Pierre Bergounioux /Joël Leick, Déplier le monde, Marie-Françoise Ghesquier, Comme de royales abeilles

Le bal des ardents : Bergounioux et Leick

La peinture ne recouvre pas, elle dégrade, fragilise les peaux. Mais avec Joël Leick elle fait plus car elle devient moirée et transparente : on voit à travers. D’où le piège où tombent les écrivains.

. Ils croient trouver là le moyen de faire passer le texte au miroir grossissant. Mais leurs mots ne sont plus que des restes, des passés de et sous silence sans que leurs auteurs ne comprennent vraiment la mort sans sépulture que le peintre leur propose.

Cette transparence en effet laisse voir les mots comme jamais : ils deviennent des victimes dégagées de la terre et exposés dans une châsse qui ne pardonne rien. Ils doivent expier ainsi l’injure faite à chaque corps humain qui s’est mêlé d’en faire des étapes de leur vie - et parfois de leur souffrance. C’est donc une épreuve impossible sauf à ceux chez qui la littérature entre en résistance contre la mort que l'on se donne ou qui nous est donné : avec Bergounioux en premier.

Il mène avec Leick un bal des ardents. L’auteur y déploie un regard lucide sur notre civilisation, percutée par l’ère industrielle, son expansion urbaine et sa chute. Cette accélération de l’histoire a précipité le monde dans un déclin perpétuel. Capharnaüm visuel et sonore, notre société transforme les paysages et menace jusqu’à l’équilibre même de la planète : partout, les vestiges du passé – et déjà du présent :

Pierre Bergounioux/Joël Leick, Déplier le monde, Fata Morgana Fontfroide le Haut, 2025, 80 p., 18 €.

Tout a changé, les thèmes, les moyens mis en œuvre, la durée de l’effet. Une chose demeure, qui est l’aptitude intacte à saisir la beauté exilée, comme nos croyances et notre espoir, dans les décombres de la modernité,  écrit un tel poète.

Leick ouvre des interstices à Bergounioux pour lui permettre de développer une parole proche de ses désirs fondamentaux même lorsqu’ils ne peuvent en dire plus a priori sur ce point. Se retrouve une donnée sinon fondamentale du moins première de leur démarche foncière, naturelle. Leick “ sent ” d’ailleurs son “ interlocuteur ” et sait comment engager le dialogue avec lui tout en poussant un peu plus loin sa recherche active et actée

Le peintre casse la propre langue de l’auteur de manière de l’engager dans l’espace. Ainsi en offrant au poète cette manière de travailler il  tente de faire sauter les verrous de divers mystères. De la sorte, toute une masse subsiste, épaisse qui signale une présence.  On comprend qu'à ce point la peinture ne cherche pas à parfaire par d'adjonction de la langue quelque chose de léché, mais, qu'à l'inverse il tente de défaire ce qui est trop construit et maîtrisé autant dans le domaine du monde tout en mettant en branle le fonctionnement direct de cette charnière peinture/écritture.

Espace de l'imaginaire plus qu'espace de l'image le travail de l’artiste se veut donc totalisateur jusque dans sa fragmentation, ses éclats et ses coupes sombres.  Car ce qui compte ce n'est pas de trouver ces "impossibles invariants" dont parlait Foucauld mais de toucher à quelque chose qui, dans la poésie, ne bougerait pas sans l’intervention proposée par Leick. Sa manière d’  “ entrer en matière ” à travers les coulées de Bergounioux devient une façon d'entrer en dissidence ou si l’on préfère de créer des subversions. Mais leur double Le travail n’est donc pas une néantisation, pour reprendre un terme sartrien, mais de dénuement.

Une telle entreprise devient une opération (à tous les sens du terme) nécessaire. Se créent des transferts non par impression mais par l'ouverture dans la cagvité. Et par ce biais existe une liberté qu’initie l’artiste :  elle n'est pas un laisser-aller mais un laisser (se) faire.   Se créent des glissements aussi nécessaires qu'intempestifs capables de nous permettre de lire autrement, de voir autrement c'est-à-dire mieux.

Soudain, ce qui demeure dans la langue l’auteur ce ne sont plus les phrases trop bien faites mais leurs lacunes. Il ne s’agit pas pour autant de passer au silence mais de montrer ce qui passait ou était passé sous silence. Grâce à Joël Leick la parole (offerte, invitée) ne peut plus ignorer de doute.  La voix du poète n’est pas seulement crue elle est cuisante. Elle ne lustre plus dans le sens du poil. Elle démange, et l’artiste propose par ses interventions d’ajouter chaque fois un peu plus de poils à gratter. C’est ainsi que mots et clichés basculent : noués-dénoués ils provoquent des éboulements dans lesquels se tord le réel, pour donner autre chose qu’une apparence de réalité.   

