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Une Ent’revue‑s avec André Chabin

L'univers des revues est diversifié, multiple, innombrable. Toutes portées par une ligne éditoriale bien définie qui fait leur identité, elles permettent une diffusion de la littérature, de l'art, appréhendés à travers des prismes différents, enrichissant ainsi mille facettes des thématiques ou des sujets abordés.  C'est dire que leur existence est nécessaire, car elles assurent une pluralité d'approches qui garantissent la liberté fondamentale de pouvoir appréhender un  domaine en choisissant comment grâce à la diversité des informations disponibles. André Chabin a été pendant trente ans directeur de l'association Ent'revues, et du site du même nom, site de référence sur les revues contemporaines (www.entrevues.org). Rédacteur en chef de La Revue des revues, coordinateur du Salon de la revue, il organise et participe à de nombreux colloques, journées de réflexion et autres manifestations sur les revues contemporaines. Il a accepté de répondre aux questions de Recours au poème. Nous l'en remercions vivement.

Pourquoi les revues ? Vous avez créé Ent’revues, La Revue des revues, et participé à l’élaboration du salon de la revue. Qu’est-ce qui a motivé cet intérêt et cette mobilisation ?
Permettez-moi d’abord une petite rectification : je ne suis pas le créateur d’Entrevues en 1986 – j’étais alors libraire – même si j’ai rejoint l’association assez précocement début 1989 pour en devenir, c’est vrai, le pilier, l’animateur, le représentant, à la fois « petite main » et administrateur. Au fond, cette précision factuelle importe moins que l’engagement total, l’enthousiasme, la conviction de mener une action utile, nécessaire même, en direction des revues.

La Revue des revues, publié par Association Entrevue, 1986.

 Je crois avoir su maintenir l’association – un combat permanent, parfois usant –, c’était bien le moins mais aussi développer des outils et des actions qui aujourd’hui lui donnent figure : un catalogue exhaustif, autant que faire se peut des revues vivantes - devenu un site internet de référence - un salon de la revue qui s’est imposé comme un rendez-vous très cher à de très nombreuses revues… Je ne vais pas faire ici l’histoire d’Entrevues : imaginez, c’est presque 50 ans de vie qu’il faudrait embrasser !
Tentons en quelques mots de dire comment l’association a vu le jour : tout est parti d’un colloque sur la situation des revues en France, colloque voulu par la Direction du livre de l’époque dirigée par Jean Gattégno. Colloque qui a donné naissance à un rapport, rapport qui portait lui-même en gésine la création d’Ent’revues. Quels constats donc nés de ce colloque, développés dans ce rapport ? Les revues avaient de plus en plus de mal à se faire connaître et reconnaître : les libraires s’en détournaient, les bibliothèques ne les accueillaient qu’à dose homéopathique, la presse, le plus souvent, les ignorait superbement, les outils de commercialisation faisaient grandement défaut…Bref, les revues étaient en voie d’invisibilité.
Face à cette situation, la création d’Entrevues s’est voulu réparation. Bien entendu, cette petite machine avec ces moyens limités en bras et en finance ne pouvait prétendre colmater toutes les brèches, renverser un mouvement de fond, repeindre du sol au plafond de rose la grisaille des temps. Mais enfin, il s’est agi de créer un espace d’information et de formation pour les revues, sur les revues, un lieu de réflexion sur le phénomène revue, un outil de leur promotion.
Je ne vais pas énumérer les dizaines d’initiatives – de colloques en « nuits de la revue », de séances de formation à destination de bibliothécaires en soirées de promotion, de collaborations avec de nombreuses manifestations ou institutions (Marché de la poésie, BPI, Les Revues parlées, la Maison des écrivains…) à la publication d’un guide pratique de la revue à destination des porteurs de projets en passant par des années de chroniques à France-Culture. 
En somme, nous avons multiplié les points d’impact interdisant (fol espoir !) à tel ou tel de dire que les revues n’existaient pas, étaient introuvables, n’en valaient pas la peine…Bref, j’aime à dire qu’Entrevues n’a cessé de jouer du tam-tam : déboucher les oreilles, dessiller les yeux. Faire voir et entendre, partager la diversité, la créativité, le talent, le mouvement perpétuel des revues si méconnues, si mal aimées, quand elles n’apparaissaient pas comme des formes désuètes, enkystées dans une histoire qui fut certes glorieuse mais qui avait fait son temps.
Pouvez-vous également nous parler de La Revue des revues ?
La chute de ma précédente réponse conduit naturellement à votre autre question : La Revue des revues est notre bateau amiral sans lequel toutes nos autres actions n’auraient pas la même légitimé, le même ancrage. En effet, La Revue des revues n’a de cesse de redonner aux revues, par des études historiques, universitaires, à tout le moins érudites, leur place légitime de notre histoire culturelle aussi bien du point de vue de la création que de la réflexion.

