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Marilyn Hacker, Calligraphies : IV

Poèmes traduits par Jean Migrenne

 

Huit heures du matin.
La vieille au bout du couloir  
passe du Fairouz.

Il pleut en gris sur nos toits en pente.
Beyrouth est sous les tempêtes de sable.

L’ivrogne supplie
la jolie fille de sa voisine
de ne pas l’oublier

dans les paroles de la vieille vedette.
Dans le couloir, le chant se dévide.

 

*

 

Couloir aux portes fermées
à clef sur des possibles,
miroirs déformants,

face à grotesque face.
Retour à des frontières

closes de barbelés.
À la langue de mon grand-père et
celle que j’écoute,

à leurs invectives, leur mutuelle
incompréhension. Glaces, portes.

 

*

 

La glace au matin
donne sur la pluie —
début octobre

comme en hiver dans cette ville.
À écrire, en pyjama,

désolée devant toi-même,
dictionnaire ouvert
sur de vains désirs,

tu poses un mot, fermes les yeux,
entends des pas, de moins en moins.

 

*

De moins en moins de jour —
encore nuit à six heures, à la demie,
derrière les rideaux de tulle beige.

Le café est éclairé
comme cinq heures plus tôt.

Demi-heure de lecture
au lit, ou prendre un pull,
se faire un bain moussant,

avant le café, les journaux qui voient
les jours en noir, de plus en plus.

 

*

 

Des femmes de plus en plus vieilles,
toutes, c’est ce que voit mon ami chauve,
qu’elles aient son âge ou plus,

qu’elles écrivent, enseignent : ses collègues.
« Elle a au moins quatre-vingts ans. »

« Non, soixante-huit,
ça change quelque chose ? »
« Non, pas soixante,

cinquante-quatre, comme toi. »
(Il vit avec une de vingt-deux.)

 

*

 

Deux sous-titres sur l’écran,
anglais et français. Les acteurs
jouent en arabe

le sac d’Ur : scribes, tablettes,
martyre du savant

qui les déchiffrait, les traduisait.
Rasha connaît la moitié d’entre eux,
revient à la réalité, à la vie

de gongs, de lamentations,
de résurrection d’un verbe assassiné.

 

 

*

 

Résurrection du jour —
fins d’après-midi de juillet
en promenades à reconsidérer

l’inachevé, le non commencé,
aller jusqu’au canal.

Encore trois heures de jour :
de quoi commencer ; de quoi terminer...
C’était avant ; maintenant il fait nuit

avant sept heures et les après-
midi fondent au noir.

 

*

 

Après-midi d’automne,
pour descendre à la Mairie porter
un sac de serviettes,

de T-shirts, trois sacs à dos,
à la collecte des réfugiés.

Des cachemires de deux ans, on
n’offre pas ça à des amis.
Au café, ils ne veulent pas

que tu paies l’addition, que tu leur dises :
«On se voit l’année prochaine, à Damas... »

 

*

 

À ce moment-ci de l’année,
c’est la rentrée, nouveaux
étudiants, nouveaux profs, épreuves

à relire pour les parutions de printemps,
numéro d’automne tout frais à poster.

Moi, émigrée,
je pointe les saisons sans
permis de travail. Me revoici

étudiante, à traduire en triangle,
toujours nouvelle.

 

*

 

Nouvelle un jour,
absente aujourd’hui.
Je me ferai à la quinzaine d’années

de repas partagés, à son esprit
éteint à quatre-vingt-dix ans ;

amours de ma vie qui
ont changé d’avis, différentes
maintenant, amours mortes...

yeux noisette ou verts d’hier,
avenir d’hier aujourd’hui passé.

 

*

 

Aujourd’hui figues en salade
en émincé, figues au labneh,
figues vertes d’Italie,

et figues de Provence bleu-foncé
achetées à l’étal des trois frères.

Souvenir de branches
de figuier par-dessus des murs
de pierre, ou du temps

où par l’échelle on grimpait sur le toit
cueillir les figues tardives de Vence.

 

*

 

Septembre à Vence :
sur la terrasse avec Marie
à écouter le torrent

murmurer son prélude et fugue
à nos lapidaires petits déjeuners —

café, pain, confiture.
Elle avait cinquante-neuf ans.
J’en avais trente-sept.

Quasiment le même âge pour
passer à notre journée de travail.

 

*

 

Le sonnet passe
de l’affirmation à l’interrogation,
du panorama au gros plan,

La consultation chez le médecin,
passe de la corvée au verdict.

Le bébé passe sa première semaine
protégé par son berceau de bois,
sur un tapis kurde tissé

d’une plume de cigogne qui lui dévide
sa lointaine berceuse tout le matin.

 

Présentation de l’auteur

Marilyn Hacker

Marilyn Hacker est une poétesse, essayiste, traductrice américaine.

Son goût de la recherche formelle l'a poussée à s'intéresser aux formes fixes de la poésie française comme la villanelle. Elle a également traduit des poètes français comme Vénus Khoury-Ghata, Hédi Kaddour ou Claire Malroux.

Elue en 2008, chancelière du bureau de l'Academy of American Poets, Marilyn Hacker enseigne la littérature anglaise au City College of New York et partage sa vie entre New York et Paris.