∗∗∗

Marie-Françoise Ghesquier : ode et défense de l’existence

Pour Marie-françoise Ghesquier l’exploration de l’intimité si souvent sa complaisante chez les poètes ne joue ici ni  un rôle primordial, ni une dérive de fabrication de fantasmes. Sans que son moi – tant s’en faut – soit haïssable, l’auteure s’abandonne aux racines de la vie végétale, animale, géologique.

La poète transforme sa mutation : sortie de l’eau, la terre et le ciel s’en mêlent. Certes nous rêvons d’épouser son pouvoir comme celui de royales abeilles venant d’essaimer. Mais là où le titre devient à dessein un chausse-trappe, notre empire se délite même si des saumons lèvent l’onde « pour bleuir le ciel » pimenté de cris d’oiseau.

Toutefois une vision bienveillante capitule même si certains engagements seraient probants. De la légende première et de cette résurgence émerge une telle poésie de l’existence, image notre destin mais pas celui attendu. Certes une beauté du style puissant, lucide, coruscant côtoie le drame humain (et ses cendres).

Au pied de sa propre falaise notre éboulement nous appartient. Il devient notre cosmos jusqu’à sa « lumière matricielle qui allonge nos ombres » Pour preuve nous passons sous son ciel cou coupé  et sa terre de  décombres où se dissipe ce qui faisait jusque-là l’existence.

La vision de Marie-Françoise Ghesquier est vibrante mais tragique. Même si un espoir reste de manière interrogative. Bref rien n’est donné de probant là où le commencement de la ruine devient sa répétition entre lenteur et douleur des jours.

Marie-Françoise Ghesquier, Comme de royales abeilles, coll. Poésie, Cardère Editions, 68 p., 15 €

Le chaos nous jouxte et l’auteure n’est pas dupe : « Je suis comme lumière criblée de blanc lézardée d’inquiétude et cinglée d’un retour en rafale de mes fragments ». Si bien que, si l’amibie porte son lot de lumière, rien n’est gagnée.  Et si la créatrice rêve de reines des abeilles, les voici sapées par le vent. Ne reste que le squelette de la terre et son anéantissement, nos aveuglements et nos terreurs parfaites.

Pas question ici d’en faire un des ravissements masochistes. Mais le plus grand art de la poésie. Il nourrit la seule pensée : celui d’un testament cruel. Se crée aussi un autre rapport à l’environnement mais aussi une exploration du sens de l’existence. Une telle recherche passe ainsi la voie de la tige des plantes, des salamandres « en spirale infinie et leurs yeux clos de jade » et  « l’Amibe aux écailles de poisson et à bec d'oiseau pour sortir de l'oubli ».

Dans ces voies mais aussi celle des schiste Marie-françoise Ghesquier contourne la poudre de l’ombre  de nuits blanches et de marges de clairs obscurs. Les corps écoutent ce qui glissent entre leurs doigts : le sable d’une grève et parfois nos futures cendres alimentent notre repère là où la vie une lisière indécise.

Ici les évocations restent pudiques et prudentes entre notre future absence mais ce qui la précède : l’état d’éveil et de rêve. Une telle femme réchauffe l’âme en un tel bilan qui se veut bref et corrosif. Tout demeure pourtant impénétrable. Ici l’absence n’est pas expansive mais devient la délectable contraction du temps.

Tout reste sensuel mais subtilement décalée. Tout est troublant. L’auteure allie moins l’ascèse du tigre et l’exubérance de l’escargot à celles de l’amibie ou de l’abeille pour entamer des prises qui sculptent les corps là où la sensualité prend des formes paradoxales.

Après le temps très ancien du Japon classique et celui du Covid récent, ce livre rassemble ces feuillets de notre corps - même s’il devient au fil des ans délétère mais encore inspiré. Si bien qu’en une telle spéculation poétique, exilée de son propre exil, l’auteure voudrait oser de mieux en mieux, de plus en plus. Mais ici elle se fait gorgone et mélusine. Mais pour éviter le rôle des annonces apocalyptiques., elle avale le temps. Plus que Dieu, une telle poésie nous sauve.

