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Martine-Gabrielle Konorski, Instants de terres

Instants de terres est le livre que Martine-Gabrielle Konorski vient de publier aux éditions L’Atelier du Grand Tétras. Préfacé par Nathalie Riera, il se compose d’un ensemble de poèmes divisé en sept sections ; il est illustré par une série de six reproductions de peintures de Colin Cyvoct.

Comme le souligne la préfacière, ce livre est placé sous le signe d’une certaine temporalité ou, pourrait-on dire, d’une temporalité qui, emblématiquement, est celle de l’instant, chaque instant successif s’ouvrant, s’enchaînant à l’autre. Ainsi, chaque vocable de chaque vers pourrait analogiquement correspondre à la temporalité propre au poème dévoilé, fixé dans l’espace de la page. Chaque vocable pourrait être perçu, pensé, approché, comme un « instant de sens » qui se soude au vocable qui lui succède, en même temps qu’il se distingue foncièrement de lui, contribuant à l’unité du poème, formant un « précipité » d’instants, c’est-à-dire un précipité de vocables, qui fait de l’entité « poème » un tout insécable, unique, tel qu’il se présente sur la page. Ces « vocables-instants » surgis des terres profondes de la poète constituent donc le livre ouvrant sur un trajet, celui d’une certaine expérience d’écriture que l’on est amené à découvrir, progressivement, en déploiement d’un fil tendu à l’extrême.

Martine-Gabrielle Konorski, Instant de terres,
L'Atelier du Grand Tétras, 15 €.

Instant de Terres, (qui est celui de la première section composée de quinze poèmes), donne son titre au livre. Les lisant à mi-voix, un à un, nous voilà pris par le déroulement en cascade de ces « vocables-instants » qui se succèdent dans leur verticalité et qui nous entraînent en un mouvement de lecture telles des coulées de mots, (comme il est dit dans l’un des vers), c’est-à-dire un flux où les vocables agissent en étincellements et tressage de sens, issus des soubresauts de la conscience du monde de la poète, des plaies anciennes vivifiées de sa mémoire : s’élabore, se structure ainsi un langage qui affirme sa puissance élocutoire avec l’intensité du poème établi sur la page, fruit d’une recherche éperdue de la justesse, de la force, de la cohérence dans l’ajointement des sens.

Chaque coulée de mots (à chaque page suffit son poème) chauffée à blanc met en vibration nos plaques sensibles émotionnelles, imaginatives, jusqu’à ce qu’advienne ce « Cri de lumière » du dernier distique du dernier poème cristallisant, en manière de dénouement, les forces profératrices de ce qui précède, et clôturant la séquence.

Il convient aussi de mentionner que ce dernier poème s’ouvre ainsi :

Il y avait
la Vérité-Mort
accrochée aux branches
de tes bras.

 

Le mot « Vérité » accroché au mot « Mort » ne saurait se concevoir autrement que comme une seule entité de sens, à quoi fait écho l’avant-dernier mot du poème qui se tient seul dans l’espace interersticiel du poème : « Emeth », qui n’est autre que le vocable hébreu désignant « fermeté », « fidélité », « vérité ».

Les six sections qui suivent ensuite présentent chacune leurs « coulés de mots » selon une successivité qui exemplifient d’autres agrégats de sens, d’autres entrelacs d’images, d’autres éclats de vocables, contribuant à former l’unité d’ensemble.

Chaque section, (« La terre a perdu ses ailes », « En dérive », « Le grondement des heures »...) met à nu, en un dense continuum, la conscience poétique de l’auteure, participant à l’élaboration d’un langage à partir des mêmes ressources rhétoriques, des mêmes tonalités élégiaques que les poèmes de la première section.

Nous retiendrons notamment ici dans le dévoilement des « terres » intérieures de la poète, passées au crible de ses doigts, les deux avant-dernières sections intitulées « Un point ouvert » et « Un carré de silence » dont les éclats allusifs (et la dédicace à Paul Celan de l’un des poèmes) sont les fruits du creusement au coeur d’une mémoire (familiale et collective) relative à la Shoah :

 

La sirène jette un cri     
bruit de bottes    plus de refuge
dans l’escalier
                           on siffle

Dégringolent les familles
pas de brèche   plus de souffles
restent les hurlements
(…)

 

Un peu plus loin, dans la section « Un point ouvert », affleure ce constat de l’inanité des mots en leur incantation, face à ce qui reste imprononcé autant qu’imprononçable :

 

Face à l’imprononcé
les mots ne tiennent plus les os
(…)

 

Cette tonalité demeure dans la section « Un carré de silence », où :

 

Tes ailes
emportent ma blessure
Le poids des jambes
creuse
la route que tu as fuie.
Tout reste inachevé.

 

Et c’est bien cet inachèvement qui fait la force du manque, de l’inaccompli de tout poème, des blancs qui séparent et relient à la fois les vocables puis les poèmes entre eux, ces blancs qui sont gros de tant d’autres mots qui ne seront pas révélés ni prononcés. Pourtant, les paroles doivent continuer à affluer, les vocables doivent continuer d’advenir. Telle est la tache de la poésie. Et ces blancs, parce qu’ils sont précisément des blancs, sont autant de lieux potentiels ouverts aux vocables qui viendront briller en facettes de sens, chacun à sa place dans le poème. Ils s’affirment comme de poignants témoignages d’une parole advenante, d’une coulée de mots comme c’est le cas des poèmes de Martine-Gabrielle Konorski qui se déploient en instances de vérités, selon des modalités propres, où sont mis en jeu les mots de la mort qui nourrissent les vibrations de l’âme.

 

 

Présentation de l’auteur

Iris Cushing

Iris Marble Cushing was born in Tarzana, CA in 1983. She has received grants and awards for her work from the National Endowment for the Arts and The Frederick and Frances Sommer Foundation, as well as a writing residency at Grand Canyon National Park in Arizona. Her poems have been published in the Boston Review, La Fovea, No, Dear, and other places. A collaboration with photographer George Woodman, How a Picture Grows a World, was translated into Italian and was the subject of an exhibition at Galeria Alessandro Bagnai in Florence, Italy. Iris lives in Brooklyn, where she works as an editor for Argos Books and for Circumference: A journal of poetry in translation.  

Iris Cushing

Poèmes choisis

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