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Regard sur la poésie des « Native American » : Carlos Montezuma, un destin singulier

Porter le nom de Wassaja au minimum vous incite, ou plus, détermine en vous la volonté de jouer le rôle du lanceur d’alerte, puisque wassaja, ce mot en langue Apache, signifie celui qui invite, qui fait signe. Cet Apache Yavapai est probablement né en 1866, et mourut en 1923.

Intellectuel et militant, il cofonda la société des Indiens d’Amérique, et se fit l’avocat des droits civiques pour les citoyens de seconde zone qu’étaient alors et que sont encore dans une certaine mesure, les Indiens aux États Unis. L’histoire de cet auteur n’est pas banale, vous en conviendrez : il fut kidnappé, avec d’autres enfants Apaches,  par des Indiens Pima (beaucoup avaient fait alliance avec les Mexicains et s’étaient tristement illustrés lors du massacre d’un campement d’Apaches, constitué surtout de femmes, d’enfants et d’ hommes âgés, le 30 avril 1871, dans le canyon d’Aravaipa en Arizona, alors territoire mexicain). Les enfants capturés furent échangés  contre des prisonniers ou bien vendus. Quelques années auparavant et dans d’autres régions d’Amérique, ils auraient été tués, et leurs scalps gardés comme preuve afin que les tueurs à gage en reçoivent 5 dollars chaque (un homme en valait 15, une femme 10).  Wassaja fut acheté par un photographe italien, Carlo Gentile, pour trente dollars. Cet homme, qui avait commencé un travail photographique et ethnographique au sujet des Indiens, adopta le jeune Apache, l’éleva comme son propre fils.  Il le renomma Carlos Montezuma, afin de lui léguer son prénom de père adoptif, tout en rendant hommage à l’héritage Indien de cet enfant né près des ruines de Montezuma au Mexique. Wassaja suivit donc son « père » et participa à ses expéditions en Arizona, au Nouveau Mexique et dans le Colorado. Il fut même embauché quelques mois dans la troupe théâtrale de Ned Buntline et Buffalo Bill (the Wild West show) afin d’y jouer Azteka, un fils imaginaire de Cochise (le célèbre chef des Apaches Chiricahua avait eu deux fils : Taza et Naïché, ce dernier combattit aux côté de Geronimo). Wassaja alla ainsi de St-Louis à Cincinatti, de Louisville à Chicago en passant par Cleveland et Pittsburg.
Cultivé, nourri des idées des Lumières, Carlo Gentile s’occupa consciencieusement de l’enfant qui montrait de réelles dispositions pour les études, il lui fit donné une solide éducation, de telle sorte que Wassaja, enfant précoce, à l’âge de 14 ans, fut le premier étudiant Indien jamais inscrit à l’université (University of Illinois d’abord, puis la Northwestern University à Chicago). Il y obtint un diplôme de médecin.  Pendant ces études, en 1883, il fit deux discours remarqués au sujet de la bravoure des Indiens. En 1887 il entama une correspondance avec Richard Henry Pratt, le fondateur du Carlisle Indian Scholl en Pennsylvanie. Pour Pratt, Carlos Montezuma était le parfait exemple de l’assimilation possible et souhaitée des Indiens d’Amérique dans la société blanche. En 1889 Wassaja commença à exercer la médecine et grâce à ses échanges avec Pratt qui avait des connaissances,  il fut embauché par le bureau des affaires indiennes en tant que médecin. Il travailla donc sur plusieurs réserves, mais quitta ces emplois, déçu par la politique des réserves. Il fut alors appelé par Pratt afin qu’il vienne travailler au Carlisle institute, qu’il quitta en 1896. En 1900 il devint le médecin de l’équipe de football Indienne formée à Carlisle, et c’est à l’occasion d’un déplacement de l’équipe qu’il retourna en Arizona où il put retrouver des membres de sa famille, perdus de vue à cause de son kidnapping. 

