Lucien Wasselin, et autres poèmes

 

saint rémi

 

15 janvier 1919 Rosa Luxemburg

sur ordre de Gustav Noske
social-démocrate bon teint
la répression éradique Spartakus

Rosa fut frappée à coups de crosse
abattue d'une balle dans la tête
et jetée dans le Landwehrkanal

le poème ne dit pas le bruit
des coups de crosse ni du révolver
ni du corps jeté dans l'eau

 

sainte prisca

 

18 janvier 1943 Emilienne Mopty

elle fut à la tête des manifestantes 
dans les Indes Noires en 1941
lors des grèves de mineurs

trahie et arrêtée par la gestapo
elle fut décapitée à Cologne par les nazis

fait-on des vers 
avec l'horreur
soixante-dix ans après

si ce n'est pour conjurer l'oubli

 

sainte sandrine

 

2 avril 1943 Jules Boussingault

assassiné par un kapo 
lors d'un appel au camp de mauthausen
à coups de manche de pelle 
il éclabousse son voisin
de fragments de cervelle

légende ou réalité
je ne sais

 

 

sainte alida

 

26 avril 1937 Guernica

la bataille continue de nos jours
comme elle continua après 1937

à otto abetz regardant une photo
du tableau de Picasso
et lui demandant "c'est vous qui avez fait cela"
le peintre aurait répondu "non c'est vous"

aujourd'hui encore les chiffres
sont revus à la baisse
on est passé de 1654 morts à
300 voire à 100

il n'y aura bientôt plus
que des survivants

reste que franco la muerte s'est lavé les mains
dans le sang des habitants de Guernica

reste que Picasso a peint
le tableau le plus célèbre du monde
pour dire son horreur et sa colère

reste qu'un seul mort
est un mort de trop

souvenirs souvenirs
emportez !

 

saint donatien

 

24 mai 1871 Semaine sanglante

les morts sont coupables
on ne sait jamais qui se cache dans un cercueil
passage Tivoli à Paris
l'armée versaillaise arrose de balles
un corbillard qui mène au cimetière
un habitant du quartier mort dans son lit
les chevaux s'enfuient tirant au diable
le convoi funèbre les fers résonnent
rue d'Amsterdam un croque-mort tombe
il passera de vie à trépas dans la nuit
l'ankou et le kapital ricanent

 

 

été

 

21 juin 1957 Maurice Audin

éternel évadé de la vie
incarnation de l'homme aux semelles de vent

il fut torturé et n'en revint pas

la lumière n'est pas faite
sur l'éternelle disparition

le sera-t-elle un jour
au terme du parcours Maurice Audin

 

saint firmin

 

11 octobre 1914 Jean-Julien Chapelant

quadrature du cercle
et paroles perdues dans le vide

capturé par l'ennemi
il s'évade malgré une blessure à la jambe
et regagne son régiment

accusé de capitulation en rase campagne
il est condamné à mort
fusillé pour l'exemple
attaché à son brancard
dressé contre un pommier

combien faut-il de balles
pour abattre un arbre




Marc Tison, Des nuits au mixer

Un recueil signé Jean-Jacques Tachdjian … Reconnaissable, parce qu’il offre  au signe une chance de révéler des dimensions inexplorées. Ce graphiste éditeur écrivain n’a pas fini de nous étonner. En l’occurrence ici, en binôme avec Marc Tison, nous avons entre les mains un ouvrage qu’il faut avoir vu et lu ! On ne sait qui accompagne l’autre. Ce qui est certain, c’est que la poésie de Marc Tison est une magnifique découverte. Un rythme ample et tonique, un lexique usuel chargé d’images et d’émotions grâce aux vers tissés par le poète. Le tout dans un écrin graphique remarquable. La Chienne éditions a encore de beaux jours à exister.

 

Marc Tison et Jean-Jacques Tachdjian à Lille, lors de la lecture de poèmes tirés Des nuits au mixer.

Le poème éponyme du recueil dit tout de cette poésie sculptée dans le vif des paysages du Nord dévolue à la vitesse, au choc de l'être versé dans une matière traversée comme un projectile va droit au but. Des assonances, des allitérations, et des images, qui sont métaphore de cette violence ressentie face aux villes de la région du poète, où l'abandon des populations motive le désoeuvrement et l'alcoolisme prégnants, insoutenables. 

 

Des nuits au mixer
À courir éventré l'ennui au cul
Comme la mort

Les murs pris en face sans déciller
Bomber le corps

L'affolement en moteur de désir
Et la route qui se barre en chewing-gum
La vrille
Les pieds sur le vide
Plongeons profond dans la mélasse du spleen

T'avais les yeux en stroboscope
Ça faisait un boucan !!!

Des centaines de chevaux sauvages
Toi la crinière au vent du sang dans les naseaux

Dis quand reviendras-tu
Au petit matin blanc
Griffé rouille aux barbelés des solitaires

On s'enlacera dans nos bras scarifiés
On pleurera des perditions

Baisant à l'aube bleue qui puera un peu moins

Marc Tison, Des nuits au mixer, La Chienne Editions, collection Nonosse, Roubaix, 2019.

Ce poète originaire du Nord, tout comme son éditeur, semble avoir bâti ses vers comme sont construites les maisons de briques rouges feu de sa région. Dignes et hauts, ils portent l’interrogation d’un homme né dans un paysage dense et sans artifices. Nous suivons son parcours au fil des pages ornées par le travail de Jean-Jacques Tachdjian, qui décline titres et jeux graphiques grâce à des contrastes apportés sur certains vers ou strophes. Mis en exergue, certains passages se détachent de l'ensemble du poème. Les voir comme porteurs d'une dimension sémantique révélatrice de l'ensemble, parfois, mais pas toujours. Ces deux artistes sont capables de mieux qu'une systématisation des dispositifs scripturaux. Parfois la thématique du poème apparait dans le soulignement en noir opéré par le graphiste, parfois il souligne la beauté d'un ou deux vers, parfois il interroge le lecteur car aucunes de ces modalités n'apparait, et alors une mise en relation avec le travail sur le titre, jamais redondant, toujours d'une grande finesse pour ce qui est du lien de sens avec l'ensemble, ouvre la voie à une compréhension inédite. 

 

Soutenu par ce dispositif, ce qui fait poésie ici c’est la même magie qui s’opère lorsqu’on arrive en pays Picard : le tracé des paysages aspire l’âme, la présence des mineurs vaincus par une économie sans concession rappelle que beaucoup ont été dignes et courageux, abandonnés sur cette terre ancestrale aux mille merveilles architecturales. Mais ce pays meurt, ce pays disparaît ignoré par tous ceux qui pourraient lui redonner vie. La poésie de Marc Tison dit cela, car elle nous offre, à travers la voix poétique qui guide le lecteur sur les chemins des pensées d’un homme du Nord, l’essence d’une âme façonnée par cette région. Ces poèmes de sont d’une extrême pudeur et d’une grande générosité. Le poète évite tout épanchement lyrique gratuit pour faire d’une expérience personnelle un point de départ pour parler le langage universel de l’humanité. Il crée des ponts qui élargissent l’évocation du particulier au tout de l’homme qui devra se montrer à la hauteur de ceux qui ont affronté le charbon des souterrains du Nord. Parole politique, en une modalité discursive qui entraîne une telle énergie que cette vague la poésie de Marc Tison soulève tous les horizons, et remue tout des Erreurs du genre :

 

La Dilection, Extrait du recueil Des nuits au mixer.

