Marilyn Hacker, Calligraphies : IV

2018-01-28T18:33:20+01:00

Poèmes traduits par Jean Migrenne

 

Huit heures du matin.
La vieille au bout du couloir 
passe du Fairouz.

Il pleut en gris sur nos toits en pente.
Bey­routh est sous les tem­pêtes de sable.

L’ivrogne sup­plie
la jolie fille de sa voisine
de ne pas l’oublier

dans les paroles de la vieille vedette.
Dans le couloir, le chant se dévide.

 

*

 

Couloir aux portes fermées
à clef sur des possibles,
miroirs déformants,

face à grotesque face.
Retour à des frontières

clos­es de barbelés.
À la langue de mon grand-père et
celle que j’écoute,

à leurs invec­tives, leur mutuelle
incom­préhen­sion. Glaces, portes.

 

*

 

La glace au matin
donne sur la pluie —
début octobre

comme en hiv­er dans cette ville.
À écrire, en pyjama,

désolée devant toi-même,
dic­tio­n­naire ouvert
sur de vains désirs,

tu pos­es un mot, fer­mes les yeux,
entends des pas, de moins en moins.

 

*

De moins en moins de jour —
encore nuit à six heures, à la demie,
der­rière les rideaux de tulle beige.

Le café est éclairé
comme cinq heures plus tôt.

Demi-heure de lecture
au lit, ou pren­dre un pull,
se faire un bain moussant,

avant le café, les jour­naux qui voient
les jours en noir, de plus en plus.

 

*

 

Des femmes de plus en plus vieilles,
toutes, c’est ce que voit mon ami chauve,
qu’elles aient son âge ou plus,

qu’elles écrivent, enseignent : ses collègues.
« Elle a au moins qua­tre-vingts ans. »

« Non, soixante-huit,
ça change quelque chose ? »
« Non, pas soixante,

cinquante-qua­tre, comme toi. »
(Il vit avec une de vingt-deux.)

 

*

 

Deux sous-titres sur l’écran,
anglais et français. Les acteurs
jouent en arabe

le sac d’Ur : scribes, tablettes,
mar­tyre du savant

qui les déchiffrait, les traduisait.
Rasha con­naît la moitié d’entre eux,
revient à la réal­ité, à la vie

de gongs, de lamentations,
de résur­rec­tion d’un verbe assassiné.

 

 

*

 

Résur­rec­tion du jour —
fins d’après-midi de juillet
en prom­e­nades à reconsidérer

l’inachevé, le non commencé,
aller jusqu’au canal.

Encore trois heures de jour :
de quoi com­mencer ; de quoi terminer…
C’était avant ; main­tenant il fait nuit

avant sept heures et les après-
midi fondent au noir.

 

*

 

Après-midi d’automne,
pour descen­dre à la Mairie porter
un sac de serviettes,

de T‑shirts, trois sacs à dos, 
à la col­lecte des réfugiés.

Des cachemires de deux ans, on
n’offre pas ça à des amis.
Au café, ils ne veu­lent pas

que tu paies l’addition, que tu leur dises :
«On se voit l’année prochaine, à Damas… »

 

*

 

À ce moment-ci de l’année,
c’est la ren­trée, nouveaux 
étu­di­ants, nou­veaux profs, épreuves

à relire pour les paru­tions de printemps, 
numéro d’automne tout frais à poster.

Moi, émi­grée,
je pointe les saisons sans
per­mis de tra­vail. Me revoici

étu­di­ante, à traduire en triangle,
tou­jours nouvelle.

 

*

 

Nou­velle un jour,
absente aujourd’hui.
Je me ferai à la quin­zaine d’années

de repas partagés, à son esprit 
éteint à qua­tre-vingt-dix ans ;

amours de ma vie qui
ont changé d’avis, différentes
main­tenant, amours mortes…

yeux noisette ou verts d’hier,
avenir d’hier aujourd’hui passé.

 

*

 

Aujourd’hui figues en salade
en émincé, figues au labneh,
figues vertes d’Italie,

et figues de Provence bleu-foncé
achetées à l’étal des trois frères.

Sou­venir de branches
de figu­ier par-dessus des murs
de pierre, ou du temps

où par l’échelle on grim­pait sur le toit
cueil­lir les figues tar­dives de Vence.

 

*

 

Sep­tem­bre à Vence :
sur la ter­rasse avec Marie
à écouter le torrent

mur­mur­er son prélude et fugue
à nos lap­idaires petits déjeuners —

café, pain, confiture.
Elle avait cinquante-neuf ans.
J’en avais trente-sept.

Qua­si­ment le même âge pour 
pass­er à notre journée de travail.

 

*

 

Le son­net passe 
de l’affirmation à l’interrogation,
du panora­ma au gros plan,

La con­sul­ta­tion chez le médecin,
passe de la corvée au verdict.

Le bébé passe sa pre­mière semaine 
pro­tégé par son berceau de bois,
sur un tapis kurde tissé

d’une plume de cigogne qui lui dévide
sa loin­taine berceuse tout le matin.

 

Présentation de l’auteur

Marilyn Hacker

Mar­i­lyn Hack­er est une poétesse, essay­iste, tra­duc­trice américaine.

Son goût de la recherche formelle l’a poussée à s’in­téress­er aux formes fix­es de la poésie française comme la vil­lanelle. Elle a égale­ment traduit des poètes français comme Vénus Khoury-Gha­­ta, Hédi Kad­dour ou Claire Malroux.

Elue en 2008, chancelière du bureau de l’A­cad­e­my of Amer­i­can Poets, Mar­i­lyn Hack­er enseigne la lit­téra­ture anglaise au City Col­lege of New York et partage sa vie entre New York et Paris.

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