Présentation de l’auteur

Pierre Bergounioux

Pierre Bergounioux est né en 1949 à Brive. Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé de lettres modernes, il a exercé comme professeur, critique littéraire, sculpteur et écrivain : son premier roman Catherine, paraît chez Gallimard en 1984. Une carrière prolifique s’ensuit jalonnée de récompenses : le Prix Alain-Fournier 1986 qui salue sa plume naissante, le Prix France Culture 1995 pour Miette (Gallimard), le Grand Prix de littérature de la SGDL, le Prix Virgile 2002 et le Prix Roger-Caillois 2009.

Ces trois derniers, tout comme le Prix de la langue française, saluent l’ensemble d’une oeuvre abondante, d’inspiration autobiographique, qui se lit comme un seul livre centré sur l’identité et le passage du temps, avec la Corrèze en toile de fond.

Bibliographie

Récits

  • Catherine, Gallimard, , 176 p.
  • Ce pas et le suivant, Gallimard, , 191 p. 
  • La Bête faramineuse, Gallimard, , 240 p.
  • La Maison rose, Gallimard, , 165 p. 
  • L'Arbre sur la rivière, Gallimard, , 192 p.
  • C'était nous, Gallimard, , 149 p.
  • La Mue, Gallimard, , 131 p.
  • L'Orphelin, Gallimard, , 196 p. ; rééd. coll. « L'imaginaire », 2009
  • Le Matin des origines, Verdier, , 48 p.
  • Le Grand Sylvain, Verdier, , 66 p. 
  • La Toussaint, Gallimard, , 144 p. 
  • La Casse, Fata Morgana, , 54 p.
  • Points cardinaux, Fata Morgana,
  • Miette, Gallimard, , 160 p. ; rééd. Folio, 1996 — prix France Culture
  • La Mort de Brune, Gallimard, , 144 p. ; rééd. Folio, 1997
  • Le Bois du chapitre, éditions Théodore Balmoral, , 60 p.
  • Le Chevron, Verdier, , 56 p.
  • Kpélié, Flohic éditeur, , 89 p. 
  • La Ligne, Verdier, , 74 p.
  • L'Empreinte, éditions François Janaud, , 57 p. ; rééd. Fata Morgana, 2007 ; rééd., 2021.
  • La Demeure des ombres, éditions Art & arts, , 42 p. ; réimpression, 2017
  • Le Premier Mot, Gallimard, , 94 p.
  • Simples, magistraux et autres antidotes, Verdier, , 73 p. 
  • Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, , 104 p.
  • Les Forges de Syam, éditions de l'Imprimeur,  ; rééd. Verdier poche, 2007
  • B-17 G, Flohic, , 83 p. ; rééd. éditions Argol, 2006 ; rééd. éditions Fata Morgana, 2023
  • Back in the sixties, Verdier, , 52 p.
  • Le Fleuve des âges (dessins de Philippe Ségéral), Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana,  
  • La Fin du monde en avançant, Fata Morgana, , 58 p. ; rééd., 2011
  • L'Invention du présent, Fata Morgana, , 113 p.
  • Couleurs, Fata Morgana, , 36 p. 
  • Le Baiser de sorcière, Argol,
  • Trois années, Fata Morgana,
  • Trente mots, Fata Morgana, , 152 p.
  • Univers préférables (dessins de Philippe Ségéral), Fata Morgana,  
  • Un abrégé du monde, Fata Morgana, , 41 p.
  • Signes extérieurs (dessins de Philippe Cognée), Fata Morgana, , 40 p.
  • Une chambre en Hollande, Verdier, , 56 p.
  • Chasseur à la manque (dessins de Philippe Ségéral), Gallimard, coll. « Le cabinet des lettrés », , 46 p
  • Hôtel du Brésil, Gallimard, coll. « Connaissance de l'inconscient », , 68 p. 
  • François, Fario, coll. « Théodore Balmoral »,
  • Métamorphoses (dessins de Philippe Comar), Fata Morgana, , 40 p. 
  • Russe, Fario, coll. « Théodore Balmoral », , 48 p.
  • La Gorge (ill. Vincent Bioulès), Fata Morgana, , 48 p.
  • Les Oiseaux, Paris, Belopolie, coll. « Penser, décider, agir », , 32 p. 
  • Steraspis speciosa/Voir l'abeille, le trèfle (avec la photographe Anaïs Tondeur), Épousées par l'écorce, , 42 p. 
  • Le Bois du Chapitre, Verdun, 14-18, Fario, coll. « Théodore Balmoral »,  
  • Ne se perd ni ne meurt (avec un herbier de Marinette Cueco), Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste,