 

                                            Intoxiqué aux chimies civilisées
                                         Je chiale sur l'abandon humanitaire supposé
                                       Je suis fier de dire non et un non ahané

                                    Je mésestime la pensée des pauvres
                                 Je prétends à l'absence d'erreur du système
                               Je déplore la famine en Afrique

                             Je suis con mais con
                           Insuffisant (mais) insuffisant

                      J'efface de ma mémoire les regards fatigués
                    Je détourne la tête quand on m'appelle
                 Je renvoie ceux que je ne désire pas
              Aux erreurs du genre

           Je m'indigne maquillé sur les plateaux de tv
        Comme une starlette du sitcom
      J'invente des parades dialectiques
   Je paye au noir une femme de ménage immigrée

 Je suis con mais con
Insuffisant (mais) insuffisant

 

Et puis, ne pas croire que le pronom de première personne est investi par le même énonciateur... Non, le talent est extrême, de mélanger les voix, comme dans un bon roman on aurait une multitude de narrateurs...Points de vues multiples, tantôt de ceux qui ont commis un monde imbuvable, tantôt au féminin, tantôt voix du poète, une poésie kaléidoscopique, qui ne se décolle pas du regard, de la tête, du coeur, quand on y est pris, à parler le langage de Marc Tison.

 

Litanie des Petra Laszlo

...J'ai plus le temps de regarder
par la fenêtre de ma voiture
les vaches fantômes nourries
d'anabolisants

Je suis pressée d'être pressée de
penser vite. Plus vite c'est plus
court de penser court Je n'attends
plus et je meure tout le temps Et
j'ai peur tout le temps Je ne sais
pas ce que c'est de mourir J'ai
peur tout le temps de ce que je ne
sais pas Je ne sais rien

Dans ce second recueil, il n’y a pas de texte en Picard, mais Marc Tison a souvent usé de ce langage vernaculaire pour avoir grandi dans sa musicalité. La poésie est partie prenante du verbiage de cette langue séculaire qui constitue une des instances qui portent l’identité culturelle du Nord de la France. Il faut signaler au passage qu'elle n'est pas lexicalisée, ni considérée comme langue régionale, donc pas enseignée dans les établissements scolaires ! Ce qui fait la richesse et la force du dialecte picard c’est la puissance évocatoire des morphèmes qui le constituent. C’est cette force époustouflante que nous retrouvons dans cette poésie, aussi, dans l’évocation de tableaux de vie, de pensées lyriques d'un multiple donné à voir, à entendre.

Cette poésie, qui fait de l’espace scriptural un lieu d’expression, au même titre que le mot, exploite toutes les dimensions artistiques. Nous avons évoqué le travail du graphiste qu’est Jean-Jacques Tachdjian : il apporte son savoir-faire inestimable aux espaces de la pages sur laquelle se décline les vers de Marc Tison. Mais ce dernier, également homme de scène, envisage le poème dans sa dimension orale. Il ne manque pas une occasion de dire ses vers. C’est alors un cri, porté par les rythmes incantatoires des poèmes, heurtés et puissants comme la terre picarde. Le poète se tient comme un funambule entre la langue écrite et la parole, et la richesse de ses poèmes lui permettent cet exercice. Rejoignant une tradition orale, il parle ses vers, les vit, devant un public de lecteurs mués en auditeurs. Se produit alors le miracle d'une communion grâce à la dimension incantatoire de ses vers. Passeur de mots, d'émotions dans l'entière acception de ce que peut dévoiler les multiples strates sémantiques de la langue, Marc Tison offre au cours de nombreuses performances qu'il assure auprès de ses lecteurs l'univers de cette antique tradition du verbe remué et révélé par la parole. 

 

Nous aurons besoin de tels duos, Marc Tison et Jean-Jacques Tachdjian, pour relever les défis que nous impose une époque où tout montre qu’il sera nécessaire d'inventer de nouvelles voies/voix pour dire, pour montrer et continuer, sans aucune concession, à offrir à l'art sa pérennité, et à lui restituer sa puissance énonciatrice des forces vives et éruptives de la fraternité. Ils poursuivent la lutte, ils ne se taisent pas, et peu importe, l'horizon reste à conquérir, et hier doit être évoqué, sans Fleurs ni couronnes...

 

J'ai vu les terrils arasés et la silicose du ciel
Couvrir nos souvenirs de conquête

Les foules de gens joyeux se sont évaporés
Sur l'épopée razziée et les bistrots fermés

Des tignasses blondes flottaient toujours au vent des ruines
Les rires secouaient les poussières grasses
Collées dans l'air encore rougi

Les enfants dansaient comme des derviches défoncés
Sur le débris des usines
Les tapis de ferraille rouillés

Dans la terre noire reste une éternité toxique
Un désert acide de sueur et de sang

Rien n'y poussera plus

Ni fleurs
Ni couronnes

 

"Prends", lecture à Lille à l'Illustration le 04/02/2019.

Marc Tison est à ne jamais perdre, rare et précieux, comme les poètes advenus. Et même si désormais il ne vit plus en sa terre, voici comment il se présente, à l'orée Des nuits au mixer

 

Marc Tison est né entre les usines et les terrils, dans le nord de la France. Fondamental. A la lisière poreuse de la Belgique. Conscience politique et effacement des frontières.

 

Rien à ajouter, il faut le lire, Marc Tison !

Extrait de la lecture performance de Marc Tison (textes) et Raymond Majchrzak (sons) à Bereldange Luxembourg le 06 février 2019. Texte extrait du recueil Des nuits au mixer,  édition lachienne.




Patrick Chavardès, Un ruisseau

 

 

I

 

Je désire une fin

sans moyens

Qui voudrait d' une stèle

je ne désire rien d'autre que

me coucher sous l'arbre et que l'arbre soit

comme un arbre

 

Je le désire sans cesse

 

Les pierres se souviennent que je chantais

et dansent autour de moi

 

J'ai aimé les débuts

je ne sais plus de quoi

débuts de n'importe quoi

un pas n'importe où

un mot dit à quelqu'un

vraiment n'importe qui

 

Je me revois 

à Anvers ou ailleurs

un parmi plusieurs

 

Soudain tu n'y es plus

tu demandes s'il y a quelqu'un

mais tous muets

même sourds

tournés vers je ne sais quel mur

retournés au temps compté

 

Pierre roule pour moi

sans rien amasser

sois un sourire dans sa voix

une chance qui sait

une image arrêtée

au bord des lèvres

 

A moi de me tourner 

vers toi 

obnubilée

violes et voiles contre le vent

 

Vies ricochets

suées de l'habitude

glace fondue trop vite

à la fin

le nez dans un ruisseau

c'est la faute à personne

 

un ruisseau

 

   II

 

Tu t'esseulais tranquille

coutumier d'un conte

où les questions s'oublient

sur un chemin neuf

 

Un geste défaillant aurait trahi ton double

tu n'avais qu'un modèle toi

Une nuit te vit nu

vouloir briser la glace

 

Amsterdam ou Venise peut-être ailleurs

quelqu'un se gondole de rire

dans la vitrine

les mannequins tournent la tête

 

Sous la caresse d'une muse

ta plume s'est durci

Tu accuses la glace

de haute trahison

 

Jouissance morte et plus de souffle

ton lit est un chemin usé

et ton coeur plus vide qu'une auge

après que la bête a passé

 

Rêver d'encre qui sait de Chine

où toute pensée s'arrêta

Du rythme des ombres qui dansent

dans la glace suis-je prisonnier

 

Roi peu fleuri de ton vivant

chauve mais pas couronné

tu pleures  de n'être pas pleuré

ni regretté par avance

 

