vous étiez avant qu’elle ne commence, peu importe le bien que vous avez fait : la poétesse anonyme, présumée être irlandaise, qui a écrit « Donal Og1 » ; la mère qui payait les provisions pour ses six enfants orphelins de père en sculptant des oiseaux ; l’inventeur du lavage de voitures sans contact qui vous évite d’être trempé. Cette divinité façonne un nouveau vous à partir de brûlures, de douleurs et de brisures, et vous laisse avec. Il veille sur vous, oui, bien sûr, mais son regard est froid.
Lorna Crozier - Festival Calgary Spoken Word, 2014.
Note
