Quand on me pose la question : entretien avec Ghislaine Lejard

Ghislaine Lejard est poète. Elle tisse des trames de sens non seulement avec les mots, mais aussi grâce à son travail unique et puissant sur l'image, les images, la forme, les couleurs. bribes de mots, et de dessins, ou photographies, de couleurs, de formes, qui laissent émerger des univers inédits et fertiles. Collages, paroles tracées au coeur de pages bien souvent uniques, je fais référence à ses productions magistrales de Livres pauvres, nous lui devons aussi un engagement au service de la littérature, vecteur de fraternité et témoin de nos histoires, de notre Histoire. Elle a accepté de répondre à nos questions. 

  1. Pourquoi le collage ? Comment es-tu venue à cette discipline artistique ? 
Quand on me pose la question de l’origine de mes collages, j’éprouve beaucoup de difficulté à répondre, car la genèse en reste mystérieuse ; mais elle a très certainement son origine dans l’enfance. Je garde un très net souvenir de mon intérêt pour le papier et les images que je collectionnais. Les mots et les couleurs dans les revues retenaient mon attention, j’aimais en découper les pages. Et puis, je suis de la génération qui recevait en récompense à l’école des bons points, ceux-ci étaient souvent des images… La rencontre avec l’œuvre du collagiste tchèque Jiri Kolar a été déterminante, en la découvrant, j’ai eu envie d’expérimenter et d’approfondir dans ce domaine.

Ghislaine Lejard, leporello réalisé en 15 exemplaires signés numérotés, avec Jacques Robinet, Béni sois-tu.

2. Qu'est-ce qui t'attire dans ce moyen d'expression ? Son côté fragmentaire, la liberté, le hasard ? 
Ce moyen d’expression permet une très grande liberté, Jiri Kolar disait : « La liberté est collage ». Le collage n’enferme pas, il ouvre sur des champs nouveaux, il n’est pas étonnant que Picasso et Braque en aient réalisés au tout début du XXème siècle. Le collage est l’art du lâcher-prise et est l’illustration parfaite de cette phrase de Stéphane Mallarmé : «  Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. »
3. Quels matériaux aimes-tu privilégier ? 
Mon matériau est le papier récupéré dans des revues, des livres anciens, des publicités, des affiches, avec parfois des textes ; il m’est arrivé aussi de récupérer des objets comme des bois flottés, du sable, des verres polis ou des canettes usées et écrasées. J’ai réalisé, il y a quelques années déjà, une série de collages avec des affiches déchirées et des canettes.
4. Tu parles souvent du collage comme d'un langage. Qu'exprime-t-il de plus que les mots ne peuvent dire ? 

Le collage est tout autant composition plastique qu’écriture visuelle ou poésie visuelle. Il est un langage au même titre que la musique ou la danse. Plus que la peinture, il est proche de l’écriture poétique, il en est une forme aboutie et c’est sans doute ce qu’a vécu Jiri Kolar qui a cessé d’écrire de la poésie pour ne s’exprimer poétiquement que par le collage, abandonnant définitivement l’écriture de poèmes.

Traits et couleurs Michel Bohbot- Ghislaine Lejard, livre pauvre réalisé pour Daniel Lewers en 4 exemplaires.