Peut-être qu'on est déjà mort

du moins ça bourdonne en nous

Mille mouches nous attendent

où le temps creusa un trou

 

Aller grand erre mais non

faire des zags et des zigs

pour ne pas voir la route

sous tes pieds 

 

Adieu rites sans flambeaux

où l'électricité est reine

je m'en vais porter la plainte

d'une forêt d'arbre en arbre

 

puis d'une autre encore une autre

et de toutes décimées

O chanterelle de la scie 

vous tairez-vous à la fin

 

Je plaide coupable

 abus de langage

 gaspillage de papier 

et phrases inachevées

 

Telle fut cette semblance toi

puit de regrets de peurs de doutes

et ces reflets dans la glace

d'une sombre nonchalance

 

III

 

Je t'oublie dans le soir

j'efface ton nom ton visage

La mort m'attend

mais je n'y pense pas

 

Tiens je n'y pense plus

il n'est pas question d'elle

 

Je ne sais pas à quoi tu rêves

ni ce que tu crois être toi

 

Tu prends l'éternité pour ta mère

Le monde n'est pas une cathédrale

Il est beaucoup trop petit

pour contenir une seule prière

 

Qui a jeté ce grand manteau de silence

sur les épaules de l'éternité

et la mort jardinière fauche dans les allées

Je marche de travers

 

pour éviter l'une et l'autre

Je sais que c'est impossible

mais je marche quand même

Je déambule à travers les courants d'air

 

je m'élève en pensée

sur un sommet décisif

où je tremble de froid

Je t'oublie chaque jour

 

Le ciel est si grand

le coeur vide je m'abandonne

je ne sais même pas à quoi

Ce n'est pas triste

 

ni mélancolique ni tragique

C'est une sérénité curieuse

un peu animale

Madame ne fait que passer 

 

une attente sans objet

tourné tantôt d'un coté 

tantôt d'un autre

mais je ne sais pas d'où le malheur viendra

 

J'ai tiré les rideaux sur la jalousie

Un peu de feu un peu de lumière

 j'aperçois les hautes herbes dans le vent

et mon âme danse avec elles

 

Plus de saison dit-on

Je déteste aujourd'hui 

cette façon de parler sans parler

d'écrire sans écrire

de regarder par en-dessous

comme un catoblépas

 

Toi tu n'étais qu'un ange terrible 

avec des rondeurs nuageuses

qui m'ont fait chanter les louanges

d'un saint que je ne connais pas

 

La durée est dans le temps

comme feu dans un buisson

l'insecte aveugle me survivra

 

Paix les muses Assez

que faites vous dans ma cave

vous effrayez mon rat blanc

tout à son festin de livres

 

Mais que ferais-je si

ne me conviennent ni

les dieux innombrables et bigarrés

pas plus que l'Unique

qu'il faut craindre et aimer

yeux ouverts dans la nuit

 

je préfère la faune hétéroclite

innocente et rebelle à tout commandement

mais comment marcher ensemble

et rester libre en même temps

 

IV

 

Ne dis pas qu'une intention fait la moitié du geste

ni qu'un horizon achève le regard

non 

il le coupe

 

et cette ligne est perpétuelle prison

 

Un soleil saigne sur la montagne

tandis que des yeux enragés refusent la fin du jour

et la crête brise la brise 

tout m'enflamme

 

O mort d'avant la mort

creusant une évidence si proche d'être nous

une page restée blanche

une page tournée noire

et un silence

 

et combien d'autres lignes de vie

Toi tu n'en as qu'une

garde la sans la plier

afin que tes paumes fassent un nid 

Quelle chance cette langue de boue

 

cette période ranimée par le vent

N'aie pas peur d'un ruisseau

 

dont la pente t'épuise

couche ta phrase à terre et dors

le dernier mot n'importe plus

il t'emporte

Derrière cette ligne une autre vie

 

Présentation de l’auteur




Au menu de La Boucherie littéraire : Marlène Tissot, Thomas Vinau et Laure Anders

Marlène Tissot, Un jour, j’ai pas dormi de la nuit

 Le temps de l’insomnie. Cet entre-deux. On y est comme échoué. L’esprit en errance. On se sent désactivé, plutôt incapable. Dur de suivre le rythme du quotidien,

le matin, on habille nos humeurs par pudeur
puis on descend les poubelles, comme tout le monde

On sait bien qu’on ne rêve plus, que les rêves se tiennent hors de portée
les rêves c’est comme le bon pinard
on y prend goût trop facilement
et j’ai pas les moyens
et j’ai pas l’envergure

Marlène Tissot, Un jour, j’ai pas dormi de la nuit,  La Boucherie littéraire, 2 018

Difficile d’être soi, d’être dans la ligne dite normale, quand on se perd entre crépuscule et aube, entre soi et l’autre, entre les autres et soi-même. Entre la vie attendue, celle que souhaite offrir la société (métro/boulot/dodo-villa/piscine/apérobarbecue- etc.) et sa vie avec son quotidien, ses hésitations, ses peurs, ses réussites aussi ; sa difficulté à rester dans la norme…

 

Parfois j’aimerais me voir de dos
me regarder partir
me laisser m’éloigner de moi
trouver enfin un peu de paix

 

Le poème demeure à l’affût de la faille, cherche la fissure où s’engouffrer avec son imaginaire créatif, hors norme. Alors forcément il traverse la société réelle comme un décalé insaisissable. Il patauge dedans.

 

les temps sont durs pour les rêveurs
surtout ceux qui restent éveillés

Il prévient aussi

tu peux m’apprivoiser
mais n’essaie pas de me dompter

 

Un livre à lire et à relire, beaucoup de richesses à explorer, à laisser résonner. Un livre à écouter, à plusieurs voix, dans une ambiance de veillée.

 

 

Laure Anders, Cent lignes à un amant

Une aventure amoureuse en cent lignes poétiques, pourquoi pas? 99 vers commencent avec un "Je vous embrasse"...

Une manière d’explorer le réel autant que de jouer avec la punition d’antan. Explorer le corps de l’autre, explorer son être ; explorer le monde :

ce sont bien des pistes qui arpentent les terres de ce qu’on appelle faute de mieux poésie.

Laure Anders, Cent lignes à un amant, La Boucherie Littéraire, 2018

Une aventure d’écriture qui en ouvre d’autres : à chacun d’imaginer le thème de ses cent lignes à rédiger pour demain et à faire signer…

D’ailleurs cette nouvelle collection de la Boucherie Littéraire nommée Carné poétique présente le poème en sandwich entre des pages blanches : une invite à écrire. Antoine Gallardo revisite le livre de poèmes interactif (on retrouve par exemple cette idée chez Pluie d’étoiles éditions avec une invitation à écrire et à illustrer). Qui se risquera à écrire dans un livre ?

Et que deviendront ces écrits ? Des listes de courses si on a le livre dans sa poche ? Des prises de notes ? Des dessins ?

Une aventure à suivre…

Thomas Vinau, Notes de bois

Dans la collection Carné poétique, ce petit livre rouge au cœur, et blanc autour. Cuisiné façon hamburger en quelque sorte mais naturel. Sans ajout de sauce. L’hôte invite son lecteur à pénétrer dans son bureau et à suivre ces heures de travail, face à la fenêtre, avec pour accompagner ses pauses café

Rond de café = Hublot

 

Thomas Vinau, Notes de bois, La Boucherie Littéraire, : 2 018

de courts textes verticaux qu’on imagine écrit sur un de ces vieux buvards qui protégeaient à l’époque des encres, le bois du bureau. Pas grave si c’est juste un cahier de brouillon.