À cette époque il revit  Zitkala-ša, une Indienne Dakota enregistrée dans les documents officiels sous le nom de Gertrude Simons, qui avait enseigné la musique au pensionnat pour Indiens de Pratt à Carlisle (voir l’article paru dans Recours au poème : https://www.recoursaupoeme.fr/zitkala-sa/). Ayant eu elle aussi l’expérience des pensionnats pour Indiens, elle pouvait partager bien des points de vue avec Wassaja. Une amitié naquit qui semblait pouvoir déboucher sur un mariage puisqu’il y eut fiançailles en 1901, mais en août de cette même année, Zitkala-ša rompit sa promesse et l’année suivante elle épousait un Sioux du nom de Raymond Bonnin. Wassaja en éprouva de l’amertume mais l’amitié perdura et ils luttèrent ensemble en faveur de la cause Indienne. Il décida ensuite de lutter avec les Yavapai pour que fut créée la réserve Yavapai, encore dite Mohave-Apache, de Fort McDowell. 

Carlos Moctezuma, A Boy Named Beckoning, David Baiz.

Il était alors régulièrement en conflit avec le bureau des affaires Indiennes qui ne voulaient pas dépenser d’argent pour l’amélioration des conditions de vie et des infrastructures sur la réserve. En 1904, Wassaja créa à Chicago la Indian Fellowship League, la première organisation urbaine pour aider les Indiens quittant les réserves pour les villes, où ils avaient bien du mal à s’adapter tant les repères étaient perdus, tant le racisme les discriminaient, tant le tissu social à l’Indienne leur manquait. En 1905, Wassaja-Carlos Montezuma était devenu célèbre et reconnu comme un leader politique de la cause Indienne. Il devint le porte-parole des opposants au système des réserves et dénonça les conditions de vie imposées aux Indiens. En 1911, il créa la première organisation Indienne pour défendre les droits des Indiens. En 1916, il lança un mensuel nommé Wassaja, ce magazine devint l’organe de lutte et de diffusion des luttes pour les droits civiques et l’obtention de la citoyenneté pour les Indiens. Il avait d’ailleurs esquissé et proposé un texte de loi à ce sujet, qui ne fut voté et adopté qu’en 1924. Atteint de tuberculose, Wassaja décida en 1922 de retourner vivre sur la terre de ses ancêtres. Il mit en ordre ses papiers, écrits, correspondances, notamment courriers échangés avec son épouse Mary Keller Montezuma-Moore et avec un juriste, son avocat du nom de Joseph W Latimer. Il mourut le 31 janvier 1923 et est enterré au cimetière de Fort McDowell. Ses écrits furent oubliés jusqu’en 1970, lorsque des historiens se penchèrent à nouveau dessus.   

Voici un poème publié dans le dixième numéro du journal The Indian Helper (l’aide, l’assistant Indien) en octobre 1887, à l’intention des élèves pensionnaires au Carlisle institute, un établissement parmi d’autres qui recevaient les enfants Indiens arrachés à leurs familles afin de les « civiliser ». Outre le fait que parler leurs langues maternelles y était interdit sous peine de punition, il se trouve que désormais les scandales ont éclaté, et l’on sait officiellement combien ces enfants y étaient maltraités, abusés, affamés… beaucoup y sont morts, tous en sont sortis avec des traumatismes qui les ont handicapés, eux et les générations après eux. Wassaja ne refusait pas l’assimilation en tant que telle, mais il déplorait la maltraitance, les moyens qui étaient censés parvenir à intégrer les Indiens à la nation américaine, mais qui ne les préparaient qu’à des rôles subalternes de valets, de domestiques pour les « blancs », qui les humiliaient et leur inculquaient la haine de soi, la honte d’être Indiens. Le poème chante l’entraide, car sans parents pour les consoler, sans affection aucune prodiguée par les adultes autour eux, les enfants ne pouvaient que compter sur leurs valeurs tribales, ou bien encore celles chrétiennes qui leur étaient inculquées (bien souvent sans être respectées), pour supporter cette situation carcérale.

A SERMON IN RHYME

If you have a friend worth loving,
   Love him, yes, and let him know
That you love him, ere life’s evening
   Tinge his brow with sunset glow.
Why should good words ne’er be said
   Of a friend till he is dead ?

 

If you hear a prayer that moves you
   By its humble pleading tone,
Join it. Do not let the seeker
   Bow before his God alone.
Why should not your brother share
   The strength of « two or three » in Prayer ?