5. Le fragment, la coupe, le montage, sont-ils une manière de traduire la discontinuité du monde ou au contraire de réinventer une cohérence ?
Le collage est déconstruction et reconstruction ; déconstruire une image   en déchirant ou en découpant des éléments puis ensuite avec divers éléments collectés, recomposer, réinventer une image qui nait de la tension entre le chaos des fragments et l’harmonie de la composition.
6. Tu as collaboré avec de nombreux poètes. Comment se noue le dialogue entre leurs mots et tes images ? 
Le collage depuis l’origine est traversé par l’écriture, rappelons-nous certains collages de Braque avec des fragments de journaux…Certains de mes collages intègrent des références culturelles qui interrogent le rapport au passé et au langage, il ne s’agit pas de raconter mais de laisser advenir  une résonance, le collage n’impose pas de sens mais demande plutôt un temps de pause et de contemplation, un temps qui convoque l’imaginaire et le sensible.
7. Est-ce le texte qui appelle l'image, ou bien l'image qui motive le texte ? 
J’écris de la poésie et je réalise des collages, tout naturellement j’aime associer ces deux formes d’expression. Il y a eu dans l’histoire du collage, dès le début, des liens étroits entre ces modes d’expression ce que j’explique dans un article publié dans la revue Saisons de culture au titre emprunté à Jiri Kolar : « le collage est poésie ».
Dans des livres d’artiste, mes collages entrent en résonance avec les mots de poètes ami(e)s, ces livres en duo prolongent mon travail de collagiste.  Tantôt le texte appelle l’image, tantôt l’image appelle les mots. Chaque collaboration est unique et me touche, et si il faut en partager une, je pense au livre réalisé avec Jacques Robinet alors qu’il était en soin palliatif et me touche tout particulièrement le poème offert, un hommage lumineux à la vie comme un magnifique «  testament » poétique, je le relis toujours avec une grande émotion.
8. Tu as participé ou es à l'origine de nombreux Livres pauvres. peux-tu expliquer ce qu'est ce concept et ce qu'il représente pour toi ? 
J’ai eu la grande chance de découvrir le livre pauvre, un concept artistique généreux, initié par Daniel Leuwers, cette découverte a été essentielle, j’ai pu rencontrer Daniel Leuwers et  créer avec lui et d’autres écrivains ou artistes pour ses collections. Daniel est un extraordinaire «  passeur », sans la rencontre avec le livre pauvre, je n’aurai sans doute pas réalisé des livres d’artiste.
9. Quelle est, selon toi, la force de ces objets, uniques et hors du marché, dans un monde saturé d'images, une société de consommation ? 
Les livres pauvres  sont des livres objets, fragiles qui témoignent d’un besoin absolument nécessaire d’échanges; Ils manifestent la force des rencontres et de la création, de son origine sacrée comme fondement incontournable de vie en société. Un sacré hors du religieux, mais offrande et expérience créative essentielle. L’artiste est le témoin, dans un monde désacralisé, d’une réalité qui le dépasse. Il est celui qui offre, partage, qui transforme, qui ouvre au sentiment du merveilleux.
10. Tu es très active dans le monde de la poésie et de l'art. Qu'est-ce qui nourrit et motive tes nombreux engagements ? 
L’artiste est un passeur, il ne cesse de s’interroger et donc il interroge.
Ce qui motive mes engagements c’est essentiellement le besoin d’échange, de partage. La création est toujours un vecteur de rencontres et certaines furent essentielles dans ma vie.
11. Quels conseils donnerais-tu à quelqu'un qui voudrait se lancer dans le collage comme pratique artistique et poétique ? 
Je lui recommanderai de regarder toutes sortes d’images, de collecter celles qui le touchent , de se laisser porter par leurs formes, leurs couleurs, de les fragmenter puis, en se laissant guider par son intuition et dans un lâcher prise associer des fragments de façon aléatoire pour faire naître une nouvelle image.
 En pensant à Jacques Prévert qui fut poète et collagiste, à la façon de son poème Pour faire le portrait d’un oiseau, je pourrai dire :
Pour réaliser un collage
collecte des fragments de papier
des jolis des simples des beaux
colle- les  sur un papier un carton ou une toile
ne rien dire ne rien vouloir
attendre se laisser guider
ne pas se décourager
la vitesse et la lenteur
n’ayant aucun rapport avec la réussite du collage
observer attendre que le collage se décide à être
si il étonne et émerveille le collagiste
c’est bon signe
signe que tu peux signer
et écrire ton nom dans un coin du collage.

 

Course des étoiles, Ghislaine Lejard et Michel Bohbot, exemplaire unique.

Image de Une © Yvon Kervinio.

Présentation de l’auteur

Ghislaine Lejard

Ghislaine Lejard a publié plusieurs recueils de poésie, dernières parutions en 2015 : Si brève l’éclaircie (ed Henry), en 2016 : Un mille à pas lents (ed La Porte), 2018 a collaboré avec 25 textes au livre de Bruno Rotival Silence et Partage (ed Mediaspaul, 2019 Lambeaux d’humanité en collaboration avec Pierre Rosin ( ed Zinzoline). . Ses poèmes sont présents dans des anthologies, dans de nombreuses revues et sur des sites. Elle collabore régulièrement pour des notes de lecture ou des articles à des revues papier et des revues numériques. Des plasticiens ont illustré de ses poèmes, des comédiens les ont lus. Elle organise des rencontres poétiques.
Elle a été élue membre de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire, en 2011.
Elle est membre de l’association des écrivains bretons ( AEB).
Elle est aussi plasticienne, elle réalise des collages. Elle a participé à des expositions collectives en France et à l’étranger et a réalisé des expositions personnelles. Ses collages illustrent des recueils de poésie. Elle collabore avec des poètes à la réalisation de livres d’artiste
http://ghislainelejard.com/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ghislaine_Lejard
Elle anime des ateliers de collage.
Elle pratique l’art postal, a réalisé à Nantes et en région nantaise des expositions d’art postal ; elle a initié le concept de « riches enveloppes », associant collage et poésie, de nombreux poètes y ont déjà participé.

Ghislaine Lejard

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