Mon cahier est ce radeau
de goudron et d’encre
Mon stylo cabine de capitaine
et la poussière 
mon équipage

 

Des pages à déguster lentement, bouchée par poème. Lentement. Histoire de prendre le temps de gouter l’univers de Thomas Vinau. Ce qu’il voit, entend, touche, sent … lorsqu’il se met au bureau avec la tentation de l’écriture. De petits instants minuscules comme il les affectionne et qu’il aime partager.

À notre tour, sur les pages blanches, d’y noter les nôtres. Nos petits minuscules. Directement, sans filet ; ou au contraire après un temps de macération…

De mon bureau je vois
une cabane en bois
une branche de pin
une merde de chien

Trois oiseaux sur la branche
des mésanges à tête noire
je penche
je gagne ma journée
à travers la fenêtre

 

Un petit livre qu’on pourrait imaginer dans les mains des enfants d’une classe. Après sa lecture et une lecture sur la durée, on inciterait les enfants à partir en quête des minuscules … à écrire à leur tour, librement. Inciter à voir le monde, à l’écrire : ce devrait être une évidence pour l’école.

 

Je n’ai pas quatre dromadaires
ni de galion ni de vaisseau
ni d’ailes au milieu du dos
Le monde est grand par la fenêtre
une galaxie dans un verre d’eau
On a les sirènes qu’on mérite

Ici derrière ce mur de bois
il arrive qu’un indien en bottes de sept lieues
chasse l’ours avec Peter Pan
croyez-le ou non
mais ça arrive

 




Alain Brissiaud, La Parole solide

Lui montrant la vallée derrière la colline
invisible
il connut l’irruption de la douleur
se souvenait-il
mais comment oublier

ce qu’il était venu chercher
pourquoi
être allé si loin
rejetant le passé

il dit encore quelque chose
qu’il est épuisé
qu’il veut rester dans la lumière
 et ne peut se poser

dire sa marche
et au-delà

aussi
partir vivre comme on va mourir

 

∗∗∗∗∗∗

 

Nous dormions séparés par la glace
depuis ce jour d’autrefois
au premier temps
de vous

déjà oublieuse de ma présence

allant  selon votre mémoire
indistinctement
sans rien écouter du remous des blés
derrière la maison
et voir
la main tendue des vents

ni soupir

ô
votre belle indifférence
je la vois maintenant
si nette et
si présente

dans l’altérité du matin finissant

 

∗∗∗∗∗∗

 

Une autre fois il pleuvait
si fort
tu t’es t’allongée  près de moi
dans le silence
ta peau reflétait une lumière crue
il n’y avait plus de dehors

et cette pluie plus forte plus puissante à mesure
sonnait dans le ciel
donnait tout d’elle
elle était notre toit de fortune
nous ne pouvions comprendre
tes yeux
immenses vibraient de la folie

devant le miroir
nous avons déjeuné de pain
doucement
à se dévisager

étions-nous ces amants si pâles

dis-moi
es-tu celle qui n’est pas

 

∗∗∗∗∗∗

 

Tu ne sais pas où mettre tes pensées
ronces que cela
étourderies
descendant le chemin tu songes
à ces choses
qui surgissent venues
et t’obligent à dire
parler
pour comprendre avec eux
tous

qui sont-ils tu songes
à leurs regards
avec eux recouverts de feu de terre
d’or diront-ils
non
pas cela
ceux qui passent ont plus que de l’or
juste le visage d’homme
et toi
tu veux tenir tout au bout de ta main
leurs beaux regards bariolés

étourdie ne pas lâcher
la fraiche blessure
qu’ils t’apportent tenir bon

tu sais
ce n’est pas pour rien le maintien
leur belle allure
derrière la haie cortège de flammèches
tu songes à mettre en ordre tes pensées
ronces que cela
personne ne t’attend ils passent

juste

 

∗∗∗∗∗∗

 

Et si profonde dit-elle de ne s’user
qu’en ta présence
c’est écrit dans tes mains tu sais ces mots parlés
dits et ressassés sans cesse
usés                                                                                                                         
à force d’être là
si près
collés à toi qu’ils se rendent détestables
qui disent quelque chose d’une langue
qui ne se parle pas
vont te broyer te faire disparaitre
déjà tu chavires tu te perds
tu t’absentes

où sont tes mains Jeanne

l’arbre de la cour n’arrête pas le vent
tu le dis dans l’herbe
quand tu cours les mots à nus
tant
ça fait trop mal de ne pas exister

c’est dommage

elle épie
présence ôtée

 

 

 

Présentation de l’auteur




Sara Bourre, Un jour on se retourne

UN JOUR ON SE RETOURNE

 

Un jour on se retourne

Le feu a pris la mer

- Il ne reviendra pas -

Les roses ont du chagrin

- Elles sont devenues folles -

Le ciel se fend la gueule

Nos peaux claquent des dents

Les enfants ont des yeux

Qui vous tranchent la gorge

Plus rien ne tient ensemble

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

Les hommes

Tu les as vu retourner la terre

Avec leurs dents longues comme des couteaux à viande

Tu les as vu au petit jour

Essuyer leurs mains sales sur le bleu du ciel

Leurs mains de sang de sperme et de merde

Leurs mains rouges de honte

Leurs mains

À tâtons dans la lumière du jour

Cherchant la gorge du soleil

 

Tu claques ta langue sur ton palais

Tu t'imagines reine des sous-bois

Autour de ton cou rugit un triangle de feu

Tu t'offres toute entière

À la géométrie du ciel.

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

Le cri

Creuse ton corps

Ta viande ressasse les gouffres

L'histoire toujours recommencée

D'une main dans la nuit

 

Creuse ta bouche

Pour y jeter des fleurs

 

Creuse

Loin derrière la langue

Loin derrière la mort

 

Creuse avec tes ongles

Un trou dans ta poitrine

Pour que passe le vent

Les chiens

Les dieux

Pour que coule la nuit

Dans ton corps divisé

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

Le soir tombe

La chair est vive

L'enfant coud des soleils

À ses cris

 

Tu peux t'assoir

La poussière a des genoux

Et des bras en forme d'oiseaux

Tu peux écrire avec les dents

Sur les pierres

Des mots fluorescents

À l'approche de la nuit.

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Pascal Boulanger, Trame : Anthologie 1991–2018, suivie de L’Amour là

Pascal Boulanger en son Anthologie poétique vivante

 

Septembre s’allonge sur la ville est le premier vers édité de Pascal Boulanger dans Septembre, déjà, publié chez Messidor en 1991. C’est important le jet initial : cette première pierre lancée dans le jardin de lecture est une forme oblongue couvrant le mystère de l’Unité métaphoriquement présentée comme une ville.

Pascal Boulanger, Trame : Anthologie 1991-2018, suivie de L’Amour là, TINBAD collection POÉSIE, 2018, 30 euros. Illustration de couverture, Sophie Brassard.

 

Septembre, déjà… déjà l’automne à l’aube des saisons. Déjà, poser nos sacs dans l’or du jour écrit le poète nouveau de 1991. J’aime l’idée que la vie commençant est automnale. Toutes les limites se confondent, s’anéantissent dans cette cité bleue où Pascal Boulanger, poète de l’incendie, connaît les filles passantes jetant leurs robes sur les clôtures. Ainsi allons-nous nus.