 

If you see the hot tears falling
   From a sorrowing brother’s eyes
Share them. And by sharing,
   Own your kinship to the skies.
Why should one be glad
   When a brother’s heart is sad ?

 

 

If your work is made more easy
   By a friendly helping hand,
Say so. Speak out brave and truly
   Ere the darkness veils the land.
Should a brother workman dear
   Falter for a word of cheer ? 

 

 

Scatter thus your seeds of kindness,
   All enriching as you go,
Leave them. Trust the harvest giver,
   He will make each seed to grow ;
So untill its happy end,
   Your life shall never lack a friend. 

 

 

Un sermon rimé

Si tu as, digne d’être aimé un ami
   Aime-le, et fais lui savoir, oui, 
Que tu l’aimes, avant que le soir de la vie
   Teinte son front de la luisance vespérale.
Pourquoi ne jamais prononcer de belles paroles
   Avant la mort d’un ami ?

 

 

Si tu entends une prière dont le ton 
   Humble et implorant t’émeut
Participe s’y. Ne laisse pas le suppliant
   Se courber seul devant son Dieu.
Pourquoi empêcher ton frère de partager
   La force de la prière à « deux ou trois » ?*

 

 

Si tu vois de chaudes larmes rouler
   Des yeux d’un frère chagriné
Partage-les. Et par le partage,
   Possède ta parenté avec le ciel.
Pourquoi être enchanté
   Quand le cœur d’un frère est affligé ?

 

 

Si ton travail est rendu plus facile
   Grâce à l’aide d’une main amicale,
Dis-le. Exprime-toi avec courage et franchise
   Avant que l’obscurité ne voile la terre.
Un frère de travail qui t’est cher 
devrait-il chanceler faute d’une parole de réconfort?

 

 

Donc disperse tes semences de gentillesse,
   En même temps que tu vas, toutes s’enrichissent,
Abandonne-les. Fais confiance au Donneur de récolte,
   Il fera croître chaque graine ;
Ainsi, jusqu’à l’heureux dénouement,
   Ta vie n’aura jamais manqué d’un ami. 

 

* Matthieu 18 :20 : For where two or three are gathered in my name, there am I among them.” (Car là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux.)

∗∗∗

Voici un deuxième poème écrit par Wassaja, intitulé Changing is not vanishing : Changer n’est pas disparaître

Qui dit que la race Indienne disparaît ?
Les Indiens ne disparaîtront pas.
Les plumes, peinture et mocassin disparaîtront, mais les Indiens : jamais !
Aussi longtemps qu’il y aura une goutte de sang humain en Amérique, les Indiens ne 
     disparaîtront pas.
Son esprit est partout ; l’Indien d’Amérique ne disparaîtra pas.
Il a changé extérieurement  mais il n’a pas disparu.
Il est industriel, commerçant, participant au monde ; il n’a pas
     disparu.
Où que vous voyez un Indien défendre le standard de sa race, vous voyez
     l’Indien—il n’a pas disparu. 
L’homme, qui est en l’Indien, est ici, là-bas et partout.
La race Indienne disparaît ? Non, jamais ! La race vivra et prospérera éternellement. 

Who says the Indian race is vanishing ?
The Indians will not vanish.
The feathers, paint and moccasin will vanish, but the Indians,—never !
Just as long as there is a drop of human blood in America, the Indians will not
       vanish.
His spirit is everywhere; the American Indian will not vanish.
He has changed externally but he has not vanished.
He is an industrial and commercial man, competing with the world ; he has not
       vanished.
Wherever you see an Indian upholding the standard of his race, there you see
       the Indian man — he has not vanished.
The man part of the Indian is here, there and everywhere.
The Indian race vanishing ? No, never ! The race will live on and prosper forever.

 

 

C’est sur cette espérance, cette profession de foi que se termine cette présentation d’un auteur  redécouvert il y a peu, dont la vie est digne d’un roman, et qui symbolise toutes les vies rudes et bousculées d’Indiens d’Amérique qui ont réussi, à la fois dans le monde occidental et dans leur monde tribal. Wassaja fait donc figure d’exemple, et de modèle à bien des égards.

Carlos Montezuma, Changer n'est pas en train de disparaitre,