Carnets de notes

  • Carnet de notes. 1980-1990, Verdier (2006)
  • Carnet de notes. 1991-2000, Verdier (2007)
  • Carnet de notes. 2001-2010, Verdier (2011)
  • Carnet de notes. 2011-2015, Verdier (2016)
  • Carnet de notes. 2016-2020, Verdier (2021)

Essais

  • La Cécité d'Homère : cinq leçons de poétique rédigées pour être lues à la Villa Gillet durant l'automne 1994, éditions Circé, , 115 p. 
  • Haute Tension, éditions William Blake & Co. (1996)
  • La Puissance du souvenir dans l'écriture : L'effet Zeigarnik, éditions Pleins Feux, , 39 p. 
  • Aimer la grammaire, Nathan, , 63 p.
  • Jusqu'à Faulkner, Gallimard, , 160 p. 
  • Agir, écrire, Fata Morgana, , 99 p.
  • Bréviaire de littérature à l'usage des vivants, Bréal, , 379 p. 
  • École : mission accomplie, éditions les Prairies ordinaires, , 202 p.
  • Années folles, Circa 1924 (2008)
  • Deux querelles (Une cadette épineuse suivi de L'Humanité divisée), éditions Cécile Défaut (2009)
  • Deux écrivains français, éditions Fario (2009)
  • Lettre de réclamation à la régie du temps, lavis de Jean-Baptiste Sécheret, Circa 1924, 2012
  • Géologies, Récit Galilée, , 46 p.
  • Le Style comme expérience, L’Olivier, , 80 p.
  • Une passion française, William Blake and Co (2014)
  • Exister par deux fois, Fayard, , 300 p.
  • Cousus ensemble, Galilée (2016)
  • Esthétique du machinisme agricole, avec un texte de Pierre Michon, Le Cadran ligné (2016)
  • La Notice, William Blake and Co (2016)
  • Raconter, William Blake and Co (2016)
  • Rendre la parole - Les larrons de William Faulkner, Le Bord de l'eau (2017)
  • En vitesse, avec les dessins de Philippe Hélénon, Fata Morgana (2018)
  • Lundi, Galilée (2019)
  • Faute d'égalité, Gallimard, coll. « Tracts », , 32 p.
  • Enfantillages, L'Herne (2019)
  • Globalisation, Gallimard, coll. « Tracts de crise », , 8 p. 
  • Une femme à l’œuvre, Le Rosier grimpant, coll. « Aiguillons », , 28 p.

Récompenses

Prix littéraires

  • 1986 : prix Alain-Fournier
  • 1995 : prix France Culture pour Miette
  • 2002 : grand prix de littérature de la SGDL pour l’ensemble de l’œuvre ; prix Virgile
  • 2009 : prix Roger-Caillois pour l'ensemble de son œuvre
  • 2021 : prix de la langue française

Distinction

  • 2010 : officier de l'ordre des Arts et des Lettres

Expositions (sélection)

  • Musée Labenche, Brive-la-Gaillarde, 2014
  • Église Saint-Pierre, Tulle, 2013
  • Librairie-galerie Les extraits, Rueil-Malmaison, 2011
  • Médiathèque municipale, Tulle

Poèmes choisis

Autres lectures

Présentation de l’auteur

Marie-Françoise Ghesquier

Née en 1966, Marie-Françoise Ghesquier a étudié les Langues étrangères appliquées à l’université Lumière Lyon II. Elle vit actuellement en Saône-et-Loire, près de Chalon-sur-Saône.

© Crédits photos Babelio

Bibliographie

Aux confins du printemps, Encres Vives
À hauteur d’ombre (Cardère, 2014)
La parole comme un cristal de sel (Cardère, 2016)
De tout bois si (Éditions Henry – Collection La main aux poètes, 2017)
Danse en résistance (Éditions Jacques Flament, 2021)
Le pont suspendu (Éditions Rafael de Surtis, 2022).

Poèmes choisis

Autres lectures

Marie-Françoise Ghesquier, De tout bois si

Traductrice de formation, Marie-Françoise Ghesquier (qui a aussi signé Di Fraja) vit près de Chalon-sur-Saône. Elle écrit dans des revues (Décharge, Comme en Poésie,Traction Brabant, Nouveaux délits), et a publié trois recueils : Aux [...]

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