Laissez-moi me perdre dans la foule poursuit Pascal Boulanger dans Martingale où se découvre la plage d’Ostie, la plage du crime, du corps offertToujours cette quête de l’unité, la soif de l’autre qui abreuve. Dans cette Martingale apparaît la figure de Clément Rosset, elle claque comme un coup de fusil. Où chercher la balle ? Pascal Boulanger distille son secret dans l’entretien partagé avec Gwen Garnier-Duguy en 2014 pour Recours au poème (texte figurant en clôture de l’ouvrage ici recensé) ; je le cite : « À une physique de la finitude, il faut opposer une métaphysique de la sensation ». Après sa conversion au catholicisme, lui, l’ancien militant communiste, en vient à convoquer l’enfer de ce qui se dévoile et aussi le paradis qui oppose l’amour au nihilisme.

Le voilà frère de Pasolini, communiste, marxiste en économie, catholique, le voilà, je le suppose, d’accord avec Kierkegaard énonçant que l’homme vient au monde pour vivre, non pour comprendre. La foi vive ne se commande pas, il faut la vivre au monde, et le monde se vit en réalité. Retour à Clément Rosset qui approuve le réel dans la joie sans en gommer les aspérités désastreuses. Ainsi raisonne Boulanger, il le rappelle, toujours dans ce même entretien : « Clément Rosset, c’est le philosophe du tragique et de l’allégresse, c’est celui qui accueille l’offrande du réel et qui (…), d’un livre à l’autre, déjoue la pensée systématique promettant une vie meilleure, différée, illusoire. » Le double que décrit Rosset jusque dans son dernier souffle, son compagnon en humanité, cherche des faux-semblants dans le nihilisme ambiant, espérant ainsi échapper à son destin tragique. Le fantasme du double est une fuite en avant, une faute contre le réel. Rosset est en empathie avec celui qui passe le miroir mais lui reste debout, face contre face.

En quoi Boulanger diffère-t-il de Rosset ? C’est qu’il croit (et le verbe croire est important) que la Chute a bien eu lieu et que l’histoire est toujours la reconduction de l’enfer. Mais, je le répète, le poète Pascal Boulanger pose son sac dans l’or du jour. Comme Rosset tombé dans le réel, si ténu soit-il, dit le vrai dans la joie du peu, Boulanger est dans la sensation au monde, le tremblement de l’amour guerroyant le nihilisme. C’est Alléluia encore un été ! avec torrents lumineux & vibrations dans l’air, comme le pose le poème Le bel endormi. S’il fallait ne retenir qu’un seul vers de toute cette anthologie, pourquoi pas celui-ci ?

L’image du monde est une paroi surchargée de gravures qui se recouvrent, lit-on dans Tacite, mais aussi ils se frottent (les hommes) les yeux en fixant la lumière électrique d’un monde dissous. Revoici le double de Clément Rosset, celui de René Girard aussi.

Voilà, la poésie est philosophie, et même philosophie première comme l’est celle d’Héraclite. Pour Héraclite, le commencement ne diffère pas de la fin. La poésie d’Héraclite ignore la musique de la stance, celle de Pascal Boulanger l’approche mais ne s’y noie pas. Elle préfère sculpter les images, les idées, elle préfère peindre. La poésie est palimpseste : elle gratte, régurgite, nettoie, réécrit ce qui est écrit. Elle va, forcément, du chaos au logos, au cosmos organisé.

C’est ce que dit le recueil Cherchant ce que je sais déjà. Pur joyaux. Quel besoin de connaître, je sais, je sais déjà sourit le poète. Noli me tangere.

 

Me voici
Ici
Mais pas ici même
Ailleurs
En partance
Mais ici
Avec moi-même
Sans être le même

 

Cherchant ce que je sais déjàest le recueil que je préfère de Pascal Boulanger. Il est celui du dévoilement, de la solitude, de la vie intérieure où toujours la révolution commence, pour paraphraser Pasolini.

 

Même si ma chance
n’est plus qu’une flamme de la mort
Je goûte encore
la présence d’instants dans l’instant
J’efface le jour en me jouant des bornes
et je cueille les roses qui m’absorbent
lentement dans le vide.

 

 

Ce besoin de joindre Pasolini et Boulanger peut sembler étrange car l’un est l’homme du passé, mal dans son présent, l’autre celui du présent assumé, incontournable. La présence goûtée d’instants dans l’instant signale cette force de Boulanger, force qui lui permet d’effacer le jour, c’est à dire de prendre le jour à son compte. Le poète s’habille des roses offertes pour affronter le réel absorbant. C’est le rythme, le phrasé, la profondeur des vues, l’engagement politique en poésie, le rejet de la « religion » égalitaire qui rapprochent les deux hommes. Les deux, le nostalgique et l’ouvrier des jours, sont pertinents, éclairants, proches dans le style.

Une fois né, on n’a jamais tort de vivre, énonce le recueil Un ciel ouvert en toute saison, recueil dédié aux deux filles du poète. Dans l’émeute du cœur se construit la vie vraie et la prolifération inattendue du simple. Ainsi le Chaos des origines s’effondre dans l’Amour, ainsi se construit le cosmos. Le fils de l’ouvrier couronné d’épines (Le lierre la foudre), se cache sous le manteau du poète (entre autre vêtements). C’est dire l’engagement de Pascal Boulanger pour sauver ce qui peut être sauvé dans l’enfer des jours. Par l’Amour mais conscient que la ville brûle.

Nous disions Cosmos, disons cosmologie, qui est une métaphysique. Mourir ne me suffit pas, écrit l’Anthologiste voyageur du réel. Une Anthologie voulue par lui « de son vivant », construite, cosmique littéralement et littérairement. Il faut bien en venir à l’essentiel de Pascal Boulanger :

 

Les douze pierres

Ils jouent la tunique au dés
près de la croix que chevauchent les oiseaux du ciel
mais l’habitant des tentes sommeille avec candeur
sur les douze pierres éparses

& les anges qui montent et qui descendent
sur la terre noyée et sans contour
bruissent dans son oreille.

 

La parole des anges construit le sens de la poétique de Pascal Boulanger, qui, constructeur cosmologique, crée le monde comme sumbolon (ce qui rassemble les deux parts du tout) opposé au diaballein (la division). Le poème titre de l’Anthologie, qu’il faut bien dévoiler, est Trame, texte de Jean Follain repris dans Mourir ne me suffit pas. Voici ce fulgurant quatrain, pris à un autre car tout est transmission :

 

La même lettre de plomb
sert pour imprimer
l’infâme décret mortel
et la prière au ciel chrétien.


Jean Follain

 

TOUT EST DIT de l’œuvre poétique de Pascal Boulanger (une vie pour le dire). Non… car, auteur d’un dernier recueil, L’amour là, hors Trame mais quand même dans l’ouvrage ! Pascal Boulanger, en un sursaut du sexe ravageur, rassemble les deux parts du sumbolon dans un hymne d’amour à la femme, la femme porteuse du monde, dans les sens propre et figuré, comme réponse possible au chaos.

 

 




Un Américain à Séville (3)

Dans cette troisième partie, nous marquons une pause après le sonnet 20, après présentation de l’âne de Manolito et passage par la fête flamenca improvisée et à usage interne : la juerga. Pour ce faire nous ferons un grand saut en arrière dans le temps et reviendrons en deuxième partie au poème éponyme écrit par David George au moment de sa découverte des gitans d’Alcalá une petite quarantaine d’années avant l’écriture des sonnets((Publié, avec photographies,  dans  The Flamenco Guitar, 1969, pages 86-93.)).