Marché de la poésie, Place saint-Sulpice, 37-ème édition, André Chabin interroge Fabien Drouet pour sa revue - "21 minutes"  et Hervé Laurent pour sa revue - "L'Ours blanc". Avec également  François Rannou pour "Babel heureuse" et Marie de Quatrebarbes pour "La tête et les cornes".

Pourrait-on citer un grand mouvement littéraire, une avant-garde, une idéologie, une avancée de la pensée qui n’auraient fait d’une ou plusieurs revues le lieu même de son élaboration, le creuset de sa réflexion, de ses batailles et de sa discussion, voire de sa contestation ? Pour ma part je n’en vois pas…Et pourtant combien d’études historiques font l’impasse sur ce rôle éminent, cardinal des revues, les reléguant en note en bas de page, en brassée bibliographique. Comme si leurs corps étaient transparents, comme si elles n’avaient pas été des organismes vivants, avec leurs ardeurs, leurs humeurs, leurs acteurs, leur sociabilité. Le travail de notre revue prend cette désinvolture à revers et entend restituer leurs traits et silhouettes aux revues, retrouver leur souffle perdu, leur respiration et leur profondeur.
Mais La Revue des revues ne fait pas que tendre un miroir savant au passé, elle sait aussi s’intéresser aux revues du présent : portraits, état des lieux, notes de lecture sur les nouvelles venues.
Double mouvement donc : vers le passé et le présent. Inscrire ce présent dans une histoire prestigieuse ; rendre le passé mieux présent. Faire un chaîne.
A cette jointure : la parole d’écrivains. Désormais – et cela dure depuis quelques années – , chaque numéro s’ouvre sur un texte libre d’un créateur, invité à évoquer son rapport aux revues. Sont passés à la question, parmi beaucoup d’autres, Liliane Giraudon, Pierre Bergounioux, Emmanuel Laugier, Arno Bertina, Lucie Taïeb, Jean-Marie Gleize, Gilles Ortlieb et tout récemment Jean Daive. Ils nous ont confié l’importance que les revues ont revêtu dans leur trajectoire de lecteur, d’auteur, de créateur même. Témoignages sensibles qui permettent mesurer l’empreinte laissée par leur compagnonnage, souvent précoce et non moins durable, avec les revues. Autant de textes qui nous honorent et sont réponses élégantes à ceux qui s’enferrent dans l’erreur de croire que la littérature n’a plus souci ou attachement aux revues.
Vous avez participé à la création du salon de la revue, quelles sont les dynamiques, les enjeux et les retombées économiques pour les revues présentes ?
Le Salon est une aventure aussi merveilleuse qu’aventureuse : bricolé avec des bouts de ficelles et de l’énergie, il est devenu une manifestation reconnue, attendue par des dizaines de revues, des plus petites au plus prestigieuses, qui trouvent là l’occasion de rencontrer un public large et de faire partager leur travail ( plus de trente animations par édition). L’occasion aussi de se rencontrer : les revues sont souvent des petites machines solitaires, le Salon leur est un moment unique pour échanger entre elles, se comparer, se passer des « tuyaux », parfois d’imaginer des actions communes. Il y a quelque chose de joyeux, à la fois convivial et professionnel dans ces deux jours partagés que même après plus de 30 ans d’exercice je ne m’explique pas vraiment : le sentiment d’une communauté en action, un partage de valeurs fait de gratuité et de nécessité, la juste reconnaissance d’un artisanat fragile et résolu…Les organisateurs sont pour peu dans cette chaude ambiance du Salon, ce sont les revues elles-mêmes qui allument le feu.
Je ne saurais vous dire les retombées économiques pour chacune des revues si ce n’est pour elles parfois l’occasion de rencontrer le diffuseur espéré, de faire affaire avec un portail numérique qui va les accueillir…Quant aux ventes…Le Salon est aussi une épreuve de vérité, ça passe ou pas ! Mais après tout telle revue qui vendra 20 ou 30 exemplaires, c’est loin d’être négligeable à leur échelle économique, rentrera dans ses frais, se prouvera à elle-même qu’elle sait séduire. Je ne sache guère de revues qui dédaignent le Salon faute de ventes suffisantes : revenir, recommencer, tenter à nouveau !
Y a-t-il plus de revues numériques ou de revues papier ?  Combien de revues de poésie francophones avez-vous recensé ?
Pour toutes ces questions je renvoie au site internet d’Entrevues qui s’efforce d’être au plus près de la vérité des chiffres : https://www.entrevues.org/revues/