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Le moment crucial (High Noon) passé, Manolito une fois intronisé, David George aborde le sujet par le biais de l’humour. En témoigne le fait qu’il s’attache au nom de l’âne derrière lequel se profile toute l’histoire de l’Andalousie, ou presque : outre l’allusion évidente à la réputation de séducteur de Manolito comme à celle du célèbre nobliau Sévillan et aux attributs sexuels de l’animal, faudrait-il voir dans ce surnom une allusion au premier Gitan, chef de clan, officiellement répertorié en Espagne : Don Johan de Egipto Menor, auquel un sauf-conduit royal fut octroyé ?

 

«…Como nuestro amado y devoto don Juan de Egipto Menor… entiende que debe pasar por algunas partes de nuestros reinos y tierras, y queremos que sea bien tratado y acogido… bajo pena de nuestra ira e indignación… el mencionado don Juan de Egipto y los que con él irán y lo acompañarán, con todas sus cabalgaduras, ropas, bienes, oro, plata, alforjas y cualesquiera otras cosas que lleven consigo, sean dejado ir, estar y pasar por cualquier ciudad, villa, lugar y otras partes de nuestro señorío a salvo y con seguridad… y dando a aquellos pasaje seguro y siendo conducidos cuando el mencionado don Juan lo requiera a través del presente salvoconducto nuestro… Entregada en Zaragoza con nuestro sello el día doce de enero del año del nacimiento de nuestro Señor 1425. Rey Alfonso.»

Wikipedia. ® En ligne.

MANOLITO ET SON ÂNE DON JUAN

 

 

 (16)

 

Fraîche en été, tiède en hiver, sa grotte
Donne sur une corniche où l’on peut s’asseoir
Et contempler la vallée tout en bas.
Il n’y est pas souvent. Il n’y est pas toujours,

Sauf pour y dormir ou manger s’il y a
De quoi nourrir tout le monde. Dans ce cas,
Lorsque nous ramenons poisson, jambon serrano,
Miches de pain et churrospour les enfants,

Assis à sa table, nous parlons
D’où il est allé, des Gitans de Jaén,
De cette fameuse juerga, à Séville.

Sur papier, de tels propos tombent à plat.
Mais il faut entendre Manolito
Raconter ça, broder à sa façon.

 

(17)

 

Quand la fenêtre est ouverte, Juanito
Passe la tête et vient braire. Il sait toujours
Quand Manolito est là, je ne sais pas comment.
Peut-être qu’il en entend parler dans les grottes

Serrées sous la forteresse et tout du long
De la grimpette. Les dernières nouvelles
Y courent comme feu de paille et tout le monde
Peut y éclairer sa lanterne,

Venir s’asseoir et chanter : « Le Roi est revenu,
Manolito, le Roi de la Soleá. Vive le Roi ! »
Mais pas comme ça, bien sûr.

En anglais, ça sonne creux si l’on ne connaît
Pas la fonction du chanteur gitan, son importance
À Alcalá, berceau du flamenco.

 

(18)

 

Juanito et Manolito me font penser
À Rossinante et à Don Quichotte––
Sauf que Juanito n’est pas aussi efflanqué
Que cette haridelle que montait Quichotte.

Lui, au contraire, gras, culotté,
Effronté, sait parler aux dames.
Elles tapent du talon et remuent leur derrière
Lorsque Don Juan paraît. Ils s’entendent bien,

Juanito et Manolito. Ils n’ont pas leur pareil pour
Faire la cour à une donzelle, chanter
Et danser jusqu’au petit jour. Juanito attend

Manolito jusqu’au bout de la nuit pour le guider
Lorsqu’il remonte, titubant, accroché à la queue
De son copain qui sait où mettre les pieds.

 

 

 

 

(19)

 

Juanito ne m’apprécie pas tant que cela.
Les rares fois où je fais la sieste
Sur une banquette sous la fenêtre ouverte,
Juanito me colle ses naseaux en pleine figure,

Brait, me houspille. Ses hi-han me tirent de là.
Il sait que je ne peux pas le bourrer de coups de poing.
Il me prend pour un mou et se moque de moi,
Tape du sabot et ricane quand je passe.

« Comment peux-tu le supporter ? » Je pose la question
Sachant pertinemment que j’insulte son copain.
Manolito répond : « Exactement comme je te supporte.

Il ne chante pas si bien que ça, mais il fait ce qu’il peut. »
Je sais qu’il fait allusion à la soirée où tout le monde
Est parti quand j’ai voulu chanter.

 

(20)

 

Pour mon bonheur, un jeune curé de la paroisse
A quelques notions d’archéologie.
—Les grottes sont antérieures à la forteresse.
Cela remonte à la préhistoire, aux Ibères.

Il y en a sous les murailles qui sont peut-être
Phéniciennes. —Comment le savez-vous ? 
—Par les bijoux phéniciens, comme on en trouve à Rota
Sous les casernements de la base navale,

À cause des mines d’argent de Tartessos. Le curé
S’y connaît en flamenco et en taureaux.
Il se démène pour aider les Gitans :

—Mais l’argent manque. Ils n’existent pas.
Je pense qu’un jour on va liquider tout ça
Et transférer les Gitans dans des viviendas.

 

 

JUERGA

 

 

The juerga begins with the hand and the heart.
The gypsies of cave and caseta.
Two hands, four hands, palmaspitos.
The intricate beat of the bulería.

Cañasgreen along the river
Bend in a sudden wind.
Under the bridge, the 
canasteros
Sing about love and luceros.
Under the bridge the canasteros
Dance for each other.

 The juerga begins with a sudden breath,
A sudden movement, a cry.
A silence slashed by six knives
And the shouts of the gypsy flamencos.

Five fingers and six strings
Weave a gown for a gypsy wedding.
Five fingers and six strings
Weave a shroud for death.

 The juergabegins with a plucking of strings.
A swan is released with a rushing of wings.
Thejuergabegins with an anguished Aii…
The juergabegins with the singer.

 Under the bridge, the canasteros
Bend like bamboo in the wind.
A gypsy girl glides into the song.
In her hands are lilies and swans.
In her hands are ten black candles
For the altar of Kâli.

 The juergabegins in the core of the blood.
A figure in black knifes the air.
The gritty shouts of the gypsies grow louder.
The juergahas begun.

 

 

Cristina Hoyos, feria de Seville 1967 ? Cliché David George, dans The Flamenco Guitar.

 

 

LA JUERGA

 

La juergase lance des mains et du cœur
Des gitans troglodytes et de la caseta,
De deux mains, de quatre, des palmas, des pitos,
Du rythme complexe de la bulería.

Sur les berges, les hautes cannes vertes
Ploient sous le coup de vent.
Sous le pont, les 
canasteros
Chantent amour et luceros.
Sous le pont, les canasteros
Entrent dans leur danse.

 La juergase lance d’un souffle brusque,
D’un mouvement soudain, d’un cri,
D’un silence que lardent six lames
Et les coups de voix des Gitans flamencos.

Cinq doigts et six cordes
Tissent la robe d’un mariage gitan.
Cinq doigts et six cordes
Tissent le linceul d’un enterrement.

La juergase lance d’un pincement de cordes.
Un cygne se lance dans un froissement d’ailes.
La juergase lance sur un poignant Aii
La juergase lance quand le chanteur est prêt.

Sous le pont, les canasteros
Ploient comme roseaux dans le vent.
Une jeune Gitane se glisse dans le chant.
Dans ses mains sont des lys, des cygnes.
Dans ses mains sont dix cierges blancs
Pour l’autel de Kâli.

La juerga se lance du fond du sang.
Une silhouette noire lacère la nuit.
Gutturaux, les Gitans montent en puissance.
C’est la juergaqui commence.

 

David George, Donn Pohren et les Flamencos :
mise au point historique

 

Ce poème a été publié en 1969. Si l’on peut estimer, à juste titre, que la conception de The Flamenco Guitarest antérieure de quelques années et si l’on tient compte du fait que l’on peut dater certaines des photographies qui l’illustrent de 1964 et 1967 (feriade Séville), il n’est pas interdit de penser que David George ait eu connaissance du grand projet de la municipalité d’Alcalá qui a vu le jour en 1967. Le fait qu’il n’y fasse pas la moindre allusion et que lui-même, réciproquement, n’apparaisse nulle part dans leurs annales, confirme le côté insignifiant du personnage pour les gens d’Alcalá et, pour pendant, le mépris que David George affiche pour ce qui sort du cadre non-commercia((Il suffit de comparer la légende accompagnant la photographie dansThe Flamenco Guitaroù Cristina Hoyos alors âgée de tout juste vingt ans, est dite, p.19 : …non commercial and therefore relatively unknown, considered by many gypsy flamencos to be « the finest bailaora in Spain and therefore the world », et ce trait lapidaire, quelques trente-cinq ans plus tard : Cristina Hoyos a dansé à Séville avec El Farruco. Elle est effectivement devenue la plus grande de toutes.))de la juergaproprement dite, qui ne peut se dérouler qu’en petit comité, dans ou devant une grotte, un bar, en public choisi lors d’une feria, en privé dans une fincaou uneventa. Et pourtant les personnages que citera David George ont bel et bien participé aux Festivals flamencos d’Alcalá.

Par exemple :

Le 17 juillet 1967, Antonio Mairena((Il y fait même un discours))est en tête d’affiche. Dans la trentaine de participants, on note la présence des chanteurs Juan Talega, Fosforito, Chocolate, Bernardo de los Lobitos (cantaor d’Alcalá, non gitan), Juan Barcelona, Manolo el Poeta, ainsi que des guitaristes Diego del Gastor et Habichuela, pour ne citer que les plus grands. À l’exception de Bernardo, David George cite leurs noms dans ses poèmes ou les a photographiés, peu ou prou, dans The Flamenco Guitar.

Manolito est mort un an plus tôt.

Si Manolito est le personnage premier des poèmes de cette longue suite, il faut reconnaître que dans son livre, David George ne traite guère que de la guitare et de Diego del Gastor. Il semble que la découverte de Manolito soit due à Pohren : Son premier livre, The Art of Flamencocommence par la relation d’un voyage tout à fait picaresque à dos d’âne en pays flamenco (DONKEY BACK) et se poursuit par trois pages intitulées JUERGA((Pages 27-29. Si Pohren inclut dans ses récits un côté défonce bien arrosée, genre jam-session,commencée à Séville et terminée à Alcalá, David George s’en tient au cadre de l’évocation esthétique et sentimentale d’une fête au bord du rio Guadaíra. Pohren  mentionnera plus tard qu’une partie de ce chapitre a été réécrite en 1971.)).

Pohren raconte comment la « flamenco session » commencée à son domicile de Séville, dans le barrio Santa Cruz, continuée au Café des Siete Puetras, Alamada de Hercules, Séville, se déplace dans « un village voisin, haut-lieu du flamenco … », finit par suivre un chanteur qui propose « à un groupe d’entre nous de se séparer du groupe pour aller au calme, chez lui, à Alcalá ». Pohren poursuit : « C’est un excellent chanteur, un de la race de ceux qui, pauvres, ne se vendent pas, ne s’enrichissent pas (non-commercial, non-prosperous)et il habite une grotte creusée à flanc de colline qui donne sur le rio Guadaíra, au pied d’une vieille forteresse romaine... »((Ce ne peut être que Manolito. Et David George arrive tout juste en Espagne en 1962. )).

« En arrivant nous passons notre temps devant l’entrée de la grotte, à boire du fino… En bas, des femmes lavent leur linge dans la rivière et des enfants nus jouent, insouciants, dans les hautes herbes de la berge. Pas loin, au piquet, un âne, nous observe. Ses yeux hors d’âge sont semblables à ceux que Dieu doit poser sur les fous dans leur folie… ».

 




Poésie-première 72 : l’intuitisme

Toutes les facettes de « l’étonnement » - à entendre au sens fort qu’il avait dans la langue classique où étonner signifiait « ébranler comme par la force du tonnerre » - voilà le menu de cette livraison de Poésie/première qui sert, on le voit à la lecture, une poésie et une réflexion destinées à secouer, surprendre, ouvrir aux yeux et aux cœurs du lecteur/poète une réalité transcendant l’expérience quotidienne d’un réel homologué par la raison, et bridé par une langue servile et cloisonnante.

C’est donc fort justement par un dossier d’Eric Sivry sur que s’ouvre ce numéro : l’auteur est le fondateur, avec Sylvie Biriouk, du mouvement « intuitiste »(( Recours au poème a annoncé en février le colloque  tenu à l'université de La Sorbonne : https://www.recoursaupoeme.fr/actualites/journee-detude-internationale-laventure-intuitiste/ )), officiellement né le 2 septembre 2000.

 Poésie/première, poésie et littérature, n 72, « L’étonnement toujours » - dossier : l’intuitisme. décembre 2018, 112 p. 16 euros. (trois numéros par an, https://www.poesiepremiere.fr/poesie-premiere.html

Un mouvement littéraire, au siècle de « l'après littérature », n'est-ce pas une gageure, quand il semble que tout ait déjà été écrit, que toutes les pistes esthétiques, formelles... aient été explorées ? Eric Sivry réfute l'argument et distingue ce mouvement particulier de la démarche philosophique intuitionniste de Kant ou Bergson, qu'il cite comme étant proches, tout en revendiquant la singularité de la démarche intuitiste, et en évoquant poètes ou peintres dont l’art dans le passé même allait déjà dans ce sens (Coleridge, Rilke, Char… Gao Xingjian et j’en passe) sans qu’ils s’en revendiquent, évidemment. Il s'agirait donc, me semble-t-il, de donner « corps » à une façon de créer préexistante et jusqu'ici sans statut (sauf peut-être celui – éculé - de « l'inspiration » et du souffle des Muses).

Après un instant de brève réticence, il faut constater que la définition proposée de la démarche en fait un espace de totale liberté et décrit l’intuitisme comme un mouvement à la structure fluide revendiquant « un art de la sensibilité s’exprimant avec une spontanéité qu’il n’est possible d’obtenir qu’après un long travail. Cessons de penser l’art comme une intention » , valorisant par ailleurs la porosité des passages entre les genres (ainsi évoque-t-il la « nouvelle épopée » vers laquelle tendent les artistes adhérant à ce mouvement, épopée qui se définit entre autres par le mélange intuitif des types de vers, le règne de l’intuition, l’insertion de l’intime et de l’autobiographique dans l’épique, l’alternance du surnaturel et du réel) autant qu'entre les différents arts – peinture, sculpture, cinéma... - auxquelles s'ajoute la traduction, pour une fois érigée en pratique artistique élargie à une conception transdisciplinaire (fait-on d'ailleurs jamais autre chose que « traduire » lorsque l'on crée, ou communique ?) Et toute œuvre, élaborée au cours d’un dialogue (plus ou moins conscient) entre auteurs et pensées qui s’enrichissent mutuellement – fondant ainsi la possibilité d’un espace « pluriartistique » ((voir aussi https://intuitisme.wordpress.com)) cette traduction élargie n'est-elle pas d'une certaine façon aussi une forme de commentaire, ce genre trop souvent négligé, et pourtant plus important qu’il n’y paraît dans l’histoire littéraire, auquel l'intuitisme redonne enfin la place qui lui revient,

L’article en outre fournit une liste d’artistes ayant rejoint le mouvement, ainsi qu'une sélection de poèmes intuitistes, ce qui permet de mieux cerner ce qu’il recouvre.