Sur les près de 3 000 revues francophones qu’il recense (veille et actualisation quotidienne), c’est encore une majorité de revues papier qui tient la corde. Mais les situations sont fort disparates. Du côté des sciences humaines, le numérique tend à l’emporter : beaucoup de revues universitaires se créent directement sur le net épousant les nouvelles pratiques des chercheurs, obéissant aux nouvelles politiques publiques. Mais même dans ce domaine, le papier fait de la résistance : ce n’est pas parce qu’elles ont rejoint des portails que les revues renoncent à leur version imprimée. Elles n’ont aucunement le désir de rompre avec cet attachement…
Du côté des revues de création, il est tout aussi périlleux de faire un diagnostic : du blog à la plateforme, tous les goûts sont dans la nature. Il me semble – mais je dis ça à une revue numérique ! – que la période de la plus grande créativité a pâli : il y eut naguère une originalité de forme des revues de création sur le net époustouflante.  Souvenir et nostalgie de Chaoïd, La Page blanche, D’ici là, Synesthésie, Panoplie, Incident et beaucoup d’autres d’autres dont le nom s’efface et même la trace sur le toile. Aujourd’hui le paysage s’est assagi même s’il est toujours fécond, riche et offre, en particulier à la poésie, des espaces de création et de critique d’une extrême richesse.
Quel rôle jouent les revues dans la diffusion de la poésie ?
Ma réponse va être rapide : en 2020, le prix Nobel de littérature était décerné à Louise Glück. Et chacun d’y aller de sa déploration : comment ça, un prix Nobel au nom inconnu en France, pas de traductions disponibles, On a l’air fin ! C’était une fois de plus ignorer le travail pionnier des revues : la revue Po&sie n’avait pas attendu ses lauriers, ni les pleurs qui les baignaient pour la traduire et ce dès 1985 et puis en 1989.
Traduire : s’il ne restait qu’une raison pour faire des revues, ce serait de traduire disait en substance Michel Deguy. Voici déjà ce que peut faire et ne cesse de faire une revue pour la poésie : traduire et traduire encore, faire venir les langues du monde sur nos rives, être une chambre d’écho à la création d’ailleurs quand nul ne sait encore que cette voix lointaine existe et nous attend…
Deuxième élément de réponse : y a-t-il meilleur lieu pour accueillir les nouvelles voix que les revues ? N’est-ce pas leur mission première que d’être à l’écoute de ce qui naît? Les jeunes poètes le savent bien qui attendent des revues d’être leurs premières lectrices, leur premier port d’attache, à l’initiale de leur reconnaissance.
Où aurais-je découvert des poètes qui aujourd’hui occupent une place vibrante sur la scène littéraire sinon dans des revues ? Où Christophe Manon, Nathalie Quintane, Charles Pennequin, Valérie Rouzeau, Jean-Michel Espitallier, Cécile Mainardi, Etienne Faure et bien d’autres sinon dans des revues parfois minuscules, souvent passées sous les radars ? Et pourtant, on le voit, essentielles pour faire émerger des voix qu’on retrouvera plus tard dans des recueils publiés chez des éditeurs ayant pignon sur rue. Qui aura semé ? Qui saura récolter ?
Quel est leur avenir ?
Depuis le temps qu’on promet leur extinction, c’est à croire que les revues ont inventé le mot « résilience » : non décidément elles n’ont nulle intention de mourir, elles ne cessent de se débattre dans l’improbable. Ent’revues enregistre une soixantaine de créations par an, des créations souvent portées par des jeunes de l’âge du « tout-écran ». Décidément cette forme dans sa souplesse, dans sa capacité à renouveler ses modalités, à gober de nouveaux territoires a de beaux jours, malgré les nuits à traverser, devant elle. Elle apparaîtra de plus en plus précieuse, vitale même à mesure que l’uniformité, la vitesse, le prêt à penser, à consommer, à jeter semble vouloir étouffer tout écart…Oui, les revues n’auront de cesse de frayer des chemins de traverse, d’imaginer des sentiers où sentir, marcher, dialoguer, muser, rêver hors le bruit du même.

André Chabin : Les revues, lumières souterraines, Les archives du présent.

Pour prolonger cette réflexion, et rejoindre ou retrouver Ent'revues, que nous remercions pour ces propos : https://www.entrevues.org/surlesrevues/rever-hors-le-bruit-du-meme/

Présentation de l’auteur

André Chabin

André Chabin est directeur de l'association Ent'revues. Il organise et participe à de nombreux colloques, journées de réflexion et autres manifestations sur les revues contemporaines. Il est également l'organisateur du Salon de la revue et rédacteur en chef de La Revue des revues . Ent'revues a créé le site de référence sur les revues contemporaines www.entrevues.org (France culture).

Poèmes choisis

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