Le dossier se complète d'une série de contributions parmi lesquelles je retiens l'article d'André Wexler donnant sa définition de la poésie comme « œuvre de connaissance » dégagée de la pensée discursive : « la poésie comme toute forme d'art doit donner à voir, entendre,toucher, sentir, goûter» les choses elle-mêmes, en dehors de la langue « tyran » dont il faut se dégager, qu'il faut se réapproprier pour retrouver une « harmonie naturelle » qui dépasse le diktat de l'ordre - article auquel fait écho un entretien de Jacqueline Persini avec Pierre Soletti, poète-performeur, intitulé « Dans le vif de la vie, un poète », où l'interviewé se définit humblement comme « oeuvrier : celui qui œuvre et crée comme un ouvrier », tout en valorisant la puissance du collectif dans cet « oeuvrage ».

On citera aussi l'article de Gérard Mottet dont le titre « L 'Inattendu » sert de couverture à ce numéro : il y déclare que l'écriture de la poésie est « transmission de l'étonnement » non pas face aux objets que décrivent les sciences, mais plus profondément, ces choses qui « ne sont pas claires » et pour lesquelles « le poète nous laisse entrevoir quelque unité cachée, quelqu'invisible profondeur, là ou la logique aussi bien que la prose quotidienne, demeurant à la surface des choses, s'évertue à distinguer, à dissocier, à opposer. »

On ne s'étonne pas d'y lire aussi - tous abondamment illustré de citations - un portrait d'Anne-Lise Blanchard en « poète nomade » au travers d'une lecture par Guy Chaty du recueil Le Soleil s'est réfugié dans les cailloux, celui d'Albert Strickler, « poète des cimes » selon Ludmila Podkosova, et une analyse de Démembrement, d'Emmanuel Merle par Murielle Camac, où l'on retient l'attention portée à la mémoire et à l'acte de « nommer".

Cette riche livraison présente aussi le travail d'Eva-Maria Berg à travers l'un de ses poèmes de combat pour la mémoire de l'Holocauste, présenté par Martine Morillon-Carreau (travail dont Recours au Poème se fait régulièrement l'écho) ainsi qu'un florilège de poètes connus ou débutants dont le choix séduit, mais aussi une nouvelle (rubrique récurrente) et une belle sélection de notes de lectures.

Il ne reste plus à nos lecteurs qu'à se procurer ce numéro.




Kayako Yamasaki, choix de poèmes

Traduit du serbe par Vanda Mikšić et Brankica Radić

 

 

Le sablier, la main                       ПЕШЧАНИК, РУКА

 

 

Nous tombons sans bruit. Nous sommes des grains de sable.                  
Nous tombons, rouges, pâles.

Le paradis et l'enfer sont enfermés
dans un récipient en verre.                                                                                          

Lorsque le dernier grain tombe,                
le paradis reste vide.

Notre silence, commencé en enfer,                                   
n'intéresse personne.

Mais, quand une main invisible
retourne le sablier,
le paradis et l'enfer
s'inversent immédiatement.                                   

Nous tombons vite, mesurons le temps              
enfermé dans du verre, s'écoulant 
vers l'enfer.

Nous tombons sans bruit, nous sommes des grains   
de sable fin.

 

 

 

 

L'escalier, deux anges             СТЕПЕНИШТЕ, ДВА АНЂЕЛА

                                   À Stefan et Daïana                                 

 

Nous sommes venus
pour
offrir un brin d'amour                                    
avec nos petites mains que   
nous avons ouvertes
le jour de notre naissance.                            

Avec des pleurs vigoure
Nous sommes venus
pour
offrir un brin d'amour 
avec nos petites mains que
nous avons ouvertes
le jour de notre naissance.                                  
                            

Avec des pleurs vigoureux,
avec un sourire silencieux,                
la vie s'appuie
sur
la vie :
nous montons
l'escalier.

Quand on nous enlève l'eau et
quand on nous
éteint la lumière
nous nous tenons 
les mains.                                                                     

La vie prête l'oreille
à la vie :
sans
voix nous
montons.

Ce matin, les anges                   
retournés
au ciel,
dans le noir brillent                         
les traces de petits pieds.                  

Aussi montons-nous
l'escalier
depuis lequel
ils
£se sont envolés.

 

 

 

 

 

 

UNE HISTOIRE DU BOIS                    ПОВЕСТ О ШУМИ

 

 

 

Notre maison disparaît.

La maison, qui a enduré une tempête                                 

de fer et un déluge

couleur de rouille.

La maison, qui n'a pas brûlé

dans le feu,

qui n'a pas été effacée

par l'eau.

 

Elle a resplendi sur nous                                           

d'une lumière verte.

Nous croyions,

comme des enfants, qu'elle

était là,

pour toujours.

 

Près du fleuve elle

se tenait

seule.

 

Sans jardin et

sans portail.

Elle n'avait

ni portes

ni fenêtres.

Ni murs, ni

toit. Dedans

il n'y avait pas

de foyer.

 

Construite des seuls

rayons de soleil :

elle nous abritait et

nous protégeait. Oui,

des fauves

des bois.

 

L'eau émeraude

coule à travers

le ciel

du soir,

 

comme

le conte de fée que

nous aimions tant.                                

 

 

La lecture d'un conte de fées.          ЧИТАЊЕ БАЈКЕ

 

« Déchire les journaux, froisse-les doucement
pour laisser suffisamment d'air,
entre les lettres.

Range le bois pour qu'il soit comme
des mains, jointes pour la prière.
Allume-le avec une allumette. » 

(Dans le poêle commencent à brûler
les photographies, les phrases
d'une publicité.)

« À présent, reprends ton souffle. Lis
un conte de fées, La flamme dans un coquillage,
par exemple. »

Ainsi notre père nous apprenait-il
à allumer le feu
et à maintenir la flamme.

Je ne savais pas que ce feu
brûlerait devant mes yeux,
à jamais.

La lecture d'un conte de fées est, en réalité,
un court répit pendant que tu allumes
le feu.

Lire un conte de fées, c'est se remémorer
ce qui n'a pas disparu
dans la flamme.

 

 

 

LES JOURS DE FROID          ХЛАДНИ ДАНИ

 

Choisir les légumes, le riz, la viande et
le poisson, préparer le repas pour la famille,
le servir.

Faire la cuisine, je médite sur cet acte quotidien,      

simple, mais parfois
très dramatique.

Je me souviens des journées froides, où 
il a été difficile de trouver un 
œuf, une pomme de terre.

Le choux coûtait plus cher
qu'un frigo, qu'une
tête humaine.

Les fruits d'alors, aujourd'hui invisibles,
je les pose dans mes paumes pour
évaluer leur poids.

Je veux juste sentir la lumière de la poire
des bois. Ce qui a nourri
nos enfants.

 

 

 

Les frontiÈres          ГРАНИЦЕ

 

Je ne veux être qu’un insecte lumineux
de ma vie nourrir une hirondelle
la femelle qui retourne dans le sud.

Rien que devenir
son rêve, et son
vol lointain,

où que je sois, 
dans
ce monde.

 

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